L’▶Amour en cause (1er février 1961)f g
Éros, qui était un dieu pour ◀les▶ Anciens, est un problème pour ◀les▶ Modernes. ◀Le▶ dieu était ailé, charmant, et secondaire ; ◀le▶ problème est sérieux, complexe et encombrant. Mais cela n’est vrai qu’en Occident, car on n’observe rien de tel en Inde, en Chine ou en Afrique. Comment nous expliquer ce fait ? Et pourquoi ◀l’▶érotisme est-il devenu synonyme de perversité non seulement dans ◀le▶ jargon des lois de ◀l’▶État laïque, mais aux yeux des chrétiens exigeants et sincères, depuis des siècles ? Pour comprendre ◀la▶ situation problématique de notre temps, il faut remonter aux origines du christianisme.
1. ◀Le▶ christianisme est ◀la▶ religion de ◀l’▶Amour. Religion d’un Dieu que ◀l’▶Ancien Testament définissait comme ◀l’▶Être originel, ◀le▶ Créateur du monde et ◀le▶ sauveur d’Israël, mais que ◀le▶ Nouveau Testament révèle au cœur de tous ◀les▶ hommes, et d’une manière radicalement nouvelle : « Dieu est Amour », répète saint Jean. Religion créée par un acte de ◀l’▶amour « Dieu a tant aimé ◀le▶ monde qu’il a donné son Fils unique… » Religion dont toute ◀la▶ Loi est résumée par Jésus-Christ lui-même, dans ◀le▶ seul et unique commandement : « Tu aimeras ◀le▶ Seigneur ton Dieu… et ton prochain comme toi-même ». Religion qui met au premier rang de toutes ◀les▶ vertus, ◀l’▶Amour : « Maintenant ces trois choses demeurent : ◀la▶ Foi, ◀l’▶Espérance et ◀l’▶Amour : mais ◀la▶ plus grande des trois, c’est ◀l’▶Amour ». Et celui qui n’a pas ◀l’▶Amour « n’est qu’une cymbale qui retentit ».
2. Parce qu’il est religion de ◀l’▶Amour, ◀le▶ christianisme implique et pose ◀la▶ réalité de ◀la▶ personne. ◀Les▶ relations qu’il définit entre ◀l’▶homme et « son » Dieu sont personnelles. Dieu est personnel. ◀La▶ Trinité est composée de trois personnes. ◀Le▶ modèle de toute personne humaine est donné par ◀l’▶incarnation du Christ, fils de Dieu, en Jésus, fils de Marie — Jésus Christ étant à la fois « vrai Dieu et vrai homme » selon ◀le▶ Credo. D’où suit immédiatement que tout homme converti, recréé par ◀l’▶Amour divin, va devenir, dans ◀l’▶imitation de Jésus-Christ, vraie vocation et vrai individu, c’est-à-dire, une personne distincte, mais reliée en même temps par ce qui ◀la▶ distingue. Car pour aimer, il faut être distinct de ◀l’▶objet même de ◀l’▶amour, auquel on voudrait être uni. Et pour que ◀l’▶homme puisse aimer Dieu et tout d’abord en être aimé, il faut que Dieu soit personnel et qu’il soit « tout autre » que ◀l’▶homme. Et enfin pour que ◀l’▶homme puisse s’aimer lui-même, il faut qu’il y ait en lui dualité entre ◀l’▶homme naturel et ◀l’▶homme nouveau, recréé par ◀l’▶appel qu’il reçoit de ◀l’▶Amour. Cet appel est sa vocation, ◀la▶ vie nouvelle de sa personne. Cette vie demeure en partie mystérieuse, étant « cachée avec ◀le▶ Christ en Dieu », mais elle se manifeste par des actes, dans ◀l’▶amour du prochain comme de soi-même.
3. Cette religion de ◀l’▶Amour total (amour de Dieu, de Soi et du Prochain) n’a pas de livre sacré sur ◀l’▶Amour. Dans cet ensemble infiniment varié de phénomènes que ◀l’▶Europe seule a désigné par ◀le▶ seul et même terme d’amour, considérons ◀les▶ raies extrêmes du spectre : ◀l’▶ultraviolet du spirituel et ◀l’▶infrarouge du sexuel. Notre mystique, science de ◀l’▶amour divin, s’est développée très tardivement, dans des formes et selon des voies presque toujours suspectes aux yeux de ◀l’▶orthodoxie. Notre éthique sexuelle s’est très longtemps réduite à quelques interdits élémentaires et que ◀l’▶on trouve dans presque toutes ◀les▶ sociétés constituées. En dépit des traités de quelque Père de l’Église (prohibant telle posture sexuelle parce que contraire à ◀la▶ fécondation) et des gros livres de casuistiques des xvie et xviie siècles, la plupart des écrits par des moines et à ◀l’▶usage des confesseurs, on ne voit pas un seul équivalent chrétien — existant ou imaginable — du « Kamasutra », des « tantras », de tant d’autres traités d’érotisme dans ◀les▶ Vedas et ◀les▶ upanishads, reliant ◀le▶ sexuel au divin ; encore moins, des célèbres sculptures aux façades des grands temples hindous, illustrant de ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise ◀les▶ unions des dieux et de leurs femmes, à des fins didactiques et religieuses. Point de méthodes secrètes ni de magie sexuelle, point de physiologie du pèlerinage mystique, comme celle que nous décrivent sans varier depuis mille ans ◀les▶ traités du hatha yoga. Et pas de traces non plus, dans ◀le▶ christianisme, de ces cérémonies initiatiques, comme à la plupart des autres religions, et où ◀l’▶on sait que ◀les▶ relations entre ◀les▶ sexes jouent un rôle décisif, minutieusement prescrit. Devant cette même crise endocrine, ◀le▶ christianisme puritain se contente de conseils moraux très sévères et de conseils d’hygiène vagues ou aberrants. D’un côté, ◀le▶ rite et ◀les▶ sévices physiques, qui règlent tout ; de l’autre, ◀les▶ problèmes et ◀les▶ tortures morales…
◀Les▶ Églises chrétiennes ont toujours mieux réussi dans leurs efforts pour réprimer et contenir ◀l’▶instinct sexuel que dans leurs tentatives (rares et périphériques, voire hérétiques) pour cultiver et ordonner à des buts spirituels, ◀l’▶érotisme même dans ◀les▶ limites du mariage. C’est que ◀les▶ théologiens redoutaient avant tout qu’on pût croire que ◀l’▶Éros divinise sans ◀la▶ grâce et peut conduire à des révélations. « ◀La▶ chair ne sert de rien » (quant au salut) déclare saint Paul. Et ◀l’▶on eut bien vite fait de réduire au sexuel ◀le▶ sens de « chair » qui, pour ◀l’▶Apôtre, désignait ◀le▶ tout de ◀l’▶homme (corps, âme et intellect) dans sa réalité naturelle et déchue.
En revanche, ◀les▶ Églises chrétiennes, suivies jusqu’à nos jours par ◀les▶ pouvoirs civils, ont développé dès la première génération apostolique une doctrine du mariage tout à fait spécifique, et que ◀la▶ Gnose ignore, significativement. Elle se fonde sur quelques versets des épîtres et des évangiles qui dans ◀l’▶ensemble définissent une éthique cohérente de type personnaliste, et non plus sociale ou sacrée comme dans ◀les▶ autres religions. Il n’en est que plus frappant d’observer à quel point ◀les▶ motivations spirituelles du mariage diffèrent et même se contredisent chez saint Paul. Tantôt il pose une sorte d’analogie mystique entre ◀l’▶amour des sexes dans ◀le▶ mariage et ◀l’▶amour de Jésus pour ◀l’▶ensemble des âmes croyantes : « Maris, aimez vos femmes comme Christ a aimé ◀l’▶Église ». Tantôt, et plus souvent, il réduit ◀le▶ mariage à n’être qu’une concession à ◀la▶ nature, une discipline contre ◀l’▶incontinence : « Je pense qu’il est bon pour ◀l’▶homme de ne point toucher sa femme. Toutefois, pour éviter ◀l’▶impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre. Car il vaut mieux se marier que de brûler. » Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de ◀l’▶Apôtre, ◀la▶ chasteté et ◀le▶ célibat conduiraient seuls à ◀la▶ vie spirituelle : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme. »
4. Ainsi donc, exalté d’une part comme ◀l’▶image de ◀l’▶amour divin, mais vilipendé, d’autre part, comme ◀l’▶ennemi de ◀la▶ vie spirituelle, toléré finalement mais dans ◀les▶ seules limites du mariage ◀le▶ plus strict et consacré — tout ◀le▶ reste étant laissé en friche et très sommairement condamné sous ◀les▶ noms de luxure et d’impudicité ou de « prostitution spirituelle », ◀l’▶amour humain devait fatalement devenir une source intarissable de problèmes, tant pour ◀la▶ société que pour ◀l’▶individu. Au surplus, lié dès ◀l’▶origine à ◀la▶ réalité de ◀la▶ personne, ◀l’▶amour sexuel, sentimental ou spirituel (amour des corps, des âmes ou des esprits selon ◀la▶ tripartition traditionnelle et non moins paulinienne que gnostique, soulignons-◀le▶) se trouvait lié du même coup à ◀la▶ dialectique du salut, c’est-à-dire du péché et de ◀la▶ grâce, et valorisé à ◀l’▶extrême. Ceci ne pouvait se produire — et ne s’est pas produit — en dehors de ◀la▶ sphère d’influence du christianisme.
C’est pourquoi ◀le▶ phénomène que je nomme érotisme, englobant ◀le▶ mariage d’amour, ◀la▶ passion mystique de Tristan et ◀la▶ licence impie de Don Juan (l’une au-delà et l’autre en deçà du mariage) ne devait développer toutes ses complexités que dans une Europe travaillée par ◀la▶ doctrine et ◀la▶ morale chrétiennes, séculairement aux prises avec leurs exigences (sans cesse mieux codifiées par ◀les▶ casuistes), dans une Europe formée par ◀l’▶Église ou contre elle, et longtemps confondue avec « ◀la▶ chrétienté ». On ne saurait donc interpréter ce phénomène — dans son évolution au cours des siècles et dans sa situation contemporaine — qu’à la lumière de ses origines religieuses et de ses fins transnaturelles.
Chrétiens traditionnels, moralistes laïques rationalistes libéraux et communistes orthodoxes s’unissent pour déplorer ◀l’▶invasion de nos vies d’une sexualité « obsédante » : ◀les▶ affiches dans ◀les▶ rues, ◀les▶ bureaux, ◀les▶ métros, et tout au long des autostrades, ◀les▶ magazines illustrés et ◀les▶ films, ◀les▶ romans noirs et ◀les▶ albums de nus, ◀les▶ journaux populaires et ◀les▶ bandes dessinées, ◀les▶ chansons à ◀la▶ mode, ◀les▶ danses et ◀les▶ strip-teases : il suffit de regarder ◀le▶ décor des journées et des nuits citadines pour vérifier ◀l’▶omniprésence de ◀l’▶appel au désir sexuel. Ce phénomène mille fois décrit n’en demeure pas moins stupéfiant par sa soudaineté et son ampleur. Il est daté du premier tiers du xxe siècle, et même si on lui trouvait des parallèles en d’autres temps, ses moyens d’expression, eux, sont sans précédent. ◀La▶ culture commercialisée, qui est son véhicule principal, ◀le▶ rend sans doute irréversible, et ◀les▶ cultures totalitaires (ou dirigées) normalement puritaines seront bientôt débordées. Au surplus, ◀l’▶accroissement quantitatif et plus encore qualitatif des temps de loisir, accroît aussi comme ◀l’▶avait dit Baudelaire avec plus de précision que ◀le▶ proverbe antique sur ◀l’▶oisiveté mère des vices — ◀les▶ chances pratiques de ◀l’▶érotisme. Déplorer ◀le▶ phénomène est donc vain. Il s’agit de comprendre ses causes, et sur tout ce dont il est signe.
Et d’abord, il s’agit de lui donner son vrai nom. C’est ◀l’▶érotisme qui travaille ◀les▶ sociétés occidentales, de ◀l’▶ouest à ◀l’▶est, non pas ◀la▶ sexualité proprement dite, instinctive et procréatrice. Et ◀les▶ moyens de ◀l’▶érotisme sont ◀la▶ littérature, ◀les▶ « salles obscures », ◀les▶ arts plastiques (dont ◀la▶ photographie), ◀la▶ musique populaire et ◀la▶ danse, et même certaines philosophies plus poétiques que systématiques : milieux par excellence où agissent ◀les▶ mythes de ◀l’▶âme.
C’est donc avec ces mythes, non pas avec ◀l’▶instinct ou avec « ◀l’▶éternelle luxure » sans horizon que ◀la▶ pensée des spirituels se trouve aux prises et peut entrer en polémique intime. Ce n’est pas ◀l’▶immoralité plus ou moins grave de ce siècle qui ◀la▶ concerne, mais bien ◀les▶ attitudes (religieuses sans ◀le▶ savoir) qui justifient cette immoralité ; enfin, ce sont certaines notions de ◀l’▶homme, qu’une élite inconnue de ◀la▶ foule élabore à ◀l’▶abri de toute sanction sociale car c’est là qu’on peut voir apparaître ◀le▶ sens réel du phénomène que j’ai rappelé, et qui n’est guère en soi que ◀l’▶écume d’une vague profonde surgie de ◀l’▶âme collective.
Derrière ◀les▶ apparences de ◀la▶ rue, derrière ◀la▶ tolérance déjà presque sans bornes accordée à ce que ◀l’▶on appelait naguère pornographie, il y a tout autre chose qu’une réaction contre ◀la▶ période victorienne, qu’après tout ◀la▶ jeunesse actuelle n’a pas connue dans sa vigueur, et dont elle n’a guère pu souffrir. Il est vrai qu’une révolution n’éclate jamais qu’après ◀la▶ mort des vrais tyrans, contre leurs héritiers débiles et qui assurent que ce n’est pas de leur faute. Mais de quoi ◀la▶ morale victorienne est-elle morte ? Sans doute et tout d’abord, d’avoir eu peur de ◀l’▶instinct qu’elle voulait réprimer. Au lieu de justifier ses rigueurs en décrivant dans sa réalité ◀le▶ danger que ◀la▶ licence sexuelle fait courir à toute société militaire et laborieuse, dont ◀la▶ plus haute valeur n’est pas ◀l’▶union mystique mais ◀la▶ sobriété spirituelle, elle a voulu fermer ◀les▶ yeux sur ◀la▶ réalité même du sexe : interdit d’en parler, sauf du haut de ◀la▶ chaire, et sous ◀le▶ seul nom d’impureté. C’était vider ◀la▶ morale puritaine de sa vertu, moins religieuse d’ailleurs que civilisatrice.
D’où ◀l’▶effet de révélation que produisit ◀l’▶œuvre de Freud, ◀l’▶impression qu’elle « expliquait tout », parce qu’elle expliquait certains troubles par cela justement dont nul n’osait parler. Brochant sur ◀la▶ mauvaise conscience d’une bourgeoise qui n’avait plus ◀le▶ courage de ses partis pris, ◀la▶ vulgarisation de ◀la▶ psychanalyse a beaucoup fait pour dévaloriser ◀les▶ notions mêmes de répression et de censure. ◀Les▶ abus dénoncés par Freud nous ont rendus méfiants quant à ◀l’▶usage des disciplines éducatives élémentaires. Ce n’est plus ◀la▶ licence qui est ◀l’▶ennemi mais ◀le▶ refoulement générateur de complexes et de névroses. D’où ◀la▶ tolérance que j’ai dite, et qui effraye tant d’observateurs.
Avant de nous effrayer à notre tour essayons de bien voir ce qui se passe quand ◀les▶ censures officielles périclitent. Est-il vrai, comme on nous ◀le▶ répète, que « ◀la▶ sensualité envahit tout » et que ◀la▶ sexualité défoulée « se déchaîne » ? Bien sûr que non. ◀L’▶instinct ne dépend pas des modes ni ◀la▶ nature de ◀la▶ culture — du moins pas si directement. Ce qui se trouve libéré c’est ◀l’▶expression, ◀la▶ manière de parler des choses de ◀l’▶amour, de spéculer à leur propos ou de ◀les▶ montrer sur ◀l’▶écran. Ce n’est donc pas ◀le▶ sexe, mais ◀l’▶érotisme, ni ◀la▶ sensualité, mais son aveu public, sa projection devant nous qui soudain, nous provoquent à une prise de conscience trop longtemps différée.
C’est ◀l’▶amour qui est remis en question — tout ◀l’▶amour : sexuel ou passionnel, normal ou aberrant, matrimonial ou spirituel. « ◀L’▶amour est à réinventer », disait Rimbaud. Cette espèce-là de révolution psychique n’a qu’un précédent dans ◀l’▶histoire de ◀la▶ culture occidentale : il se situe de ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise au xiie siècle.
Depuis ◀la▶ fin de ◀l’▶Empire romain, on n’avait plus écrit de poèmes d’amour ni de traités de mystiques originaux. ◀La▶ vie sexuelle semblait réduite à ◀l’▶obscure animalité. ◀Le▶ mariage ne posait que des problèmes d’héritages et de consanguinités souvent invraisemblables, justifiant des divorces causés par ◀l’▶intérêt mais jamais par ◀le▶ sentiment. Et, subitement, voici ◀les▶ troubadours et ◀l’▶invention du désir sublimé, Saint Bernard de Clairvaux et ◀la▶ mystique d’amour, Héloïse et ◀la▶ passion vécue, Tristan et ◀la▶ passion rêvée, ◀le▶ culte de ◀la▶ Dame et ◀le▶ culte de ◀la▶ Vierge, ◀les▶ hérésies gnostiques ravivées et ◀le▶ cynisme libertin naissant, ◀le▶ célibat des prêtres et ◀les▶ « Lois d’Amour », bref, ◀le▶ lyrisme, ◀l’▶érotisme et ◀la▶ mystique déchaînés sur ◀l’▶Europe entière, et parlant une même langue nouvelle, rénovant d’un seul coup pour des siècles ◀la▶ musique et ◀la▶ poésie, ◀le▶ roman, ◀la▶ piété et ◀les▶ mœurs. Tout cela se passait dans ◀les▶ élites cultivées — ◀les▶ jongleurs et prédicateurs étant ◀les▶ seuls « moyens de diffusion » permettant de toucher ◀les▶ peuples. Cette première grande révolution de ◀l’▶Amour, si soudaine dans son explosion, fut lente à propager ses effets bouleversants dans ◀les▶ mœurs de ◀la▶ masse inculte et dans ◀les▶ habitudes de pensée. ◀Le▶ travail de décantation, d’adaptation psychologique et de remise en ordre morale et spirituelle devait prendre des siècles, et n’est pas terminé.
Car ◀la▶ révolution que nous sommes en train de vivre renouvelle en partie celle du xiie siècle, submerge quelques-unes de ses conquêtes, mais surtout ◀la▶ déborde largement. Elle éclate dans une société beaucoup moins cloisonnée et protégée, et où toute pulsation enregistrable est instantanément propagée. ◀L’▶imprimé bon marché, ◀le▶ film et ◀la▶ radio ne laissent plus de délais ni d’angles morts. ◀Les▶ effets atteignent nos sens avant que ◀les▶ causes aient émergé à nos consciences. D’où ◀le▶ scandale, et c’est peu dire — d’où ◀l’▶angoisse et ◀la▶ mauvaise conscience qui caractérisent à la fois ceux qui expriment ◀la▶ révolution et ceux qui en subissent ◀les▶ effets.
Prenez un Européen cultivé — homme ou femme — formé par ◀la▶ morale bourgeoise, d’ailleurs croyant ou non, plus ou moins respectueux de ◀la▶ science et du progrès, donc normal et moyen selon ◀les▶ standards du siècle : confrontez-◀le▶ avec ◀les▶ œuvres apparues depuis cinquante ans de Freud et des écoles qui en dérivent, de Proust et de Joyce, de D. H. Lawrence et de Jean Genêt, d’André Breton et de Robert Musil, d’Henry Miller et de Lawrence Durrel, pour ne citer que très peu de noms des plus connus ; sans oublier ◀la▶ fameuse Histoire d’O, ◀les▶ essais de Georges Bataille et de Pierre Klossowski pour ◀les▶ initiés ; ◀les▶ romans policiers de ◀l’▶école « noire » et ◀les▶ films des metteurs en scène suédois, français et italiens, pour ◀le▶ grand public. Que verra dans tout cela, de prime abord, ◀le▶ témoin normal et moyen ? ◀La▶ libido partout à ◀l’▶œuvre, ◀la▶ névrose prise pour thème normal, ◀la▶ négation de ◀l’▶innocence, même enfantine : ◀la▶ pariade primitive, ou, au contraire, ◀la▶ passion ◀la▶ plus insolite, exaltées comme étant ◀la▶ vraie pureté ; ◀le▶ sadisme et ◀le▶ masochisme, ◀l’▶homosexualité et ◀l’▶inceste ; et toutes ◀les▶ formes d’exhibitionnisme et de raffinement pervers qui attendent encore leur nom : bref, ◀la▶ luxure, anxieuse ou complaisante, sophistiquée ou commerciale, non seulement étudiée mais justifiée ! Comment notre homme distinguerait-il, dans tout cela, autre chose qu’une immense dépravation, qu’un manque de tenue mais aussi de légèreté, de vraie tendresse mais de « saine gauloiserie » ? Et comment pourrait-on y voir ce « soulèvement de ◀l’▶âme », ce retour des pouvoirs animiques — étouffés depuis des siècles entre ◀l’▶esprit et ◀la▶ matière, ◀le▶ physique et ◀le▶ spirituel — dont certains esprits aberrants osent parler ? Lui dira-t-on qu’il y a bien autre chose que ◀la▶ pédérastie dans Proust, ◀l’▶inceste dans Musil, ◀la▶ luxure dans Miller, ou ◀le▶ simple coït dans ◀l’▶amour ? Il voit ce qui ◀le▶ choque, qui est aussi ce qui ◀le▶ tente. Devant « ◀l’▶indiscipline des mœurs » et ◀la▶ « pornographie » qui en serait ◀la▶ cause, il se sent indigné et inquiet. S’il est sérieux, s’il voit plus loin, cela peut aller jusqu’à ◀l’▶angoisse.
Or ces dispositions se trouvent être ◀les▶ mêmes que celle des acteurs érotiques, quoique ces derniers aient ◀les▶ motifs inverses d’être indignés, inquiets ou angoissés. ◀Les▶ deux camps se rendent bien leur mépris, et chacun refuse de tolérer fût-ce un instant, par simple hypothèse de dialogue, ◀les▶ bonnes raisons que peut invoquer l’autre.
J’entends bien que ◀la▶ littérature contemporaine méprise ◀les▶ puritains et ◀les▶ tient pour des fous à la fois ridicules et dangereux. Mais je n’oublie pas que sans ◀la▶ discipline sexuelle que ◀les▶ tendances dites puritaines ont su nous imposer dès ◀les▶ débuts de ◀l’▶Europe, il n’y aurait rien de plus dans notre civilisation que dans celles des nations qu’on dit sous-développées, et sans doute moins : il n’y aurait pas ◀le▶ travail, ◀l’▶effort organisé, ni ◀la▶ technique, qui ont fait ◀le▶ monde actuel. Il n’y aurait pas non plus ◀le▶ problème de ◀l’▶érotisme ! ◀Les▶ auteurs érotiques ◀l’▶oublient très naïvement, tout à leur passion poétique ou moraliste retournée, qui leur cache trop souvent ◀les▶ facts of life — comme ◀l’▶Anglais nomme ◀les▶ faits sexuels — et leurs multiples liens avec ◀l’▶économie ◀la▶ société et ◀la▶ culture.
En revanche, sans ◀l’▶érotisme et ◀les▶ libertés qu’il suppose, notre culture vaudrait-elle mieux que celle qu’un Staline et qu’un Mao ont tenté d’imposer par décrets ? Elle serait strictement adaptée à ◀la▶ production matérielle, à ◀la▶ production socialisée. Et cela, nos puritains ◀l’▶oublient non moins souvent.
◀La▶ littérature érotique embrasse plus de réalités psychologiques que ◀la▶ morale bourgeoise ne voulait en connaître, et que ◀le▶ puritanisme n’en tolère. Or, ces réalités, quoi qu’on en juge, sont au moins aussi quotidiennes et obsédantes que ◀les▶ réalités économiques qui, d’ailleurs, en dépendent dans une certaine mesure, comme ◀le▶ confort dépend de notre psychologie.
Une fois reconnues, elles nous posent des problèmes qu’on ne résoudra plus en ◀les▶ niant. ◀Les▶ découvertes de ◀l’▶analyse des profondeurs, ◀l’▶affaiblissement des tabous sexuels, ◀l’▶accroissement du confort et des loisirs, ◀le▶ birth control, ◀les▶ mass médias, tout agit dans ◀le▶ même sens, irréversible. Je vois bien qu’en remettant en question ◀l’▶ensemble des rapports personnels et sociaux, éthiques et spirituels qui constituent ◀l’▶amour, ◀la▶ littérature érotique réagit à des phénomènes qu’elle n’a pas provoqués, qui ◀la▶ dépassent, mais dont elle tente de formuler et d’illustrer ◀les▶ exigences encore désordonnées. Et je vois bien que du désordre inévitable résultant d’une évolution aussi rapide, on ne pourra sortir qu’en avant, et non point par des retours aux disciplines d’antan.
Il s’agit d’expliciter des motifs religieux généralement refoulés ou tout simplement ignorés. Méthode exactement inverse de celle de Freud, mais qui lui est par là même comparable. Entre ◀les▶ siècles du corps et celles de ◀l’▶esprit, entre ◀la▶ biologie et ◀la▶ morale sociale, au-delà des nécessités de ◀l’▶espèce, mais en deçà du bien et du mal. Apprendre à lire en filigrane ◀le▶ jeu des mythes, dans ◀les▶ troubles complexités et ◀les▶ intrigues apparemment insanes de ◀l’▶érotique contemporaine.
Je propose une mythanalyse, qui puisse être appliquée non seulement aux personnes, mais aux personnages de ◀l’▶art, et à certaines formules de vie ; ◀l’▶objet immédiat d’une telle méthode étant d’élucider ◀les▶ motifs de nos choix et leurs implications trop souvent inconsciemment spirituelles autant que sociales.
Quand nous connaîtrons mieux ◀les▶ mythes qui nous tentent, d’où ils viennent et vers quoi leur logique nous conduit, peut-être serons-nous un peu mieux en mesure de courir notre risque personnel, d’assumer notre amour et d’aller vers nous-mêmes. Peut-être serons-nous un peu plus libres.