Le▶ nationalisme et ◀l’▶Europe (mars 1960)p
◀Le▶ nationalisme, dans ◀les▶ peuples du tiers-monde, n’est guère qu’une revendication ◀d’▶indépendance, proclamée contre ◀l’▶Occident colonialiste. Dans notre Europe, qui ◀l’▶inventa, ◀le▶ phénomène est plus complexe. À la fois attitude psychologique, parti pris intellectuel, ensemble ◀de▶ réflexes conditionnés, finalement force politique, il a pour résultante actuelle ◀de▶ s’opposer, lui aussi, à ◀l’▶Occident, en retardant ou sabotant ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais cet effet ne suffit pas à ◀le▶ définir : ses motivations sont ailleurs, et surtout, elles sont antérieures à ◀la▶ nécessité présente ◀de▶ ◀l’▶union, au regard de laquelle elles apparaissent comme ◀les▶ survivances ◀d’▶une autre ère. Pour comprendre ◀la▶ vraie nature du phénomène c’est dans ◀le▶ mouvement ◀de▶ sa genèse intellectuelle qu’il faut ◀le▶ saisir. Car ◀le▶ nationalisme est idéologie, avant ◀d’▶être histoire. Il est né ◀d’▶une dialectique idéale et non du jeu des forces économiques, qu’il a faussé en y intervenant, et qui tend à ◀l’▶éliminer dans ◀la▶ mesure où il tend à se normaliser. Plutôt donc que ◀de▶ retracer ◀la▶ chronique des triomphes et des méfaits du nationalisme en Europe, — ce serait refaire ◀l’▶histoire du plus long ◀de▶ nos siècles, ◀le▶ xixe , — marquons ici ◀l’▶évolution du seul concept, au moyen de repères bien précis : une série ◀de▶ textes, objets ◀d’▶époque, dûment signés, témoins irréfutables du style ◀de▶ pensée des Européens ◀de▶ 1789 à 191427.
I. Des jacobins à Hegel
Au principe du nationalisme, nous trouvons ◀le▶ raisonnement suivant, toujours lié à une période ◀de▶ crise guerrière ou révolutionnaire : — Notre peuple se distingue entre tous par une mission historique ◀d’▶une portée universelle (Liberté, Progrès, Culture, gouvernement exemplaire, richesse, nombre, puissance militaire, esprit messianique, etc.) ; son bien se confond donc avec ◀le▶ bien ◀de▶ ◀l’▶humanité, et ses ennemis sont ceux ◀de▶ ◀la▶ paix universelle ; pour leur imposer notre bien, toute guerre est sainte, et de plus elle est préventive, car il s’agit ◀de▶ défendre contre ◀les▶ jaloux, ◀les▶ rétrogrades et ◀les▶ impurs, ◀le▶ trésor dont nous avons ◀la▶ garde ; or ◀la▶ guerre a ses exigences : discipline absolue des individus, ◀de▶ leurs réflexes et ◀de▶ leur pensée même, lutte contre ◀les▶ factions, centralisation des pouvoirs, raison ◀d’▶État suprême en tout, puisque ◀l’▶État incarne ◀la▶ mission universelle du peuple ou Bien suprême ; Dieu lui-même, s’il existe, ne peut être que notre allié, garant ◀de▶ notre justice ; sinon c’est qu’il n’existe pas ; il n’y a donc plus ◀d’▶instance supérieure à ◀la▶ nation, ni plus ◀d’▶appel possible contre ses décrets.
Illustrons cela par quelques textes ◀de▶ ◀la▶ Révolution française. Dans son discours du 15 mai 1790, Robespierre a cette formule parfaite :
Il est ◀de▶ ◀l’▶intérêt des nations ◀de▶ protéger ◀la▶ nation française, parce que c’est ◀de▶ ◀la▶ France que doit partir ◀la▶ liberté et ◀le▶ bonheur du monde.
Il faut donc protéger par ◀les▶ armes cette France qui annonce ◀la▶ paix universelle et qui représente ◀la▶ liberté. Deux ans plus tard, ◀le▶ 9 novembre 1792, ◀la▶ Convention décide ◀de▶ célébrer ◀les▶ victoires ◀de▶ ◀l’▶armée ◀de▶ ◀la▶ Liberté par une « fête ◀de▶ ◀l’▶Humanité », que Vergniaud célèbre en ces termes :
Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle ◀de▶ ◀l’▶humanité. Il a péri des hommes ; mais c’est pour qu’il n’en périsse plus. Je ◀le▶ jure, au nom de ◀la▶ fraternité universelle que vous allez établir, chacun ◀de▶ vos combats sera un pas ◀de▶ fait vers ◀la▶ paix, ◀l’▶humanité et ◀le▶ bonheur des peuples.
Déjà, ◀le▶ Patriote français avait publié ◀le▶ 15 décembre 1791, cet appel à ◀la▶ « guerre sainte » ◀de▶ ◀la▶ Raison anticléricale :
◀La▶ guerre ! ◀La▶ guerre ! tel est ◀le▶ cri ◀de▶ tous ◀les▶ patriotes, tel est ◀le▶ vœu ◀de▶ tous ◀les▶ amis ◀de▶ ◀la▶ liberté répandus sur ◀la▶ surface ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui n’attendent plus que cette heureuse diversion pour attaquer et renverser leurs tyrans…
C’est à cette guerre sainte qu’Anacharsis Cloots est venu inviter ◀l’▶Assemblée nationale, au nom du genre humain dont il n’a jamais mieux mérité ◀d’▶être appelé ◀l’▶ami.
C’est en effet à Jean-Baptiste, dit Anacharsis Cloots, Prussien ◀de▶ naissance mais aristocrate hollandais ◀d’▶ascendance, qu’il appartiendra ◀de▶ formuler ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus théâtrale ◀l’▶idéal unitaire ◀de▶ ◀la▶ Révolution, étendu à un genre humain totalement « nivelé » par ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ Liberté :
Nous ne sommes pas libres, si un seul obstacle moral arrête notre marche physique sur un seul point du globe. ◀Les▶ droits de l’homme s’étendent sur ◀la▶ totalité des hommes. Une corporation qui se dit souveraine, blesse grièvement ◀l’▶humanité, elle est en pleine révolte contre ◀le▶ bon sens et ◀le▶ bonheur ; elle coupe ◀les▶ canaux ◀de▶ ◀la▶ prospérité universelle ; sa Constitution, manquant par ◀la▶ base, sera contradictoire, journalière et chancelante. (Discours à ◀la▶ Convention, 26 avril 1793.)
Mais ce libéralisme universel vire sans transition au collectivisme totalitaire. Cloots poursuit en effet dans ces termes :
◀De▶ ces données incontestables résulte nécessairement ◀la▶ souveraineté solidaire, indivisible du genre humain ; car nous voulons ◀la▶ liberté plénière, intacte, irrésistible, nous ne voulons pas ◀d’▶autre maître que ◀l’▶expression ◀de▶ ◀la▶ volonté générale, absolue, suprême. Or, si je rencontre sur ◀la▶ terre une volonté particulière qui croise ◀l’▶instinct universel, je m’y oppose ; cette résistance est un état ◀de▶ guerre et ◀de▶ servitude dont ◀le▶ genre humain, ◀l’▶être suprême, fera justice tôt ou tard.
◀Le▶ 21 avril 1792, Cloots avait remis à ◀la▶ Convention un ouvrage intitulé ◀la▶ République universelle, dans lequel il demandait ◀la▶ suppression des gouvernements locaux, et leur remplacement par une République mondiale dont ◀le▶ centre serait Paris :
Un corps ne se fait pas ◀la▶ guerre à lui-même, et ◀le▶ genre humain vivra en paix, lorsqu’il ne formera qu’un seul corps, ◀la▶ nation unique… ◀La▶ commune ◀de▶ Paris sera ◀le▶ point ◀de▶ réunion, ◀le▶ fanal central ◀de▶ ◀la▶ communauté universelle.
Mais ◀le▶ dantoniste Robert fait repousser ce Projet fantastique en adjurant ◀la▶ Convention ◀de▶ revenir à ◀la▶ « réalité » :
Laissons aux philosophes, laissons-leur ◀le▶ soin ◀d’▶examiner ◀l’▶humanité sous tous ◀les▶ rapports : nous ne sommes pas ◀les▶ représentants du genre humain. Je veux donc que ◀le▶ législateur ◀de▶ ◀la▶ France oublie un instant ◀l’▶univers pour ne s’occuper que ◀de▶ son pays ; je veux cette espèce ◀d’▶égoïsme national sans lequel nous trahirons nos devoirs, sans lequel nous stipulerons ici pour ceux qui ne nous ont pas commis, et non en faveur de ceux au profit desquels nous pouvons stipuler. J’aime tous ◀les▶ hommes ; j’aime particulièrement tous ◀les▶ hommes libres ; mais j’aime mieux ◀les▶ hommes libres ◀de▶ ◀la▶ France que tous ◀les▶ autres hommes ◀de▶ ◀l’▶univers.
◀Le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ formule fédéraliste, tant pour ◀la▶ France que pour ◀l’▶Europe, ◀le▶ délire ◀d’▶unité universelle nivelée et centralisée, devait conduire ◀la▶ Révolution, par une nécessité concrète, à ◀la▶ négation même ◀de▶ ses premiers principes : à ◀l’▶« égoïsme national », au nationalisme agressif.
Dantonistes et jacobins, au nom de ◀la▶ paix et ◀de▶ ◀la▶ fraternité universelle, ont déclenché les premières guerres nationales, que Bonaparte va porter dans toute ◀l’▶Europe. ◀Les▶ réactions ◀de▶ défense des peuples « libérés » prendront ◀la▶ même forme que ◀l’▶agression : une mobilisation ◀de▶ ◀l’▶instinct patriotique au nom de ◀l’▶État, bientôt appuyé par une idéologie adéquate. C’est ce contrecoup idéologique qui m’intéresse ici.
Partant des mêmes prémisses rousseauistes que ◀les▶ jacobins, et ◀de▶ ◀la▶ même ambition ◀de▶ paix universelle que Kant son maître, J. G. Fichte publiera au lendemain ◀de▶ ◀la▶ Révolution ◀la▶ théorie ◀la▶ plus absolue ◀de▶ ◀la▶ nation fermée (nous dirions autarcique), considérée comme étape « dialectique » vers ◀l’▶unité finale du genre humain. ◀Le▶ raisonnement ◀de▶ Fichte annonce souvent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise ◀les▶ délires totalitaires du xxe siècle. Il peut être résumé par quelques citations tirées ◀de▶ ◀l’▶ouvrage intitulé ◀L’▶État commercial fermé 28, qui parut en 1800.
◀Les▶ peuples du monde antique étaient séparés ◀les▶ uns des autres ◀d’▶une manière très rigoureuse, par une foule ◀de▶ conditions. Pour eux, ◀l’▶étranger était un ennemi ou un barbare. On peut au contraire considérer ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ nouvelle Europe chrétienne comme formant une seule nation. Unis par une même origine, par ◀les▶ mêmes coutumes et ◀les▶ mêmes conceptions primitives des forêts ◀de▶ Germanie, ils furent aussi liés ◀les▶ uns aux autres, depuis leur expansion dans ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀l’▶Empire romain ◀d’▶Occident, par une même religion commune et ◀la▶ même soumission au chef visible ◀de▶ cette dernière.
… Plus tard seulement, avec ◀l’▶introduction du droit romain et ◀l’▶application des concepts romains concernant ◀les▶ Imperators aux rois modernes et à ◀l’▶empereur moderne qui, sans doute à ◀l’▶origine, ne fut considéré que comme général ◀de▶ ◀la▶ chrétienté, devant être pour ◀l’▶Église entière ce qu’étaient ◀les▶ patrons pour ◀les▶ évêchés ou ◀les▶ couvents, — commencèrent à avoir cours des idées et des institutions proprement politiques…
◀Les▶ États modernes se sont ainsi formés ; — non, comme on a coutume ◀de▶ décrire dans ◀la▶ doctrine du droit ◀la▶ formation ◀d’▶un État par ◀le▶ rassemblement et ◀la▶ réunion ◀d’▶individus isolés sous ◀l’▶unité ◀de▶ ◀la▶ loi, mais plutôt par ◀la▶ séparation et ◀la▶ division ◀d’▶une seule grande masse humaine, faiblement unie. Ainsi ◀les▶ divers États de l’Europe chrétienne sont des morceaux ◀de▶ ◀l’▶ancien ensemble, déterminés en grande partie pour leur étendue, par ◀le▶ hasard.
… ◀Les▶ citoyens ◀d’▶un même État doivent tous trafiquer entre eux. ◀L’▶Europe chrétienne formant un tout, ◀le▶ commerce des Européens entre eux devait être libre.
Il est facile ◀de▶ faire ◀l’▶application à ◀l’▶état actuel des choses. Si toute ◀l’▶Europe chrétienne avec ◀les▶ colonies et ◀les▶ places ◀de▶ commerce qui s’y sont ajoutées dans ◀les▶ autres parties du monde, forme encore un tout, alors assurément ◀le▶ commerce ◀de▶ toutes ◀les▶ parties entre elles doit rester libre, comme il ◀l’▶était à ◀l’▶origine. Si elle est au contraire divisée en plusieurs États sous divers gouvernements, elle doit être divisée de même en plusieurs États commerciaux complètement fermés.
Or, ◀l’▶Europe n’en est encore qu’à ◀la▶ période des essais pour former ◀de▶ véritables Nations. Il s’agit donc ◀de▶ pousser vivement ce processus, si ◀l’▶on veut sortir ◀de▶ ◀l’▶état ◀d’▶anarchie commerciale et politique où nous vivons.
Si ◀l’▶on veut supprimer ◀la▶ guerre, il faut en supprimer ◀la▶ cause. Il faut que chaque État obtienne ce qu’il projette ◀d’▶obtenir par ◀la▶ guerre et ce que seulement il peut projeter raisonnablement ◀d’▶obtenir : ses frontières naturelles. Dès lors, il n’a plus rien à demander à un autre État, car il a trouvé ce qu’il cherchait.
Ainsi, à ◀l’▶utopie rousseauiste ◀de▶ ◀l’▶homme naturellement bon, correspond chez Fichte ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀l’▶État naturellement raisonnable.
Il n’y a plus qu’à tirer ◀les▶ conséquences logiques ◀de▶ ces prémices : fermer ◀les▶ États, interdire entre eux ◀les▶ échanges, diversifier leurs monnaies, etc. C’est ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶autarcie absolue qui naît sous nos yeux. C’est ◀la▶ fin du processus exactement inverse ◀de▶ celui du Marché commun [dont] Fichte se fait ◀l’▶avocat :
Toute ◀la▶ monnaie mondiale se trouvant dans ◀les▶ mains des citoyens, c’est-à-dire tout ◀l’▶or et ◀l’▶argent, sera retirée ◀de▶ ◀la▶ circulation et échangée contre une nouvelle monnaie nationale, c’est-à-dire n’ayant cours que dans ◀le▶ pays même, mais dans celui-ci exclusivement…
◀Le▶ gouvernement a mis ◀la▶ main sur ◀le▶ commerce extérieur en vue de restreindre périodiquement ce commerce et ◀de▶ ◀le▶ faire cesser entièrement après un laps ◀de▶ temps déterminé. Il lui faut donc prendre des mesures permettant ◀d’▶atteindre bientôt sûrement ce but. Il doit y marcher avec méthode, et ne laisser passer aucun moment sans retirer quelque avantage en faveur de ◀la▶ fin poursuivie.
Tous ◀les▶ ans ◀l’▶importation étrangère doit diminuer. ◀D’▶une année à l’autre le public a moins besoin ◀de▶ ces marchandises qui ne peuvent être produites en leur pureté ni remplacées par des succédanés dans ◀le▶ pays, puisqu’il doit s’en déshabituer entièrement, entraîné d’ailleurs activement à cela par ◀la▶ constante hausse des prix.
… ◀L’▶exportation également doit diminuer : car suivant ◀le▶ plan, ◀le▶ gouvernement diminue ◀le▶ nombre des fabriques calculées pour ◀les▶ débits à ◀l’▶étranger, et consacre ◀les▶ bras qui travaillaient jusqu’ici pour ◀les▶ étrangers à des travaux pour ◀les▶ nationaux, ◀de▶ ◀la▶ manière convenable. Il ne cherche pas en effet à acquérir une prépondérance commerciale, ce qui est une tendance dangereuse, mais à rendre ◀la▶ nation entièrement indépendante et autonome.
Ce ne sont pas seulement ◀les▶ échanges commerciaux qu’il faut supprimer, mais aussi ◀les▶ échanges culturels, et ◀le▶ tourisme. Seule exception prévue : ◀les▶ voyages des savants. Et ce trait rappelle avec une étrange précision ◀les▶ pratiques totalitaires du xxe siècle :
◀Le▶ savant seul, et ◀l’▶artiste supérieur ont besoin ◀de▶ voyager hors de ◀l’▶État commercial fermé : il ne doit pas être permis plus longtemps à une vaine curiosité et à ◀la▶ recherche ◀de▶ distractions ◀de▶ transporter en tout pays leur ennui. ◀Les▶ voyages des premiers s’effectuent pour ◀le▶ plus grand bien ◀de▶ ◀l’▶humanité et ◀de▶ ◀l’▶État ; loin de ◀les▶ empêcher, ◀le▶ gouvernement devrait même ◀les▶ encourager et faire voyager aux frais ◀de▶ ◀l’▶État savants et artistes.
Il est évident que dans une nation ainsi fermée, dont ◀les▶ membres ne vivent qu’entre eux et fort peu avec des étrangers, qui acquiert par suite des mesures indiquées sa façon ◀de▶ vivre, son organisation et ses mœurs particulières, qui aime avec dévouement ◀la▶ patrie et tout ce qui est ◀de▶ ◀la▶ patrie, ◀l’▶honneur national se développera très vite, à un degré élevé, ainsi qu’un caractère national nettement marqué. Ce sera une autre nation absolument nouvelle. Cette introduction ◀d’▶une monnaie nationale en est véritablement ◀la▶ création.
◀Le▶ seul lien qui devra subsister entre ◀les▶ peuples sera celui ◀de▶ ◀la▶ Science :
… Grâce à elle, mais à elle seule, ◀les▶ hommes s’uniront ◀de▶ manière durable et ils ◀le▶ doivent, quand pour tout ◀le▶ reste, leur division en peuples divers sera achevée. Elle seule demeure leur propriété commune, après qu’ils ont partagé entre eux tout ◀le▶ reste. Nul État fermé ne supprimera ce lien, il ◀le▶ favorisera plutôt, car ◀l’▶enrichissement ◀de▶ ◀la▶ Science par ◀la▶ puissance réunie ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine, avance même ces fins terrestres particulières…
Ce système une fois généralisé, et ◀la▶ paix perpétuelle établie parmi ◀les▶ peuples, aucun État sur terre n’aura ◀le▶ moindre intérêt à ne pas communiquer à un autre ses découvertes, puisque chaque État en effet ne peut ◀les▶ utiliser que pour lui à ◀l’▶intérieur et nullement pour en asservir d’autres et pour s’attribuer sur eux une prépondérance quelconque.
◀De▶ toutes ◀les▶ utopies issues ◀de▶ ◀la▶ philosophie préromantique, il faut avouer que celle ◀de▶ Fichte, pour absurde qu’elle nous paraisse, se trouve avoir ◀le▶ mieux correspondu aux réalités historiques des cent-cinquante ans qui allaient suivre.
Quelques années plus tard29 Fichte revenait sur ◀l’▶idée que « ◀les▶ Européens chrétiens forment un seul peuple reconnaissant ◀l’▶Europe pour leur patrie commune, et ◀d’▶un bout à l’autre du continent cherchent ◀les▶ mêmes choses et sont attirés par ◀les▶ mêmes buts… ». Cette tendance unitive fournit à Fichte ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀d’▶un plan mondial ◀de▶ diffusion ◀de▶ ◀la▶ culture, qui se réalisera peu à peu, jusqu’à ce que ◀le▶ genre humain tout entier soit fondu dans « une seule République de la Culture ».
À ◀l’▶expansion colonialiste dans ◀l’▶anarchie, responsable ◀de▶ nos divisions, puis à ◀l’▶étape nécessaire ◀de▶ fermeture totale des monades nationales, succédera donc un jour, selon Fichte, ◀l’▶expansion triomphale ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, portée par ◀la▶ Science et libérée ◀de▶ tout impérialisme… Nous n’en sommes peut-être pas loin dans cette seconde moitié du xxe siècle ; mais ◀le▶ « processus dialectique » aura coûté plus cher à ◀l’▶Europe et au monde que Fichte ne pouvait ◀l’▶imaginer vers 1800 : ne fut-ce que par ◀la▶ collusion ◀de▶ ◀la▶ science et des nationalismes, ces derniers étant doublement liés à ◀la▶ guerre par leur naissance et par ◀la▶ loi ◀de▶ leur formation historique.
Cette liaison nécessaire, Hegel ◀l’▶a marquée le premier. Comme Goethe assistant à ◀la▶ bataille ◀de▶ Valmy, il a compris que ◀la▶ clameur des sans-culottes : « Vive ◀la▶ Nation ! » inaugurait une ère nouvelle, née ◀de▶ ◀la▶ guerre et vivant ◀d’▶elle. « Vive ◀la▶ Nation » ne signifie pas « Vive mon pays », mais « Vive ◀l’▶idéal pour lequel je me bats ». Or cet idéal, étant celui du Parti qui a saisi ◀le▶ pouvoir par ◀la▶ violence, provoque des résistances intérieures. ◀L’▶État y répondra par ◀la▶ Terreur et par ◀la▶ guerre. Car, dit Hegel :
◀Les▶ nations divisées en elles-mêmes conquièrent par ◀la▶ guerre au-dehors ◀la▶ stabilité au-dedans.
◀L’▶impérialisme napoléonien sera ◀la▶ résultante nécessaire des tensions internes créées par ◀la▶ volonté ◀d’▶uniformiser ◀le▶ peuple, et des tensions externes créées par ◀l’▶idéal missionnaire qui amène ◀le▶ Parti au pouvoir.
Tensions internes : « Que personne ne diffère, il deviendrait mon juge ! » pense ◀l’▶État-nation né ◀de▶ ◀la▶ Révolution et qui se sait illégitime dans sa prétention à régner au nom de tous contre une partie du peuple. Mais ◀l’▶État-nation exige davantage que ◀l’▶obéissance passive des opposants. À ◀la▶ faveur des guerres qu’il présentera toujours comme une « défense de nos foyers »30, il mobilise ◀l’▶instinct patriotique et opère sur lui la première en date ◀de▶ toutes ◀les▶ nationalisations ; celle des communautés locales, des attachements sentimentaux et des intérêts ◀de▶ groupe.
Notons au passage que ◀la▶ guerre, qu’elle soit civile ou étrangère, froide ou déclarée, justifie toujours ◀le▶ sacrifice « temporaire » ◀de▶ certaines libertés. Or il n’est presque aucune ◀de▶ ces mesures ◀d’▶urgence, prises par ◀l’▶État, qu’on ait vu rapportée une fois ◀la▶ paix revenue. Ainsi, ◀le▶ mécanisme ◀de▶ ◀l’▶État-nation non seulement conduit à ◀la▶ guerre, mais trouve en elle ◀les▶ conditions du renforcement continuel ◀de▶ son pouvoir.
Tensions externes : Hegel, conformément à ◀l’▶esprit ◀de▶ Valmy, se représente ◀la▶ nation comme une croisade pour ◀l’▶idée : « Ce ne sont pas ◀les▶ déterminations naturelles ◀de▶ ◀la▶ nation qui lui donnent son caractère, mais c’est son esprit national. » (On voit donc que nation et Patrie diffèrent pour lui comme esprit et nature.) Cet esprit national est « un individu dans ◀la▶ marche ◀de▶ ◀l’▶Histoire ». Il se fait par sa propre activité, s’épanouit, atteint sa pleine vigueur (surtout en s’opposant, donc par ◀la▶ guerre), puis fatalement décline et meurt.
Chaque peuple mûrit un fruit ; son activité consiste à accomplir son principe, non à en jouir… Chacun a son principe auquel il tend comme à sa fin. Une fois cette fin atteinte, il n’a plus rien à faire dans ◀le▶ monde.
Et encore :
À chaque époque domine ◀le▶ peuple qui incarne ◀le▶ plus haut concept ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
Voilà donc ◀les▶ peuples élevés à ◀la▶ dignité ◀d’▶intentions particulières ◀de▶ ◀l’▶esprit mondial, mais en même temps, ◀les▶ voici privés sous peine de « nullité politique » ◀de▶ ◀la▶ permission ◀de▶ vivre en paix, ◀de▶ « végéter » précise Hegel, dans ◀le▶ bonheur et sans histoire.
Nous assistons au transfert décisif ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ vocation, passant des personnes aux nations.
II. nation et Liberté, ou ◀le▶ grand paradoxe ◀de▶ 1848
Mais cet État-nation, une fois doué ◀de▶ toute ◀la▶ personnalité dont il tend à priver ◀les▶ hommes réels, comment va-t-il se comporter dans ◀le▶ monde. ◀L’▶idéal primitif ◀de▶ ◀la▶ nation, confisqué par ◀l’▶État, a conduit à des guerres ◀d’▶agression. Celles-ci ont fait surgir d’autres nationalismes, qui vont revendiquer à leur tour ◀le▶ droit ◀de▶ dominer ◀l’▶époque. À cette fin, chacun prétendra qu’il incarne « ◀le▶ plus haut concept ◀de▶ ◀l’▶esprit ». ◀L’▶Allemand tuera ◀le▶ Français au nom de ◀la▶ Culture, ◀le▶ Français, ◀l’▶Allemand, au nom de ◀la▶ Civilisation ou du Droit, etc. Jusqu’au jour où seront proclamés certains « concepts ◀de▶ ◀l’▶esprit » plus redoutables encore : ◀la▶ Race des maîtres, ◀le▶ Herrenvolk, ◀le▶ Prolétariat et sa dictature…
Pourquoi ce beau système ◀d’▶évolution globale vers ◀l’▶harmonie des peuples libérés a-t-il été brutalement démenti au terme même du processus ◀de▶ formation des grandes et petites nations européennes, qui était censé produire ◀la▶ paix universelle et qui a produit la Première Guerre mondiale ?
◀Le▶ romantisme, en appelant lyriquement ◀la▶ formation des « nationalités » comme autant ◀d’▶étapes nécessaires ◀d’▶une dialectique ◀de▶ ◀l’▶Esprit, s’est trouvé déchaîner en fait des passions que ◀l’▶esprit ne pouvait contrôler, mais que seuls ◀les▶ États surent exploiter et bientôt nationaliser.
◀De▶ ce tragique malentendu, ◀les▶ poètes ◀de▶ ◀la▶ génération ◀de▶ 48 furent les premières victimes, enthousiastes et bernées. Ils croient tous que nation égale liberté. Ils s’inspirent tous du messianisme ◀de▶ ◀la▶ Révolution française : libérer sa propre nation du joug des tyrans intérieurs ou étrangers, c’est libérer ◀l’▶Europe et ◀le▶ genre humain. En fait, ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ nation, une fois acquise, ne sera rien que ◀la▶ souveraineté ◀de▶ ◀l’▶État qui s’en prévaudra. Et ◀l’▶anarchie des souverainetés divinisées, refusant toute instance supérieure à leur « égoïsme sacré », donnera nécessairement ◀la▶ guerre, au point précis où ◀la▶ grande Dialectique idéaliste prévoyait ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ paix. ◀Le▶ grand élan organisateur donné par Henri de Saint-Simon aboutit entre autres au percement du canal ◀de▶ Suez dont aussitôt ◀la▶ politique des États, après s’y être opposée, s’empare sans vergogne. ◀Le▶ grand élan libertaire des quarante-huitards échoue dans ◀les▶ manuels ◀d’▶écoles primaires, et s’y dénature en nationalisme, culte laïque ◀de▶ ◀l’▶État. ◀Le▶ mouvement Jeune Europe, qui voulait utiliser ◀les▶ passions nationales au service ◀de▶ ◀l’▶idée fédéraliste, voit ◀l’▶inverse se réaliser. Jamais ◀les▶ idéaux n’ont été mieux démentis par ◀les▶ faits, ni mieux détournés ◀de▶ leurs buts. Jamais ◀l’▶Europe, qui crée par ◀la▶ révolution industrielle ◀les▶ moyens ◀d’▶unifier ◀l’▶humanité, et qui, en attendant, achève ◀de▶ ◀la▶ subjuguer par ◀les▶ armes, ne s’est montrée à la fois moins humanitaire et moins unie. Tout se fait par ◀les▶ États et dans leur cadre au profit ◀de▶ leurs intérêts immédiats, mal calculés et au détriment de tout équilibre mondial. Et c’est pourquoi ◀les▶ grands esprits ◀de▶ ◀la▶ fin du xixe siècle, enregistrant cette dissolution ◀de▶ ◀l’▶idéal européen, ◀de▶ Ranke à Renan et ◀de▶ Nietzsche à Sorel aboutiront à une série ◀de▶ prophéties uniformément pessimistes, quant à ◀l’▶avenir ◀de▶ notre civilisation.
Voici des textes jalonnant cette double évolution des idées et des faits, en divergence vertigineuse, qui devait nous mener à 1914.
Henri Heine épouse au début ◀l’▶idéologie ◀de▶ Herder et des romantiques allemands : celle ◀d’▶une Europe des nationalités, qu’il considère lui aussi comme une étape inévitable, quoique dangereuse ◀de▶ ◀l’▶évolution historique :
Tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde devront traverser cette agonie, pour que ◀la▶ vie surgisse ◀de▶ ◀la▶ mort et pour qu’à ◀la▶ nationalité païenne succède ◀la▶ fraternité chrétienne.
Passons sur des exclamations lyriques comme celle qui ouvre son poème « Germania » : « Oui ! ◀le▶ monde entier sera un jour allemand ! » Quand Heine accepte ◀l’▶idée ◀de▶ nation, c’est dans ◀le▶ sens mazzinien ◀d’▶une « Internationale des nationalités », et il loue Herder ◀d’▶avoir considéré ◀l’▶humanité « comme une grande harpe dans ◀la▶ main ◀d’▶un grand maître », chaque nation étant une des cordes et contribuant par un son particulier à « ◀l’▶harmonie universelle ». Il n’en redoute pas moins ◀les▶ « terribles niveleurs ◀de▶ ◀l’▶Europe » que sont d’une part ◀les▶ hommes politiques obsédés par ◀l’▶uniformité, d’autre part ◀les▶ « empereurs ◀de▶ ◀la▶ finance ». Ceux-là finiront par réduire toute ◀l’▶humanité à ◀l’▶état ◀de▶ troupeau unique sous la houlette de fer ◀d’▶un seul berger :
Napoléon à Sainte-Hélène disait que dans un proche avenir ◀le▶ monde serait une république américaine ou une monarchie universelle russe. ◀La▶ déprimante prophétie ! … Quelle perspective ! Dans ◀le▶ meilleur des cas, mourir ◀d’▶ennui en tant que républicain ! Pauvres petits-fils !
Si pour Heine ◀la▶ « nationalité » représente la dernière défense des diversités européennes, pour ◀les▶ Hongrois et ◀les▶ Polonais écrasés par ◀la▶ Russie, elle est ◀le▶ synonyme concret des libertés élémentaires. Et malheur à ◀l’▶Europe si elle abandonne ces peuples !
Voici deux textes brefs comme deux cris, échappés au chef ◀de▶ ◀la▶ révolte hongroise, Lajos Kossuth, qui put émigrer en Europe, et au poète-soldat Alexandre Petőfi, aide de camp du général polonais Bem, et qui fut tué dans un combat. Kossuth, à Bruxelles en 1859 :
Je me bornerai à dire que ◀la▶ Hongrie est ◀la▶ Hongrie depuis ◀le▶ ixe siècle, que sa gloire dans ◀le▶ passé et ses espérances dans ◀l’▶avenir, que ◀la▶ mémoire des incalculables services rendus par elle à ◀la▶ chrétienté et à ◀la▶ civilisation, que ◀l’▶immense intérêt que ◀l’▶Europe porte à sa vigoureuse existence, tout atteste qu’elle fut, tout exige qu’elle reste ◀la▶ Hongrie. Enlevez-lui cette qualité, et elle n’est plus rien pour ◀l’▶Europe, si peu que rien même ; car elle ne peut devenir que ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀la▶ monarchie universelle ◀de▶ ◀la▶ Russie.
Et Petőfi, dans son poème ◀de▶ 1848 intitulé « Silence ◀de▶ ◀l’▶Europe » :
Honte à cette Europe silencieuseEt qui n’a pas conquis sa liberté !Ô Magyar ! Toi seul continues à combattre…Liberté, que ton regard s’abaisse sur nous,Reconnais-nous ! Reconnais ton peuple !Alors que d’autres n’osent même pas verser des larmesTe faut-il encore plus, ô Liberté,Pour que ta grâce daigne sur nous descendre ?
Adam Mickiewicz, dans son Livre des Pèlerins polonais répercute ce cri ◀de▶ révolte ◀de▶ ◀l’▶Est européen abandonné par ◀l’▶Ouest :
Lorsque ◀la▶ Liberté siègera dans ◀la▶ capitale du monde, elle jugera ◀les▶ nations.
Et elle dira à la première : Voilà que j’étais attaquée par ◀les▶ brigands, et je criais vers toi, nation, afin d’avoir un morceau ◀de▶ fer pour défense et une poignée ◀de▶ poudre, et toi tu m’as donné un article ◀de▶ gazette. Mais cette nation répondra : Quand m’avez-vous appelée ?
Et ◀la▶ Liberté répondra : J’ai appelé par ◀la▶ bouche ◀de▶ ces pèlerins, et tu ne m’as pas écoutée ; va donc en servitude, là où il y aura ◀le▶ sifflement du knout et ◀le▶ cliquetis des ukases.
… ◀Les▶ Puissances ont rejeté votre pierre ◀de▶ ◀l’▶édifice européen, et voici que cette pierre deviendra ◀la▶ pierre angulaire et ◀la▶ clef ◀de▶ voûte ◀de▶ ◀l’▶édifice futur ; et celui sur qui elle tombera, elle ◀l’▶écrasera, et celui qui se heurtera contre elle, il tombera et ne se relèvera point.
Et du grand édifice politique européen, il ne restera pas pierre sur pierre.
« Aujourd’hui, ◀l’▶Occident meurt ◀de▶ ses doctrines ! » s’écriait ◀le▶ Polonais, désespérant pour sa patrie. ◀Les▶ Italiens, qui se sentent au seuil ◀de▶ leur indépendance, prennent une vue beaucoup moins pessimiste ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ainsi, Vincenzo Gioberti. Philosophe, théologien, homme d’État libéral et catholique, qui fut mêlé aux conspirations républicaines ◀de▶ 1833, exilé à Paris et à Bruxelles, puis réhabilité par ◀le▶ Piémont dont il devint le Premier ministre, Gioberti fut un néo-guelfe. Il voulait ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Italie et il voulait aussi ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe : l’une étant condition ◀de▶ l’autre. À ses yeux, ◀l’▶Italie (« cet Orient ◀de▶ ◀l’▶Occident ») devait jouer pour ◀l’▶Europe ◀le▶ rôle ◀de▶ nation-guide, sous ◀la▶ haute direction du pape, Rome devenant ◀la▶ métropole ◀d’▶un monde au sein duquel toutes ◀les▶ « nationalités » politiques et spirituelles, sauvegardant leur diversité, entreraient dans un rapport ◀d’▶union dialectique :
◀La▶ dictature du pape, chef civil ◀de▶ ◀l’▶Italie et ordonnateur ◀de▶ ◀l’▶Europe, sera ◀le▶ fondement des diverses chrétientés nationales
écrivait-il en 1843, dans un ouvrage publié à Bruxelles : ◀De▶ ◀la▶ primauté morale et civile des Italiens, que ◀l’▶on appelle en Italie Il Primato, et qui eut un succès retentissant. Dans son traité Della Nazionalità italiana il donnait ◀la▶ formule du passage « dialectique » ◀de▶ ◀la▶ cité à ◀la▶ nation, puis à ◀l’▶Europe et au monde :
Christ, en assignant pour but terrestre ultime à ◀la▶ société civile, ◀l’▶unification totale ◀de▶ ◀la▶ famille humaine, suggérait ◀l’▶idée dialectique ◀de▶ ◀la▶ nation en tant que cité agrandie, humanité concentrée… ◀Le▶ concept ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, en tant qu’amphictyonie des nations chrétiennes et degré supérieur du processus ◀d’▶unification qui tend à embrasser ◀le▶ genre humain, n’a pas ◀d’▶autre origine.
◀La▶ Pologne et ◀la▶ Hongrie sont des nationalités opprimées et qui ont perdu ◀l’▶indépendance ; ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie sont des nations encore à naître. On conçoit que pour ces pays, ◀l’▶idée nationale se confonde avec ◀l’▶idée ◀de▶ Liberté, et s’harmonise avec ◀l’▶idée ◀d’▶Europe unie : une nation en devenir n’a pas encore ◀d’▶intérêts « traditionnels » qui ◀l’▶opposent au plus vaste ensemble. Mais qu’en sera-t-il des grands aînés, ◀de▶ ◀l’▶Espagne, ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France, ces modèles ◀de▶ ◀l’▶État national fortement constitué et qui ne veut rien devoir à personne ? À ◀la▶ différence ◀de▶ ◀l’▶Espagne, qui se replie sur son passé et dans son génie, ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne dont ◀les▶ ambitions se déploient outre-mer et qui voit ◀d’▶un bon œil ◀les▶ puissances du Continent se multiplier, « s’équilibrer », et en fait se neutraliser, ◀la▶ France ◀de▶ 48 se considère comme une nation qui vient de renaître, dans une Europe rénovée par ◀les▶ principes mêmes ◀de▶ sa Révolution.
Lamartine, ministre des Affaires étrangères en 1848, tient à rassurer ◀l’▶Europe sur ◀les▶ intentions ◀de▶ ◀la▶ nouvelle République : celle-ci « ne fera point ◀de▶ propagande sourde ou incendiaire chez ses voisins ». Certes, elle va protéger, par ◀la▶ force au besoin, « ◀les▶ mouvements légitimes ◀de▶ croissance et ◀de▶ nationalité des peuples ». Cependant, elle n’entend pas :
incendier ◀le▶ monde, mais briller ◀de▶ sa place sur ◀l’▶horizon des peuples pour ◀les▶ devancer et ◀les▶ guider à la fois… ◀La▶ raison, rayonnant ◀de▶ partout, par-dessus ◀les▶ frontières, a créé entre ◀les▶ esprits cette grande nationalité intellectuelle qui sera ◀l’▶achèvement ◀de▶ ◀la▶ Révolution française et ◀la▶ constitution ◀de▶ ◀la▶ fraternité internationale sur ◀le▶ globe.
Michelet, lui aussi, exalte « ◀l’▶intime harmonie qui doit unir toutes ◀les▶ parties constituantes ◀de▶ ◀l’▶Europe », parmi lesquelles ◀la▶ France incarne évidemment « ◀le▶ plus haut concept ◀de▶ ◀l’▶esprit » eût dit Hegel :
Ce qu’il y a ◀de▶ moins simple, ◀de▶ moins naturel, de plus artificiel, c’est-à-dire ◀de▶ moins fatal, de plus humain et de plus libre dans ◀le▶ monde, c’est ◀l’▶Europe, de plus européen, c’est ma patrie, c’est ◀la▶ France.
Mais c’est finalement à Victor Hugo qu’il appartiendra, bien des années plus tard, ◀d’▶opérer ◀la▶ « transfiguration » des idéaux ◀de▶ 48 en un européisme et en un mondialisme sublimes, achevant ainsi — mais dans ◀l’▶imaginaire — ◀la▶ dialectique nationale du romantisme politique. Parce qu’il n’est pas suspect ◀de▶ nationalisme borné, et parce qu’il fut au xixe siècle ◀le▶ prophète ◀le▶ plus exalté ◀de▶ ◀l’▶union européenne, ses déclarations réitérées sur ◀l’▶avenir européen ◀de▶ sa patrie illustrent mieux que toute autre ◀la▶ grandiose ambiguïté ◀de▶ ◀l’▶idée nationale. Cette généreuse et sincère volonté ◀de▶ se perdre dans ◀l’▶universel, ◀de▶ se transfigurer en Europe et en monde, ne sera-t-elle pas nécessairement interprétée par ◀les▶ autres comme un désir secret ◀de▶ gagner tout ◀l’▶univers au style ◀de▶ vie et ◀de▶ pensée ◀d’▶une « nation mère » ? Parlant des « sauvages » ◀de▶ ◀l’▶Empire français qui viennent contempler à Paris l’Exposition universelle ◀de▶ 1867, il a des phrases qui découragent ◀la▶ critique :
Ces yeux saturés ◀de▶ nuit viennent regarder ◀la▶ vérité… Ils savent qu’il existe un peuple ◀de▶ réconciliation… une nation ouverte, qui appelle chez elle quiconque est frère ou veut ◀l’▶être. ◀De▶ leur côté, invasion ; du côté de ◀la▶ France, expansion.
Sur ce thème dialectique inépuisable, voici quelques pages inspirées :
◀La▶ France a cela ◀d’▶admirable, qu’elle est destinée à mourir, mais à mourir comme ◀les▶ dieux, par ◀la▶ transfiguration. ◀La▶ France deviendra ◀l’▶Europe. Certains peuples finissent par ◀la▶ sublimation comme Hercule ou par ◀l’▶ascension comme Jésus-Christ […] et c’est ainsi qu’Athènes, Rome et Paris sont pléiades. Lois immenses. ◀La▶ Grèce s’est transfigurée, et est devenue ◀le▶ monde chrétien ; ◀la▶ France se transfigurera et deviendra ◀le▶ monde humain. ◀La▶ Révolution de France s’appellera ◀l’▶évolution des peuples. Pourquoi ? Parce que ◀la▶ France ◀le▶ mérite ; parce qu’elle manque ◀d’▶égoïsme, parce qu’elle ne travaille pas pour elle seule, parce qu’elle est créatrice ◀d’▶espérances universelles, parce qu’elle représente toute ◀la▶ bonne volonté humaine, parce que là où ◀les▶ autres nations sont seulement des sœurs, elle est mère.31
Au xxe siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne ◀l’▶empêchera pas ◀d’▶être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste ◀de▶ ◀l’▶humanité. Elle aura ◀la▶ gravité douce ◀d’▶une aînée. […] Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point ◀la▶ France ; elle s’appellera ◀l’▶Europe. Elle s’appellera ◀l’▶Europe au xxe siècle et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera ◀l’▶Humanité. ◀L’▶Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par ◀les▶ penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste ◀le▶ xixe siècle, c’est à ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶Europe.32
En 1875, un professeur ◀de▶ droit international, Johann Gaspar Bluntschli, déclare au sujet de son petit pays :
◀La▶ Suisse a clarifié et réalisé dans son domaine des idées et des principes féconds pour ◀l’▶ensemble des États européens, principes qui sont destinés à garantir un jour ◀la▶ paix ◀de▶ ◀l’▶Europe… Lorsque cet idéal sera réalisé, alors ◀la▶ nationalité internationale des Suisses pourra se dissoudre dans ◀la▶ plus grande communauté européenne. Elle n’aura pas vécu en vain, ni sans gloire.
Ainsi se réaliserait ce passage à ◀l’▶Europe, cette « transfiguration » ◀d’▶une vocation nationale dont rêvaient Hugo pour ◀la▶ France et Mazzini pour ◀l’▶Italie ; mais voilà qui ne paraît concevable que dans ◀le▶ cas ◀d’▶une nation non unitaire, c’est-à-dire ◀de▶ structure fédéraliste. « ◀L’▶Internationale des nationalismes » préconisée par ◀les▶ prophètes ◀de▶ 48, évoque ◀l’▶idée ◀d’▶une amicale universelle des Misanthropes ou ◀d’▶une mutuelle des égoïstes. On peut écrire ◀de▶ telles choses, non ◀les▶ faire.
Dans ◀le▶ même temps, ◀le▶ diplomate et philosophe prussien Constantin Frantz démontre que ◀l’▶absence ◀d’▶unité nationale, congénitale aux Allemagnes, confère à ces régions centrales du Continent ◀la▶ vocation ◀d’▶unir ◀l’▶Europe sur ◀le▶ modèle fédéraliste : respectueux des diversités, exclusif ◀de▶ toute hégémonie ◀d’▶une des parties contractantes. Mais ◀le▶ nationalisme, condamné par Frantz sous sa forme étatique et bornée, réapparaît irrésistiblement sous ◀la▶ forme épurée ◀d’▶une mission européenne ◀de▶ son peuple. Nous connaissons maintenant ◀le▶ processus, illustré par toutes ◀les▶ grandes voix ◀de▶ 48, et ◀de▶ ◀la▶ période qui suit, à ◀l’▶Est comme à ◀l’▶Ouest, et en Suisse comme en France. Il manquait à ce concert une note allemande, et Constantin Frantz nous ◀la▶ donne :
Il va de soi qu’une telle fédération ne saurait être instituée d’un seul coup. Elle a besoin, d’abord, ◀d’▶une base réelle, sur laquelle elle repose et ◀d’▶où la première impulsion soit donnée… S’il est vrai que c’est ◀de▶ ◀l’▶Allemagne qu’est venue ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶Église, il est donc du devoir ◀de▶ ce pays, plus que ◀de▶ tout autre, ◀de▶ recréer ◀la▶ communauté des nations et ◀de▶ se faire ◀le▶ précurseur ◀d’▶un renouveau ◀de▶ tout ◀le▶ système européen… Faire ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ◀la▶ base du nouveau système (fédéraliste), voilà qui serait vraiment un acte ◀de▶ génie politique : ce serait poser ◀les▶ principes ◀de▶ toute ◀l’▶évolution future.
Est-ce à ◀la▶ France, à ◀l’▶Italie ou à ◀l’▶Allemagne voire à ◀la▶ Suisse fédéraliste ◀de▶ faire ◀l’▶Europe et ◀de▶ s’y fondre, accomplissant ainsi une vocation nationale, au meilleur sens du terme, mais ◀de▶ portée universelle ? Non, disent ◀les▶ Russes, — ou tout au moins ◀les▶ penseurs russes du xixe , — c’est ◀la▶ Russie qui a pour mission ◀de▶ régénérer ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀l’▶unir un jour, car c’est ainsi seulement que ◀la▶ Russie pourra devenir européenne.
En 1837, paraît le premier numéro ◀de▶ ◀la▶ revue des slavophiles, partisans ◀d’▶un nationalisme spirituel et culturel, ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie pure et des coutumes ancestrales ◀de▶ ◀la▶ Russie paysanne, adversaires donc ◀de▶ « ◀l’▶Europe », et cette revue s’intitule Europa ! Par ◀la▶ plume ◀d’▶Ivan Kirievsky, son principal rédacteur, elle oppose à ◀l’▶Europe ◀la▶ notion ◀d’▶enthousiasme, qui serait restée ◀le▶ privilège des Russes et que nos pays ◀de▶ ◀l’▶Ouest auraient perdue ; mais cette notion se trouve empruntée à Schelling… À l’égard de ◀l’▶Europe décomposée et désunie, irréligieuse, révolutionnaire, matérialiste et bourgeoisement satisfaite, ◀la▶ mission ◀de▶ ◀la▶ Russie authentique est ◀d’▶inverser ◀l’▶œuvre ◀de▶ Pierre le Grand : ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶Europe sera russe. Pour Kirievsky et ses amis, ◀la▶ notion ◀d’▶hégémonie organisatrice est capitale :
Pour que ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe se constitue organiquement et harmonieusement, il est nécessaire qu’il existe à cette fin un centre déterminé, un peuple qui domine ◀les▶ autres ◀de▶ sa supériorité politique et culturelle…
Seule ◀la▶ Russie en est capable. Et c’est aussi ce que pensera Dostoïevski, et ce qu’il exprimera cent fois dans son Journal ◀d’▶un écrivain, gazette qu’il publie seul, à intervalles irréguliers, en 1876 et 1877.
◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe appartient à ◀la▶ Russie.
◀La▶ plus haute parmi ◀les▶ hautes missions que nous autres Russes sentons devoir assumer un jour, c’est ◀la▶ mission ◀de▶ grouper ◀l’▶humanité en un seul faisceau, car ce n’est pas seulement ◀la▶ Russie et ◀le▶ panslavisme que nous servons, c’est ◀l’▶humanité entière…
◀Les▶ Européens ne savent pas que nous sommes invincibles, que si nous pouvons fort bien perdre des batailles, nous n’en resterons pas moins invincibles, grâce à ◀l’▶unité ◀de▶ notre esprit national et ◀de▶ notre conscience nationale.
Tirons ◀l’▶épée, s’il ◀le▶ faut, au nom des malheureux persécutés, quand bien même ce serait aux dépens de nos intérêts actuels. Nous n’en croirons que plus fortement à ◀la▶ véritable mission ◀de▶ ◀la▶ Russie, à sa puissance et à sa vérité : se sacrifier pour ceux qui, en Europe, sont opprimés et abandonnés au nom des prétendus intérêts ◀de▶ ◀la▶ civilisation.
Il faut que ◀les▶ organes politiques reconnaissent ◀la▶ vérité, cette vérité même du Christ telle quelle est reconnue par ◀le▶ simple croyant.
Il faut bien que ◀la▶ vérité soit conservée quelque part, que tout au moins une nation serve ◀de▶ flambeau. Qu’adviendrait-il sans cela ?
Au nom de ◀la▶ véritable religion, et pour leur bien, ◀les▶ Européens opprimés par une fausse civilisation sont invités à se laisser éclairer et libérer par ◀la▶ sainte Russie, sous peine de « sombrer dans ◀le▶ cynisme » et ◀d’▶y trouver leur fin, « vers laquelle il semble bien qu’ils s’acheminent ».
III. ◀Les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ catastrophe
◀Le▶ grand historien allemand Léopold von Ranke est en plus ◀d’▶un sens ◀l’▶anti-Hegel, par sa volonté ◀d’▶objectivité, ◀de▶ sobriété spirituelle, ◀de▶ description contrôlée ◀de▶ « ce qui s’est vraiment passé », et par son refus ◀de▶ tout système dialectique permettant ◀de▶ survoler ◀les▶ faits et dotant ◀l’▶évolution ◀d’▶on ne sait quelle énergie intrinsèque : « Chaque génération est immédiate à Dieu », écrit-il en une formule célèbre.
Une nation ou une société, selon lui, ne conquiert que par sa culture ◀le▶ droit ◀de▶ jouer un rôle actif dans ◀l’▶histoire mondiale. ◀La▶ primauté appartient donc à ◀l’▶ensemble européen, qu’il définit comme ◀le▶ domaine « romano-germanique » : Italie — France — Espagne ◀d’▶un côté, Allemagne — Angleterre — Scandinavie ◀de▶ l’autre.
César, par sa conquête des Gaules a rendu possible cette configuration, dont Charlemagne, « prince de la Culture », a créé la première unité. Sous ◀la▶ conduite des papes romains et des empereurs germains, ◀la▶ communauté des Européens n’a cessé ◀de▶ se développer et ◀de▶ s’affirmer. Ranke ne croit nullement que ◀le▶ conflit ◀de▶ ◀la▶ papauté et ◀de▶ ◀l’▶Empire, puis du catholicisme et ◀de▶ ◀la▶ Réforme, aient été des grands malheurs pour ◀l’▶Europe, car cette bipolarité
… est trop profondément fondée dans ◀la▶ nature des choses, et ces oppositions ont fait mûrir ◀l’▶esprit européen.
◀Le▶ danger que représentent pour ◀l’▶unité foncière ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀les▶ souverainetés nationales absolues, lui paraît beaucoup plus grave :
Ceux qui tiennent simplement pour une tendance ◀de▶ ◀l’▶Histoire ◀le▶ fait que ◀les▶ souverainetés nationales vont nous dominer, ceux-là ne savent pas pour qui sonne ◀le▶ glas. Car ces efforts se sont conjugués avec tant de tendances destructives, que si ces dernières prenaient ◀le▶ dessus, c’est ◀la▶ Culture et ◀le▶ christianisme qui seraient menacés.
Pour Renan, ◀la▶ menace porterait plutôt sur « ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ raison et ◀de▶ ◀la▶ civilisation ».
Dans ◀la▶ préface à sa fameuse conférence prononcée en Sorbonne ◀le▶ 11 mars 1882 sur ◀le▶ thème : « Qu’est-ce qu’une nation ? » il écrit :
Une nation, c’est pour nous une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant, dans ◀le▶ passé, ◀de▶ souvenirs, ◀de▶ sacrifices, ◀de▶ gloires, souvent ◀de▶ deuils et ◀de▶ regrets communs ; dans ◀le▶ présent, du désir ◀de▶ continuer à vivre ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas ◀de▶ parler ◀la▶ même langue ou ◀d’▶appartenir au même groupe ethnographique, c’est ◀d’▶avoir fait ensemble ◀de▶ grandes choses dans ◀le▶ passé et ◀de▶ vouloir en faire encore dans ◀l’▶avenir.
… ◀De▶ nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond ◀la▶ race avec ◀la▶ nation, et ◀l’▶on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques, une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants.
(Or) ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ race, capital à ◀l’▶origine, va donc toujours perdant ◀de▶ son importance. ◀L’▶histoire humaine diffère essentiellement ◀de▶ ◀la▶ zoologie. ◀La▶ race n’y est pas tout, comme chez ◀les▶ rongeurs ou ◀les▶ félins, et on n’a pas ◀le▶ droit ◀d’▶aller par ◀le▶ monde tâter ◀le▶ crâne des gens, puis ◀les▶ prendre à ◀la▶ gorge en leur disant : « Tu es ◀de▶ notre sang, tu nous appartiens !… »
… Ce que nous venons de dire ◀de▶ ◀la▶ race, il faut ◀le▶ dire ◀de▶ ◀la▶ langue. ◀La▶ langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. ◀Les▶ États-Unis et ◀l’▶Angleterre, ◀l’▶Amérique espagnole et ◀l’▶Espagne parlent ◀la▶ même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, ◀la▶ Suisse, si bien faite, puisqu’elle a été faite par ◀l’▶assentiment ◀de▶ ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans ◀l’▶homme quelque chose ◀de▶ supérieur à ◀la▶ langue : c’est ◀la▶ volonté. ◀La▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ Suisse ◀d’▶être unie, malgré ◀la▶ variété ◀de▶ ses idiomes, est un fait bien plus important qu’une similitude ◀de▶ langage souvent obtenue par des vexations.
… ◀La▶ géographie, ce qu’on appelle ◀les▶ frontières naturelles, a certainement une part considérable dans ◀la▶ division des nations. ◀La▶ géographie est un des facteurs essentiels ◀de▶ ◀l’▶histoire. […] Peut-on dire cependant, comme ◀le▶ croient certains partis, que ◀les▶ limites ◀d’▶une nation sont écrites sur ◀la▶ carte et que cette nation a ◀le▶ droit ◀de▶ s’adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte ◀de▶ faculté limitante à priori ? Je ne connais pas ◀de▶ doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes ◀les▶ violences.
Et, d’abord, sont-ce ◀les▶ montagnes ou bien sont-ce ◀les▶ rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que ◀les▶ montagnes séparent ; mais ◀les▶ fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes ◀les▶ montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? ◀De▶ Biarritz à Tornea, il n’y a pas une embouchure ◀de▶ fleuve qui ait plus qu’une autre un caractère bornal. Si ◀l’▶histoire ◀l’▶avait voulu, ◀la▶ Loire, ◀la▶ Seine, ◀la▶ Meuse, ◀l’▶Elbe, ◀l’▶Oder auraient, autant que ◀le▶ Rhin, ce caractère ◀de▶ frontière naturelle qui a fait commettre tant ◀d’▶infractions au droit fondamental, qui est ◀la▶ volonté des hommes.
… Je me dis souvent qu’un individu qui aurait ◀les▶ défauts tenus chez ◀les▶ nations pour des qualités, qui se nourrirait ◀de▶ vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait ◀le▶ plus insupportable des hommes.
… ◀Les▶ nations ne sont pas quelque chose ◀d’▶éternel. Elles ont commencé, elles finiront. ◀La▶ confédération, européenne, probablement, ◀les▶ remplacera.
On connaît ◀la▶ célèbre prophétie du grand Jacob Burckhardt, historien bâlois, sur ◀la▶ venue des « terribles simplificateurs » dominant nos nations domestiquées par ◀l’▶État militaire33. Dans une ◀de▶ ses lettres à von Preen, il prévoit pour ◀les▶ masses ouvrières entassées dans ◀les▶ usines et condamnées à ◀la▶ misère et à ◀l’▶envie, un avenir exactement totalitaire :
… Un certain degré déterminé et contrôlé ◀de▶ misère et ◀d’▶avancement, chaque journée, en uniforme, commencée et terminée par un roulement ◀de▶ tambours, voilà ce qui doit logiquement se produire…
Il est clair que ◀le▶ monde va vers ◀l’▶alternative suivante : démocratie totale ou despotisme absolu et sans lois, ce dernier n’étant plus exercé par des dynasties, désormais trop faibles ◀de▶ cœur, mais par des chefs militaires qui se donneront pour républicains.
Mais personne mieux que Nietzsche, disciple ◀de▶ Burckhardt, n’a dénoncé ◀le▶ délire nationaliste, déguisé en « patriotisme jovial et solennel ». Voici entre cent pages du même ton, quelques extraits tirés ◀de▶ Par-delà ◀le▶ bien et ◀le▶ mal :
Nous autres « bons Européens », nous aussi nous avons des heures où nous nous permettons un patriotisme plein ◀de▶ courage, un bond et un retour à ◀de▶ vieilles amours et ◀de▶ vieilles étroitesses, des heures ◀d’▶effervescence nationale, ◀d’▶angoisse patriotique, des heures où bien d’autres sentiments antiques nous submergent. Des esprits plus lourds que nous mettront plus ◀de▶ temps à en finir avec ce qui chez nous n’occupe que quelques heures et se passe en quelques heures : pour ◀les▶ uns, il faut ◀la▶ moitié ◀d’▶une année, pour ◀les▶ autres ◀la▶ moitié ◀d’▶une vie humaine, selon ◀la▶ rapidité ◀de▶ leurs facultés ◀d’▶assimilation et ◀de▶ renouvellement. Je saurais même me figurer des races épaisses et hésitantes, qui, dans notre Europe hâtive, auraient besoin ◀de▶ demi-siècles pour surmonter ◀de▶ tels excès ◀de▶ patriotisme atavique et ◀d’▶attachement à ◀la▶ glèbe, pour revenir à ◀la▶ raison, je veux dire au « bon européanisme ».
Grâce aux divisions morbides que ◀la▶ folie des nationalités a mises et met encore entre ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, grâce aux politiciens à ◀la▶ vue courte et aux mains promptes qui règnent aujourd’hui avec ◀l’▶aide du patriotisme, sans soupçonner à quel point leur politique ◀de▶ désunion est fatalement une simple politique ◀d’▶entracte, — grâce à tout cela, et à bien des choses encore qu’on ne peut dire aujourd’hui, on méconnaît ou on déforme mensongèrement ◀les▶ signes qui prouvent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus manifeste que ◀l’▶Europe veut devenir une. Tous ◀les▶ hommes un peu profonds et ◀d’▶esprit large qu’a vus ce siècle ont tendu vers ce but unique du travail secret ◀de▶ leur âme : ils voulurent frayer ◀les▶ voies à un nouvel accord et tentèrent ◀de▶ réaliser en eux-mêmes ◀l’▶Européen à venir ; s’ils appartinrent à une patrie, ce ne fut jamais que par ◀les▶ régions superficielles ◀de▶ leur intelligence, ou aux heures ◀de▶ défaillance, ou ◀l’▶âge venu : ils se reposaient ◀d’▶eux-mêmes en devenant « patriotes ». Je songe à des hommes comme Napoléon, Goethe, Beethoven, Stendhal, Henri Heine, Schopenhauer. Qu’on ne m’en veuille pas trop ◀de▶ nommer à leur suite Richard Wagner…
Dans un des Fragments posthumes, Nietzsche précise ◀la▶ nature ◀de▶ ces « grands intérêts » et prévoit ◀la▶ nécessité ◀d’▶un Marché commun de l’Europe :
À tout cela s’ajoute un grand fait économique : ◀les▶ petits États de l’Europe — j’entends tous nos empires et États actuels — doivent nécessairement devenir non viables, économiquement parlant, sous ◀la▶ pression du grand commerce et des échanges mondiaux transcendant toutes ◀les▶ frontières.
Le dernier mot, sur cette évolution, sera dit par Georges Sorel, quelques années avant ◀la▶ catastrophe annoncée par ◀les▶ grands historiens contre ◀les▶ grands poètes du xixe . Plus européen, sans doute, qu’aucun ◀de▶ ses compatriotes au début ◀de▶ ce siècle, Sorel n’a parlé ◀de▶ ◀l’▶Europe que sur ◀le▶ ton ◀d’▶un sombre dépit prophétique. Voici quelques extraits ◀de▶ ses Propos recueillis par son disciple Jean Variot à ◀la▶ veille ◀de▶ la Première Guerre mondiale34 :
Personne n’a ◀le▶ courage ◀de▶ dire ou ◀d’▶écrire que ◀l’▶état ◀de▶ paix en Europe est un état anormal.
Pourquoi ◀l’▶Europe est-elle par excellence ◀la▶ terre des cataclysmes guerriers ? Parce qu’elle est habitée par une quantité ◀de▶ races qui sont singulièrement opposées ◀les▶ unes aux autres, et dans leurs intérêts immédiats, et dans leurs mœurs, et dans leurs ambitions. ◀L’▶Europe n’a pas ◀de▶ chance. Tous ses habitants ne peuvent faire que mauvais voisinage.
Quand on parle des États-Unis d’Europe, je vois tout de suite ◀la▶ guerre qui surgit. ◀Les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe ne peuvent s’unir que dans une seule idée : se faire ◀la▶ guerre.
… Et il y a ◀le▶ slavisme qui met son grain ◀de▶ sel là-dedans. ◀La▶ politique panslave… C’est gai pour demain ! Je vous dis que ◀la▶ guerre viendra de ◀la▶ Russie.
…Comment ferez-vous pour fédérer des Slaves, ou religieux ou mystiques révolutionnaires ; des Scandinaves assagis ; des Allemands ambitieux ; des Anglais jaloux ◀d’▶autorité ; des Français avares ; des Italiens souffrant ◀d’▶une crise ◀de▶ croissance ; des Balkaniques braconniers ; des Hongrois guerriers ? Comment calmerez-vous ce panier rempli ◀de▶ crabes qui se pincent toute ◀la▶ sainte journée ?
Malheureuse Europe ! Pourquoi lui cacher ce qui ◀l’▶attend ? Avant dix ans, elle sombrera dans ◀la▶ guerre et ◀l’▶anarchie, comme elle a toujours fait deux ou trois fois par siècle.
… Rien n’améliorera ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe. Pourquoi voulez-vous qu’il s’améliore ? Que signifie ce vieux fond ◀d’▶optimisme qui attend que ◀les▶ choses s’arrangent ? Il n’y a aucune raison pour cela. Des composés chimiques, qui sont séparément amorphes, provoquent ◀le▶ feu s’ils sont amalgamés dans un récipient. ◀L’▶Europe est un récipient rempli ◀de▶ cette sorte ◀de▶ composés chimiques. Ça met ◀le▶ feu ; que diable ! Prenez-en votre parti !
IV. Liquidation ◀de▶ ◀l’▶Europe des nations
Sorel, qui parlait en 1908 ◀de▶ « cette Europe qui est ◀la▶ terre-type du malheur ◀de▶ ◀l’▶humanité », et qui réinventait à peu de mots près ◀la▶ phrase ◀d’▶Ivan Karamazov partant pour ◀l’▶Europe : « Je sais bien que je vais dans un cimetière, mais c’est ◀le▶ plus cher ◀de▶ tous », toutefois se bornant à grommeler : « ◀L’▶Europe, ce cimetière… » ; Sorel qui marque ◀le▶ passage entre un Marx et un Nietzsche, ses maîtres au xixe siècle, un Lénine et un Mussolini, ses disciples au xxe siècle, fut sans doute ◀l’▶observateur ◀le▶ plus pessimiste ◀de▶ ◀l’▶Europe des nationalismes. Et c’est à lui que 1914 donnera raison.
Car 1914 sonne ◀le▶ glas non ◀de▶ ◀l’▶Europe, certes, mais ◀de▶ ◀l’▶Europe des nations et ◀de▶ son impérialisme planétaire.
Il faudra cependant en venir aux excès ◀de▶ ◀l’▶autarcie affirmée sans scrupules (« ◀Le▶ Droit est ce qui sert ◀le▶ peuple allemand », proclame Hitler), pour que ◀les▶ dernières conséquences ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue éclatent aux yeux des peuples et ◀de▶ leurs hommes d’État, dans ◀les▶ pays au moins qui auront subi, à ◀l’▶Ouest, ◀la▶ loi totalitaire nationale-socialiste. ◀L’▶Allemagne, ◀la▶ France, et ◀l’▶Italie, au lendemain ◀de▶ leur libération, inscrivent dans leur Constitution des articles prévoyant ◀l’▶abandon du dogme sacro-saint ◀de▶ ◀la▶ souveraineté totale.