Éclipse ou disparition d’▶une civilisation ? (1960)o
I
Le xxe siècle a vu la civilisation européenne étendre à la Terre entière ses bienfaits, ses méfaits, ses produits et certaines ◀de▶ ses formes ◀de▶ ◀vie▶.
Mais en même temps, le xxe siècle a vu se multiplier les prophètes ◀de▶ la décadence européenne : et ces prophètes sont tous, ou presque tous Européens. Au lieu d’entonner le chant séculaire ◀de▶ la victoire sans précédent remportée par les pouvoirs civilisateurs ◀de▶ l’Europe, au lieu de s’émerveiller du fait que le génie européen rayonne sur le monde entier, ils préfèrent nous parler ◀de▶ notre éclipse. C’est ce paradoxe planétaire que je voudrais d’abord examiner.
Au lendemain ◀de▶ la Première Guerre mondiale déclenchée par l’Europe, en 1919, Paul Valéry écrivait cette phrase célèbre :
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et il ajoutait :
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et la ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme ◀de▶ l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une ◀vie▶. Les circonstances qui enverraient les œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre les œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.
L’écho ◀de▶ cette page fut immense, et je sais peu de phrases plus fréquemment citées que celle qui annonce que toutes les civilisations étant mortelles, la nôtre aussi pourrait périr, va donc probablement périr. Pour émouvante qu’elle soit, elle exprime, à mon avis, l’une des erreurs les plus célèbres ◀de▶ notre temps. Mais comment expliquer son succès ?
Au seuil ◀de▶ l’œuvre en prose ◀d’▶un ◀de▶ nos grands poètes, cette phrase résume et condense en quelques mots une assez longue tradition ◀de▶ pessimisme européen. Dès 1791, le philosophe français Volney, méditant sur la mort des civilisations, citait à peu près les mêmes noms pour illustrer le même argument que Valéry :
Que sont devenues tant de brillantes créations ◀de▶ la main ◀de▶ l’homme ? Où sont-ils, ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylone, ces palais ◀de▶ Persépolis ? Hélas, j’ai visité les lieux qui furent le théâtre ◀de▶ tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… Qui sait si sur les rivages ◀de▶ la Seine, ◀de▶ la Tamise ou du Zuyderzee… qui sait si un voyageur comme moi ne s’assiéra pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire ◀de▶ leur grandeur ?
Une trentaine ◀d’▶années plus tard, Hegel introduisait l’idée que chaque peuple est « un individu dans la marche ◀de▶ l’Histoire » et qu’il obéit donc, comme tout individu, à une loi ◀de▶ croissance, ◀d’▶épanouissement et ◀de▶ déclin fatal. Hegel pensait d’ailleurs que la civilisation européenne marquait l’aboutissement suprême ◀de▶ l’Histoire. Mais en appliquant sa dialectique aux civilisations, on en venait à penser que chacune ◀d’▶elles devait fatalement décliner et mourir après une période ◀d’▶apogée, — la nôtre aussi. Aux débuts du xxe siècle, Spengler va plus loin ; il est convaincu que toute culture est un organisme, et correspond morphologiquement à un individu, animal ou végétal. Il en résulte inexorablement que toute culture est mortelle, et nous rejoignons la phrase ◀de▶ Valéry. Enfin Toynbee, dans un effort admirable pour embrasser l’ensemble des conditions du monde humain, croit pouvoir établir empiriquement, par l’examen comparatif des 21 civilisations qui ont existé jusqu’ici, les lois complexes mais constantes ◀de▶ leur genèse, ◀de▶ leur croissance, et ◀de▶ leur dissolution inévitable.
Ces historiens et philosophes, armés ◀d’▶une écrasante érudition, ont ◀d’▶autant moins ◀de▶ peine à nous convaincre que d’une part, ils rejoignent, par leurs conclusions, notre angoisse quant à l’état présent ◀de▶ l’Europe dans le monde, et que d’autre part, les plus grands esprits du siècle précédent n’ont cessé ◀d’▶annoncer les catastrophes qui ont fondu ◀de▶ nos jours sur l’Europe : ◀de▶ Kierkegaard à Nietzsche et à Dostoïevski, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt, ◀de▶ Donoso Cortés à Georges Sorel, tous ont décrit depuis cent ans les motifs ◀de▶ craindre le pire pour notre civilisation. Or voici que leurs prédictions semblent confirmées par les faits.
Au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale, les dictatures prévues par Burckhardt et Sorel s’instaurent en Russie, en Turquie, en Italie et en Allemagne. Les nationalismes et les racismes, dénoncés ◀d’▶avance par Nietzsche, prolifèrent sur les ruines ◀de▶ l’Empire austro-hongrois. Et bientôt cette Europe occupée à se déchirer à belles dents va se laisser arracher l’une après l’autre ses conquêtes coloniales et ses protectorats. Elle ne voit pas encore, mais elle pressent déjà la perte ◀de▶ sa longue royauté mondiale. Déjà le communisme lui dispute non seulement en Asie et en Afrique, mais aux yeux ◀d’▶une partie ◀de▶ sa propre jeunesse, son rôle ◀de▶ porteur du « flambeau ◀de▶ la civilisation ». La Seconde Guerre mondiale, née ◀de▶ cette crise interne, va précipiter l’écroulement ◀de▶ l’hégémonie politique ◀de▶ l’Europe, et même le rendre, à vues humaines, définitif. Au surplus, les nouveaux empires et les peuples émancipés proclament déjà leur volonté ◀de▶ retourner contre nous nos propres armes, tant sociales et morales que matérielles…
N’est-ce pas assez pour justifier les prophètes du désastre européen ? Que faudrait-il de plus, pour qu’on ait le droit ◀de▶ parler ◀d’▶une éclipse ou ◀d’▶une mort prévisible ◀de▶ notre civilisation ?
Avant de répondre à ces questions, formulons tout de suite deux remarques dictées par une élémentaire prudence historique.
Primo, l’hégémonie politique n’est pas toujours et nécessairement liée à la vitalité ◀d’▶une civilisation. L’une peut exister sans l’autre. L’une peut être perdue sans que l’autre soit ruinée du même coup. Chacun sait que Gengis Khan eut l’hégémonie sans la civilisation, mais que l’Europe du Moyen Âge eut une civilisation sans hégémonie.
Secundo, il n’est pas du tout certain que les précédents historiques soient applicables dans notre situation, ni que la courbe ◀de▶ croissance, grandeur et décadence soit la même pour toutes les civilisations et surtout, dans tous les temps.
Les prophètes ◀de▶ la décadence ◀de▶ l’Occident, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient sur le précédent ◀de▶ civilisations antiques aujourd’hui « disparues », et particulièrement sur l’exemple le mieux connu des Européens, celui ◀de▶ la chute ◀de▶ Rome, qui est censée avoir entraîné la disparition ◀de▶ la civilisation gréco-romaine dans la partie occidentale ◀de▶ l’Empire au moins. Cet exemple est-il valable pour nous ? La civilisation européenne est-elle une civilisation comme les autres ? Est-elle donc vraiment comparable à celles qui l’ont précédée ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ? Voilà qui n’est pas sûr du tout.
Il se pourrait, en effet, que notre civilisation présente certains caractères nouveaux et originaux, qui déterminent un destin non comparable, et même tout à fait différent à partir ◀d’▶un certain moment, ◀d’▶un certain seuil… Avant de rien pouvoir décider sur ce point, force nous sera donc ◀de▶ rechercher d’abord quelle est l’originalité ◀de▶ notre civilisation par rapport à toutes les autres, et quel seuil mondial elle aurait été la première et la seule à franchir, s’affranchissant ainsi des lois fatales, qui ont entraîné la ruine des autres civilisations, demeurées locales.
II
Les civilisations antiques ◀de▶ l’Égypte des Pharaons, ◀de▶ Sumer, ◀de▶ l’Inde védantique, ou des Mayas, fondaient leur unité originelle sur un principe formateur unique, le Sacré. Les civilisations totalitaires ◀d’▶aujourd’hui, URSS ou Chine de Mao, tiennent leur unité ◀d’▶une doctrine uniforme, imposée à tous par l’État. Comparée à ces deux groupes ◀de▶ cultures homogènes, uniformes et sacrées, la culture ◀de▶ l’Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane.
À cause de ses origines multiples — gréco-romaine, indo-chrétienne, germanique et celtique, arabe et slave —, à cause des valeurs souvent contradictoires ou incompatibles qu’elle en a héritées, la civilisation européenne s’est trouvée fondée sur une culture ◀de▶ dialogue et ◀de▶ contestation. Elle n’a jamais pu, et surtout, elle n’a jamais voulu se laisser ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, sa morale, son économie et ses arts. On a beau citer le Moyen Âge comme une période bénie ◀d’▶unité des esprits et des cœurs, telle que l’a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que les conflits qui déchirèrent le Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. L’unité ◀de▶ notre culture et ◀de▶ la civilisation créée par cette culture, n’a jamais été autre chose qu’une unité dans la diversité, une unité paradoxale consistant dans la seule volonté commune à tous ◀de▶ refuser l’uniformité.
Cependant, cet état ◀de▶ polémique permanente n’a pas produit seulement ◀de▶ l’anarchie et des guerres. Il a contraint les élites religieuses, intellectuelles et politiques, et par elles la partie agissante des masses européennes, à développer ce que je voudrais appeler les trois vertus cardinales ◀de▶ l’Europe : le sens ◀de▶ la vérité objective, le sens ◀de▶ la responsabilité personnelle, et le sens ◀de▶ la liberté. Ces trois vertus se conditionnent et s’impliquent mutuellement en Europe. En revanche, il est évident qu’elles se voient réprimées, débilitées, sinon radicalement exclues, par les cultures unitaires, fondées sur le sacré magico-religieux, ou par les cultures totalitaires, fondées sur le sacré politico-social.
Je voudrais maintenant définir brièvement ces trois vertus et ce ne sera pas dans un esprit ◀d’▶orgueil occidental, mais avec le souci ◀de▶ décrire les idéaux les plus efficaces ◀de▶ notre culture, ceux qui, à mon sens, la distinguent le mieux d’autres cultures, qui ont, elles, d’autres vertus.
Le sens ◀de▶ la vérité objective nous vient sans doute des Grecs, eux-mêmes héritiers des premiers principes ◀de▶ la mathématique et ◀de▶ l’astronomie élaborés par les civilisations du Proche-Orient. Mais il a été fortement développé par la théodicée chrétienne, comme l’ont montré Nietzsche d’abord, puis dans ses commentaires sur Nietzsche, le philosophe Karl Jaspers. Pour le chrétien, Dieu est la Vérité. On ne peut pas tricher avec lui, on ne peut pas tricher non plus avec la réalité du monde qu’il a créé. Dans nos rapports avec Dieu et le monde, nous ne pouvons pas nous satisfaire ◀d’▶illusions flatteuses, ◀d’▶à peu près opportunistes ou sentimentaux, ◀de▶ wishful thinking. Cette exigence ◀de▶ vérité, ◀de▶ véracité à tout prix, sera le moteur non seulement ◀de▶ nos recherches philosophiques, mais aussi ◀de▶ nos sciences exactes. Elle développera dans nos élites intellectuelles le sens critique, au nom d’un absolu ◀de▶ vérité. D’autre part, le sens critique devrait nécessairement s’aiguiser en Europe plus qu’ailleurs, du fait même ◀de▶ la coexistence ◀de▶ nos diverses origines, en perpétuelle session contradictoire. Nous pouvons donc expliquer par des motifs religieux et philosophiques l’un des caractères les plus indiscutables ◀de▶ notre culture : ce sens ◀de▶ la vérité, qui a pour corollaire le sens critique, et qui a permis le développement des sciences exactes, notamment. Voilà qui peut paraître banal à des Européens élevés dans le respect ◀de▶ la vérité dite objective, ◀de▶ la simple véracité, et du recours aux preuves par neuf. Il faut songer cependant que l’Asie et l’Afrique ignorent cette exigence ◀de▶ l’objectivité, et professent un dédain notoire pour la simple véracité. Leurs cultures leur proposent ◀de▶ tout autres critères que ceux ◀de▶ la preuve « matérielle ». Quand un ingénieur européen énonce un chiffre, il le veut exact à la nième virgule près, car autrement le pont cédera sous la charge, ou l’avion explosera. Mais quand un Oriental énonce un chiffre exorbitant, c’est qu’il espère en obtenir un autre, ou qu’il veut plaire ou intimider, ou se faire valoir. Il plaide, il marchande, il joue, pendant que nous vérifions une fois de plus nos calculs…
Deuxième caractère original ◀de▶ notre culture : le sens ◀de▶ la responsabilité personnelle.
Il s’enracine dans la notion chrétienne ◀de▶ la personne humaine, c’est-à-dire ◀de▶ l’individu qui doit répondre ◀de▶ ses actes à la fois devant Dieu et devant la société, donc devant son destin sur la terre comme au ciel. ◀De▶ ce destin, il se croit ou se veut maître, pour une part tout au moins, grande ou infime, — cela se discute depuis que l’Europe existe ! — mais décisive quant au sens qu’il donne à sa ◀vie▶. ◀D’▶où résulte une double exigence ◀de▶ recueillement en soi et ◀d’▶ouverture au monde, ◀de▶ méditation et ◀d’▶action, ou traduit en langage moderne : ◀de▶ loisir vraiment libre, et ◀de▶ travail. Ici encore, comparons avec ce qui se passe ou s’est passé ailleurs.
Les cultures totalitaires subordonnent les loisirs eux-mêmes — dûment organisés — au travail productif et collectif, qui devient le seul but ◀de▶ la ◀vie▶. Mais c’est un but impersonnel, purement quantitatif et matériel, fixé par le gouvernement au nom d’une doctrine ennuyeuse ; c’est le but général, statistique et abstrait, sans relation directe ou immédiate avec le salut ◀de▶ la personne, le bonheur, la sagesse, la saveur ◀de▶ la ◀vie▶, et le sens même ◀de▶ chaque ◀vie▶.
Les cultures traditionnelles au contraire, n’exigent guère ◀de▶ l’individu que l’observation des rites sacrés. Pour le reste, l’homme n’est pas responsable. Le Karma, la magie, les sorciers ou les dieux ont tout réglé. ◀D’▶où la paresse immense ◀de▶ l’Asie et ◀de▶ l’Afrique, — le climat tropical n’explique pas tout, loin de là ! Et lorsque les pays « sous-développés » revendiquent à grands cris et non sans haine une aide qui ne leur est due qu’au nom de l’amour chrétien, nous avons le droit ◀de▶ leur dire : si nous, Européens, sommes en mesure ◀de▶ vous secourir matériellement, c’est à cause du travail acharné que nous nous sommes imposé pendant des siècles, conformément à nos principes, tandis que votre misère est fort bien tolérée par la sagesse ◀de▶ vos élites, qui exclut comme illusoire la solidarité, puisqu’elle refuse la réalité du prochain, la dignité ◀de▶ la personne distincte.
Et certes, cela ne signifie pas théoriquement que la sagesse védantique, par exemple, soit inférieure à la théologie thomiste ou calviniste. Mais cela signifie pratiquement qu’on ne peut pas « eat his cake and have it » et qu’il y a lieu ◀de▶ reconsidérer ◀de▶ part et ◀d’▶autre la relation entre les croyances fondamentales ◀de▶ nos cultures et le genre ◀de▶ ◀vie▶ que ces cultures permettent, soit pour modifier cette relation, dans le cas ◀de▶ l’Orient, soit pour en prendre mieux conscience, dans notre cas.
Le troisième caractère original ◀de▶ la culture européenne, c’est le sens ◀de▶ la liberté. Il est clair que ce sens est étroitement lié à celui ◀de▶ la responsabilité personnelle, et que l’un n’irait pas sans l’autre. Un homme n’est vraiment libre que dans la seule mesure où il est responsable ◀de▶ son sort, et à l’inverse, on ne saurait tenir un homme pour responsable ◀de▶ ses actes que dans la seule mesure où ces actes sont faits librement.
Notre sens ◀de▶ la liberté est aussi complexe que le sont nos origines. Car la liberté pour le Grec, c’est la critique frondeuse, le risque individuel ; pour le chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure ; pour le Germain, symboliquement, c’est ◀d’▶être armé ; pour le Romain, c’est ◀de▶ jouir des droits du citoyen à part entière, et tous ces éléments spirituels, juridiques, sociaux ou philosophiques, se combinent et permutent à doses variables dans notre idée ◀de▶ la liberté. Il n’est pas ◀de▶ concept plus difficile à définir, plus facile à nier en théorie, et il n’est pas ◀d’▶idée plus exaltante en fait pour les Européens ◀de▶ toute nation et ◀de▶ toute classe, ◀de▶ toute croyance et ◀de▶ toute incroyance. L’appel ◀de▶ la liberté, la revendication ◀de▶ la liberté (quel que soit le sens qu’on donne au mot) est sans nul doute le thème affectif le plus généralement européen, le plus commun à tous les hommes ◀de▶ notre continent, et l’on peut voir en lui le plus proche équivalent ◀de▶ l’invocation au sacré, dans notre civilisation profane.
Or, ce même mot ◀de▶ liberté n’éveille aucune passion fondamentale chez les peuplades africaines ou chez les fonctionnaires ◀de▶ l’URSS, ni dans les masses ◀de▶ l’Inde, du Sud-Est asiatique ou ◀de▶ la Chine. Ou bien, s’il prend soudain un sens précis pour les meneurs nationalistes ◀de▶ ces peuples, c’est un sens emprunté à l’Europe, même et surtout s’il justifie un élan ◀de▶ révolte contre elle, prétextant un colonialisme périmé.
Si j’ai cru bon ◀de▶ mettre en valeur ces trois vertus cardinales ◀de▶ l’Europe, ce n’est pas seulement parce qu’elles permettent ◀d’▶illustrer ce qui nous distingue des autres cultures. C’est surtout parce qu’elles expliquent la plupart de nos créations. En effet, du sens ◀de▶ la vérité objective dérivent nos sciences, et par suite, nos techniques ; du sens ◀de▶ la responsabilité personnelle, lié au sens ◀de▶ la liberté dérivent toutes nos institutions : et enfin, ◀de▶ la combinaison des trois vertus résulte notre dynamisme irrépressible. Si nous avons tout d’abord découvert puis marqué ◀de▶ notre empreinte la Terre entière, nous qui n’occupons guère que 5 % ◀de▶ sa surface solide, c’est bien à la complexité ◀de▶ nos origines que nous le devons, aux conflits spirituels, drames et tensions qui devaient nécessairement en résulter et qui nous condamnaient à la recherche, à l’invention, au dépassement perpétuel, et souvent à l’émigration aventureuse, et toujours à l’exportation ◀de▶ nos produits, donc au total, à l’expansion. Que ce mouvement ait été baptisé « impérialisme » au xxe siècle, voilà qui me paraît purement accidentel et relatif. Toute énergie, toute force physique ou spirituelle, peut être qualifiée ◀d’▶impérialiste par les objets qui la subissent, mais c’est la condition même ◀de▶ la ◀vie▶.
Illustrons maintenant ce dynamisme par ses résultats les plus typiques.
Tout d’abord, ce sont les Européens qui ont développé les sciences physiques et naturelles, à un degré littéralement incomparable. Certes, les peuples du Proche-Orient avaient créé l’astronomie, les Hindous avaient inventé le zéro bien avant nous. Mais l’Europe, ce laboratoire du monde, a poussé les sciences et les techniques qui en dérivent jusqu’au point où elles permettent non seulement à l’homme ◀de▶ dominer la matière, mais à l’humanité tout entière ◀de▶ s’unifier ou ◀de▶ se détruire, ou ◀de▶ se transformer demain radicalement, et ◀d’▶une manière imprévisible.
Avant de concentrer leurs énergies sur cette exploration ◀de▶ la matière, les Européens avaient entrepris, avec non moins ◀d’▶audace, l’exploration ◀de▶ l’espace et du temps.
L’espace d’abord. Ce sont les Européens qui ont découvert la Terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir les découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à l’humanité tout entière ◀de▶ prendre peu à peu conscience ◀de▶ son unité. L’idée ◀d’▶universalité a peut-être existé chez les sages ◀de▶ plusieurs autres cultures, mais ce sont les Européens qui lui ont donné son contenu concret et ont seuls démontré sa conscience. On peut le dire : l’idée ◀de▶ genre humain est une création des Européens.
L’exploration du temps, ensuite. Ce sont les Européens qui ont inventé l’histoire et l’historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie ◀de▶ l’histoire, enseignement ◀de▶ l’histoire, constitution ◀d’▶archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets ◀de▶ romans et ◀de▶ pièces ◀de▶ théâtre, arsenal ◀de▶ citations pour les hommes politiques et finalement : superstition moderne du « sens inévitable ◀de▶ l’histoire », qui influence parfois si profondément les choix politiques des masses.
À partir de l’histoire, ce sont les Européens qui ont inventé l’archéologie, comme ils ont inventé l’ethnographie à partir de la découverte géographique du monde. Et l’on sait le rôle décisif que ces sciences ont joué dans l’évolution ◀de▶ la sociologie et ◀de▶ la psychologie analytique, autres inventions ◀de▶ l’Europe.
Enfin, pour emmagasiner tous les trésors ainsi ramenés du fond des temps et ◀de▶ l’espace, les Européens ont inventé le Musée. Et à partir de ces condensations prodigieuses ◀de▶ siècles et ◀de▶ continents que sont nos musées et bibliothèques, ils ont élaboré les préalables ◀d’▶une science comparée des cultures et des civilisations, des religions et des arts, des morales et des gouvernements et cette sociologie totale, ou planétaire, prépare elle aussi les voies ◀de▶ l’unité future du genre humain.
Voilà ce que l’Europe a créé, voilà ce qu’elle offre désormais au monde entier, et elle ne peut faire autrement, car toutes les créations que je viens ◀d’▶énumérer sont en expansion vers le monde, appellent le monde, s’en nourrissent, et toutes préparent son unité après avoir exploré ses variétés.
La question reste ◀de▶ savoir si cette unité fomentée par la culture européenne ne va pas se réaliser à nos dépens.
C’est un fait que l’Europe a répandu sur toute la Terre, au hasard ◀de▶ la colonisation, ◀de▶ contacts ◀d’▶affaires privés, ou ◀d’▶échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, et tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activités profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais l’Europe n’a pas exporté sa sagesse régulatrice, faite ◀d’▶équilibres sans cesse remis en question, ◀de▶ tragédies entrecroisées, ◀d’▶innombrables tensions, déchirantes et fécondes.
Le monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos doctrines, nos remèdes et nos poisons, et beaucoup de nos secrets ◀de▶ puissance matérielle — en un mot, le monde reçoit nos produits. Mais il ne reçoit pas les valeurs religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules la genèse ◀de▶ ces produits, et qui seules permettraient ◀de▶ les maintenir en composition. Le monde choisit tel ◀de▶ nos produits les plus douteux — le nationalisme, par exemple — et le retourne contre nous. Le monde entier s’européanise dans ses apparences : usines, machines, hygiène, costumes, transports, urbanisme et architecture. Mais ce même monde méprise, ou ignore simplement notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse notre éthique du travail. Il veut que nous l’aidions à mieux vivre, mais dédaigne notre idéal ◀de▶ l’amour du prochain.
Nous sommes au point ◀de▶ l’évolution ◀de▶ l’humanité où les Européens, ayant créé « le monde » se voient menacés ◀d’▶être dépossédés ◀de▶ leurs pouvoirs par ce monde même qu’ils ont suscité. Et Dieu sait ◀de▶ quelle manière les autres continents menacent ◀d’▶abuser ◀de▶ ces pouvoirs — contre l’Europe d’abord, mais aussi aux dépens de leur propre équilibre humain. Nous sommes sur le seuil périlleux ◀de▶ l’ère mondiale. Moment dramatique et passionnant, dont il nous faut tâcher ◀d’▶évaluer les risques angoissants et les chances admirables. La crise ◀de▶ notre civilisation, provoquée par son expansion même — mais incomplète — dans toute l’humanité, cette crise va-t-elle devenir « mortelle » comme l’ont prédit depuis un siècle la majorité ◀de▶ nos plus grands penseurs ?
J’oserai dire contre eux tous que je ne le crois nullement, et je vais en donner trois raisons principales.
Première raison : la civilisation européenne est la seule qui soit effectivement devenue universelle.
Certes, bien d’autres civilisations avaient cru cela ◀d’▶elles-mêmes, avant la nôtre. Elles se trompaient, tout simplement, mais cette erreur ne saurait plus être commise, à présent que la Terre entière est explorée dans ses derniers recoins. Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient le monde entier : c’était moins orgueilleux que naïf, car chacun ignorait que l’autre existât. L’agence Cook suffirait aujourd’hui pour les mettre à l’abri ◀de▶ ce genre ◀d’▶illusion. Nous les Européens du xxe siècle, nous savons bien que nous ne dominons plus politiquement sur tous les continents, comme avant 1914, mais nous savons aussi que toutes les villes nouvelles en Asie et en Afrique imitent nos villes modernes, leurs procédés ◀de▶ construction, leurs rues, leurs places et leur mairie, leurs hôpitaux et leurs écoles, et leurs hôtels et leurs journaux, et même leurs embarras ◀de▶ circulation. Nous savons bien que tous les pays neufs imitent nos parlements, partis et syndicats, et même parfois nos dictatures. Et nous savons que ce mouvement ◀d’▶imitation s’opère à sens unique et n’est plus réversible.
Mais comment expliquer ce phénomène sans précédent dans toute l’histoire ?
Nous avons vu que la civilisation européenne, née ◀de▶ la confluence des sources les plus diverses, se distinguait par là ◀de▶ toutes les autres, monolithiques et homogènes. Voilà sans doute pourquoi elle s’est trouvé la seule assez complexe et multiforme pour pouvoir sinon satisfaire, du moins séduire tous les peuples du monde.
Nous avons aussi vu qu’elle exporte ses produits sans les valeurs qui contribuèrent à les créer. Elle envoie, dans le monde ◀d’▶aujourd’hui, plus ◀de▶ machines et ◀d’▶assistants techniques que ◀de▶ livres et ◀de▶ missionnaires. Elle s’est laïcisée, profanisée, et détachée du christianisme qui a contribué ◀de▶ tant de manières à la former. Par là même — et c’est bien son drame en même temps que la condition ◀de▶ son « succès » le plus visible — elle s’est rendue plus transportable, plus acceptable et imitable qu’aucune autre.
Mais il faut voir enfin que cette civilisation n’a pu devenir universelle qu’en vertu de quelque chose ◀de▶ très fondamental qui l’y prédisposait dès l’origine : j’entends la croyance chrétienne en la valeur égale ◀de▶ tout homme devant Dieu, quelle que soit sa nation, sa couleur ou sa race. L’Égypte ancienne ne croyait rien ◀de▶ tel. Le mot homme y était synonyme ◀d’▶habitant ◀de▶ la vallée et du delta du Nil. Il y avait un mot différent pour désigner les habitants des terres voisines, à mi-chemin entre l’animal et l’Égyptien. Pour les Grecs et les Chinois également, il existait deux espèces différentes ◀de▶ bipèdes verticaux : les Grecs, ou les Chinois, d’une part, et les barbares, c’est-à-dire tous les autres, qui n’étaient pas vraiment et complètement humains. Ces très hautes civilisations devaient donc nécessairement demeurer régionales, et décliner dans les limites ◀de▶ leur empire. En revanche, la conception chrétienne, exprimée par saint Paul (« il n’y a plus ni juifs, ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, car vous êtes tous fils ◀de▶ Dieu, vous êtes tous un en Jésus-Christ »), cette conception devait (seule) permettre à ceux qu’elle formerait intimement, ◀de▶ considérer tous les hommes comme dignes et capables, un jour ou l’autre, ◀de▶ participer pleinement à l’effort civilisateur.
Maintenant que c’est fait ou en train de se faire, maintenant que voilà franchi le « seuil mondial », comment imaginer que la civilisation diffusée par l’Europe à tous les peuples puisse s’éclipser ou disparaître, sans entraîner le genre humain dans son désastre ?
Deuxième raison : la civilisation européenne a créé les conditions techniques ◀de▶ sa conservation et ◀de▶ sa transmission aux âges futurs, en même temps qu’elle redécouvrait et faisait revivre des cultures disparues ou en voie ◀d’▶extinction.
Valéry nous disait que « les circonstances qui enverraient les œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre les œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ». Depuis lors, on a retrouvé — et même joué — plusieurs comédies ◀de▶ Ménandre. Quant aux œuvres ◀de▶ Keats et ◀de▶ Baudelaire, et ◀de▶ Paul Valéry lui-même, reproduites dans le monde entier, enregistrées sur bandes et sur microsillons, elles sont en mesure ◀de▶ résister au temps beaucoup mieux que les fresques ◀de▶ Lascaux, les statues grecques et les temples des Pharaons menacés par les eaux ◀d’▶un barrage.
La mortalité des civilisations nous apparaît donc très variable. Certes, plusieurs ont disparu sans nous laisser ◀d’▶autre héritage actif que celui ◀de▶ leurs œuvres d’art : ainsi celle des Aurignaciens, ou plus près de nous celle des Hittites, plus près encore celles des Mayas et des Aztèques. Mais les civilisations anciennes ◀de▶ l’Égypte et du Proche-Orient, prolongées par la grecque et la romaine, dont l’essentiel vit dans la nôtre, sont-elles vraiment mortes ? Leurs conquêtes n’ont-elles pas été préservées et développées par le Musée et le Laboratoire européens, pour être diffusées ◀de▶ nos jours sur toute la Terre ? II s’en faut ◀de▶ beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont les lois ◀de▶ Minos, ◀de▶ Dracon et ◀de▶ Solon, venues ◀de▶ la Crète et ◀de▶ l’Égypte ancienne par la Grèce, ce sont le Décalogue et les Béatitudes, c’est enfin le code ◀de▶ Justinien, ◀d’▶où dérivent l’Habeas Corpus et la Déclaration des droits ◀de▶ l’Homme, qui définissent aujourd’hui pour tous les peuples ◀de▶ Bandung, à peine moins que pour les peuples ◀de▶ l’OTAN, la dignité ◀de▶ la personne humaine et les fondements ◀de▶ tout progrès social ; et non pas le système des castes hindoues, ni le mandarinat, ni le Bushido. On peut le regretter, mais on doit le constater.
Un sociologue français, Roger Caillois, écrivait non sans drôlerie à propos de la célèbre phrase ◀de▶ Valéry : « Si les civilisations mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas le dire, car il n’en saurait rien. » Et il proposait ◀de▶ corriger comme suit le passage que je vous ai cité : « Nous autres civilisations, nous avons depuis peu la certitude que nous ne mourrons jamais entièrement et que nos cendres sont fécondes. Le temps est passé où les civilisations étaient mortelles. »
J’ajouterai cette simple remarque : si tant de civilisations qu’on croyait endormies sont tirées ◀de▶ l’oubli au xxe siècle, si tant ◀d’▶écoles antiques ◀de▶ sagesse et ◀de▶ mystiques voient leurs livres sacrés publiés ◀de▶ nos jours et retrouvent partout des fidèles, c’est par le fait des ethnographes, archéologues et philosophes ◀de▶ l’Europe, poursuivant l’inventaire mondial qu’initièrent à la Renaissance nos Découvreurs ◀de▶ l’espace terrestre et du temps ◀de▶ l’humanité.
Ceci m’amène à ma troisième raison ◀d’▶avoir confiance dans la longévité ◀de▶ notre civilisation : on ne voit pas ◀de▶ candidats sérieux à la relève ◀d’▶une civilisation devenue mondiale.
Nous connaissons les circonstances ◀de▶ la chute ◀de▶ celles qui nous ont précédés : c’était parfois une catastrophe naturelle, comme la dernière période glaciaire, ou le dessèchement du Sahara, affectant la région entière où avait fleuri une civilisation déterminée. Et les autres n’en savaient rien. Mais ce fut plus souvent l’agression ◀d’▶une civilisation rivale, soit plus primitive, comme dans le cas des Doriens détrônant la Crète, ou des Germains submergeant Rome, soit plus audacieuse et prestigieuse, comme dans le cas ◀de▶ quelques centaines ◀d’▶Espagnols s’emparant ◀de▶ l’empire des Aztèques et des Incas. Il s’agissait dans tous ces cas, ◀de▶ civilisations locales, entourées ◀de▶ « Barbares » mal connus. Les candidats à la relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame l’oblitération ou simplement la reprise des charges ◀de▶ notre civilisation, avec quelques chances ◀de▶ succès ?
Il y a pourtant les États-Unis, me dira-t-on. Mais ils sont nés ◀de▶ la substance même ◀de▶ l’Europe, et ◀de▶ nos jours ils s’européanisent à nouveau, plus profondément que l’Europe ne s’américanise par quelques signes extérieurs. Il y a surtout l’URSS, penserez-vous. Mais qu’apporte-t-elle de nouveau du point de vue ◀de▶ la civilisation ? Est-elle une autre civilisation ? Lénine définissait ainsi sa Révolution : « Le marxisme plus l’électricité. » Or le marxisme n’est pas une invention marxiste au sens politique ◀de▶ ce terme, et encore moins une invention soviétique. Ce n’est pas Popov qui l’a inventé, mais c’est Karl Marx, un juif allemand dont le père était devenu protestant, et qui écrivait en Angleterre pour le New York Herald Tribune ! Le marxisme est né en Europe et ◀de▶ l’Europe, au carrefour ◀d’▶un débat séculaire entre la théologie chrétienne et la philosophie des Lumières, au moment où se constituaient la sociologie et la technologie, l’industrie, les nationalismes et la presse. On ne saurait imaginer complexe ◀de▶ forces spirituelles, morales et matérielles plus typiquement et plus incomparablement européen. Quant à l’électricité, dont parlait Lénine, elle symbolise l’industrialisation. En électrifiant la Russie, le communisme a renouvelé l’entreprise ◀de▶ Pierre le Grand et a pour la seconde fois européanisé la Russie. Et c’est l’URSS maintenant qui s’est chargée ◀d’▶aider la Chine à liquider la civilisation des mandarins ! C’est l’URSS qui introduit dans cette Chine si fermée le nouveau cheval ◀de▶ Troie de l’Occident : la Technique et tout ce qu’elle entraîne ◀de▶ proche en proche dans les mœurs et les ◀modes▶ ◀de▶ penser ◀d’▶une nation. Le fameux « bond en avant » ◀de▶ la Chine de Mao n’a guère été jusqu’ici qu’un bond vers l’industrie et vers le socialisme, inventés par l’Europe et parts intégrantes ◀de▶ sa civilisation. Quant à l’Afrique noire, observons simplement que son émancipation actuelle, si spectaculaire, ne consiste nullement dans l’avènement ◀d’▶une civilisation originale ou renouvelée, ◀de▶ quelque néo-cannibalisme magique, mais au contraire dans l’adoption rapide des formes ◀de▶ ◀vie▶ politique, sociale et économique élaborées par l’Europe moderne. Résumons cela : je vois l’Asie du Sud, sous-développée, courir après l’exemple ◀de▶ la Chine, qui essaie ◀d’▶imiter la Russie, laquelle veut rejoindre l’Amérique, qui est une invention ◀de▶ l’Europe !
Où est donc dans tout cela « l’éclipse » ◀de▶ l’Europe ? Je vais le dire : dans l’esprit des Européens, et pas ailleurs.
III
Devant le recul, ou la métamorphose prévisible du péril rouge, déguisé par les Russes en coexistence pacifique — nom qui aurait fait frémir Lénine ! — on reparle aujourd’hui ◀d’▶un péril jaune, en attendant le péril noir. Je n’y crois guère. Notre éclipse n’est rien que notre aveuglement sur nos propres pouvoirs et notre vocation. Aux yeux du monde, il n’y a qu’un seul péril sérieux : le péril blanc ! La civilisation européenne, devenue mondiale, n’est menacée en fait que par les maladies qu’elle a produites et propagées elle-même. C’est dans ses sources, c’est au foyer ◀de▶ sa vitalité créatrice, c’est en Europe, que ce péril doit être conjuré.
Car ce qui nous menace ◀de▶ l’extérieur c’est aussi ce qui nous mine à l’intérieur. Ce que les peuples ◀d’▶outre-mer nous opposent, c’est ce que nous opposons nous-mêmes à notre vocation universaliste : je nommerai le nationalisme et la superstition matérialiste.
Il en va du nationalisme comme ◀de▶ notre rhume ◀de▶ cerveau, qui devient mortel, dit-on, chez certains indigènes ◀de▶ la Papouasie. Cette passion qui enfièvre et qui ruine l’Europe depuis près ◀d’▶un siècle et demi, et que nous refusons ◀de▶ prendre au tragique, cette passion, quand elle atteint l’Asie, ou le monde arabe, ou l’Afrique, dresse contre nous au nom de nos principes des revendications haineuses et délirantes. Forme collective ◀de▶ l’orgueil, antichrétienne par essence, condamnée nommément par le pape et les chefs ◀de▶ toutes les églises, condamnée d’autre part par les conditions mêmes ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la technique et ◀de▶ la culture au xxe siècle, le nationalisme n’en poursuit pas moins ses ravages dans l’esprit des Européens comme dans l’esprit ◀de▶ peuples neufs, empêchant au-dedans cette union fédérale qui ferait notre force pacifique, décuplant au-dehors la force belliqueuse ◀de▶ ceux dont il fait nos ennemis.
Quant au second virus secrété par l’Europe, et que je nommerai le matérialisme plat, il prend chez nous les formes les plus diverses. Il va du culte du confort chez l’ouvrier et le bourgeois, et ◀de▶ l’utilitarisme à courte vue chez le patron et le ministre, jusqu’à l’indifférence bovine ◀de▶ la grande masse aux réalités spirituelles, à tout ce qui donne un sens, une saveur à nos ◀vies▶. Ce matérialisme plat ne serait guère plus dangereux que la bêtise humaine en général, s’il n’avait pour effet ◀de▶ détendre les ressorts créateurs du progrès dont il est trop souvent l’aboutissement. Or chacun sait que les ressorts du progrès sont l’inquiétude philosophique, la passion ◀de▶ défier le destin, le refus des choses comme elles vont, inquiétude, passion et refus sans quoi la science et la technique, et les inventions qui les créent, auraient tôt fait ◀de▶ se mettre en grève, ◀de▶ débrayer, et ◀de▶ nous livrer sans défense aux fanatiques du statu quo, par où j’entends les bureaucrates et la police des États.
Ces maladies ◀de▶ l’Europe sont plus dangereuses pour le reste du genre humain que pour l’Europe elle-même, où elles sont nées. Car l’Europe, à travers des crises atroces, s’est vaccinée contre ces maladies. L’Europe a secrété Hitler, mais en douze ans, elle l’a éliminé, et je crois qu’elle s’en trouve immunisée pour très longtemps contre la tentation totalitaire, qui est l’essence du nationalisme. Il n’en va pas de même sur d’autres continents.
Quant à nous : nos sages nous avaient avertis. Le mal est venu, nous l’avons vu, et nous l’avons vaincu, en peu de temps, au prix de millions ◀de▶ morts, il est vrai… Et maintenant, ce n’est pas chez nous, mais chez les autres qu’il triomphe. Permettez-moi ◀de▶ vous citer à ce propos deux textes dont le rapprochement éclaire cruellement mon sujet. Je prendrai le premier dans la correspondance du grand historien suisse Jacob Burckhardt, à la fin du siècle passé ; et le second dans un quotidien du parti communiste ◀de▶ Pékin, il y a deux ans.
Burckhardt décrit le sort qui attend les masses européennes au xxe siècle. Voici sa prophétie dans une lettre qui date ◀de▶ 1871 :
Le sort des ouvriers sera le plus étrange… l’État militaire va devenir le Grand Fabricant. Ces masses humaines dans les grandes usines ne peuvent pas être éternellement abandonnées à leur pauvreté et à leur envie. Un certain degré contrôlé ◀de▶ misère, avec ◀de▶ l’avancement et des uniformes, chaque journée commencée et terminée par un roulement ◀de▶ tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire.
Or ce n’est pas chez nous, en Europe, mais en Chine, que cette prédiction se réalise. Voici ce qu’écrit le quotidien ◀de▶ la jeunesse ◀de▶ Pékin, le 27 septembre 1958 :
À l’aube des trompettes sonnèrent et des sifflets retentirent pour le rassemblement ◀de▶ la population ◀de▶ la commune Spoutnik. Un quart d’heure après les travailleurs étaient alignés. Sur l’ordre des commandants ◀de▶ compagnie et ◀de▶ brigades, les équipes, drapeaux en tête, se dirigèrent ◀d’▶un pas martial aux champs. Ici on ne voit plus ◀de▶ petits groupes ◀de▶ deux ou trois paysans qui fument tout en cheminant lentement vers les champs. On entend des pas cadencés et des chants ◀de▶ marche. L’habitude millénaire des paysans à vivre au petit bonheur est à jamais disparue. Quel énorme changement !
Reconnaissons que la religion ◀de▶ la production forcée, forme matérialiste du nationalisme, n’a jamais atteint en Europe ◀de▶ tels excès. Certes elle est née chez nous, et c’était bien chez nous que Burckhardt en avait pressenti les périls. Mais nous n’y avons pas succombé, nous l’avons refusée sous sa forme hitlérienne, en un mot, l’organisme européen a réagi avec succès.
Notre tâche en Europe, aujourd’hui, est ◀de▶ créer les anticorps qui permettront au genre humain ◀de▶ résister à son tour à nos poisons, au virus du nationalisme et au virus du matérialisme, cette forme ◀d’▶asthénie du spirituel.
C’est dire que notre vocation est désormais ◀de▶ présenter au monde qui nous imite, mais ◀d’▶illustrer d’abord par l’exemple vécu — et pas seulement par nos discours — deux méthodes essentielles à la santé future ◀de▶ notre civilisation :
— la première est le fédéralisme, art et science ◀de▶ l’union dans la diversité, donc art et science œcuméniques, universels par excellence ;
— et la seconde, c’est la recherche spirituelle, sans quoi la science elle-même s’endort, et la technique tourne en routine, et toutes nos libertés morales et civiques s’enlisent dans l’euphorie ◀d’▶un confort insipide, non plus libérateur ◀d’▶énergies neuves, mais tyrannique à la manière des drogues.
L’union fédérale ◀de▶ l’Europe, et j’entends bien : ◀de▶ toutes les forces ◀de▶ l’Europe sociales autant que religieuses, et politiques autant que culturelles, cette union fédérale est la condition même ◀de▶ notre action dans le monde et pour le monde.
Il nous faut l’Europe parce qu’il faut faire le monde. Et parce que l’Europe seule, en faisant le monde, accomplira sa propre vocation.