Trois initiales, ou raison d’▶être et objectifs du CEC (1959-1960)cg
Notre nom même provoque généralement les trois questions suivantes :
— qu’entendez-vous par culture ?
— ◀de▶ quelle Europe s’agit-il ?
— pourquoi faut-il un Centre en pareil domaine ?
Répondre à ces trois questions, très normales et très légitimes, ce sera définir du même coup la raison ◀d’▶être ◀de▶ notre institution, l’esprit qui l’anime et les objectifs qu’elle s’est donnés dès sa création.
CULTURE a la réputation ◀d’▶être un mot vague. Et il est vrai qu’on lui attribue des contenus assez divers. Mais si nous négligeons les disputes pédantes, il est facile ◀de▶ définir un sens commun à toutes les acceptions du terme. La culture a toujours désigné l’action créatrice ◀de▶ l’homme, sur les choses ou sur l’homme lui-même.
Dès notre Antiquité gréco-romaine, « cultiver » la terre ou l’esprit signifie : en tirer davantage que la Nature seule n’eût produit. Un champ ◀de▶ blé, une maison, un poème, une statue, un outil, une équation, résultent ◀d’▶actes culturels, — artificiels. L’homme est cet animal qui tire ◀de▶ la Nature tout ce qui, sans lui, serait demeuré virtuel, et qui par lui devient le domaine ◀de▶ l’humain ; domaine du sens et ◀de▶ l’opération, ◀de▶ la transformation et ◀de▶ la puissance ; domaine ◀d’▶une création au second degré. Culture, en somme, égale Nature plus homme.
Dès la seconde moitié du xviiie siècle, en France et en Allemagne — Voltaire, Vauvenargues, Wieland, Herder —, plus tard en Angleterre — Newman, Matthew Arnold —, on se met à parler ◀de▶ la culture tout court, non plus seulement ◀de▶ la culture du sol, ou des lettres, ou ◀de▶ quelque activité précise.
Le terme étant entré dans l’usage courant, dès la fin du siècle dernier, on l’oppose fréquemment, pour mieux le préciser, au terme ◀de▶ civilisation. (Mais Français et Allemands s’entendent mal sur la définition et la valeur des deux termes, distingués ◀d’▶une manière polémique : « Kultur » et « Civilisation » deviennent les slogans à tout faire des propagandes ◀de▶ guerre en 1914.)
Pour nous, qui ne sommes ◀d’▶aucun parti nationaliste, s’il fallait prendre position dans le débat, nous dirions que la culture représente à nos yeux l’activité humaine créatrice ◀de▶ valeurs, ◀de▶ sens, ◀d’▶œuvres nouvelles et ◀d’▶inventions ; la civilisation étant plutôt l’ensemble ou le système des résultats sociaux, à la fois matériels et moraux, produits par cette activité.
Quoi qu’on en pense, un fait demeure indiscutable : le concept ◀de▶ culture en soi, ◀d’▶activité prospective ◀de▶ l’esprit non liée par les règles du sacré ou les décrets ◀de▶ la politique, est un concept typiquement européen. Et cela seul peut expliquer ce grand paradoxe ◀de▶ l’Histoire : que l’Europe, qui représente à peine le 5 % des terres du globe, assez pauvre en matières premières et moins peuplée que l’Inde ou que la Chine, ait en fait dominé le monde, ◀de▶ la Renaissance jusqu’aux débuts ◀de▶ notre siècle. Ce qui a permis ◀de▶ passer du « petit cap de l’Asie » à cette royauté longtemps incontestée — et qui peut renaître demain sous d’autres formes purifiées et libérales — ce n’est rien ◀de▶ naturel, rien ◀de▶ purement physique ; c’est précisément la culture.
L’Europe, c’est très peu de chose plus une culture.
Et voilà qui suffit, pratiquement, à définir le rôle actif et créateur ◀de▶ la culture, à faire voir qu’elle n’est pas un luxe, mais une nécessité vitale pour tous nos peuples. En effet, leur niveau de vie et leur statut social dépendent ◀de▶ leur économie ; celle-ci dépend ◀de▶ la technique et donc des sciences ; or les sciences ne sont nées en Europe et ne progressent dans l’univers qu’en vertu du complexe philosophique, éducatif, moral et spirituel qui demeure l’origine permanente ◀de▶ ce que nous appelons la culture, et ◀de▶ son dynamisme aventureux.
EUROPE, qui fut d’abord un mythe sémite et grec, puis une définition géographique — l’Ereb hébreux, le pays du couchant, part ◀de▶ Japhet, l’Asie étant à Sem, l’Afrique à Cham — l’Europe est à nos yeux une unité ◀de▶ culture. Sur la base ◀de▶ cette unité intégrant les apports les plus divers au cours des siècles, mais antérieure et supérieure à tous les découpages successifs ◀de▶ nos frontières nationales, l’union économique et politique ◀de▶ nos peuples peut et doit aujourd’hui s’édifier.
On nous demande : quelles seront ses limites ? Nous refusons cette question mal posée. Car une culture ne saurait être définie par des bornes-frontières et un cordon douanier, mais seulement par son contenu vivant, par la cohérence ◀de▶ ses principes et par sa force ◀de▶ rayonnement.
L’Europe que nous voulons doit être à la mesure ◀de▶ cette force ◀de▶ rayonnement. Son découpage accidentel et temporaire en Europe de l’Ouest et ◀de▶ l’Est, en groupements ◀de▶ Six, ◀de▶ Sept, ◀de▶ Quinze, ou ◀de▶ Dix-Huit à la recherche difficile ◀de▶ leur union, dépend ◀d’▶un jeu ◀de▶ forces politiques sur lequel nous sommes sans pouvoir, mais dont nous devons anticiper le dépassement. Nous travaillons ici pour la plus grande Europe, pour elle seule, à son seul service, conscients ◀de▶ servir du même coup la cause ◀de▶ l’unité mondiale.
Si réduits que soient encore nos moyens en proportion ◀d’▶une telle mission, nous savons que cette faiblesse matérielle est la rançon ◀de▶ notre indépendance ◀de▶ tous partis, intérêts nationaux, groupements ◀d’▶États ou même super-États. Nous entretenons avec eux tous des contacts souvent utiles et toujours amicaux. Plusieurs nous ont aidé dans notre tâche. Mais tous paraissent avoir compris — et certains nous l’ont dit expressément — qu’il était juste et nécessaire ◀de▶ laisser libre ◀de▶ tous liens un Institut dont la mission est justement ◀de▶ voir plus loin, ◀de▶ préparer le terrain pour une plus vaste union.
Où sont les obstacles majeurs à cette union ? On nous répète qu’ils seraient dans les faits, dans les intérêts matériels. Mais nous pensons qu’ils sont d’abord dans les esprits, leurs préjugés et leurs routines. C’est donc là que nous avons à les combattre, en agissant en premier lieu sur ceux qui forment les esprits et l’opinion, mais également en saisissant toute occasion ◀de▶ réveiller chez les Européens les plus actifs la conscience ◀de▶ leur unité, ◀de▶ leur communauté ◀de▶ destin historique, et ◀de▶ leur mission commune dans un monde transformé par leur faute et par leur mérite.
Voilà définie notre Europe : c’est un champ ◀de▶ forces culturelles, sans frontières à l’extérieur, mais tout encombré ◀de▶ barrières et ◀de▶ chicanes périmées. Il s’agit donc d’une part ◀de▶ libérer ses diversités créatrices, en favorisant leurs échanges et leurs opérations communes ; d’autre part, ◀de▶ donner à l’ensemble ses meilleures chances ◀de▶ rayonnement mondial. Coordonner à l’intérieur, pour mieux représenter à l’extérieur.
CENTRE, à l’inverse du mot culture, évoque des images trop précises : celle ◀d’▶une organisation géométrique, celle ◀d’▶une bureaucratie, celle ◀d’▶une uniformité ◀de▶ traitement imposée aux objets les plus divers et les plus éloignés ; et qui pis est, toutes ces images apparaissent particulièrement incompatibles avec les réalités ◀de▶ la culture créatrice telle que l’on vient de les décrire. ◀D’▶où la question (forme polie ◀d’▶une objection fondamentale) que l’on nous pose bien souvent : pourquoi faut-il un Centre, s’il s’agit ◀de▶ culture ?
◀D’▶une manière générale et dans une vue théorique ◀de▶ la culture, rien ne semble moins nécessaire, ou disons-le : plus prétentieux, voire nocif, que l’idée ◀d’▶un Centre.
Ceci posé, regardons notre époque et le concret ◀de▶ ses problèmes. Voici le tableau, tel qu’il s’offrait à nous il y a dix ans.
À l’idée ◀de▶ culture en général, et ◀d’▶unité ◀de▶ culture européenne en particulier, les chauvinismes et totalitarismes ◀de▶ toute couleur opposent la notion ◀de▶ « cultures nationales », qui est aussi fausse en fait qu’en droit. La culture à la fois antique, chrétienne, critique et scientifique, et qui est commune à tous nos peuples, se trouve cloisonnée par des barrières ◀de▶ préjugés partisans et nationalistes, plus paralysantes que les taxes frappant la circulation ◀de▶ ses instruments et ◀de▶ ses produits. Chaque groupement national croit avoir ses problèmes uniques, parce qu’il ignore ceux des autres, et prétend les résoudre seul, en toute ignorance des solutions déjà tentées ou trouvées ailleurs. Chacun s’épuise à découvrir son Amérique — quitte à se faire financer par elle, sous prétexte de sauvegarder sa sacro-sainte et fictive « souveraineté » par rapport aux voisins européens. Certes, ce sont des Européens surtout qui viennent de fabriquer la première Bombe, parce qu’ils étaient ensemble… en Amérique. Mais ici, chacun se plaint ◀de▶ manquer ◀de▶ fonds, parce que chacun s’enferme dans son trop petit pays. Partout la concurrence tue les initiatives, qu’un peu ◀d’▶esprit ◀de▶ coopération ferait réussir. Il faut un Centre, et il se crée, à la suite des congrès ◀de▶ La Haye et ◀de▶ Lausanne. Non dans l’idée ◀de▶ faire lui-même œuvre ◀de▶ créateur, bien entendu — un Centre n’écrit pas ◀de▶ poèmes — mais pour qu’il y ait quelque part en Europe un lieu où l’on se préoccupe ◀de▶ poser les problèmes communs et ◀de▶ grouper ceux qui peuvent les résoudre.
Cinq ans plus tard, 1955 : l’idée ◀de▶ coopération est entrée dans les mœurs, même culturelles. Les associations se sont multipliées : Instituts ◀de▶ recherches nucléaires, ◀d’▶enseignement européen dans les universités, ◀d’▶éducation scolaire et populaire ; festivals, guildes du livre, et du disque, agences ◀de▶ presse ; juristes, historiens, sociologues, éditeurs, ingénieurs, cinéastes, hygiénistes, pédagogues, sportifs même… Nous sommes sur la bonne voie. Mais deux dangers subsistent : les centres ◀de▶ coordination se sont multipliés au point ◀de▶ poser à leur tour un grave problème ◀de▶ coordination… et ◀de▶ financement ; et les déclarations ◀d’▶intention européenne et fédéraliste tendent à devenir une rhétorique superficielle. Un travail ◀de▶ recherches en profondeur s’impose.
Les années 1956 à 1960 voient donc apparaître, en réponse à ces deux problèmes nouveaux, d’une part des fondations (Genève, puis Amsterdam, Bruxelles, Strasbourg) qui se proposent à la fois ◀de▶ regrouper et ◀de▶ financer les initiatives dispersées ; d’autre part des séminaires ◀de▶ recherches, des thèses, des enquêtes, des sondages, des numéros spéciaux ◀de▶ revues, et toute une bibliothèque ◀d’▶ouvrages spécialisés sur les problèmes européens. L’action du CEC, en tout ceci, a parfois été décisive, encore qu’elle ne soit pas toujours bien visible à l’œil nu. Elle a donc justifié la raison ◀d’▶être ◀de▶ l’institution — pour ceux qui savent, tout au moins ; plus rarement, il est vrai, aux yeux ◀d’▶un grand public indifférent à la culture.
En 1960, faut-il encore un Centre ?
Nous avons dit que la raison ◀d’▶être ◀d’▶une institution ◀de▶ ce genre n’existe pas en théorie, mais qu’elle répond à des problèmes concrets. En voici trois, qui se posent avec une insistance croissante.
1. Regroupement des efforts. La multiplicité des initiatives « européennes » dans le domaine très vaste que l’adjectif « culturel » peut servir à désigner, n’est pas un mal en soi, bien au contraire. Elle traduit les diversités réelles et organiques qui sont l’une des sources ◀de▶ la vitalité ◀de▶ notre culture. Il ne s’agit nullement ◀de▶ les uniformiser. Cependant, il est urgent ◀de▶ leur offrir les moyens pratiques ◀d’▶échanger leurs expériences, ◀d’▶éviter les fameux doubles emplois (sans cesse dénoncés, mais sans cesse renaissants) et ◀de▶ mettre en pool celles ◀de▶ leurs activités et ◀de▶ leurs ressources — mais celles-là seules — qui bénéficieraient ◀d’▶une intégration plus poussée. À l’heure où les institutions économiques et politiques ◀de▶ l’Europe naissante proclament leur volonté ◀de▶ concentrer autant que possible leurs services et leurs assemblées, un effort parallèle doit être entrepris dans le domaine ◀de▶ la culture. La vocation du CEC se trouve, ici encore, clairement inscrite dans les faits.
2. Recherches à l’échelle européenne. L’Europe n’est pas seulement le Musée du Monde, elle doit en rester le Laboratoire, tant pour les sciences (économie incluse) que pour les idées politiques, sociales, morales et philosophiques. Elle le doit pour le reste du Monde comme pour elle-même. Car une fédération ◀de▶ peuples embarqués pour un même destin, qui négligerait encore la recherche ◀d’▶avant-garde et l’éducation générale, se verrait rapidement liquidée dans la compétition impitoyable désormais instaurée à l’échelle planétaire. Une aide puissante et cohérente doit être apportée sans retard à la recherche spécifiquement européenne. Puissante par les capitaux réunis : au regard de l’aide qu’apportent à la culture, aux recherches et à l’éducation les USA et l’URSS, nous sommes ridiculement sous-développés ! Mais il est clair que les États, les organisations européennes officielles et le secteur privé ne pourront fournir l’aide requise que s’ils disposent ◀d’▶une information sérieuse sur la conjoncture culturelle, par quoi nous entendons l’état des besoins existants, des recherches en cours ou à entreprendre, des instituts et des savants disponibles et compétents. C’est dire que le moment semble venu de former un Conseil des Recherches européennes, reprenant ◀d’▶une manière systématique l’une des grandes idées qui avaient présidé à la création du CEC, et qu’il doit s’attacher maintenant à promouvoir.
3. Relations culturelles extérieures. Minorisée aux Nations unies, maintenue sous la pression constante ◀d’▶idéologies nées ◀de▶ ses œuvres mais qui lui opposent désormais un visage méconnaissable et parfois hostile, l’Europe reste sans voix pour définir ses idéaux et affirmer sa vocation dans le monde actuel.
Il y a plus. Les difficultés immenses qui naissent du contact inévitable entre notre culture libérale et technique et les cultures traditionnelles ◀de▶ l’Asie, ◀de▶ l’Afrique et du Moyen-Orient, appellent des études et des solutions qu’aucun ◀de▶ nos États ne peut élaborer et encore moins faire accepter à lui tout seul. Les difficultés sont ◀d’▶ordre culturel bien avant ◀d’▶être politiques. Et l’avenir ◀de▶ l’économie, désormais mondiale, que l’Europe seule peut à la fois équilibrer et animer, en dépend ◀de▶ toute évidence. C’est ici la nécessité ◀de▶ Relations culturelles européennes qui se fait jour.
Le besoin ◀d’▶une coordination entre nos forces culturelles, et le besoin ◀de▶ représentation commune ◀de▶ ces forces vis-à-vis du reste du monde, nous appellent et nous poussent dans le même sens. Rien de plus efficace pour unir nos élites que la confrontation ◀de▶ leurs diversités avec d’autres cultures ou civilisations : vue ◀de▶ l’extérieur, l’Europe forme un tout évident. En retour, nos différentes nations ne pourront engager le dialogue nécessaire avec les autres traditions ◀de▶ culture que si elles se présentent au nom de l’Europe entière, sûre ◀de▶ sa vocation, et donc ouverte au monde.
Telles sont les perspectives immédiates et prochaines qui s’ouvrent à l’action du CEC, parce qu’il a su durer et préparer des voies pour le temps, désormais venu, où la situation générale permettrait de plus amples entreprises.