Originalité de▶ ◀la▶ culture européenne comparée aux autres cultures (août 1960)x y
C’est en Europe seulement, jamais ailleurs, qu’il m’est arrivé bien souvent ◀d’▶entendre prononcer ◀la▶ phrase suivante : « Une culture européenne, ça n’existe pas. »
◀Le▶ fait même qu’une telle phrase ne puisse être entendue qu’en Europe et seulement dans ◀la▶ bouche ◀d’▶Européens, nous fournit, paradoxalement, une première définition ◀de▶ ◀l’▶originalité ◀de▶ notre continent. Un homme qui nie que ◀l’▶Europe existe et qu’elle ait une culture commune ne saurait être un Asiatique, un Africain ou un Américain, mais seulement un Européen.
Examinons ◀d’▶un peu plus près ce paradoxe.
I. ◀Les▶ intellectuels sceptiques et ◀les▶ adversaires déclarés (ou non) ◀de▶ ◀l’▶union européenne ont coutume ◀d’▶affirmer simultanément ◀les▶ deux propositions contradictoires que voici. Ils affirment primo : qu’il n’y a pas ◀de▶ culture européenne commune, mais seulement des cultures nationales, car, disent-ils, ◀les▶ Allemands et ◀les▶ Français, ou ◀les▶ Scandinaves et ◀les▶ Italiens, par exemple, sont trop différents entre eux pour former une unité quelconque. Et ils affirment secundo : qu’il ne saurait y avoir ◀de▶ culture spécifiquement européenne, car, disent-ils encore, toute vraie culture est universelle par définition, et nos problèmes, en Europe, sont à peu près ◀les▶ mêmes que ceux qui se posent dans ◀le▶ reste du monde.
Comment expliquer ces deux attitudes négatives, d’ailleurs contradictoires, je ◀le▶ répète, et sans doute absurdes, mais si courantes ?
La première, celle qui fait dire que nous sommes trop différents pour pouvoir constituer jamais une unité ◀de▶ culture, se fonde souvent sur ◀les▶ clichés traditionnels ◀les▶ plus vulgaires (◀les▶ Allemands sont portés à ◀la▶ philosophie, belliqueux et buveurs ◀de▶ bière, ◀les▶ Français ne pensent qu’à ◀l’▶amour, ◀les▶ Suisses sont des paysans, ◀les▶ Italiens des chanteurs, etc.), mais parfois aussi sur une connaissance trop méticuleuse ou pédante ◀de▶ nos diversités, sur une expérience vécue jusqu’à ◀l’▶irritation, du tempérament, des coutumes et des préjugés ◀de▶ nos voisins.
La seconde attitude, celle qui fait dire que nous n’avons pas ◀de▶ problèmes spécifiques, différents ◀de▶ ceux du reste du monde, s’explique par une glorieuse méconnaissance des réalités ◀de▶ ce reste du monde.
La première attitude est en somme celle ◀d’▶un myope, et la seconde, celle ◀d’▶un presbyte. (Il est ◀d’▶autant plus curieux ◀de▶ ◀les▶ trouver souvent réunies chez un même individu…) Essayons maintenant ◀de▶ corriger notre vision. Éloignons-nous ◀de▶ ◀l’▶Europe, physiquement ou par ◀la▶ pensée ; écoutons ce que nous en disent ◀les▶ observateurs ◀d’▶outre-mer. Nous en viendrons très vite à ◀la▶ constatation suivante, qui sera ma première thèse :
Vue du dehors, ◀l’▶Europe est évidente. Vue ◀de▶ ◀l’▶Asie, ◀de▶ ◀l’▶Afrique, ou même des Amériques, ◀l’▶unité ◀de▶ notre culture s’impose immédiatement et sans hésitation à ◀l’▶esprit ◀de▶ ceux qui ◀l’▶observent, que ce soit en amis ou en ennemis, et peut-être surtout en ennemis !
À ceux qui seraient tentés ◀de▶ nier, à priori, ◀l’▶originalité ◀de▶ notre culture et ◀le▶ fait qu’elle nous est commune du Cap Nord au Péloponnèse et ◀de▶ Madrid à Varsovie, je répondrai ◀d’▶un seul mot : Voyagez ! Quittez ◀l’▶Europe, vous ◀la▶ découvrirez ! Et dès que vous commencerez à pressentir certaines réalités vastes et inquiétantes, vraiment « étrangère » cette fois-ci, vous commencerez du même coup à sentir cette inimitable saveur que ◀l’▶on ne trouve qu’à ◀l’▶Europe38.
2. Poussons plus loin ◀le▶ paradoxe, jusqu’au point où nous allons ◀le▶ voir se renverser.
Ne serait-ce pas, précisément, ◀la▶ multiplicité ◀de▶ nos différences — régionales et nationales, religieuses et morales, philosophiques et sociales — et leur coexistence dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, et leur mutuelle contestation critique, et toutes ◀les▶ tensions qui en résultent, ne seraient-ce pas en un mot nos diversités mêmes qui dénoteraient ◀le▶ mieux ◀l’▶originalité, ◀la▶ spécificité et ◀la▶ communauté — ◀l’▶unité ◀de▶ notre culture ?
Pendant une table ronde que je présidais à Rome, il y a quelques années, agacé par ◀les▶ objections que ◀l’▶on ne cessait ◀d’▶opposer à ◀l’▶idée même ◀d’▶une unité ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, j’ai noté ◀la▶ phrase suivante, que j’ai plus ◀d’▶une fois citée et publiée depuis :
◀L’▶Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans ◀la▶ mesure précise où il doute qu’il ◀le▶ soit et prétend au contraire s’identifier soit avec ◀l’▶homme universel, soit avec ◀l’▶homme ◀d’▶une seule nation du grand complexe européen, dont il révèle ainsi qu’il fait partie par ◀le▶ seul fait qu’il ◀le▶ conteste ?
C’est donc dans ◀le▶ fait ◀de▶ notre exceptionnelle diversité, non pas subie mais jalousement revendiquée et cultivée, que ◀l’▶on peut voir ◀le▶ signe et ◀la▶ démonstration ◀de▶ ◀l’▶originalité ◀de▶ notre culture.
Mais cela n’apparaîtra clairement et ne deviendra vraiment sensible et convaincant, que si nous comparons notre formule ◀de▶ ◀l’▶unité paradoxale — j’entends ◀de▶ ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité — avec d’autres formules ◀d’▶unité qui ont régné sur d’autres cultures, ou que certains régimes contemporains tentent ◀d’▶imposer à ◀la▶ culture ◀de▶ leurs sujets.
3. Esquissons cette comparaison, limitée pour ◀l’▶instant aux formules ◀d’▶unité. Si nous considérons ◀les▶ cultures ◀de▶ ◀l’▶Antiquité et ◀les▶ cultures extraeuropéennes qui subsistent encore ou qui tentent ◀de▶ se former ◀de▶ nos jours, nous voyons se dégager deux formules bien distinctes. Dans certaines cultures, surtout antiques, ◀l’▶unité provient ◀d’▶une origine unique, ou ◀d’▶un grand principe formateur et ◀d’▶une continuelle référence à cette source, qui assure ◀la▶ cohérence et ◀l’▶homogénéité des traditions. Tandis que dans d’autres cultures, ◀l’▶unité résulte ◀d’▶un décret du Pouvoir, ◀d’▶une uniformité imposée par ◀la▶ force. Donc, d’une part unité traditionnelle, originelle, innée à ◀la▶ culture et découlant ◀de▶ son passé, d’autre part, unité synthétique imposée comme un cadre rigide à ◀la▶ culture.
Pour fixer ◀les▶ idées, et sans vouloir entrer dans ◀de▶ périlleuses analyses, j’illustrerai la première formule par ◀les▶ noms ◀de▶ quelques civilisations fondées sur ◀le▶ Sacré (das Heilige, the Holy), comme celles ◀de▶ Sumer, ◀de▶ ◀l’▶Égypte des Pharaons, ◀de▶ ◀l’▶Inde védantique, ou encore des Mayas, puis des Aztèques ; tandis que ◀les▶ civilisations totalitaires contemporaines, telles que ◀l’▶URSS de Staline et ◀la▶ Chine de Mao (pour ne rien dire des brèves tentatives avortées du national-socialisme et du fascisme) serviront ◀d’▶exemples pour la deuxième formule.
Il suffira, je crois, ◀de▶ ces brèves indications, pour faire bien voir que ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶unité, originelle, à base de traditions sacrées, et ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶unification contrainte, à base de décrets étatiques, sont en violent contraste avec ◀les▶ réalités et principes caractéristiques ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. La première vise à maintenir et la seconde à établir une unité dans ◀l’▶homogène, facilement concevable et vérifiable, tandis que ◀l’▶Europe ne trouve son unité paradoxale, à la fois évidente et presque informulable, que dans ◀le▶ libre jeu ◀de▶ ses diversités.
Mais il est temps ◀de▶ nous demander ◀d’▶où proviennent ces fameuses diversités, et comment il se fait que ◀l’▶Europe en ait tant et même ◀les▶ multiplie comme à plaisir, au lieu d’essayer ◀de▶ ◀les▶ réduire. ◀La▶ réponse me paraît assez simple. ◀Les▶ diversités caractéristiques ◀de▶ ◀la▶ culture européenne s’expliquent historiquement par ◀la▶ pluralité des origines ◀de▶ notre civilisation ; et elles sont entretenues ou renouvelées sans cesse par notre refus déclaré ◀de▶ toute doctrine unique et unifiante, imposée par une force extérieure au mouvement spontané ◀de▶ ◀la▶ culture.
Nous tous, que nous ◀le▶ sachions ou non et que nous ◀l’▶acceptions ou non, et quel que soit notre passeport, descendons par nos mœurs, croyances ou incroyances, par ◀les▶ mythes gouvernant nos sentiments et par nos formes ◀de▶ pensée, ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, et derrière ces trois villes illustres, du Proche-Orient sémite, ◀de▶ ◀l’▶Iran, et ◀de▶ ◀l’▶Inde. Nous venons aussi des profondeurs obscures du monde celtique et du monde germanique, et parfois même du monde arabe. Entre ces origines diverses, hétérogènes, se sont produits au cours des siècles autant ◀de▶ conflits non encore résolus que ◀de▶ synthèses fécondes, mais toujours provisoires. Entre ◀l’▶homme grec, astucieux et critique, ◀le▶ citoyen romain obéissant à ◀la▶ raison ◀d’▶État, ◀le▶ fidèle chrétien obéissant à ◀la▶ déraison ◀de▶ ◀la▶ foi, ◀le▶ guerrier germain qui se sent libre quand il touche son épée, ◀le▶ Celte romantique et magique — et nous descendons tous ◀de▶ la plupart d’entre eux, par ◀les▶ coutumes conscientes et inconscientes autant et plus que par ◀les▶ chromosomes — que ◀de▶ contradictions insurmontables, ◀de▶ luttes meurtrières, ◀de▶ compromis boiteux, ◀de▶ polémiques subtiles ou passionnées et ◀d’▶alliances imprévues, infiniment variées selon ◀les▶ temps et ◀les▶ lieux et toujours remises en question.
◀De▶ cet immense complexe ◀de▶ tensions, défiant toute description définitive, voyons maintenant se dégager une résultante unique, incontestable : ◀le▶ dynamisme européen.
Si nous avons découvert et conquis, ou en tout cas marqué ◀de▶ notre empreinte ◀le▶ monde entier, nous qui n’habitons après tout qu’un petit 5 % des terres du Globe, c’est bien à ◀la▶ complexité ◀de▶ nos origines culturelles que nous ◀le▶ devons, aux conflits spirituels, drames et tensions qui devaient nécessairement en résulter, et qui nous condamnaient à ◀la▶ recherche, à ◀l’▶invention, à ◀l’▶expansion, à ◀l’▶aventure perpétuelle. D’autres facteurs, que ◀l’▶on dira providentiels ou matériels, selon ◀les▶ écoles ◀de▶ pensée, ont pu jouer. Mais ◀la▶ diversité ◀de▶ nos origines et leur discussion millénaire suffisent dans tous ◀les▶ cas à rendre compte ◀d’▶un dynamisme unique et sans rival dans ◀les▶ annales du genre humain.
4. En dépit de ce que je viens de dire sur ◀la▶ complexité indescriptible ◀de▶ notre civilisation, pensant avoir payé un tribut suffisant aux éléments diversifiant, j’envisagerai maintenant ◀les▶ éléments communs et permanents, ◀les▶ caractères spécifiques ◀de▶ ◀la▶ culture européenne ; j’entends ◀les▶ caractères par lesquels cette culture se distingue très évidemment soit des anciennes cultures sacrées, soit des actuelles cultures totalitaires — lesquelles ont d’ailleurs en commun ◀l’▶unicité ◀de▶ leur principe ◀de▶ formation ou ◀de▶ réglementation forcée.
Comparée à ces deux groupes ◀de▶ cultures unitaires, celle ◀de▶ ◀l’▶Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane. Culture ◀de▶ dialogue et ◀de▶ contestation, du seul fait ◀de▶ ses origines multiples, et des valeurs souvent incompatibles qu’elle en a héritées, ◀l’▶Europe n’a jamais pu s’ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, son économie et ses arts. On a beau citer ◀le▶ Moyen Âge comme une période bénie ◀d’▶unité des esprits et des cœurs, telle que ◀l’▶a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que ◀les▶ conflits qui déchirèrent ◀le▶ Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. Cependant, cet état ◀de▶ polémique permanente portant sur ◀les▶ principes fondamentaux ◀de▶ toute culture ou civilisation n’a pas produit seulement ◀de▶ ◀l’▶anarchie et des guerres. Il a contraint ◀les▶ élites, et par elles ◀la▶ partie agissante des masses européennes, à développer ce que je voudrais appeler ◀les▶ trois vertus cardinales ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vérité objective, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle, et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ liberté. Ces trois vertus se conditionnent et s’impliquent mutuellement en Europe. En revanche, il est évident qu’elles se voient réprimées, débilitées, sinon radicalement exclues, par toutes ◀les▶ cultures unitaires, fondées sur ◀le▶ sacré religieux ou ◀le▶ sacré politico-social.
◀Le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vérité objective nous vient sans doute des Grecs, eux-mêmes héritiers des premiers principes ◀de▶ ◀la▶ mathématique et ◀de▶ ◀l’▶astronomie élaborées par ◀les▶ civilisations du Proche-Orient. Mais il a été fortement développé par ◀la▶ théodicée chrétienne, comme ◀l’▶ont montré Nietzsche d’abord, puis dans ses commentaires sur Nietzsche, ◀le▶ philosophe Karl Jaspers. Pour ◀le▶ chrétien, Dieu est ◀la▶ Vérité. On ne peut pas tricher avec Lui, on ne peut pas tricher non plus avec ◀la▶ réalité du monde qu’il a créé. Dans nos rapports avec Dieu et ◀le▶ monde, nous ne pouvons pas nous satisfaire ◀d’▶illusions flatteuses, ◀d’▶à peu près, opportunistes ou sentimentaux, ◀de▶ wishful thinking. Cette exigence ◀de▶ vérité, ◀de▶ véracité à tout prix, sera ◀le▶ moteur non seulement ◀de▶ nos recherches philosophiques, mais aussi ◀de▶ nos sciences exactes. Elle développera dans nos élites intellectuelles ◀le▶ sens critique, au nom d’un absolu ◀de▶ vérité qui s’opposera plus tard au christianisme même en tant que vérité révélée, mais impossible à vérifier. D’autre part, ◀le▶ sens critique devait nécessairement s’aiguiser en Europe plus qu’ailleurs, du fait même ◀de▶ ◀la▶ coexistence ◀de▶ nos diverses origines, en perpétuelle session contradictoire.
Ainsi peut-on s’expliquer ◀les▶ motifs religieux et philosophiques ◀d’▶un des caractères ◀les▶ plus indiscutables ◀de▶ notre culture : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vérité, qui a pour corollaire ◀le▶ sens critique, et qui a permis ◀le▶ développement des sciences, notamment. Voilà qui peut paraître banal à un Européen élevé dans ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ vérité dite objective, ◀de▶ ◀la▶ simple véracité, et du recours aux preuves par neuf. ◀L’▶Asie et ◀l’▶Afrique ignorent cette exigence ◀de▶ ◀l’▶objectivité, et professent un dédain notoire pour ◀la▶ simple véracité. Leurs cultures leur proposent ◀de▶ tout autres critères que ceux ◀de▶ ◀la▶ preuve « matérielle ». Quand un ingénieur européen énonce un chiffre, il ◀le▶ veut exact à ◀la▶ nième virgule près, car autrement ◀le▶ pont cédera sous ◀la▶ charge, ou ◀l’▶avion explosera. Mais quand un Oriental énonce un chiffre exorbitant, c’est qu’il espère en obtenir un autre, ou qu’il veut plaire ou intimider, ou se faire valoir. Il plaide, il marchande, il joue, pendant que nous vérifions une fois de plus nos calculs…
Deuxième caractère original ◀de▶ notre culture : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle.
Il s’enracine dans ◀la▶ notion chrétienne ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶individu qui doit répondre ◀de▶ ses actes à la fois devant Dieu et devant ◀la▶ société, donc devant son destin sur ◀la▶ terre comme au ciel, destin dont il se croit ou se veut ◀le▶ maître, pour une part tout au moins, grande ou infime — cela se discute depuis que ◀l’▶Europe existe — mais décisive pour ◀le▶ sens qu’il donne à sa vie. ◀D’▶où résulte une double exigence ◀de▶ recueillement en soi et ◀d’▶ouverture au monde, ◀de▶ méditation et ◀d’▶action, ou, traduit en langage plus moderne : ◀de▶ loisir vraiment libre, et ◀de▶ travail. Voilà encore une banalité, me dira-t-on. Mais comparons, une fois de plus !
◀Les▶ cultures totalitaires subordonnent ◀les▶ loisirs — dûment organisés — au travail productif et collectif, qui devient ◀le▶ seul but ◀de▶ ◀la▶ vie. Mais c’est un but impersonnel, purement quantitatif et matériel, fixé par ◀le▶ gouvernement, au nom d’une doctrine sans ampleur ; c’est un but général, statistique et abstrait, sans relation directe ou immédiate avec ◀le▶ salut ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀le▶ bonheur, ◀la▶ sagesse, ◀la▶ saveur ◀de▶ ◀la▶ vie, et ◀le▶ sens même ◀de▶ chaque vie.
◀Les▶ cultures traditionnelles au contraire, n’exigent guère ◀de▶ ◀l’▶individu que ◀l’▶observation des rites sacrés. Pour ◀le▶ reste, ◀l’▶homme n’est pas responsable. ◀Le▶ karma, ◀la▶ magie, ◀les▶ sorciers ou ◀les▶ dieux ont tout réglé. ◀D’▶où ◀la▶ paresse immense ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀de▶ ◀l’▶Afrique — ◀le▶ climat tropical n’explique pas tout, loin de là ! Et lorsque ◀les▶ pays « sous-développés » revendiquent à grands cris ◀de▶ haine une aide qui ne leur est due qu’au nom de ◀l’▶amour chrétien, nous avons ◀le▶ droit ◀de▶ leur dire : si nous, Européens, sommes en mesure ◀de▶ vous secourir matériellement, c’est à cause du travail acharné que nous nous sommes imposé pendant des siècles, conformément à nos principes, tandis que votre misère est fort bien tolérée par ◀la▶ sagesse ◀de▶ vos élites, qui exclut comme illusoire ◀la▶ solidarité, puisqu’elle refuse ◀la▶ réalité du prochain.
Et certes, cela ne signifie pas théoriquement que ◀la▶ sagesse védantique, par exemple, soit inférieure à ◀la▶ théologie thomiste ou calviniste. Mais cela signifie pratiquement qu’on ne peut pas « eat his cake and have it » et qu’il y a lieu ◀de▶ reconsidérer ◀de▶ part et ◀d’▶autre ◀la▶ relation entre ◀les▶ croyances fondamentales ◀de▶ nos cultures et ◀le▶ genre ◀de▶ vie que ces cultures permettent — soit pour modifier cette relation, soit pour en prendre mieux conscience.
Le troisième caractère original ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, c’est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il est clair que ce sens est étroitement lié à celui ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle, et que l’un n’irait pas sans l’autre. Un homme n’est vraiment libre que dans ◀la▶ seule mesure où il est responsable ◀de▶ son sort, et à ◀l’▶inverse, on ne saurait tenir un homme pour responsable ◀de▶ ses actes que dans ◀la▶ seule mesure où ils sont faits librement.
Notre sens ◀de▶ ◀la▶ liberté est aussi complexe que ◀le▶ sont nos origines. Car ◀la▶ liberté pour ◀le▶ Grec, c’est ◀la▶ critique frondeuse, ◀le▶ risque individuel ; pour ◀le▶ chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure ; pour ◀le▶ Germain, symboliquement, c’est ◀d’▶être armé ; pour ◀le▶ Romain, c’est ◀de▶ jouir des droits du citoyen à part entière — et tous ces éléments spirituels, juridiques, subversifs ou philosophiques se combinent et permutent à doses variables dans notre idée ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il n’est pas ◀de▶ concept plus difficile à définir, ni plus facile à nier en théorie, et il n’est pas ◀d’▶idée plus exaltante en fait pour ◀les▶ Européens ◀de▶ toute nation, ◀de▶ toute classe, ◀de▶ toute croyance et ◀de▶ toute incroyance.
◀L’▶appel à ◀la▶ liberté, ◀la▶ revendication ◀de▶ ◀la▶ liberté (quel que soit ◀le▶ sens qu’on donne au mot) est sans nul doute ◀le▶ thème affectif ◀le▶ plus généralement européen, ◀le▶ plus commun à tous ◀les▶ hommes ◀de▶ notre continent, et ◀l’▶on peut voir en lui ◀le▶ plus proche équivalent ◀de▶ ◀l’▶invocation au sacré, dans notre civilisation profane.
Je pense donc que ◀le▶ dynamisme ◀de▶ notre civilisation européenne provient plutôt ◀de▶ notre régime ◀de▶ tensions intérieures, ◀de▶ ce mouvement brownien ◀de▶ nos infinies contradictions qui nous provoquent ◀d’▶âge en âge à créer, inventer, émigrer, exporter, et nous condamnent à ◀l’▶expansion. Que ce mouvement ait été baptisé « impérialisme » au xxe siècle, voilà qui me paraît purement accidentel et relatif. Toute énergie, toute force physique ou spirituelle, peut être qualifiée ◀d’▶impérialiste par ◀les▶ objets qui ◀la▶ subissent, mais c’est ◀la▶ condition même ◀de▶ ◀la▶ vie.
◀Les▶ considérations que j’ai développées jusqu’ici, relatives à ◀l’▶origine ◀de▶ nos diversités et ◀de▶ nos vertus cardinales, paraîtront peut-être un peu abstraites. Il est temps que je ◀les▶ illustre. Au lieu d’expliquer laborieusement ◀les▶ origines historiques et ◀les▶ motifs philosophiques ◀de▶ notre dynamisme européen, je vais énumérer tout simplement quelques-uns ◀de▶ ces résultats ◀les▶ plus typiques.
Tout d’abord, ce sont ◀les▶ Européens qui ont développé ◀les▶ sciences physiques et naturelles à un degré littéralement incomparable. Certes, ◀les▶ peuples du Proche-Orient avaient créé ◀l’▶astronomie, ◀les▶ Hindous avaient inventé ◀le▶ zéro bien avant nous. Mais ◀l’▶Europe, ce Laboratoire du Monde, a poussé ◀les▶ sciences et ◀les▶ techniques qui en dérivent jusqu’au point où elles permettent non seulement à ◀l’▶homme ◀de▶ dominer ◀la▶ matière, mais à ◀l’▶humanité tout entière ◀de▶ s’unifier ou ◀de▶ se détruire, ou ◀de▶ se transformer demain radicalement, et ◀d’▶une manière imprévisible.
Avant de concentrer ses énergies sur cette exploration ◀de▶ ◀la▶ matière, ◀les▶ Européens avaient entrepris, avec guère moins ◀d’▶audace, ◀l’▶exploration ◀de▶ ◀l’▶espace et du temps.
◀L’▶espace d’abord. Ce sont ◀les▶ Européens qui ont découvert ◀la▶ Terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir ◀les▶ découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à ◀l’▶humanité tout entière ◀de▶ prendre peu à peu conscience ◀de▶ son unité. ◀L’▶idée ◀d’▶universalité a peut-être existé chez ◀les▶ sages ◀de▶ plusieurs autres cultures, mais ce sont ◀les▶ Européens qui lui ont donné son contenu concret et ont seuls démontré sa consistance. On peut ◀le▶ dire : ◀l’▶idée ◀de▶ genre humain est une création des Européens.
Exploration du temps, ensuite. Ce sont ◀les▶ Européens qui ont inventé ◀l’▶histoire et ◀l’▶historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie ◀de▶ ◀l’▶histoire, enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire, constitution ◀d’▶archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets ◀de▶ romans et ◀de▶ pièces ◀de▶ théâtre, arsenal ◀de▶ citations pour ◀les▶ hommes politiques, et finalement : superstition moderne du « sens ◀de▶ ◀l’▶histoire », qui non seulement alimente ◀les▶ plus vives polémiques intellectuelles ◀de▶ notre époque, mais encore influence profondément ◀les▶ choix politiques des masses.
À partir de ◀l’▶histoire, ce sont ◀les▶ Européens qui ont inventé ◀l’▶archéologie, comme ils ont inventé ◀l’▶ethnographie à partir de ◀la▶ découverte géographique du monde. Et ◀l’▶on sait ◀le▶ rôle décisif que ces sciences ont joué dans ◀l’▶évolution récente ◀de▶ ◀la▶ sociologie et ◀de▶ ◀la▶ psychologie analytique, autres inventions ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Enfin, pour emmagasiner tous ◀les▶ trésors ainsi ramenés du fond des temps et ◀de▶ ◀l’▶espace, ◀les▶ Européens ont inventé ◀le▶ Musée. Et, à partir de ces condensations prodigieuses ◀de▶ siècles et ◀de▶ continents, ils ont élaboré ◀les▶ préalables ◀d’▶une science comparée des cultures et des civilisations, des religions et des arts, des morales et des gouvernements, et cette sociologie totale ou planétaire, prépare elle aussi ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶unité future du genre humain.
Sciences, physiques, techniques et machines, découverte du globe, histoire, archéologie, ethnographie, sociologie, psychologie, philosophie critique, — et je n’indique ici que des têtes ◀de▶ chapitre, et j’ai laissé ◀de▶ côté ◀l’▶immense chapitre ◀de▶ nos créations sociales et ◀de▶ nos institutions ! — voilà ce que ◀l’▶Europe a créé, voilà ce qu’elle offre désormais au monde entier.
Or toutes ces créations sont nées des profondeurs ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et restent liées, dans leur évolution comme dans leur genèse, à tout ◀le▶ complexe dialectique ◀de▶ nos valeurs ; mais d’autre part, toutes ces créations sont en expansion vers ◀le▶ monde, elles appellent ◀le▶ monde, elles s’en nourrissent, et toutes, elles préparent son unité après avoir exploré ses variétés.
Je n’essaierai pas ici ◀de▶ démontrer ◀la▶ cohérence profonde des créations européennes que je viens ◀d’▶énumérer. Il y faudrait tout un livre, et il se trouve que je ◀l’▶ai déjà écrit. Je me bornerai donc à rappeler, mais avec ◀la▶ plus vive insistance, que ce n’est pas par hasard que ◀l’▶Europe a produit non seulement ◀les▶ notions ◀de▶ personne et ◀de▶ liberté, mais aussi ◀les▶ sciences et enfin ◀les▶ machines, si hétérogènes que puissent nous apparaître ces différentes créations. Non, ce n’est pas par hasard mais c’est en vertu même ◀de▶ cette dialectique infinie et toujours ouverte que je décrivais dans la première partie ◀de▶ mon exposé, en vertu même ◀de▶ cette séculaire discussion et dissension entre nos origines multiples, entre nos religions et nos philosophies, entre nos déterminations natives et notre volonté ◀de▶ ◀les▶ surmonter, qui est volonté ◀de▶ liberté, volonté ◀de▶ responsabilité, et volonté ◀de▶ vérité à n’importe quel prix.
Voici donc notre situation dans ◀le▶ monde du xxe siècle :
Nos créations ◀les▶ plus typiques et ◀les▶ plus spectaculaires, surgies ◀de▶ ◀la▶ problématique tragique qui définit ◀l’▶originalité même ◀de▶ ◀l’▶Europe, se voient soudain universalisées, et dans ◀les▶ apparences tout au moins, adoptées par ◀le▶ monde entier. Notre culture est ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ son histoire, et voici que pourtant elle crée ◀le▶ monde, elle crée ◀la▶ possibilité ◀d’▶un genre humain qui, sans elle, n’eût jamais pris conscience ◀de▶ son existence virtuelle, ni des problèmes effrayants que pose son rassemblement.
Nous sommes au point ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶humanité où ◀les▶ Européens, ayant créé « ◀le▶ monde » (au sens que je viens ◀d’▶indiquer) se voient menacés ◀d’▶être dépossédés ◀de▶ leurs pouvoirs par ce monde même qu’ils ont suscité. Et Dieu sait ◀de▶ quelle manière ◀les▶ autres continents menacent ◀d’▶abuser ◀de▶ ces pouvoirs, — contre ◀l’▶Europe d’abord, mais aussi au détriment de leur propre équilibre. Nous sommes sur ◀le▶ seuil périlleux ◀de▶ ◀l’▶ère mondiale. Moment dramatique et passionnant, dont il nous faut tâcher ◀d’▶évaluer ◀les▶ risques angoissants et ◀les▶ chances admirables.
Pour ma part, je voudrais proposer quelques observations et suggestions sur ce qui se passe ◀d’▶étrange et ◀de▶ démesuré devant nos yeux, et sur ◀la▶ politique que nous devons imaginer pour y faire face.
Nous devons tout d’abord, nous ◀les▶ Européens, prendre une conscience à la fois plus intime et plus globale ◀de▶ ◀l’▶originalité ◀de▶ notre culture, mieux comprendre ce que nous sommes, ce que nous avons fait, et pourquoi. Et nous devons en même temps nous préparer à affronter des synthèses nouvelles, mais au niveau des valeurs créatrices, et non pas au niveau des sous-produits ◀de▶ notre culture.
◀L’▶originalité ◀de▶ ◀la▶ culture européenne n’est nullement supprimée, et ne doit pas être masquée, par ◀le▶ fait actuel ◀de▶ sa diffusion mondiale.
On nous répète à satiété que ◀la▶ science et ◀la▶ technique sont aujourd’hui des réalités mondiales, et n’appartiennent plus à ◀l’▶Europe, mais plutôt aux Américains et aux Russes, demain aux Chinois. Oui, bien sûr, mais c’est tout de même ◀l’▶Europe qui a créé ◀les▶ sciences et ◀la▶ technique, dans ◀le▶ contexte ◀de▶ sa culture, grâce aux valeurs et aux vertus ◀de▶ cette culture.
C’est un fait que ◀l’▶Europe a répandu sur toute ◀la▶ terre, au hasard ◀de▶ ◀la▶ colonisation, ◀de▶ contacts ◀d’▶affaires privés, ou ◀d’▶échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activités profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais ◀l’▶Europe n’a pas exporté sa sagesse régulatrice, faite ◀d’▶équilibres mouvants, ◀de▶ tragédies entrecroisées, ◀d’▶innombrables tensions, déchirantes et fécondes.
Ainsi ◀le▶ monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos poisons doctrinaux, nos secrets ◀de▶ puissance matérielle, nos produits en un mot. Mais il ne reçoit pas ◀les▶ valeurs religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules ◀la▶ genèse ◀de▶ ces produits, et qui seules permettraient ◀de▶ ◀les▶ maintenir en composition. Il retourne contre nous ces produits — tels que ◀le▶ nationalisme par exemple — au nom de valeurs hostiles aux nôtres. ◀Le▶ monde entier s’européanise dans ses apparences : usines, machines, costumes, voirie, transports, urbanisme et architecture : à tel point que ◀l’▶on a pu dire que Naples est ◀la▶ seule ville orientale qui n’ait pas ◀de▶ quartier européen. Mais ce même monde méprise, ou ignore simplement, notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse ou ignore notre éthique ◀de▶ travail. Il veut que nous ◀l’▶aidions à mieux vivre, mais dédaigne notre idéal ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain.
On ne peut donc pas encore affirmer que notre culture soit devenue réellement universelle. Mais on n’en voit pas ◀d’▶autre qui soit en mesure ◀d’▶y prétendre mieux qu’elle, ou qui soit susceptible mieux qu’elle ◀d’▶animer ◀la▶ civilisation née ◀de▶ nos œuvres.
Alors, que faire ? Que devons-nous faire, nous qui sommes aussi ◀les▶ « produits » ◀de▶ ◀la▶ culture européenne ?
Je crois en avoir assez dit pour suggérer ◀l’▶angle ◀de▶ vision que voici : ◀le▶ sort du monde dépend aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui a inventé ◀le▶ monde dans ◀la▶ mesure exacte où elle a découvert ◀le▶ genre humain. Et ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe dépend ◀de▶ son union.
◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, en 1946, avait un but précis et limité : empêcher ◀les▶ Français et ◀les▶ Allemands ◀de▶ se battre. Ce premier but est parfaitement atteint. ◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe a maintenant d’autres motifs, beaucoup plus vastes.
Il nous faut faire ◀l’▶Europe, parce qu’il faut faire ◀le▶ monde, et que ◀l’▶Europe seule peut ◀le▶ faire. Or, elle doit d’abord exister.
Mais on me dira, et une part ◀de▶ moi-même me dit : après tout, que peut bien nous faire ◀le▶ sort du monde ? Notre sort personnel, notre salut, ◀le▶ sens ◀de▶ notre vie individuelle, n’est-il pas beaucoup plus important ?
Question européenne par excellence.
Mais qui d’entre nous peut concevoir sa vie et ◀le▶ sens ◀de▶ sa vie en dehors du sort ◀de▶ ◀l’▶Europe, dont dépend ◀le▶ sort du monde ◀de▶ demain ? Au xviie siècle déjà, Amos Comenius écrivait : « Nous autres Européens, nous sommes comparables à des passagers embarqués sur ◀le▶ même bateau. »
Ce bateau ne porte pas aujourd’hui nos seuls destins, mais ceux ◀de▶ ◀l’▶humanité entière, embarquée pour ◀la▶ découverte ◀d’▶elle ne sait quel Eldorado, ◀d’▶elle ne sait quelle Toison ◀d’▶or, symboles du sens dernier ◀de▶ ◀la▶ vie. Ceci m’évoque ◀les▶ petites caravelles ◀de▶ Colomb, au matin du départ à Palos de Moguer. Auront-elles ◀le▶ tonnage, ◀la▶ voilure nécessaires ? Ou bien ne faut-il pas nous demander, plutôt, si ◀l’▶homme qui ◀les▶ conduit a ◀la▶ foi nécessaire ?
Je sais bien que certains ◀de▶ mes lecteurs hésitent à me donner raison, parce qu’ils doutent ◀de▶ ◀l’▶avenir prochain ◀de▶ notre Europe, et ◀de▶ son pouvoir ◀de▶ faire face au grand projet mondial qu’elle-même a suscité, et qui commande au préalable notre union. À ceux qui demandent d’abord des apaisements moraux, des certitudes bien calculées avant de partir, et une réponse à leurs angoisses privées, je répondrai simplement ceci : ◀l’▶angoisse du monde qui nous appelle est sans doute plus grave que ◀la▶ nôtre ; et notre devoir aujourd’hui, est bien moins ◀de▶ prévoir notre histoire que ◀de▶ ◀la▶ faire, pour ◀l’▶ensemble du genre humain.