III
Présence des mythes et leurs pouvoirs dans divers ordres
D’▶où viennent les mythes ? Sont-ils nos inventions, ou nous les leurs ? Gouvernent-ils nos actes et nos sentiments, ou bien paraissent-ils après coup, comme pour les illustrer et les qualifier, voire tenter ◀de▶ les rendre exemplaires ? Est-ce encore un problème ◀de▶ la poule et ◀de▶ l’œuf — qui a commencé ? Ce serait cela si les mythes n’étaient que poésie, c’est-à-dire invention ◀de▶ réalités qui n’existent vraiment que dans leur expression. Mais la plupart des mythes agissant dans nos vies ont été exprimés avant nous, s’il est sûr que plusieurs ◀de▶ ceux qui nous dominent ne seront exprimés que demain. Une longue durée, cependant, n’est pas l’éternité.
Le même problème se pose d’ailleurs au sujet des complexes et des archétypes dont parlent Freud, Adler et Jung. Ce ne sont pas des Idées platoniciennes éternellement préexistantes à l’homme, des lois cosmiques, ni des catégories ◀de▶ l’Esprit ; mais sont-ils aussi vieux que l’homme et que les circuits ◀de▶ son cerveau, ou bien sont-ils seulement des produits évolués ◀de▶ la civilisation néolithique, diffusée ◀de▶ l’Euphrate vers les cinq continents à partir du cinquième millénaire avant notre ère, et dernier ancêtre commun ◀de▶ nos civilisations vivantes ? Ou encore, des symptômes spécifiques ◀de▶ notre seule culture européenne ?
Il semble à première vue plus facile ◀de▶ répondre dans le cas des mythes, car les dates ◀de▶ leurs émergences dans la littérature mondiale nous sont connues, et c’est à partir ◀d’▶elles qu’ils ont vraiment agi et développé tous leurs pouvoirs contagieux et révélateurs. Tristan, Faust, Hamlet et Don Juan sont bel et bien les créations imaginaires ◀d’▶un Béroul, ◀d’▶un Marlowe, ◀d’▶un Shakespeare et ◀d’▶un Tirso de Molina, dont les coordonnées dans l’espace et le temps laissent assez peu de marge au doute critique. Et chacun ◀d’▶eux décrit l’irruption dramatique ◀d’▶une force ◀de▶ l’âme dans une société bien datée.
Mais une autre question se pose aussitôt : ces auteurs ont-ils inventé, ou découvert leurs personnages ? N’ont-ils pas simplement développé les clichés ◀de▶ phénomènes plus anciens, ou plus généralement humains ? Nous voici ramenés au problème ◀de▶ la genèse historique des complexes. Une différence, toutefois, me paraît essentielle : les complexes et les archétypes sont définis comme des structures ◀de▶ l’inconscient, tandis que les mythes parlent ◀de▶ l’âme. Or si le conscient et l’inconscient sont des notions constamment relatives au degré ◀d’▶éveil et ◀de▶ lucidité ◀de▶ l’intellect, il n’en va pas de même des trois constituants ◀de▶ l’être humain, le corps, l’âme et l’esprit. Si la pensée (qui est doute et certitude) fournit la preuve ◀de▶ l’esprit, et la sensation celle du corps, la preuve ◀de▶ l’âme est l’émotion. Les mythes, phénomènes animiques, décrivent des réalités ◀de▶ l’affectivité, que le sentiment perçoit immédiatement. Et s’ils expriment ces réalités en symboles déroulés dans une durée lyrique, et non pas en concepts instantanés, entrant ainsi dans le champ ◀de▶ la conscience sous une sorte ◀de▶ déguisement qui les voile en même temps qu’il les révèle, cela tient beaucoup moins à quelque répression ◀d’▶ordre social, moral ou religieux (comme dans le cas des complexes, selon Freud) qu’à la nature même ◀de▶ l’âme, dont le symbole lyrique est le langage normal11.
Une chose demeure bien certaine : les mythes qu’on vient de citer, relativement récents dans leur expression culturelle, sont très largement antérieurs à nos problèmes individuels. Ils sont là depuis plusieurs siècles, ils nous attendent, préformant les mouvements intimes ◀de▶ notre sensibilité, ou déroulant devant nous les images simplifiées, ordonnatrices ◀de▶ nos aventures virtuelles12. Méditer sur les Noms qui leur furent attribués (et qui, à l’instar des noms des dieux antiques, évoquent certains groupes ◀de▶ puissances), c’est méditer en fait sur des structures ◀de▶ l’âme qui nous inclinent à la manière des astres, c’est-à-dire sans nous déterminer : inclinant, non gubernant.
Nous les reconnaissons, à certains stades ◀de▶ notre évolution psychique ou spirituelle, quand subitement nous nous sentons coïncider avec la forme ou le mouvement ◀de▶ telle œuvre, poème ou histoire, qui pour la première fois, bien avant nous, les avait découverts ou inventés, ou qui, tout près de nous, les interprète en termes de conscience « moderne ». Une émotion particulière — excitation, angoisse ou nostalgie, dont l’excès nous paraît insolite ou la fascination secrètement familière — nous avertit ◀de▶ leur apparition.
Nous les reconnaissons dans les grands personnages qui leur ont attaché leur nom ◀de▶ fable, Œdipe ou Prométhée, Tristan, Faust ou Don Juan, mais aussi dans les innombrables descendants que ces héros ont engendrés au sein des œuvres ◀d’▶imagination ◀de▶ la littérature occidentale.
Et nous pouvons enfin les reconnaître à l’œuvre dans la vie ◀de▶ personnes réelles, ◀de▶ créateurs ◀de▶ l’art et ◀de▶ la pensée, mais aussi ◀d’▶acteurs ◀de▶ l’histoire dont les biographies nous sont assez connues. (La biographie ◀d’▶un être original, fortement personnalisé, étant souvent sa création la plus totale et continue.) Certains mythes, c’est par eux ou contre eux que la personne s’est affirmée et reconnue, tout en contribuant à les mieux révéler. Car le triomphe total du mythe ne laisserait subsister qu’un type, supprimant du même coup l’individu. Mais ce triomphe n’est pas fatal si l’esprit relève le défi et, malgré l’emprise du mythe qui tend à l’enfermer dans sa durée lyrique, poursuit l’histoire ◀de▶ la personne, qui sera celle ◀de▶ sa liberté.
Si nous voulons savoir et voir comment agissent les mythes, en général, il me paraît que l’étude particulière ◀de▶ l’empire exercé par les mythes ◀de▶ l’amour peut nous y aider le mieux, et cela pour deux raisons faciles à discerner. La première, c’est que les mythes ◀de▶ l’amour sont liés à l’expérience individuelle la plus banale et la plus largement répandue dans notre monde occidental : qui n’a pas été amoureux ou malheureux ◀de▶ l’être pas, ou tout au moins curieux ◀de▶ savoir s’il l’était ? Le premier venu n’est pas tenté ◀de▶ se reconnaître dans Faust ou Prométhée, Hamlet ou Don Quichotte, mais n’hésite pas à se croire Don Juan s’il a le goût ◀de▶ la facilité et du changement ; ou Tristan s’il se sent plus doué pour le malheur ◀d’▶amour, ou la fidélité. La seconde raison tient au fait que l’amour est lié plus que toute autre conduite, impulsion, sentiment ou ambition, à son expression littéraire ou musicale ou picturale, c’est-à-dire au langage en général, mais sous ses formes les plus richement dotées ◀de▶ tournures populaires et suggestives, ◀de▶ clichés, ◀de▶ métaphores, et ◀de▶ symboles convenus. L’amour est à la fois le meilleur conducteur et le meilleur excitant ◀de▶ l’expression. Semblable en cela (comme par bien d’autres traits) à la guerre des époques classiques, il existe à partir de sa « déclaration ». Mais il peut naître aussi ◀de▶ sa seule évocation : ◀d’▶une lecture, ◀d’▶une chanson, ◀d’▶une image ou ◀d’▶un mot, qui suffisent à l’induire, ou à fixer son choix. Ainsi, l’action des mythes ◀de▶ l’amour devient lisible, dans la mesure où elle correspond à l’action même du langage.
Plus tard, une fois reconnues leurs structures dynamiques, nous pourrons retrouver les plus typiques d’entre elles dans des domaines apparemment indépendants ◀de▶ l’amour et du jeu des sexes, et qui vont ◀de▶ la pensée spéculative religieuse ou métaphysique, à l’éthique ◀de▶ l’action sociale ou ◀de▶ l’aventure individuelle. Je vois ainsi Don Juan dans l’allure et le rythme ◀de▶ la polémique nietzschéenne ; mais aussi dans les alternances ◀d’▶engagements passionnés et ◀de▶ retraits ambigus (déception ou besoin ◀de▶ se libérer ?) qui marquent la carrière ◀d’▶un certain type nouveau ◀d’▶aventuriers-penseurs ◀de▶ notre temps. Je vois Tristan dans la passion intellectuelle ◀de▶ Kierkegaard, dont le « paradoxe absolu » est ◀de▶ « vouloir sa propre perte » ; mais aussi, comme en filigrane, dans le dessein secret ◀de▶ tant de romans modernes et dans le destin « fatal » ◀de▶ leur protagoniste — souvent à l’insu ◀de▶ l’auteur… Et bien d’autres que moi ont su voir, c’est-à-dire prévoir Don Quichotte, dans la folie grandiose ◀de▶ Christophe Colomb partant pour les Indes du rêve.
Un mot encore, pour ceux qui m’accuseraient ◀de▶ blasphémer — et j’en connais — en voyant « Tristan » dans ce siècle. S’il est vrai que les mythes nous en apprennent bien autant sur l’Europe que les statues ◀de▶ dieux animaux ou ◀de▶ Shivas à quatre bras sur la civilisation ◀de▶ l’Égypte ou ◀de▶ l’Inde anciennes, c’est ◀de▶ la même manière : non par leur « réalisme » ou leur fidélité aux apparences quotidiennes, mais par leur pouvoir ◀d’▶expression du sacré et ◀de▶ l’âme ; non par leur valeur figurée, mais par leur valeur figurante. Nul Européen n’a jamais été Tristan, ni Don Juan, — et pas plus dans le passé qu’aujourd’hui ; mais sans ces mythes les Européens ne seraient pas ce qu’ils sont, n’aimeraient pas comme ils aiment, et leurs passions seraient incompréhensibles : car elles naissent ◀de▶ leurs rêves et non ◀de▶ leurs doctrines.