Remise en question par l’▶Afrique et ◀l’▶Asie, ◀la▶ civilisation occidentale n’a pas encore ◀de▶ successeur (21 septembre 1960)d e
◀La▶ civilisation née en Europe a dominé ◀le▶ monde pendant des siècles.
Elle est encore, à notre époque, celle qu’on imite partout même quand on ◀la▶ combat. Elle est donc encore ◀la▶ plus forte. Pourtant, si on ◀la▶ compare à d’autres, passées, présentes ou en formation, on s’aperçoit qu’elle s’en distingue par deux grands traits généralement tenus pour des causes ◀de▶ faiblesse : je veux parler ◀d’▶une inquiétude fondamentale et ◀d’▶un désordre permanent.
◀Les▶ Chinois et ◀les▶ Égyptiens, ◀les▶ Sumériens et ◀les▶ Romains, ◀les▶ Aztèques et ◀les▶ Mayas, avaient créé des ordres stables. Leurs prêtres et leurs princes avaient réponse à tout.
Nous, au contraire, en Occident, et en Europe bien plus qu’en Amérique, nous souffrons ◀d’▶une espèce ◀d’▶inquiétude essentielle. Nous ne cessons ◀de▶ parler du « désarroi ◀de▶ ◀l’▶époque ». Nous avons ◀l’▶impression ◀de▶ vivre dans un chaos sans cesse croissant, dans un maquis ◀de▶ contradictions morales, intellectuelles et pratiques. ◀D’▶où viennent cette inquiétude fondamentale et ce désordre permanent, que ◀les▶ meilleurs esprits déplorent depuis des siècles ?
Ils ne peuvent être accidentels. Je pense même qu’ils remontent aux sources vives ◀de▶ notre civilisation, et qu’ils en sont inséparables. Je ◀les▶ rattache à nos plus grandes traditions : ◀le▶ christianisme et ◀l’▶esprit scientifique. Notre inquiétude provient ◀de▶ notre foi, et nos incertitudes sont créées par ◀la▶ nature même ◀de▶ nos certitudes. Ce paradoxe s’explique ◀d’▶une manière assez simple. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶homme chrétien. Il peut lire dans ◀les▶ Écritures « qu’il n’y a pas un juste, pas même un seul » et que pourtant il devrait être saint. Il sait que ◀le▶ péché consiste à être séparé ◀de▶ ◀la▶ Vérité vivante, et que tous ◀les▶ hommes sont pécheurs. Il cherche donc. Il cherche à se rapprocher ◀de▶ ◀la▶ Vérité et ◀de▶ ◀la▶ sainteté. Dans cet effort sans fin ni cesse, il est pourtant soutenu par sa foi dans ◀la▶ grâce. Il est donc un inquiet perpétuel, mais qui sait ◀les▶ raisons ◀de▶ son inquiétude ; il sait qu’elle est normale, et non désespérée, puisqu’elle est produite par sa foi, c’est-à-dire par sa certitude.
Prenons ensuite ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶homme scientifique. Celui-ci lit ◀l’▶histoire des sciences. Elle lui fait voir que toutes ◀les▶ « vérités » qu’établissent ◀les▶ écoles successives sont relatives et provisoires, ont été dépassées l’une après l’autre, et que pourtant ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ ◀la▶ science est ◀de▶ saisir des vérités certaines. Dans cet effort sans fin ni cesse — ici encore — pour s’approcher ◀d’▶un but toujours fuyant, il est soutenu par sa confiance en ◀la▶ raison et ◀l’▶expérience vérifiante. ◀La▶ même exigence ◀de▶ rigueur qui, d’une part, sans relâche, vient remettre en question ◀les▶ certitudes que ◀l’▶on croyait acquises, d’autre part, est ◀le▶ gage ◀d’▶un progrès vers ◀le▶ vrai. Ainsi donc, du désordre vers un certain ordre, puis un nouveau désordre, vers une nouvelle façon plus large ◀de▶ ◀l’▶interpréter, ◀la▶ science avance.
◀La▶ passion ◀de▶ ◀la▶ recherche
◀L’▶Oriental pose la question ◀de▶ savoir si ◀l’▶Occidental ne préférerait pas ◀la▶ recherche à ◀la▶ pleine possession ◀de▶ ◀la▶ vérité. On serait tenté ◀de▶ répondre qu’il en est bien ainsi, quand on entend ◀les▶ intellectuels libéraux ◀d’▶aujourd’hui adresser aux orthodoxes ◀de▶ toutes observances ◀le▶ reproche, à leurs yeux rédhibitoire, ◀d’▶être des hommes « qui ont cessé ◀de▶ chercher » et « qui se croient ◀les▶ détenteurs ◀de▶ ◀la▶ vérité absolue ». Il serait peut-être erroné ◀d’▶en déduire que ◀l’▶Occidental nie ◀l’▶existence ◀d’▶une vérité en soi : simplement, il se refuse à croire qu’un homme puisse vraiment y accéder (◀l’▶Hindou ◀le▶ croit).
◀L’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶histoire pour ◀l’▶Occident, c’est ◀le▶ Progrès. Mais quel Progrès ? C’est qu’il y ait plus ◀de▶ sens dans nos vies personnelles : plus ◀de▶ joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que ◀l’▶on veut, à aimer ce que ◀l’▶on aime, donc plus ◀de▶ liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a ◀de▶ sens concret que pour chacun. ◀L’▶unité ◀de▶ mesure, ou mieux : ◀l’▶organe ◀de▶ sensibilité à ◀la▶ liberté véritable, restant ◀le▶ moi distinct, ◀la▶ personne.
Toutes ◀les▶ définitions concrètes du Progrès ont un caractère commun : elles aboutissent à des antinomies flagrantes aussitôt qu’elles sont appliquées.
◀Le▶ progrès défini
Définition par ◀la▶ technique : produire toujours plus ◀de▶ machines. Mais parmi ces machines, il s’en trouve une qui peut causer en peu ◀d’▶instants ◀la▶ mort certaine ◀de▶ notre civilisation.
Définition par ◀la▶ culture : multiplier et populariser ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ créer et ◀de▶ ◀l’▶assimiler. Mais ◀les▶ plus grands succès quantitatifs allant régulièrement à ◀la▶ pire qualité, ◀le▶ progrès culturel tend à se freiner lui-même, voire à subitement changer ◀de▶ signe pour aller vers ◀l’▶anti-culture.
Définition par ◀la▶ religion : restaurer une commune mesure valable pour ◀l’▶ensemble ◀d’▶une civilisation et garantissant ◀l’▶harmonie ◀de▶ nos moyens actuels et ◀de▶ nos buts derniers. Mais toutes ◀les▶ tentatives faites ◀de▶ nos jours pour imposer un principe ◀d’▶harmonie ont causé ◀le▶ maximum ◀de▶ désordre sanglant et aggravé ◀le▶ chaos mondial.
Ainsi ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès semble contradictoire dès qu’on tente ◀d’▶en mesurer ◀les▶ effets historiques. Il n’en serait pas moins vain ◀d’▶imaginer qu’on puisse ◀l’▶éliminer ou ◀l’▶oublier. Admettons que ◀l’▶Europe, en ◀la▶ formant, ait « infecté » ◀le▶ monde entier : ◀le▶ monde ne s’en guérira plus. À supposer qu’il ◀la▶ refoule un jour, elle renaîtrait irrésistiblement du sentiment ◀de▶ ◀l’▶Histoire qu’on ne peut plus effacer, du mouvement ◀de▶ ◀la▶ science qu’on ne peut pas achever et, enfin, ◀de▶ ◀la▶ Technique, dont ◀l’▶Asie et ◀l’▶Afrique ne paraissent nullement disposées à refuser ◀les▶ dons ambigus. Mais ◀l’▶Europe, responsable ◀de▶ ◀l’▶idée du Progrès, est responsable aussi ◀de▶ sa rectification.
Toutes ◀les▶ « hérésies du Progrès » sont bel et bien nées en Europe, encore qu’elles n’aient vraiment déployé leurs effets que dans ◀les▶ grands espaces humains des Amériques et ◀de▶ ◀l’▶URSS. Là, comme extraites ◀de▶ leur contexte original, elles n’étaient plus mises en échec par trop ◀de▶ coutumes anciennes ou ◀de▶ limitations posées en partie par des excès contraires. Si ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui s’effraye ◀de▶ constater ce que ◀l’▶Amérique a fait ◀de▶ certaines techniques (taylorisme ou psychanalyse), ce que ◀les▶ Soviets ont fait ◀de▶ ◀la▶ croyance en ◀l’▶Histoire, et ce que ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Orient proche et lointain risquent ◀de▶ faire du nationalisme — j’y vois ◀le▶ signe que ◀l’▶Europe détient encore ◀le▶ sens ◀d’▶un équilibre intime : si ce sens n’était pas blessé, rien ne réagirait ; s’il est blessé et réagit, c’est qu’il existe. J’essaierai donc ◀d’▶en définir ◀la▶ nature et ◀les▶ exigences.
◀L’▶Occident n’est pas né comme on nous dit que naissent ◀les▶ grandes cultures et civilisations, animées par un rêve qui fait leur destinée et qui compense d’abord un sort inaccepté. Il est né comme une aventure, ◀d’▶un fait très insolite et peu croyable, survenu au carrefour hasardeux ◀de▶ traditions diverses, parfois incompatibles. Et ce fait initial nous semble accidentel, j’entends qu’il serait vain ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀le▶ déduire ◀d’▶une certaine situation ◀d’▶ensemble ou ◀d’▶un appel monté du monde antique : nul ne peut démontrer qu’il soit venu « à son heure ». Il porte à ◀l’▶origine ◀les▶ stigmates du réel, et non pas ◀les▶ signes du mythe. Il n’est pas vraisemblable ; il est vrai. On ne ◀l’▶attendait pas, il est là. Ainsi naît ◀l’▶Occident : comme un drame, dont on peut contester après coup ◀l’▶unité ◀d’▶action, non ◀le▶ choc.
Car il y eut un choc initial, un commencement soudain, une grande libération ◀d’▶énergie spirituelle et morale, provoquée par ◀l’▶intégration instantanée ◀de▶ deux réalités radicalement distinctes : ◀le▶ Verbe divin et ◀la▶ chair.
Pour mesurer ◀l’▶ampleur ◀de▶ cette révolution, il faut imaginer ce qu’était ◀le▶ sacré, ce qu’il est encore en Orient. ◀La▶ morale des Anciens est basée sur ◀le▶ rite, et dans ◀le▶ monde magique elle n’est que rite. Seule ◀la▶ croyance moderne aux « lois ◀de▶ ◀la▶ science » et aux « nécessités techniques » en général peut nous donner ◀l’▶idée ◀de▶ ce que représente alors ◀l’▶évidence magico-religieuse, et ◀de▶ ce qu’entraîne indiscutablement sa transgression.
◀La▶ faute commise ne peut relever ni ◀de▶ ◀l’▶opinion, ni ◀d’▶un jury. Elle est plutôt comme une grossière erreur ◀de▶ calcul, ◀de▶ montage ou ◀d’▶aiguillage, c’est-à-dire qu’elle « ne pardonne pas » : elle suspend ◀le▶ cours normal ◀de▶ ◀la▶ vie, elle exclut ◀le▶ fautif ◀de▶ ◀la▶ réalité, elle appelle à grands cris non point sa repentance mais ◀le▶ châtiment restaurateur ◀de▶ ◀l’▶ordre.
Tel est ◀le▶ cadre antique, traditionnel (au sens oriental ◀de▶ ce mot) que ◀le▶ message chrétien va bouleverser. Avec saint Paul, nous passons d’un seul coup du règne ◀de▶ ◀la▶ Loi à celui ◀de▶ ◀la▶ Foi, c’est-à-dire du Rite à ◀l’▶Amour. « Tout est permis, mais tout n’édifie pas », « Rien n’est impur en soi », mais « Tout est pur aux purs ». Semblablement, saint Augustin dira : « Aime Dieu et fais ce que tu voudras. » Or, ces phrases invalident, du point de vue spirituel, toute morale codifiée, rituelle ou rationnelle. Elles impliquent, en effet, que ◀la▶ valeur ◀d’▶un acte ne peut être jugée par sa conformité avec ◀les▶ règles du sacré ou du social, mais que son sens dépend ◀d’▶une attitude intime, ◀d’▶une libre appréciation ◀de▶ ◀la▶ personne quant à savoir si ◀l’▶acte exprime ◀l’▶amour, s’il édifie.
Pourtant ◀la▶ voie chrétienne n’est pas tout ◀l’▶Occident. Elle prend son point ◀de▶ départ dans ◀le▶ choc décisif duquel nous datons notre histoire. Mais elle s’est engagée dans un monde bien réel, déjà fortement structuré à la fois par ◀la▶ pensée grecque, ◀les▶ traditions religieuses du Proche-Orient, et ◀l’▶ordre impérial des Romains. Utilisant l’un ◀de▶ ces éléments, écartant l’autre, annexant au passage un troisième et souvent compromise à ce jeu, elle a tout remis en mouvement. Et ce mouvement dans son ensemble, jusqu’à nous, c’est ◀l’▶« Aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme ». Certes ◀la▶ voie chrétienne n’y est pas seule active, mais elle fut décisive et reste axiale : c’est par rapport à elle que nous pourrons mesurer nos oscillations pendulaires, ◀les▶ apports étrangers, ◀les▶ progrès, ◀la▶ dérive ◀de▶ notre culture.
Dialectique grecque et juridisme romain, catalysés par ◀l’▶exigence chrétienne, ont produit ◀le▶ mot décisif. Mais ◀les▶ réalités politiques et sociales élaborées par ces trois mondes sont entrées elles aussi en symbiose, et cela ◀d’▶une manière manifeste dès ◀l’▶époque des conciles œcuméniques.
Apport grec. — ◀L’▶homme se détache du corps magique en lequel se mêlaient sans fin ni formes nettes ◀les▶ vivants et ◀les▶ morts, ◀les▶ dieux et ◀les▶ démons. ◀L’▶individu prend sa mesure, fragile et menacé, mortel et ignorant, il sait qu’il n’est pas dieu, ne rêve pas ◀de▶ ◀le▶ devenir, mais se sent ◀d’▶autant plus décidé à tirer ◀le▶ meilleur parti ◀de▶ sa condition. Entreprenant, curieux jusqu’au défi, navigateur, spéculateur dans tous ◀les▶ ordres, il est à tous égards celui qui définit — ◀l’▶homme du Verbe et ◀de▶ ◀l’▶épithète, « ◀la▶ mesure ◀de▶ toutes choses », dira Protagoras, « ◀de▶ celles qui sont en supposant qu’elles sont, ◀de▶ celles qui ne sont pas en supposant qu’elles ne sont pas ». Juge ◀de▶ tout, on ◀le▶ voit, même des dieux. ◀D’▶où ◀le▶ sens ◀de▶ sa dignité, qui ne tient à rien qu’à lui-même, au seul fait qu’il existe, distinct. ◀D’▶où son orgueil aussi, son astuce égoïste et, finalement, cette anarchie sceptique qui, lorsque se perdra ◀la▶ révérence à l’égard des dieux et des lois, livrera ◀la▶ cité « atomisée » à ◀la▶ brutale mise au pas du Romain.
Apport ◀de▶ Rome. — Il se résume dans ◀le▶ terme viril ◀de▶ citoyen. ◀L’▶homme ne tient plus sa dignité unique ◀de▶ quelque essence indestructible, mais du personnage qu’il revêt dans ◀la▶ cité maintenue par ◀les▶ cadres du Droit et des Institutions dûment hiérarchisées. Ce puritanisme social, cette morale du service ◀de▶ ◀l’▶État, fera ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶Empire et ◀la▶ pauvreté ◀d’▶âme ◀de▶ ses sujets. Si ◀la▶ dissociation menaçait en permanence ◀la▶ cité grecque, c’est ◀la▶ sclérose collectiviste qui va causer ◀la▶ chute ◀de▶ Rome.
C’est au sein de cette société dont ◀les▶ structures rigides n’encadrent plus qu’une anarchie latente, parce que ces disciplines ne sont pas celles ◀de▶ ◀l’▶âme, que naît et se répand ◀le▶ christianisme.
Apport chrétien. — ◀La▶ conversion — révolution individuelle — libère tout homme, noble ou esclave, des liens sacrés ◀de▶ ◀la▶ caste ou du clan ; en même temps, elle ◀le▶ met au service du prochain. Entrant dans une communauté chrétienne, ◀l’▶esclave y trouve ◀la▶ dignité morale qui était celle ◀de▶ ◀l’▶individu selon ◀les▶ Grecs, et ◀l’▶honneur ◀de▶ servir, qui était celui du citoyen romain. Il devient donc un paradoxe vivant : à la fois libre et responsable, vraiment distinct et vraiment relié, et singularisé par ◀la▶ même vocation qui lui fait découvrir dans tout homme son prochain.
◀Le▶ narcissisme culturel
Si ◀la▶ personne du chrétien, dans son équilibre en tension, unit ◀le▶ meilleur ◀de▶ Rome et ◀de▶ ◀la▶ Grèce, elle est aussi menacée, dans ◀le▶ monde du péché, par un double péril simultané : celui ◀de▶ ◀la▶ fuite vers ◀le▶ salut individuel, et celui ◀de▶ ◀l’▶abandon au sacré collectif — maladie « grecque » et maladie « romaine » ◀de▶ ◀la▶ personne.
Ainsi, c’est dans ◀la▶ mesure où ◀le▶ christianisme a signifié ◀la▶ fin des religions et des magies, nées ◀de▶ ◀la▶ peur, qu’il a permis ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ Science, recherche « impitoyable » ◀de▶ ◀la▶ vérité. Car ◀la▶ vérité, pour ◀la▶ foi, ne peut être que celle ◀de▶ Dieu, même quand elle semble nuire au groupe, à ◀la▶ tribu, à leurs lois et coutumes sacrées, que ◀l’▶on prend pour ◀l’▶Ordre et ◀le▶ Bien. ◀L’▶« eppur » ◀de▶ Galilée me paraît plus « chrétien » que ◀l’▶indignation ◀de▶ ses juges.
Suivons ici ◀l’▶exégèse magistrale qu’a donnée ◀de▶ ◀la▶ pensée nietzschéenne Karl Jaspers :
Si ◀les▶ Grecs, qui fondèrent ◀la▶ science, ont pourtant ignoré ◀la▶ science universelle proprement dite, c’est que ◀les▶ mobiles spirituels et ◀les▶ impulsions morales nécessaires leur ont manqué. Au contraire, ◀le▶ chrétien a été capable ◀de▶ faire avancer cette science, grâce à son christianisme et ensuite contre son christianisme — du moins contre chacune des formes objectives que celui-ci a pu revêtir.
Essayons ◀de▶ mesurer ◀l’▶envergure du succès ◀de▶ ◀l’▶Occident dans ◀l’▶ère moderne. Toynbee nous met en garde contre ◀les▶ illusions ◀de▶ ce qu’on pourrait appeler ◀le▶ narcissisme culturel. Mais comment ◀le▶ suivre, lorsqu’il tire ◀de▶ ◀l’▶exemple du monde gréco-romain des raisons ◀de▶ réfuter ◀la▶ croyance que « nous aurions fait dans ◀le▶ monde, au cours des quelques derniers siècles, quelque chose qui n’a pas ◀de▶ précédent ? » Alexandre n’avait conquis qu’un quart des continents alors connus. S’il a cru que c’était ◀le▶ monde, il s’est trompé. Mais cette erreur ne peut être ◀la▶ nôtre. Qu’a fait ◀l’▶Europe du xve siècle jusqu’à nos jours ? Elle a non seulement rayonné sur ◀la▶ totalité — enfin connue, et par elle seule — ◀de▶ ◀la▶ planète : elle a non seulement influencé, colonisé ou vassalisé selon ◀les▶ cas, ◀la▶ totalité ◀de▶ ◀l’▶Afrique, des deux Amériques et ◀de▶ ◀l’▶Océanie, et ◀la▶ partie sud ◀de▶ ◀l’▶Asie (à des degrés divers, mais pour ◀le▶ moins égaux à ceux qu’avaient atteints dans leurs empires ◀les▶ Diadoques et ◀les▶ Khans mongols), mais encore elle n’a pas cessé ◀de▶ maintenir sur toutes ◀les▶ civilisations différentes ◀de▶ la sienne une supériorité intellectuelle et technique que personne ne lui contestait. Si, aujourd’hui, ◀les▶ peuples affectés par ses méthodes ◀de▶ pensée, ◀de▶ production matérielle ou ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶État, se rendent politiquement indépendants, j’y vois bien moins ◀le▶ signe ◀d’▶une révolte contre ses méthodes importées, que ◀la▶ preuve décisive ◀de▶ leur succès. ◀Les▶ Grecs et ◀les▶ Romains ne disposaient pas ◀d’▶une marge ◀de▶ supériorité incontestable sur ◀les▶ Hindous et ◀les▶ Chinois. Mais où trouver dans ◀le▶ monde du xxe siècle une autre civilisation qui soit en état ◀de▶ surpasser celle qu’a répandue ◀l’▶Occident ? En même temps qu’il devient possible, ◀le▶ dialogue apparaît nécessaire. Et j’entends bien un vrai dialogue au niveau des religions et des philosophies, c’est-à-dire au niveau créateur des civilisations et des cultures. Dès lors que ◀les▶ échanges se multiplient en fait, que ◀l’▶Asie s’industrialise, et que ◀le▶ temps ◀de▶ voyages cesse ◀de▶ nous séparer (nous faisons en un jour ◀d’▶avion un trajet qui prenait deux ans du temps ◀de▶ Plan Carpin et ◀de▶ Marco Polo), il devient urgent ◀de▶ corriger ◀les▶ aberrations résultantes ◀de▶ contacts anarchiques dans tous ◀les▶ ordres.
Tout échange est ambivalent. Il peut détruire autant que féconder. ◀L’▶adoption ◀de▶ machines et ◀de▶ certaines croyances, déduites ◀de▶ notre science ◀de▶ ◀la▶ matière, peut faire dépérir dans d’autres civilisations ◀le▶ développement normal ◀de▶ leurs sciences spirituelles ou physio-psychologiques. Et cela, au moment même où ◀l’▶Occident commence à soupçonner que ces autres sciences peuvent être « vraies » aussi, et même devenir vitales. ◀L’▶Aventure s’approchant ◀de▶ ◀la▶ Voie, l’une doit intégrer l’autre (mais au prix de sacrifices dont il n’est pas du tout certain qu’ils seraient féconds), ou bien il faut chercher un principe transcendant, dont un C. G. Jung en Europe, ou un Aurobindo en Inde, a tenté ◀d’▶entrevoir ◀la▶ nature.
Au stade présent ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale, on dirait qu’il n’est plus qu’un seul des rêves constants ◀de▶ ◀l’▶humanité qui ne soit pas théoriquement réalisable : connaître ◀l’▶au-delà ◀de▶ ◀la▶ mort. Mais presque tous ◀les▶ autres : voler dans ◀la▶ hauteur, nager au fond des mers, faire ◀de▶ ◀l’▶or, rajeunir, voyager dans ◀la▶ lune, lire ◀les▶ pensées, tuer ou guérir sans contact… — tout est là, ou peut ◀l’▶être bientôt. Déjà nous volons, transmutons ◀les▶ métaux, dépassons ◀la▶ vitesse du son, prolongeons ◀de▶ deux à trois fois ◀la▶ durée moyenne ◀de▶ ◀la▶ vie, voyons ce qui se passe aux antipodes, parlons avec des invisibles, tuons à grande distance, et dialoguons avec ◀la▶ lune.
Confronté à ◀l’▶Orient, ◀l’▶Occident apparaît comme ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ preuve, par ◀l’▶effet matériel : ◀les▶ miracles d’abord (changer ◀l’▶eau en vin, ou guérir un paralytique) puis ◀les▶ expériences concluantes (◀l’▶avion vole, ◀la▶ bombe éclate au centième ◀de▶ seconde prévu) ; dans ◀les▶ deux cas, ◀l’▶effet probant est ◀de▶ nature tangible ou mesurable.
◀Les▶ Orientaux ont multiplié ◀les▶ recettes (psychosomatiques, dirions-nous) ◀d’▶immortalité sur ◀la▶ terre, même lorsqu’ils enseignaient que ◀la▶ vie n’est qu’illusion. Mais aucun ne devint immortel. Nous cherchons plutôt ◀les▶ moyens ◀de▶ gagner du temps, et ◀les▶ trouvons par ◀la▶ technique. Sur quoi ◀le▶ mandarin visitant nos usines : Quand vous aurez tout ◀le▶ temps, qu’en ferez-vous ? (Mais lui, s’il devenait immortel ?) ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶emploi du temps libre se posera donc demain. Par notre fait, dans ◀la▶ réalité sérieuse et quotidienne. Mais voici ◀le▶ paradoxe concret : ◀les▶ qualités techniques, ◀l’▶attitude utilitariste, ◀l’▶efficience en un mot, qui ont permis au problème ◀de▶ se poser, sont précisément ◀les▶ qualités et attitudes qui prédisposent ◀le▶ moins à ◀l’▶usage fécond du loisir. À ◀l’▶inverse, ◀les▶ valeurs orientales préparent au loisir et ◀le▶ supposent, mais n’ont pu ◀le▶ procurer au grand nombre. Au moment même où ◀l’▶Occident serait en mesure ◀d’▶en instituer ◀les▶ conditions pour tous, il se voit appauvri spirituellement, tandis que ◀l’▶Orient se jette sur nos techniques et en oublie ses valeurs propres, qui seraient celles dont nous aurions ◀le▶ plus grand besoin…
◀L’▶âge des miracles
Au stade présent ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale, dont ◀la▶ science est ◀la▶ pointe extrême en notre siècle, notre image du monde s’évanouit. Elle échappe à notre raison, comme elle avait déjà échappé à nos sens. Dépassée ◀la▶ matière, qui était pourtant devenue ◀l’▶objet principal ◀de▶ ◀la▶ science, nous butons contre ◀le▶ mystère que cette science avait cru pouvoir éliminer.
◀Le▶ Cosmos tout entier se résout en un voile tissé ◀d’▶ondes animant ◀le▶ Vide. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent ◀de▶ ◀la▶ matière cosmique consistent en hydrogène et en hélium, produit à partir de ◀l’▶hydrogène. ◀Le▶ noyau ◀de▶ ◀l’▶hydrogène est un proton. Cet ultime substrat ◀de▶ ◀l’▶univers physique est un « nœud ◀d’▶énergie » qui se produit dans un « champ » au sein duquel agissent on ne sait quels archétypes formateurs… ◀Le▶ monde phénoménal n’est plus qu’une apparence flottant sur ◀l’▶océan sans rivages et sans fond ◀de▶ ◀l’▶immatérielle Énergie. Voici donc retrouvée ◀la▶ Maya des hindous, au terme ◀d’▶un voyage dont ◀l’▶impulsion première avait pris pour tremplin ◀la▶ très ferme croyance en ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ matière ! Mais derrière ce voile, qu’y a-t-il ? Cette question n’a pas ◀de▶ sens, nous dit-on. Dans ◀l’▶univers ◀d’▶Einstein (illimité-fini) vous iriez aussi loin et longtemps que vous voulez, droit devant vous, pour revenir au même point.
Essayez ◀de▶ penser cela, et vous verrez bientôt que ◀la▶ question ◀d’▶un au-delà ne se pose plus. Dans ◀l’▶univers en expansion ◀de▶ ◀l’▶abbé Lemaître et ◀de▶ Gamov, né ◀d’▶une explosion primitive, et qui reviendra peut-être à son point initial, vous n’irez pas plus loin ni plus longtemps que ◀la▶ plus extrême galaxie. Mais dans quoi tout cela se meut-il ? Il est vrai que ◀la▶ question n’a pas ◀de▶ sens : rien « au monde » ne peut y répondre ; mais aussi, elle dépasse ◀le▶ monde : rien en lui ne peut m’empêcher, ni moi-même, ◀de▶ me ◀la▶ poser. C’est ainsi que notre esprit sans relâche vient buter contre ◀la▶ transcendance.
◀L’▶Aventure se poursuit. Si ◀l’▶on demande où elle va, qu’on regarde d’abord ◀d’▶où elle vient, et comment, jusqu’ici, elle est allée. On verra que ◀la▶ question même est spécifique ◀de▶ ◀l’▶Occident. Toute réponse décisive annoncerait donc ◀la▶ fin ◀de▶ notre civilisation, son épuisement intime, et toujours préalable à ◀l’▶anéantissement par une force étrangère. Je n’ai pas eu ◀d’▶autre intention que ◀de▶ mieux définir ◀la▶ question, en cela fidèle à ◀l’▶Occident qui m’a formé. Qui voudrait à tout prix une réponse, et refuserait ◀de▶ ◀la▶ trouver lui-même, dès lors qu’il sait qu’il n’en est point ◀de▶ vraiment générale et transposable — il quitterait en esprit cette expérience humaine qui depuis deux-mille ans a forgé ◀les▶ destins, mais aussi fomenté ◀les▶ libres vocations ◀de▶ ◀la▶ race blanche, aventureuse moitié du monde. ◀La▶ Quête est notre forme ◀d’▶exister.