I
L’amour et la▶ personne dans ◀le▶ monde christianisé
Éros, qui était un dieu pour ◀les▶ Anciens, est un problème pour ◀les▶ Modernes. ◀Le▶ dieu était ailé, charmant et secondaire ; ◀le▶ problème est sérieux, complexe et encombrant. Mais cela n’est vrai qu’en Occident, car on n’observe rien ◀de▶ tel en Inde, en Chine ou en Afrique. Comment nous expliquer ce fait ? Et pourquoi ◀l’▶érotisme est-il devenu synonyme ◀de▶ perversité non seulement dans ◀le▶ jargon des lois ◀de▶ ◀l’▶État laïque, mais aux yeux des chrétiens exigeants et sincères, depuis des siècles ? Pour comprendre ◀la▶ situation problématique ◀de▶ notre temps, il faut remonter aux origines du christianisme.
◀Le▶ puritanisme chrétien est un peu plus ancien que ◀les▶ évangiles : il se déclare dès ◀les▶ épîtres ◀de▶ saint Paul. Et s’il est remarquable que ◀les▶ évangiles, rédigés peu après, n’en portent guère ◀de▶ traces, il est constant qu’on ◀les▶ a lus pendant des siècles à la lumière des polémiques pauliniennes dirigées contre ◀les▶ gnostiques. Or ce sont ◀les▶ gnostiques qui ont tenté les premiers ◀de▶ passer ◀de▶ ◀l’▶Éros à ◀l’▶Esprit, par des moyens extrêmes ◀de▶ préférence, allant ◀de▶ ◀la▶ castration à ◀la▶ luxure sacrée, ou ◀de▶ ◀la▶ « communio spermatica » ◀de▶ certaines sectes basilidiennes au culte général ◀d’▶une Sophia æterna, Éternel féminin exalté bien au-dessus du Créateur biblique, Jahvé. Attaqués sans relâche dans leurs doctrines par ◀les▶ Pères de l’Église primitive, rigoureusement persécutés plus tard par ◀le▶ christianisme établi, ils sont ◀les▶ vrais ancêtres des traditions diffuses dans ◀l’▶hérésie cathare et ◀les▶ mystiques du Nord (ou du moins dans leur vocabulaire) ◀d’▶où procèdent, par ◀les▶ voies détournées que ◀l’▶on sait, ◀le▶ lyrisme et ◀le▶ roman modernes, lesquels ne parlent guère que ◀d’▶un amour « profane », sans plus savoir ni ◀d’▶où il vient ni où il va2. ◀L’▶intransigeante hostilité qui oppose ◀les▶ tenants ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀les▶ écrivains érotiques prolonge, à ◀l’▶insu des deux camps, un débat vingt fois séculaire, mais dont ◀les▶ termes se sont dégradés à mesure qu’on perdait conscience des orientations spirituelles qu’ils signifiaient à ◀l’▶origine.
Rappelons donc ces termes ◀de▶ base, et voyons si vraiment ils permettent ◀d’▶expliquer pourquoi c’est en Europe, et là seulement, que ◀la▶ morale religieuse et ◀l’▶érotique en sont venues à ce statut ◀de▶ conflit permanent, ◀de▶ mépris réciproque, ◀de▶ rigoureuse exclusion mutuelle. Rien ◀de▶ pareil en Inde, répétons-◀le▶, ni ◀d’▶une manière plus générale dans ◀les▶ cultures que ◀le▶ christianisme n’a que peu ou nullement touchées.
I. ◀Le▶ christianisme est ◀la▶ religion ◀de▶ ◀l’▶Amour. — Religion ◀d’▶un Dieu que ◀l’▶Ancien Testament définissait comme ◀l’▶Être originel, ◀le▶ Créateur du monde et ◀le▶ sauveur ◀d’▶Israël, mais que ◀le▶ Nouveau Testament révèle au cœur ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, et ◀d’▶une manière radicalement nouvelle : « Dieu est Amour », répète saint Jean. Religion créée par un acte ◀de▶ ◀l’▶amour : « Dieu a tant aimé ◀le▶ monde qu’il a donné son Fils unique… » Religion dont toute ◀la▶ Loi est résumée par Jésus-Christ lui-même, dans un seul et unique commandement : « Tu aimeras ◀le▶ Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même.3 » Religion qui met au premier rang ◀de▶ toutes ◀les▶ vertus, ◀l’▶Amour : « Maintenant ces trois choses demeurent, ◀la▶ Foi, ◀l’▶Espérance et ◀l’▶Amour ; mais ◀la▶ plus grande des trois, c’est ◀l’▶Amour ». Et celui qui n’a pas ◀l’▶Amour « n’est qu’une cymbale qui retentit », n’est rien, en vérité spirituelle.
2. Parce qu’il est religion ◀de▶ ◀l’▶Amour, ◀le▶ christianisme implique et pose ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ personne. — ◀Les▶ relations qu’il définit entre ◀l’▶homme et « son » Dieu sont personnelles. Dieu est personnel. ◀La▶ Trinité est composée ◀de▶ trois Personnes. ◀Le▶ modèle ◀de▶ toute personne humaine est donné par ◀l’▶Incarnation du Christ fils ◀de▶ Dieu, en Jésus fils ◀de▶ Marie — Jésus-Christ étant à la fois « vrai Dieu et vrai homme » selon ◀le▶ Credo. ◀D’▶où suit immédiatement que tout homme converti, recréé par ◀l’▶Amour divin, va devenir, dans ◀l’▶imitation ◀de▶ Jésus-Christ, vraie vocation et vrai individu, c’est-à-dire : une personne distincte mais reliée en même temps par ce qui ◀la▶ distingue. Car pour aimer, il faut être distinct ◀de▶ ◀l’▶objet même ◀de▶ ◀l’▶amour, auquel on voudrait être uni. Et pour que ◀l’▶homme puisse aimer Dieu et tout d’abord en être aimé, il faut que Dieu soit personnel et qu’il soit « tout autre » que ◀l’▶homme. Et enfin pour que ◀l’▶homme puisse s’aimer lui-même, il faut qu’il y ait en lui dualité entre ◀l’▶homme naturel et ◀l’▶homme nouveau, recréé par ◀l’▶appel qu’il reçoit ◀de▶ ◀l’▶Amour. Cet appel est sa vocation, ◀la▶ vie nouvelle ◀de▶ sa personne. Cette vie demeure en partie mystérieuse, étant « cachée avec ◀le▶ Christ en Dieu », mais elle se manifeste par des actes, dans ◀l’▶amour du prochain comme ◀de▶ soi-même. Ainsi ◀l’▶amour distingue et relie à la fois. Il relie au mystère divin, mais aussi au mystère ◀de▶ ce « prochain » visible dont ◀la▶ personne reste invisible…
3. Cette religion ◀de▶ ◀l’▶Amour total (amour ◀de▶ Dieu, ◀de▶ Soi et du Prochain) n’a pas ◀de▶ livres sacrés sur ◀l’▶Amour. — Dans cet ensemble infiniment varié ◀de▶ phénomènes que ◀l’▶Europe seule a désignés par ◀le▶ seul et même terme ◀d’▶amour4, considérons ◀les▶ raies extrêmes du spectre : ◀l’▶ultraviolet du spirituel et ◀l’▶infrarouge du sexuel. Notre mystique, science ◀de▶ ◀l’▶amour divin, s’est développée très tardivement, dans des formes et selon des voies presque toujours suspectes aux yeux de ◀l’▶orthodoxie5. Notre éthique sexuelle s’est très longtemps réduite à quelques interdits élémentaires et que ◀l’▶on trouve dans presque toutes ◀les▶ sociétés constituées. En dépit des traités ◀de▶ quelques Pères de l’Église (prohibant telle position sexuelle parce que contraire à ◀la▶ fécondation) et des gros livres ◀de▶ casuistique des xvie et xviie siècles, la plupart écrits par des moines et à ◀l’▶usage des confesseurs, on ne voit pas un seul équivalent chrétien — existant ou imaginable — du Kamasutra, des tantras, ◀de▶ tant d’autres traités ◀d’▶érotisme dans ◀les▶ Vedas et ◀les▶ upanishads, reliant ◀le▶ sexuel au divin ; encore moins, des célèbres sculptures aux façades des grands temples hindous, illustrant ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise ◀les▶ unions des dieux et ◀de▶ leurs femmes, à des fins didactiques et religieuses. Point ◀de▶ méthodes secrètes ni ◀de▶ magie sexuelle, point ◀de▶ physiologie du pèlerinage mystique, comme celle que nous décrivent, sans varier depuis mille ans, ◀les▶ traités du Hatha Yoga. Et pas ◀de▶ traces non plus, dans ◀le▶ christianisme, ◀de▶ ces cérémonies initiatiques, communes à la plupart des autres religions, et où ◀l’▶on sait que ◀les▶ relations entre ◀les▶ sexes jouent un rôle décisif, minutieusement prescrit. Ainsi ◀les▶ Africains et ◀les▶ Peaux-Rouges, ◀les▶ sauvages ◀de▶ ◀l’▶Australie ◀d’▶hier et ◀de▶ ◀l’▶Amazonie ◀d’▶aujourd’hui, et même ◀les▶ primitifs ◀de▶ ◀la▶ Polynésie, aux mœurs si douces, observent tous des rites plus cruels l’un que l’autre, afin de sacraliser et ◀de▶ socialiser ◀l’▶événement ◀de▶ ◀la▶ puberté. Devant cette même crise endocrine, ◀le▶ christianisme se contente ◀de▶ conseils moraux très sévères, et ◀de▶ conseils ◀d’▶hygiène vagues ou aberrants. ◀D’▶un côté, ◀le▶ rite et ◀les▶ sévices physiques, qui règlent tout ; ◀de▶ l’autre, ◀les▶ problèmes et ◀les▶ tortures morales…
◀Les▶ Églises chrétiennes ont toujours mieux réussi dans leurs efforts pour réprimer et contenir ◀l’▶instinct sexuel que dans leurs tentatives (rares et périphériques, voire hérétiques) pour cultiver et ordonner, à des buts spirituels, ◀l’▶érotisme, même dans ◀les▶ limites du mariage. C’est que ◀les▶ théologiens redoutaient avant tout qu’on pût croire que ◀l’▶Éros divinise sans ◀la▶ grâce, et peut conduire à des révélations. « ◀La▶ chair ne sert ◀de▶ rien » (quant au salut), déclare saint Paul. Et ◀l’▶on eut bien vite fait ◀de▶ réduire au sexuel ◀le▶ sens ◀de▶ « chair » qui, pour ◀l’▶Apôtre, désignait ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme (corps, âme, intellect) dans sa réalité, naturelle et déchue. Dans ◀la▶ naissance virginale ◀de▶ Jésus, ◀la▶ tradition et ◀le▶ peuple dévot virent ◀l’▶absence du sexe, donc du péché, plutôt que ◀le▶ signe positif ◀d’▶une filiation divine…6
En revanche, ◀les▶ Églises chrétiennes, suivies jusqu’à nos jours par ◀les▶ pouvoirs civils, ont développé dès la première génération apostolique une doctrine du mariage tout à fait spécifique, et que ◀la▶ Gnose ignore, significativement. Elle se fonde sur quelques versets des épîtres et des évangiles7 qui dans ◀l’▶ensemble définissent une éthique cohérente ◀de▶ type personnaliste, et non plus sociale ou sacrée comme dans ◀les▶ autres religions. Il n’en est que plus frappant ◀d’▶observer à quel point ◀les▶ motivations spirituelles du mariage diffèrent et même se contredisent chez saint Paul. Tantôt il pose une sorte ◀d’▶analogie mystique entre ◀l’▶amour des sexes dans ◀le▶ mariage et ◀l’▶amour ◀de▶ Jésus pour ◀l’▶ensemble des âmes croyantes : « Maris, aimez vos femmes comme ◀le▶ Christ a aimé ◀l’▶Église. » Tantôt, et plus souvent, il réduit ◀le▶ mariage à n’être plus qu’une concession à ◀la▶ nature, une discipline contre ◀l’▶incontinence : « Je pense qu’il est bon pour ◀l’▶homme ◀de▶ ne point toucher ◀de▶ femme. Toutefois, pour éviter ◀l’▶impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que ◀de▶ brûler. » Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de ◀l’▶Apôtre, ◀la▶ chasteté et ◀le▶ célibat conduiraient seuls à ◀la▶ vie spirituelle : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du Seigneur, des moyens ◀de▶ plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens ◀de▶ plaire à sa femme. »
4. Ainsi donc, exalté d’une part comme ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶amour divin, mais vilipendé d’autre part comme ◀l’▶ennemi ◀de▶ ◀la▶ vie spirituelle, toléré finalement mais dans ◀les▶ seules limites du mariage ◀le▶ plus strict et consacré, — tout ◀le▶ reste étant laissé en friche et très sommairement condamné sous ◀les▶ noms ◀de▶ luxure et ◀d’▶impudicité ou ◀de▶ « prostitution spirituelle »8, — ◀l’▶amour humain devait fatalement devenir une source intarissable ◀de▶ problèmes, tant pour ◀la▶ société que pour ◀l’▶individu. Au surplus, lié dès ◀l’▶origine à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀l’▶amour sexuel, sentimental ou spirituel (amour des corps, des âmes ou des esprits, selon ◀la▶ tripartition traditionnelle et non moins paulinienne que gnostique, soulignons-◀le▶) se trouvait lié du même coup à ◀la▶ dialectique du salut, c’est-à-dire du péché et ◀de▶ ◀la▶ grâce, — et valorisé à ◀l’▶extrême. Ceci ne pouvait se produire — et ne s’est pas produit — en dehors de ◀la▶ sphère ◀d’▶influence du christianisme.
C’est pourquoi ◀le▶ phénomène que je nomme érotisme, englobant ◀le▶ mariage ◀d’▶amour, ◀la▶ passion mystique ◀de▶ Tristan et ◀la▶ licence impie ◀de▶ Don Juan (l’une au-delà et l’autre en deçà du mariage), ne devait développer toutes ses complexités que dans une Europe travaillée par ◀la▶ doctrine et ◀la▶ morale chrétiennes, séculairement aux prises avec leurs exigences (sans cesse mieux codifiées par ◀les▶ casuistes), dans une Europe formée par ◀l’▶Église ou contre elle, et longtemps confondue avec ◀la▶ « chrétienté ». On ne saurait donc interpréter ce phénomène — dans son évolution au cours des siècles et dans sa situation contemporaine — qu’à la lumière de ses origines religieuses et ◀de▶ ses fins trans-naturelles.