Remise en question par l’Afrique et l’Asie, la civilisation occidentale n’a pas encore de▶ successeur (21 septembre 1960)d e
La civilisation née en Europe a dominé le monde pendant des siècles.
Elle est encore, à notre époque, celle qu’on imite partout même quand on la combat. Elle est donc encore la plus forte. Pourtant, si on la compare à d’autres, passées, présentes ou en formation, on s’aperçoit qu’elle s’en distingue par deux grands traits généralement tenus pour des causes ◀de▶ faiblesse : je veux parler ◀d’▶une inquiétude fondamentale et ◀d’▶un désordre permanent.
Les Chinois et les Égyptiens, les Sumériens et les Romains, les Aztèques et les Mayas, avaient créé des ordres stables. Leurs prêtres et leurs princes avaient réponse à tout.
Nous, au contraire, en Occident, et en Europe bien plus qu’en Amérique, nous souffrons ◀d’▶une espèce ◀d’▶inquiétude essentielle. Nous ne cessons ◀de▶ parler du « désarroi ◀de▶ l’époque ». Nous avons l’impression ◀de▶ vivre dans un chaos sans cesse croissant, dans un maquis ◀de▶ contradictions morales, intellectuelles et pratiques. ◀D’▶où viennent cette inquiétude fondamentale et ce désordre permanent, que les meilleurs esprits déplorent depuis des siècles ?
Ils ne peuvent être accidentels. Je pense même qu’ils remontent aux sources vives ◀de▶ notre civilisation, et qu’ils en sont inséparables. Je les rattache à nos plus grandes traditions : le christianisme et l’esprit scientifique. Notre inquiétude provient ◀de▶ notre foi, et nos incertitudes sont créées par la nature même ◀de▶ nos certitudes. Ce paradoxe s’explique ◀d’▶une manière assez simple. Prenons l’exemple ◀de▶ l’homme chrétien. Il peut lire dans les Écritures « qu’il n’y a pas un juste, pas même un seul » et que pourtant il devrait être saint. Il sait que le péché consiste à être séparé ◀de▶ la Vérité vivante, et que tous les hommes sont pécheurs. Il cherche donc. Il cherche à se rapprocher ◀de▶ la Vérité et ◀de▶ la sainteté. Dans cet effort sans fin ni cesse, il est pourtant soutenu par sa foi dans la grâce. Il est donc un inquiet perpétuel, mais qui sait les raisons ◀de▶ son inquiétude ; il sait qu’elle est normale, et non désespérée, puisqu’elle est produite par sa foi, c’est-à-dire par sa certitude.
Prenons ensuite l’exemple ◀de▶ l’homme scientifique. Celui-ci lit l’histoire des sciences. Elle lui fait voir que toutes les « vérités » qu’établissent les écoles successives sont relatives et provisoires, ont été dépassées l’une après l’autre, et que pourtant la raison ◀d’▶être ◀de▶ la science est ◀de▶ saisir des vérités certaines. Dans cet effort sans fin ni cesse — ici encore — pour s’approcher ◀d’▶un but toujours fuyant, il est soutenu par sa confiance en la raison et l’expérience vérifiante. La même exigence ◀de▶ rigueur qui, d’une part, sans relâche, vient remettre en question les certitudes que l’on croyait acquises, d’autre part, est le gage ◀d’▶un progrès vers le vrai. Ainsi donc, du désordre vers un certain ordre, puis un nouveau désordre, vers une nouvelle façon plus large ◀de▶ l’interpréter, la science avance.
La passion ◀de▶ la recherche
L’Oriental pose la question ◀de▶ savoir si l’Occidental ne préférerait pas la recherche à la pleine possession ◀de▶ la vérité. On serait tenté ◀de▶ répondre qu’il en est bien ainsi, quand on entend les intellectuels libéraux ◀d’▶aujourd’hui adresser aux orthodoxes ◀de▶ toutes observances le reproche, à leurs yeux rédhibitoire, ◀d’▶être des hommes « qui ont cessé ◀de▶ chercher » et « qui se croient les détenteurs ◀de▶ la vérité absolue ». Il serait peut-être erroné ◀d’▶en déduire que l’Occidental nie l’existence ◀d’▶une vérité en soi : simplement, il se refuse à croire qu’un homme puisse vraiment y accéder (l’Hindou le croit).
L’intérêt ◀de▶ l’histoire pour l’Occident, c’est le Progrès. Mais quel Progrès ? C’est qu’il y ait plus ◀de▶ sens dans nos vies personnelles : plus ◀de▶ joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que l’on veut, à aimer ce que l’on aime, donc plus ◀de▶ liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a ◀de▶ sens concret que pour chacun. L’unité ◀de▶ mesure, ou mieux : l’organe ◀de▶ sensibilité à la liberté véritable, restant le moi distinct, la personne.
Toutes les définitions concrètes du Progrès ont un caractère commun : elles aboutissent à des antinomies flagrantes aussitôt qu’elles sont appliquées.
Le progrès défini
Définition par la technique : produire toujours plus ◀de▶ machines. Mais parmi ces machines, il s’en trouve une qui peut causer en peu ◀d’▶instants la mort certaine ◀de▶ notre civilisation.
Définition par la culture : multiplier et populariser les moyens ◀de▶ la créer et ◀de▶ l’assimiler. Mais les plus grands succès quantitatifs allant régulièrement à la pire qualité, le progrès culturel tend à se freiner lui-même, voire à subitement changer ◀de▶ signe pour aller vers l’anti-culture.
Définition par la religion : restaurer une commune mesure valable pour l’ensemble ◀d’▶une civilisation et garantissant l’harmonie ◀de▶ nos moyens actuels et ◀de▶ nos buts derniers. Mais toutes les tentatives faites ◀de▶ nos jours pour imposer un principe ◀d’▶harmonie ont causé le maximum ◀de▶ désordre sanglant et aggravé le chaos mondial.
Ainsi l’idée ◀de▶ Progrès semble contradictoire dès qu’on tente ◀d’▶en mesurer les effets historiques. Il n’en serait pas moins vain ◀d’▶imaginer qu’on puisse l’éliminer ou l’oublier. Admettons que l’Europe, en la formant, ait « infecté » le monde entier : le monde ne s’en guérira plus. À supposer qu’il la refoule un jour, elle renaîtrait irrésistiblement du sentiment ◀de▶ l’Histoire qu’on ne peut plus effacer, du mouvement ◀de▶ la science qu’on ne peut pas achever et, enfin, ◀de▶ la Technique, dont l’Asie et l’Afrique ne paraissent nullement disposées à refuser les dons ambigus. Mais l’Europe, responsable ◀de▶ l’idée du Progrès, est responsable aussi ◀de▶ sa rectification.
Toutes les « hérésies du Progrès » sont bel et bien nées en Europe, encore qu’elles n’aient vraiment déployé leurs effets que dans les grands espaces humains des Amériques et ◀de▶ l’URSS. Là, comme extraites ◀de▶ leur contexte original, elles n’étaient plus mises en échec par trop ◀de▶ coutumes anciennes ou ◀de▶ limitations posées en partie par des excès contraires. Si l’Europe ◀d’▶aujourd’hui s’effraye ◀de▶ constater ce que l’Amérique a fait ◀de▶ certaines techniques (taylorisme ou psychanalyse), ce que les Soviets ont fait ◀de▶ la croyance en l’Histoire, et ce que les peuples ◀de▶ l’Orient proche et lointain risquent ◀de▶ faire du nationalisme — j’y vois le signe que l’Europe détient encore le sens ◀d’▶un équilibre intime : si ce sens n’était pas blessé, rien ne réagirait ; s’il est blessé et réagit, c’est qu’il existe. J’essaierai donc ◀d’▶en définir la nature et les exigences.
L’Occident n’est pas né comme on nous dit que naissent les grandes cultures et civilisations, animées par un rêve qui fait leur destinée et qui compense d’abord un sort inaccepté. Il est né comme une aventure, ◀d’▶un fait très insolite et peu croyable, survenu au carrefour hasardeux ◀de▶ traditions diverses, parfois incompatibles. Et ce fait initial nous semble accidentel, j’entends qu’il serait vain ◀d’▶essayer ◀de▶ le déduire ◀d’▶une certaine situation ◀d’▶ensemble ou ◀d’▶un appel monté du monde antique : nul ne peut démontrer qu’il soit venu « à son heure ». Il porte à l’origine les stigmates du réel, et non pas les signes du mythe. Il n’est pas vraisemblable ; il est vrai. On ne l’attendait pas, il est là. Ainsi naît l’Occident : comme un drame, dont on peut contester après coup l’unité ◀d’▶action, non le choc.
Car il y eut un choc initial, un commencement soudain, une grande libération ◀d’▶énergie spirituelle et morale, provoquée par l’intégration instantanée ◀de▶ deux réalités radicalement distinctes : le Verbe divin et la chair.
Pour mesurer l’ampleur ◀de▶ cette révolution, il faut imaginer ce qu’était le sacré, ce qu’il est encore en Orient. La morale des Anciens est basée sur le rite, et dans le monde magique elle n’est que rite. Seule la croyance moderne aux « lois ◀de▶ la science » et aux « nécessités techniques » en général peut nous donner l’idée ◀de▶ ce que représente alors l’évidence magico-religieuse, et ◀de▶ ce qu’entraîne indiscutablement sa transgression.
La faute commise ne peut relever ni ◀de▶ l’opinion, ni ◀d’▶un jury. Elle est plutôt comme une grossière erreur ◀de▶ calcul, ◀de▶ montage ou ◀d’▶aiguillage, c’est-à-dire qu’elle « ne pardonne pas » : elle suspend le cours normal ◀de▶ la vie, elle exclut le fautif ◀de▶ la réalité, elle appelle à grands cris non point sa repentance mais le châtiment restaurateur ◀de▶ l’ordre.
Tel est le cadre antique, traditionnel (au sens oriental ◀de▶ ce mot) que le message chrétien va bouleverser. Avec saint Paul, nous passons d’un seul coup du règne ◀de▶ la Loi à celui ◀de▶ la Foi, c’est-à-dire du Rite à l’Amour. « Tout est permis, mais tout n’édifie pas », « Rien n’est impur en soi », mais « Tout est pur aux purs ». Semblablement, saint Augustin dira : « Aime Dieu et fais ce que tu voudras. » Or, ces phrases invalident, du point de vue spirituel, toute morale codifiée, rituelle ou rationnelle. Elles impliquent, en effet, que la valeur ◀d’▶un acte ne peut être jugée par sa conformité avec les règles du sacré ou du social, mais que son sens dépend ◀d’▶une attitude intime, ◀d’▶une libre appréciation ◀de▶ la personne quant à savoir si l’acte exprime l’amour, s’il édifie.
Pourtant la voie chrétienne n’est pas tout l’Occident. Elle prend son point ◀de▶ départ dans le choc décisif duquel nous datons notre histoire. Mais elle s’est engagée dans un monde bien réel, déjà fortement structuré à la fois par la pensée grecque, les traditions religieuses du Proche-Orient, et l’ordre impérial des Romains. Utilisant l’un ◀de▶ ces éléments, écartant l’autre, annexant au passage un troisième et souvent compromise à ce jeu, elle a tout remis en mouvement. Et ce mouvement dans son ensemble, jusqu’à nous, c’est l’« Aventure occidentale ◀de▶ l’homme ». Certes la voie chrétienne n’y est pas seule active, mais elle fut décisive et reste axiale : c’est par rapport à elle que nous pourrons mesurer nos oscillations pendulaires, les apports étrangers, les progrès, la dérive ◀de▶ notre culture.
Dialectique grecque et juridisme romain, catalysés par l’exigence chrétienne, ont produit le mot décisif. Mais les réalités politiques et sociales élaborées par ces trois mondes sont entrées elles aussi en symbiose, et cela ◀d’▶une manière manifeste dès l’époque des conciles œcuméniques.
Apport grec. — L’homme se détache du corps magique en lequel se mêlaient sans fin ni formes nettes les vivants et les morts, les dieux et les démons. L’individu prend sa mesure, fragile et menacé, mortel et ignorant, il sait qu’il n’est pas dieu, ne rêve pas ◀de▶ le devenir, mais se sent ◀d’▶autant plus décidé à tirer le meilleur parti ◀de▶ sa condition. Entreprenant, curieux jusqu’au défi, navigateur, spéculateur dans tous les ordres, il est à tous égards celui qui définit — l’homme du Verbe et ◀de▶ l’épithète, « la mesure ◀de▶ toutes choses », dira Protagoras, « ◀de▶ celles qui sont en supposant qu’elles sont, ◀de▶ celles qui ne sont pas en supposant qu’elles ne sont pas ». Juge ◀de▶ tout, on le voit, même des dieux. ◀D’▶où le sens ◀de▶ sa dignité, qui ne tient à rien qu’à lui-même, au seul fait qu’il existe, distinct. ◀D’▶où son orgueil aussi, son astuce égoïste et, finalement, cette anarchie sceptique qui, lorsque se perdra la révérence à l’égard des dieux et des lois, livrera la cité « atomisée » à la brutale mise au pas du Romain.
Apport ◀de▶ Rome. — Il se résume dans le terme viril ◀de▶ citoyen. L’homme ne tient plus sa dignité unique ◀de▶ quelque essence indestructible, mais du personnage qu’il revêt dans la cité maintenue par les cadres du Droit et des Institutions dûment hiérarchisées. Ce puritanisme social, cette morale du service ◀de▶ l’État, fera la grandeur ◀de▶ l’Empire et la pauvreté ◀d’▶âme ◀de▶ ses sujets. Si la dissociation menaçait en permanence la cité grecque, c’est la sclérose collectiviste qui va causer la chute ◀de▶ Rome.
C’est au sein de cette société dont les structures rigides n’encadrent plus qu’une anarchie latente, parce que ces disciplines ne sont pas celles ◀de▶ l’âme, que naît et se répand le christianisme.
Apport chrétien. — La conversion — révolution individuelle — libère tout homme, noble ou esclave, des liens sacrés ◀de▶ la caste ou du clan ; en même temps, elle le met au service du prochain. Entrant dans une communauté chrétienne, l’esclave y trouve la dignité morale qui était celle ◀de▶ l’individu selon les Grecs, et l’honneur ◀de▶ servir, qui était celui du citoyen romain. Il devient donc un paradoxe vivant : à la fois libre et responsable, vraiment distinct et vraiment relié, et singularisé par la même vocation qui lui fait découvrir dans tout homme son prochain.
Le narcissisme culturel
Si la personne du chrétien, dans son équilibre en tension, unit le meilleur ◀de▶ Rome et ◀de▶ la Grèce, elle est aussi menacée, dans le monde du péché, par un double péril simultané : celui ◀de▶ la fuite vers le salut individuel, et celui ◀de▶ l’abandon au sacré collectif — maladie « grecque » et maladie « romaine » ◀de▶ la personne.
Ainsi, c’est dans la mesure où le christianisme a signifié la fin des religions et des magies, nées ◀de▶ la peur, qu’il a permis le développement ◀de▶ la Science, recherche « impitoyable » ◀de▶ la vérité. Car la vérité, pour la foi, ne peut être que celle ◀de▶ Dieu, même quand elle semble nuire au groupe, à la tribu, à leurs lois et coutumes sacrées, que l’on prend pour l’Ordre et le Bien. L’« eppur » ◀de▶ Galilée me paraît plus « chrétien » que l’indignation ◀de▶ ses juges.
Suivons ici l’exégèse magistrale qu’a donnée ◀de▶ la pensée nietzschéenne Karl Jaspers :
Si les Grecs, qui fondèrent la science, ont pourtant ignoré la science universelle proprement dite, c’est que les mobiles spirituels et les impulsions morales nécessaires leur ont manqué. Au contraire, le chrétien a été capable ◀de▶ faire avancer cette science, grâce à son christianisme et ensuite contre son christianisme — du moins contre chacune des formes objectives que celui-ci a pu revêtir.
Essayons ◀de▶ mesurer l’envergure du succès ◀de▶ l’Occident dans l’ère moderne. Toynbee nous met en garde contre les illusions ◀de▶ ce qu’on pourrait appeler le narcissisme culturel. Mais comment le suivre, lorsqu’il tire ◀de▶ l’exemple du monde gréco-romain des raisons ◀de▶ réfuter la croyance que « nous aurions fait dans le monde, au cours des quelques derniers siècles, quelque chose qui n’a pas ◀de▶ précédent ? » Alexandre n’avait conquis qu’un quart des continents alors connus. S’il a cru que c’était le monde, il s’est trompé. Mais cette erreur ne peut être la nôtre. Qu’a fait l’Europe du xve siècle jusqu’à nos jours ? Elle a non seulement rayonné sur la totalité — enfin connue, et par elle seule — ◀de▶ la planète : elle a non seulement influencé, colonisé ou vassalisé selon les cas, la totalité ◀de▶ l’Afrique, des deux Amériques et ◀de▶ l’Océanie, et la partie sud ◀de▶ l’Asie (à des degrés divers, mais pour le moins égaux à ceux qu’avaient atteints dans leurs empires les Diadoques et les Khans mongols), mais encore elle n’a pas cessé ◀de▶ maintenir sur toutes les civilisations différentes ◀de▶ la sienne une supériorité intellectuelle et technique que personne ne lui contestait. Si, aujourd’hui, les peuples affectés par ses méthodes ◀de▶ pensée, ◀de▶ production matérielle ou ◀d’▶organisation ◀de▶ l’État, se rendent politiquement indépendants, j’y vois bien moins le signe ◀d’▶une révolte contre ses méthodes importées, que la preuve décisive ◀de▶ leur succès. Les Grecs et les Romains ne disposaient pas ◀d’▶une marge ◀de▶ supériorité incontestable sur les Hindous et les Chinois. Mais où trouver dans le monde du xxe siècle une autre civilisation qui soit en état ◀de▶ surpasser celle qu’a répandue l’Occident ? En même temps qu’il devient possible, le dialogue apparaît nécessaire. Et j’entends bien un vrai dialogue au niveau des religions et des philosophies, c’est-à-dire au niveau créateur des civilisations et des cultures. Dès lors que les échanges se multiplient en fait, que l’Asie s’industrialise, et que le temps ◀de▶ voyages cesse ◀de▶ nous séparer (nous faisons en un jour ◀d’▶avion un trajet qui prenait deux ans du temps ◀de▶ Plan Carpin et ◀de▶ Marco Polo), il devient urgent ◀de▶ corriger les aberrations résultantes ◀de▶ contacts anarchiques dans tous les ordres.
Tout échange est ambivalent. Il peut détruire autant que féconder. L’adoption ◀de▶ machines et ◀de▶ certaines croyances, déduites ◀de▶ notre science ◀de▶ la matière, peut faire dépérir dans d’autres civilisations le développement normal ◀de▶ leurs sciences spirituelles ou physio-psychologiques. Et cela, au moment même où l’Occident commence à soupçonner que ces autres sciences peuvent être « vraies » aussi, et même devenir vitales. L’Aventure s’approchant ◀de▶ la Voie, l’une doit intégrer l’autre (mais au prix de sacrifices dont il n’est pas du tout certain qu’ils seraient féconds), ou bien il faut chercher un principe transcendant, dont un C. G. Jung en Europe, ou un Aurobindo en Inde, a tenté ◀d’▶entrevoir la nature.
Au stade présent ◀de▶ l’Aventure occidentale, on dirait qu’il n’est plus qu’un seul des rêves constants ◀de▶ l’humanité qui ne soit pas théoriquement réalisable : connaître l’au-delà ◀de▶ la mort. Mais presque tous les autres : voler dans la hauteur, nager au fond des mers, faire ◀de▶ l’or, rajeunir, voyager dans la lune, lire les pensées, tuer ou guérir sans contact… — tout est là, ou peut l’être bientôt. Déjà nous volons, transmutons les métaux, dépassons la vitesse du son, prolongeons ◀de▶ deux à trois fois la durée moyenne ◀de▶ la vie, voyons ce qui se passe aux antipodes, parlons avec des invisibles, tuons à grande distance, et dialoguons avec la lune.
Confronté à l’Orient, l’Occident apparaît comme le monde ◀de▶ la preuve, par l’effet matériel : les miracles d’abord (changer l’eau en vin, ou guérir un paralytique) puis les expériences concluantes (l’avion vole, la bombe éclate au centième ◀de▶ seconde prévu) ; dans les deux cas, l’effet probant est ◀de▶ nature tangible ou mesurable.
Les Orientaux ont multiplié les recettes (psychosomatiques, dirions-nous) ◀d’▶immortalité sur la terre, même lorsqu’ils enseignaient que la vie n’est qu’illusion. Mais aucun ne devint immortel. Nous cherchons plutôt les moyens ◀de▶ gagner du temps, et les trouvons par la technique. Sur quoi le mandarin visitant nos usines : Quand vous aurez tout le temps, qu’en ferez-vous ? (Mais lui, s’il devenait immortel ?) Le problème ◀de▶ l’emploi du temps libre se posera donc demain. Par notre fait, dans la réalité sérieuse et quotidienne. Mais voici le paradoxe concret : les qualités techniques, l’attitude utilitariste, l’efficience en un mot, qui ont permis au problème ◀de▶ se poser, sont précisément les qualités et attitudes qui prédisposent le moins à l’usage fécond du loisir. À l’inverse, les valeurs orientales préparent au loisir et le supposent, mais n’ont pu le procurer au grand nombre. Au moment même où l’Occident serait en mesure ◀d’▶en instituer les conditions pour tous, il se voit appauvri spirituellement, tandis que l’Orient se jette sur nos techniques et en oublie ses valeurs propres, qui seraient celles dont nous aurions le plus grand besoin…
L’âge des miracles
Au stade présent ◀de▶ l’Aventure occidentale, dont la science est la pointe extrême en notre siècle, notre image du monde s’évanouit. Elle échappe à notre raison, comme elle avait déjà échappé à nos sens. Dépassée la matière, qui était pourtant devenue l’objet principal ◀de▶ la science, nous butons contre le mystère que cette science avait cru pouvoir éliminer.
Le Cosmos tout entier se résout en un voile tissé ◀d’▶ondes animant le Vide. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent ◀de▶ la matière cosmique consistent en hydrogène et en hélium, produit à partir de l’hydrogène. Le noyau ◀de▶ l’hydrogène est un proton. Cet ultime substrat ◀de▶ l’univers physique est un « nœud ◀d’▶énergie » qui se produit dans un « champ » au sein duquel agissent on ne sait quels archétypes formateurs… Le monde phénoménal n’est plus qu’une apparence flottant sur l’océan sans rivages et sans fond ◀de▶ l’immatérielle Énergie. Voici donc retrouvée la Maya des hindous, au terme ◀d’▶un voyage dont l’impulsion première avait pris pour tremplin la très ferme croyance en la réalité ◀de▶ la matière ! Mais derrière ce voile, qu’y a-t-il ? Cette question n’a pas ◀de▶ sens, nous dit-on. Dans l’univers ◀d’▶Einstein (illimité-fini) vous iriez aussi loin et longtemps que vous voulez, droit devant vous, pour revenir au même point.
Essayez ◀de▶ penser cela, et vous verrez bientôt que la question ◀d’▶un au-delà ne se pose plus. Dans l’univers en expansion ◀de▶ l’abbé Lemaître et ◀de▶ Gamov, né ◀d’▶une explosion primitive, et qui reviendra peut-être à son point initial, vous n’irez pas plus loin ni plus longtemps que la plus extrême galaxie. Mais dans quoi tout cela se meut-il ? Il est vrai que la question n’a pas ◀de▶ sens : rien « au monde » ne peut y répondre ; mais aussi, elle dépasse le monde : rien en lui ne peut m’empêcher, ni moi-même, ◀de▶ me la poser. C’est ainsi que notre esprit sans relâche vient buter contre la transcendance.
L’Aventure se poursuit. Si l’on demande où elle va, qu’on regarde d’abord ◀d’▶où elle vient, et comment, jusqu’ici, elle est allée. On verra que la question même est spécifique ◀de▶ l’Occident. Toute réponse décisive annoncerait donc la fin ◀de▶ notre civilisation, son épuisement intime, et toujours préalable à l’anéantissement par une force étrangère. Je n’ai pas eu ◀d’▶autre intention que ◀de▶ mieux définir la question, en cela fidèle à l’Occident qui m’a formé. Qui voudrait à tout prix une réponse, et refuserait ◀de▶ la trouver lui-même, dès lors qu’il sait qu’il n’en est point ◀de▶ vraiment générale et transposable — il quitterait en esprit cette expérience humaine qui depuis deux-mille ans a forgé les destins, mais aussi fomenté les libres vocations ◀de▶ la race blanche, aventureuse moitié du monde. La Quête est notre forme ◀d’▶exister.