La▶ liberté et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie (8 juillet 1960)v w
Nous voyons bien, aujourd’hui, que ◀les▶ menaces contre ◀les▶ libertés ne viennent pas seulement des formes ◀de▶ vie matérialistes que notre civilisation occidentale propage aveuglément sur toute ◀la▶ terre, et qui, sous ◀les▶ meilleurs prétextes, comme celui ◀de▶ nourrir ◀les▶ corps et ◀de▶ réduire des misères matérielles, bouleversent et oppriment tant de cultures traditionnelles mal préparées à ◀les▶ assimiler. Elles viennent enfin, ces menaces contre ◀la▶ liberté, ◀de▶ ◀la▶ misère morale où vivent (en Occident au moins autant que dans ◀les▶ pays techniquement non développés) des centaines ◀de▶ millions ◀d’▶êtres humains qui souffrent avant tout ◀de▶ ne pas trouver un sens à leur vie individuelle.
◀L’▶absence ◀de▶ sens, dans une vie, voilà ce qui ôte ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ liberté, voilà ce qui ruine ◀le▶ plus insidieusement ◀la▶ dignité ◀d’▶un homme et sa passion ◀de▶ lutter pour ◀la▶ liberté. Chaque fois qu’un homme ou une femme en vient à constater que sa vie personnelle n’a pas ◀de▶ sens, ◀la▶ liberté perd un ◀de▶ ses points ◀d’▶appui, et ◀la▶ dictature s’avance aussitôt pour ◀l’▶occuper.
C’est ici qu’intervient ◀la▶ Culture, ou, en tout cas, qu’elle doit et peut intervenir.
Vous avez lu et entendu depuis longtemps tant de banalités, souvent exactes d’ailleurs, sur ◀la▶ culture et ses définitions, que là aussi vous me permettrez ◀d’▶être assez bref, et ◀de▶ me borner à quelques traits définissant ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ culture que je vois pratiquée par ce Congrès.
◀La▶ culture c’est transmettre et situer
◀Le▶ pire danger, c’est donc ◀l’▶absence ◀de▶ sens : ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀l’▶absurdité ◀d’▶une vie sans but. Or ◀la▶ culture, c’est justement ◀l’▶ensemble des activités proprement humaines qui donnent un sens à notre vie. Car ◀la▶ culture, c’est tout d’abord : transmettre des recettes ◀de▶ vie, des connaissances et des significations, relier ◀les▶ sentiments, ◀les▶ idées et ◀les▶ actes, maintenir une tradition où ◀l’▶on se sente chez soi.
C’est donc d’abord permettre à ◀l’▶homme ◀de▶ se situer à sa place dans ◀le▶ monde, et dans un monde qu’il approuve et dont il comprend ◀les▶ symboles. Mais ◀la▶ sécurité n’est que ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶affaire : ◀l’▶aventure personnelle, ◀la▶ nouveauté, ◀l’▶inquiétude, une certaine révolte sont aussi des besoins vitaux. Et alors se révèle l’autre aspect ◀de▶ ◀la▶ culture, qui n’est plus seulement transmission mais critique et rupture s’il ◀le▶ faut ; qui n’est plus seulement tradition mais création, et qui n’est plus seulement initiation mais invention.
Ces deux aspects ◀de▶ ◀la▶ culture peuvent devenir également dangereux pour ◀l’▶homme et pour sa liberté réelle, s’ils restent séparés, isolés l’un ◀de▶ l’autre. En revanche, équilibrées et combinées, tradition et innovation représentent ensemble ◀la▶ culture vivante, celle qui peut rendre un sens à ◀l’▶existence humaine.
Or il se trouve que la plupart des conférences et groupes ◀d’▶études organisés par ◀le▶ Congrès portent précisément ce titre général : Tradition and Change, tradition et progrès technique et démocratique.
Pour que notre vie ait un sens, il faut que ◀la▶ culture vivante recrée pour ◀les▶ hommes ◀de▶ ce temps des ensembles intelligibles.
Il faut que nos activités humaines que nous avons spécialisées et séparées jusqu’à ◀l’▶absurde — ◀l’▶art et ◀la▶ vie quotidienne, ◀le▶ travail et ◀la▶ réflexion, ◀la▶ spéculation pure et ◀les▶ techniques appliquées, ◀la▶ pensée et ◀l’▶action en somme, cessent ◀de▶ se ridiculiser mutuellement, comme c’est ◀le▶ cas dans trop ◀de▶ nos vies, et retrouvent une commune mesure, un style commun.
Et ceci vaut pour ◀l’▶Occident surtout. Mais désormais, c’est à ◀l’▶échelle mondiale aussi que ◀les▶ diverses facultés ◀de▶ ◀l’▶homme peuvent retrouver et rassembler leurs grands symboles :
— celles du corps et ◀de▶ ◀l’▶intellect (◀d’▶où ◀la▶ technique) dont s’occupe surtout ◀l’▶Occident ;
— celles ◀de▶ ◀l’▶âme vitale que ◀l’▶Afrique a ◀le▶ mieux préservée (par ◀le▶ chant, par ◀la▶ danse, ◀le▶ rythme, ◀l’▶émotion) ;
— celles ◀de▶ ◀l’▶esprit enfin, apanage millénaire ◀de▶ ◀l’▶Inde traditionnelle.
C’est pourquoi nous devons attacher tant de prix aux contacts que permet un congrès comme le nôtre : contacts d’une part entre représentants des arts, des sciences et ◀de▶ ◀la▶ sociologie, contacts d’autre part entre ◀les▶ représentants des cinq ou six cultures continentales qui vivent dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui : leurs confrontations amicales ◀les▶ orientent, toujours plus consciemment, vers ◀la▶ recherche ◀d’▶une sagesse globale.
Voilà pour ◀les▶ trois termes qui forment notre titre.
J’en déduis que ◀la▶ fonction ◀de▶ notre Congrès, tel qu’il est devenu depuis dix ans, s’élargissant progressivement aux dimensions du monde entier, est désormais :
◀d’▶organiser un ample effort ◀de▶ réflexions entre intellectuels du monde entier sur ◀les▶ problèmes que pose ◀le▶ même progrès technique, éducatif et culturel, dans ◀les▶ conditions différentes ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀l’▶Afrique, ◀de▶ ◀l’▶Asie, du Proche-Orient et des deux Amériques ; mais ceci dans ◀la▶ perspective qui nous est propre : celle des incidences du progrès sur ◀les▶ vraies libertés humaines.
On nous demande souvent, ◀de▶ tous côtés : Êtes-vous un mouvement politique ? Il me semble que ◀le▶ commentaire que je viens de vous donner ◀de▶ nos buts répond suffisamment à cette question. Mais on insiste, ◀la▶ presse insiste, et ◀les▶ interviewers insistent : tous veulent absolument que nous soyons politiques, que nous soyons d’abord anti-ceci ou cela… J’insisterai donc à mon tour.
Au-delà ◀de▶ ◀la▶ politique : Liberté, Progrès et Bien
En situant ◀le▶ Congrès comme je viens de ◀le▶ faire, j’ai voulu vous montrer qu’il n’agit pas au niveau de ◀la▶ politique proprement dite, mais au niveau de ce qui ◀la▶ prépare et ◀la▶ préforme, en contribuant à orienter ◀les▶ esprits et leurs choix vers des fins qui dépassent ◀la▶ politique et qui seules lui donnent son vrai sens, son sens humain, pour chaque personne.
◀La▶ politique, nous n’y échapperons pas, et il est inutile ◀d’▶insister sur ce fait, ici, dans ce Berlin où elle nous cerne de toutes parts. Mais nous refusons ◀d’▶accorder à ◀la▶ politique cette valeur absolue ◀de▶ fin en soi que lui donnent ◀les▶ totalitaires, tant qu’un jour il n’y a plus rien ◀d’▶autre à faire qu’à se jeter à mains nues contre ◀les▶ tanks, symboles écrasants ◀de▶ ◀la▶ politique totale et absolutisée.
◀La▶ politique doit rester pour nous un moyen dominé par des fins humaines, ces fins que ◀l’▶esprit seul peut entrevoir, imaginer et proposer à nos désirs et à notre raison, à notre volonté et à notre foi.
Et alors, ◀la▶ liberté serait-elle du nombre ◀de▶ ces fins dernières, serait-elle à son tour un absolu ? Non, certes, mais elle seule nous conduit à nos fins. Car ◀la▶ liberté se concrétise dans ◀l’▶augmentation continuelle des possibilités, pour chaque homme, ◀de▶ courir son risque personnel, ◀de▶ donner un sens à sa vie tant de travail que ◀de▶ loisir, et tant ◀d’▶action que ◀de▶ méditation.
Ce n’est point par des statistiques, portant sur ◀les▶ résultats ◀d’▶un régime ou ◀d’▶une institution, que se mesure en fin de compte ◀le▶ degré ◀de▶ liberté atteint par ◀l’▶homme dans telle ou telle société. Mais c’est par ◀la▶ nature et par ◀la▶ qualité ◀de▶ chances ménagées à chacun ◀de▶ courir sa propre aventure et ◀d’▶affronter ◀le▶ mystère ◀de▶ sa personne.
Telle est ◀la▶ fin dernière ◀de▶ toute communauté, et ◀la▶ seule mesure qui permette ◀de▶ juger qu’une forme ◀de▶ vie ou un système ◀d’▶institution n’apportent pas seulement un Progrès, mais un Bien.