II
Naissance de▶ l’érotisme occidental
Apparu pour la première fois aux lisières médiévales ◀de▶ l’inconscient, annoncé sous le couvert des symboles et du mythe au xiie siècle, animant secrètement dès ce temps la poésie et les premiers romans (qui prennent leur nom ◀de▶ la Romania des troubadours), l’érotisme n’accède au niveau de la conscience occidentale qu’au début du xixe siècle : c’est la grande découverte des romantiques, qui redécouvrent en même temps le lyrisme des troubadours, et plusieurs dimensions du fait religieux.
Kierkegaard, Baudelaire et Wagner furent les premiers à affronter ◀de▶ tout leur être les conséquences ◀de▶ cette révolution. Par l’analyse philosophique, la poésie et la musique, L’Alternative, Les Fleurs du mal, Tristan, témoignent ◀d’▶une prise de conscience très profondément renouvelée des relations entre l’amour humain, la ◀vie▶ ◀de▶ l’âme et la recherche spirituelle.
Pour les classiques, l’amour ne pose guère ◀de▶ problèmes que s’il entre en conflit avec le devoir moral. Il n’est pas un problème en soi. On peut tuer par jalousie, ou parce qu’on est lésé dans son orgueil (social), mais on ne peut pas mourir ◀d’▶amour (la métaphore elle-même est ridiculisée). La morale officielle, indiscutée, a statué que la raison domine le cœur, et elle ne s’inquiète pas du sexe (l’expression « ◀vie▶ sexuelle » est encore impensable). Les instincts sont classés, les passions définies, et la religion codifiée. Instincts et passions font « le monde », y renoncer c’est entrer en religion. Rien dans « le monde », sinon le dégoût qu’on en conçoit pour avoir abusé des « plaisirs » (notons ce mot) ne conduit à la religion. Descartes, ayant bien séparé le corps et l’esprit, ne sait plus comment les relier : éclipse ◀de▶ l’âme.
L’antithèse radicale ◀de▶ cette époque classique nous est donnée par les penseurs-poètes ◀de▶ la génération post-romantique. Car la question que leur œuvre entreprend ◀de▶ résoudre est celle-là même que les classiques éliminaient : comment intégrer l’amour humain dans une conception religieuse ◀de▶ l’existence ? Toute conception ◀de▶ l’amour (sexuel ou passionnel, libertin ou matrimonial), toute attitude ◀de▶ l’homme devant l’amour, correspond, qu’on le sache ou non, à une attitude spirituelle, la traduit ou la trahit, la conteste ou l’assume, mais n’existerait pas sans elle. Du même coup, la sexualité9, enfin reconnue pour autre chose qu’un « bas instinct » ou une simple fonction physiologique, se trouve qualifiée par l’esprit, requise par l’âme, mise en relation dialectique avec les fins spirituelles ◀de▶ l’âme. Par l’expérience ◀de▶ l’amour passionnel, l’Isolde de Wagner atteint la « joie suprême ». Par l’expérience ◀de▶ l’amour dit sexuel, « l’âme inassouvie » ◀de▶ Baudelaire conçoit « le goût ◀de▶ l’éternel »10. Et dans In vino veritas, l’un des héros ironiques ◀de▶ Kierkegaard définit l’amour comme le lieu où « la ◀vie▶ spirituelle la plus élevée s’exprime dans l’antithèse la plus extrême, tandis que la sensualité prétend représenter la ◀vie▶ spirituelle la plus élevée. »
Le champ nouveau, dont ◀de▶ telles phrases révèlent le réseau ◀de▶ tensions, détermine un espace intermédiaire entre le corps animal et l’esprit. N’est-ce pas l’âme, au sens des gnostiques ? C’est en tout cas le milieu où l’érotisme, qui est dépassement lyrique ou réflexif du sexuel biologique, va pouvoir développer toutes ses virtualités.
Ces vifs plaisirs profonds, anxieux ou tendres, moments ◀de▶ grâce ◀de▶ l’amour humain et couleurs du langage mystique, procèdent ◀de▶ l’imagination. Ils ne sont, ◀de▶ toute évidence, pas plus « physiques » que spirituels, bien qu’ils tiennent à ces deux domaines, et peut-être surtout au second. Ils ne sont pas du monde des corps, qui est substantif, ni du monde ◀de▶ l’esprit, qui est celui du verbe, mais du monde animé ◀de▶ l’adjectif qui est qualification ◀de▶ la substance par l’émotion.
Kierkegaard, dans l’Alternative, montre comment le christianisme, en apportant au monde le « principe positif ◀de▶ l’Esprit », qui exclut le sensuel, a posé du même coup le sensuel comme « catégorie spirituelle ». (Autrement dit, le christianisme a suscité le problème sexuel et l’érotisme.) Kierkegaard ne se contente pas ◀de▶ substituer cette bipolarité à la simple dualité des classiques. Il définit en effet l’érotisme (en termes étonnamment modernes) comme « une synthèse psycho-sensible ». L’érotisme est donc tout autre chose qu’un euphémisme désignant les aspects sexuels ◀de▶ l’amour dans le langage pudique et parfois si pédant du jeune disciple ◀de▶ Hegel. Entre la spontanéité démoniaque du désir, irrité par l’esprit qui veut l’anéantir, et la spontanéité ◀de▶ l’inclination amoureuse « qui ne reconnaît comme son égale que la spontanéité religieuse » ; entre les figures contrastées du Séducteur et du Mari, entre la décision négative et la décision positive du spirituel, l’érotisme kierkegaardien noue sa problématique absolument nouvelle, « psycho-sensible », donc incluse dans la sphère animique.
Or, le langage ◀de▶ l’âme n’est autre que le Mythe. Il est donc naturel que Kierkegaard, pour décrire la catégorie du sensuel pur telle que la pose l’attaque ◀de▶ l’Esprit, et Wagner, pour décrire la passion pure telle que la transfigure l’élan mystique, aient eu recours aux mythes extrêmes ◀de l’érotique occidentale : Don Juan, Tristan.