Allocution de▶ Denis de Rougemont, président du Congrès pour ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ culture, à ◀la▶ séance ◀de▶ clôture ◀de▶ ◀la▶ rencontre ◀de▶ Berlin (extraits) (juin-juillet 1960)u
Au terme ◀d’▶une semaine ◀d’▶échanges intellectuels ◀d’▶une exceptionnelle densité, je pense répondre à ◀l’▶attente ◀de▶ tous en essayant ◀de▶ reconsidérer ◀la▶ nature, ◀la▶ fonction ◀de▶ notre Congrès et ◀les▶ idéaux qui ◀l’▶inspirent. ◀Le▶ plus simple sera ◀de▶ reprendre ◀les▶ trois termes qui forment notre titre : Congrès, Liberté, Culture.
Nous sommes donc d’abord un Congrès — un congrès permanent, il est vrai, puisqu’il a tenu des réunions successivement dans plus ◀de▶ vingt-cinq pays sur ◀les▶ cinq continents — mais voici ◀le▶ point important : ce Congrès n’est pas un parti, n’est pas un front discipliné mais un simple rassemblement ◀d’▶hommes ◀de▶ culture qui se veulent à la fois libres et responsables devant eux-mêmes et devant ◀la▶ société.
Peu de mois après leur première conférence à Berlin, il y a dix ans, ils décidèrent ◀de▶ se grouper afin de créer ainsi, en cas ◀d’▶urgence et au service des libertés ◀de▶ ◀l’▶esprit partout où elles sont attaquées, une certaine force ◀de▶ frappe, ◀de▶ protestation efficace. Mais aussi, ils éprouvèrent ◀le▶ besoin ◀de▶ se grouper pour dialoguer et réfléchir ensemble sur ◀les▶ immenses problèmes que pose, à cette génération, ◀le▶ progrès dans ◀la▶ liberté.
Sur ce mot Liberté, je serai très bref bien qu’il soit ◀le▶ mot capital. Car ◀la▶ liberté, voyez-vous, ce n’est pas quelque chose dont nous devons parler, mais quelque chose que nous devons créer, dont nous devons créer ◀les▶ conditions, quelque chose que nous devons reconquérir chaque jour et sans relâche, sur nous-mêmes tout d’abord, et pour ◀les▶ autres.
Revendiquer ◀la▶ liberté, quand nous avons formé notre Congrès, c’était d’abord lutter contre des dictatures extérieures, bien connues et localisées, contre ◀les▶ idéologies qu’elles voulaient imposer, et contre ◀le▶ défaitisme fataliste qui préparait leur lit dans nos démocraties. Il nous fallait courir au plus pressé, secourir ◀les▶ persécutés accusés ◀de▶ liberté ◀d’▶esprit,— et nous ◀l’▶avons fait.
Mais nous voyons bien, aujourd’hui, que ◀les▶ menaces contre ◀les▶ libertés ne viennent pas seulement des régimes que vous savez. Elles viennent de ◀la▶ misère et ◀de▶ ◀la▶ faim pour une large partie ◀de▶ ◀l’▶humanité. Elles viennent aussi des formes ◀de▶ vie matérialistes que notre civilisation occidentale propage aveuglément sur toute ◀la▶ terre, et qui, sous ◀les▶ meilleurs prétextes, comme celui ◀de▶ nourrir ◀les▶ corps et ◀de▶ réduire des misères matérielles, bouleversent et oppriment tant de cultures traditionnelles mal préparées à ◀les▶ assimiler. Elles viennent enfin, ces menaces contre ◀la▶ liberté, ◀de▶ ◀la▶ misère morale où vivent (en Occident au moins autant que dans ◀les▶ pays techniquement non développés) des centaines ◀de▶ millions ◀d’▶êtres humains qui souffrent avant tout ◀de▶ ne pas trouver un sens à leur vie individuelle.
◀L’▶absence ◀de▶ sens, dans une vie, voilà ce qui ôte ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ liberté, voilà ce qui ruine ◀le▶ plus insidieusement ◀la▶ dignité ◀d’▶un homme et sa passion ◀de▶ lutter pour ◀la▶ liberté. Chaque fois qu’un homme ou une femme en vient à constater que sa vie personnelle n’a pas ◀de▶ sens, ◀la▶ liberté perd un ◀de▶ ses points ◀d’▶appui, et ◀la▶ dictature s’avance aussitôt pour ◀l’▶occuper.
C’est ici qu’intervient ◀la▶ Culture, ou, en tout cas, qu’elle doit et peut intervenir.
Car ◀la▶ culture, c’est justement ◀l’▶ensemble des activités proprement humaines qui donnent un sens à notre vie. Car ◀la▶ culture, c’est tout d’abord : transmettre des recettes ◀de▶ vie, des connaissances et des significations, relier ◀les▶ sentiments, ◀les▶ idées et ◀les▶ actes, maintenir une tradition où ◀l’▶on se sente chez soi. C’est donc d’abord permettre à ◀l’▶homme ◀de▶ se situer à sa place dans ◀le▶ monde, et dans un monde qu’il approuve et dont il comprend ◀les▶ symboles. Mais ◀la▶ sécurité n’est que ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶affaire : ◀l’▶aventure personnelle, ◀la▶ nouveauté, ◀l’▶inquiétude, une certaine révolte sont aussi des besoins vitaux. Et alors se révèle l’autre aspect ◀de▶ ◀la▶ culture, qui n’est plus seulement transmission mais critique et rupture s’il ◀le▶ faut ; qui n’est plus seulement tradition mais création, et qui n’est plus seulement initiation mais invention.
Ces deux aspects ◀de▶ ◀la▶ culture peuvent devenir également dangereux pour ◀l’▶homme et pour sa liberté réelle, s’ils restent séparés, isolés l’un ◀de▶ l’autre. En revanche, équilibrées et combinées, tradition et innovation représentent ensemble ◀la▶ culture vivante, celle qui peut rendre un sens à ◀l’▶existence humaine.
Or il se trouve que la plupart des conférences et groupes ◀d’▶études organisés par ◀le▶ Congrès portent précisément ce titre général : Tradition and Change, tradition et progrès technique et démocratique.
Pour que notre vie ait un sens, il faut que ◀la▶ culture vivante recrée pour ◀les▶ hommes ◀de▶ ce temps des ensembles intelligibles.
Il faut que nos activités humaines que nous avons spécialisées et séparées jusqu’à ◀l’▶absurde — ◀l’▶art et ◀la▶ vie quotidienne, ◀le▶ travail et ◀la▶ réflexion, ◀la▶ spéculation pure et ◀les▶ techniques appliquées, ◀la▶ pensée et ◀l’▶action en somme, cessent ◀de▶ se ridiculiser mutuellement, comme c’est ◀le▶ cas dans trop ◀de▶ nos vies, et retrouvent une commune mesure, un style commun.
Et ceci vaut pour ◀l’▶Occident surtout. Mais désormais, c’est à ◀l’▶échelle mondiale aussi que ◀les▶ diverses facultés ◀de▶ ◀l’▶homme peuvent retrouver et rassembler leurs grands symboles :
— celles du corps et ◀de▶ ◀l’▶intellect (◀d’▶où ◀la▶ technique) dont s’occupe surtout ◀l’▶Occident ;
— celles ◀de▶ ◀l’▶âme vitale que ◀l’▶Afrique a ◀le▶ mieux préservées (par ◀le▶ chant, par ◀la▶ danse, ◀le▶ rythme, ◀l’▶émotion) ;
— celles ◀de▶ ◀l’▶esprit enfin, apanage millénaire ◀de▶ ◀l’▶Inde traditionnelle.
C’est pourquoi nous devons attacher tant de prix aux contacts que permet un congrès comme le nôtre : contacts d’une part entre représentants des arts, des sciences et ◀de▶ ◀la▶ sociologie, contacts d’autre part entre ◀les▶ représentants des cinq ou six cultures continentales qui vivent dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui : leurs confrontations amicales ◀les▶ orientent, toujours plus consciemment, vers ◀la▶ recherche ◀d’▶une sagesse globale.
En situant ◀le▶ Congrès comme je viens de ◀le▶ faire, j’ai voulu vous montrer qu’il n’agit pas au niveau de ◀la▶ politique proprement dite, mais au niveau de ce qui ◀la▶ prépare et ◀la▶ pré-forme, en contribuant à orienter ◀les▶ esprits et leurs choix vers des fins qui dépassent ◀la▶ politique et qui seules lui donnent son vrai sens, son sens humain pour chaque personne.
◀La▶ politique, nous n’y échapperons pas, et il est inutile ◀d’▶insister sur ce fait, ici, dans ce Berlin où elle nous cerne ◀de▶ toute part. Mais nous refusons ◀d’▶accorder à ◀la▶ politique cette valeur absolue ◀de▶ fin en soi que lui donnent ◀les▶ totalitaires — tant qu’un jour il n’y a plus rien ◀d’▶autre à faire qu’à se jeter à mains nues contre ◀les▶ tanks, symboles écrasants ◀de▶ ◀la▶ politique totale et absolutisée.