V
Invasion de▶ l’érotisme au xxe
siècle
Chrétiens traditionnels, moralistes laïques, rationalistes libéraux et communistes orthodoxes s’unissent pour déplorer l’invasion dans nos ◀vies▶ ◀d’▶une sexualité « obsédante ». Les affiches dans les rues, les bureaux, les métros, et tout au long des autostrades, les magazines illustrés et les films, les romans noirs et les albums ◀de▶ nus, les journaux populaires et les bandes dessinées, les chansons à la ◀mode▶, les danses et les strip-teases : il suffit ◀de▶ regarder le décor des journées et des nuits citadines pour vérifier l’omniprésence ◀de▶ l’appel au désir sexuel. Ce phénomène mille fois décrit n’en demeure pas moins stupéfiant par sa soudaineté et son ampleur. Il est daté du premier tiers du xxe siècle, et même si on lui trouvait des parallèles en d’autres temps, ses moyens ◀d’▶expression, eux, sont sans précédent. La culture commercialisée, qui est son véhicule principal, le rend sans doute irréversible, et les cultures totalitaires (ou dirigées), normalement puritaines, seront bientôt débordées. Au surplus, l’accroissement quantitatif et plus encore qualitatif des temps ◀de▶ loisir, accroît aussi — comme l’avait dit Baudelaire avec plus ◀de▶ précision que le proverbe antique sur l’oisiveté mère des vices — les chances pratiques ◀de▶ l’érotisme. Déplorer le phénomène est donc vain. Il s’agit ◀de▶ comprendre ses causes, et surtout ce dont il est signe.
Et d’abord, il s’agit ◀de▶ lui donner son vrai nom. C’est l’érotisme qui travaille les sociétés occidentales, ◀de▶ l’ouest à l’est, et non pas la sexualité proprement dite, instinctive et procréatrice. Et les moyens ◀de▶ l’érotisme sont la littérature, les « salles obscures », les arts plastiques (dont la photographie), la musique populaire et la danse13, et même certaines philosophies plus poétiques que systématiques : milieux par excellence où agissent les mythes ◀de▶ l’âme14.
C’est donc avec ces mythes, non pas avec l’instinct ou avec « l’éternelle luxure » sans horizon, que la pensée des spirituels se trouve aux prises et peut entrer en polémique intime. Ce n’est pas l’immoralité plus ou moins grande ◀de▶ ce siècle qui la concerne, mais bien les attitudes (religieuses sans le savoir) qui justifient cette immoralité ; enfin, ce sont certaines notions ◀de▶ l’homme, qu’une élite inconnue ◀de▶ la foule élabore à l’abri ◀de▶ toute sanction sociale : car c’est là qu’on peut voir apparaître le sens réel du phénomène que j’ai rappelé, et qui n’est guère en soi que l’écume ◀d’▶une vague profonde, surgie ◀de▶ l’âme collective.
Derrière les apparences ◀de▶ la rue, derrière la tolérance déjà presque sans bornes accordée à ce que l’on appelait naguère pornographie, il y a tout autre chose qu’une réaction contre la période victorienne, qu’après tout la jeunesse actuelle n’a pas connue dans sa vigueur, et dont elle n’a guère pu souffrir. Il est vrai qu’une révolution n’éclate jamais qu’après la mort des vrais tyrans, contre leurs héritiers débiles et qui assurent que ce n’est pas leur faute… Mais ◀de▶ quoi la morale victorienne est-elle morte ? Sans doute, et tout d’abord, ◀d’▶avoir eu peur ◀de▶ l’instinct qu’elle voulait réprimer. Au lieu de justifier ses rigueurs en décrivant dans sa réalité le danger que la licence sexuelle fait courir à toute société utilitaire et laborieuse, dont la plus haute valeur n’est pas l’union mystique mais la sobriété spirituelle, elle a voulu fermer les yeux sur la réalité même du sexe : interdit ◀d’▶en parler, sauf du haut ◀de▶ la chaire, et sous le seul nom ◀d’▶impureté. C’était vider la morale puritaine ◀de▶ sa virtu, moins religieuse d’ailleurs que civilisatrice.
◀D’▶où l’effet ◀de▶ révélation que produisit l’œuvre ◀de▶ Freud, l’impression qu’elle « expliquait tout », parce qu’elle expliquait certains troubles par cela justement dont nul n’osait parler15. Brochant sur la mauvaise conscience ◀d’▶une bourgeoisie qui n’avait plus le courage ◀de▶ ses partis pris, la vulgarisation ◀de▶ la psychanalyse a beaucoup fait pour dévaloriser les notions mêmes ◀de▶ répression et ◀de▶ censure. Les abus dénoncés par Freud nous ont rendus méfiants quant à l’usage des disciplines éducatives élémentaires. Ce n’est plus la licence qui est l’ennemi, mais le refoulement, générateur ◀de▶ complexes et ◀de▶ névroses. ◀D’▶où la tolérance que j’ai dite, et qui effraye tant ◀d’▶observateurs.
Avant de nous effrayer à notre tour, essayons ◀de▶ bien voir ce qui se passe quand les censures officielles périclitent. Est-il vrai, comme on nous le répète, que « la sensualité envahit tout » et que la sexualité défoulée « se déchaîne » ? Bien sûr que non. L’instinct ne dépend pas des ◀modes▶, ni la nature ◀de▶ la culture, — du moins pas si directement. Ce qui se trouve libéré, c’est l’expression, la manière ◀de▶ parler des choses ◀de▶ l’amour, ◀de▶ spéculer à leur propos ou ◀de▶ les montrer sur l’écran. Ce n’est donc pas le sexe, mais l’érotisme, ni la sensualité, mais son aveu public, sa projection devant nous, qui soudain nous provoque à une prise de conscience trop longtemps différée. Mozart est le plus grand interprète ◀de▶ Don Juan, mais ce n’est pas lui qui a « déchaîné » Casanova : il lui a seulement fait entrevoir, sur le tard, le sens du « dramma giocoso » ◀de▶ sa carrière ◀de▶ séducteur. Kierkegaard, Baudelaire et Wagner, en pleine période ◀de▶ censure rationnelle, puritaine et utilitaire, nous révèlent comme des sismographes les mouvements souterrains ◀de▶ l’âme refoulée. Quant aux écrivains ◀d’▶aujourd’hui, grands romanciers, poètes et philosophes que l’on dit « obsédés par l’érotisme », loin ◀d’▶être les fauteurs du phénomène dont j’ai rappelé plus haut les signes évidents, ils agissent à leur tour comme les révélateurs ◀de▶ ce qui se trouve en jeu et monte à la conscience, derrière ces apparences triviales. Émetteurs ◀de▶ messages qu’il reste à décoder, ils s’avancent masqués par le scandale qui assure au début leur succès ; mais ce qu’ils cachent ainsi (volontairement ou non) est peut-être plus scandaleux que ce qu’ils montrent sans pudeur, — j’entends plus subversif dans l’ordre spirituel que choquant aux yeux de la morale. Quelques-uns le proclament non sans solennité. Plusieurs autres l’ignorent, ou refuseraient ◀de▶ l’admettre. (Moi, religieux ? Vous voulez rire !) Il leur arrive ◀de▶ partager les préjugés ◀de▶ leurs critiques, pour le plaisir ◀de▶ les violer. Certains des plus sérieux ou révolutionnaires montrent les symptômes ◀d’▶une névrose attribuable au refoulement du spirituel. Tandis que d’autres, au contraire, professent avec passion la foi gnostique : l’Éternel féminin les entraîne, vers un Ciel qui n’est pas ce qu’un chrétien moyen pense, mais le lieu des vrais spirituels… Quelles que soient en fin de compte leurs intentions, vaticinées, avouées ou déguisées, quelles que soient leurs « résistances à l’analyse » ou leurs complaisances banales à ce qui choque, donc excite à coup sûr — qu’ils exagèrent ou minimisent leur rôle —, ils signifient quelque chose ◀d’▶important dans l’évolution ◀de▶ la culture et ◀de▶ l’anthropologie occidentales.
C’est l’éternel débat entre la Gnose ardente et la Sagesse modératrice ◀de▶ l’Église, entre l’aventure personnelle et l’orthodoxie collective, que vient rénover parmi nous la marée montante ◀de▶ l’Éros. Et je ne prends pas ici ◀de▶ parti général et sans appel, chacun des termes, que je viens ◀d’▶opposer, m’apparaissant valable et nécessaire, cependant que la vérité est sûrement au-delà ◀d’▶eux tous, soit dans la résultante ◀de▶ leurs tensions, comme j’incline à le croire en tant qu’Occidental, soit dans cette vision purifiée dont nous parlent les Orientaux, et qui ramènerait tout à l’Un sans distinction. Les essais réunis dans ce livre ne sont pas des mises en jugement ◀de▶ tel penseur particulier ou ◀de▶ telle attitude générale, mais des recherches sur la nature et les motifs des options caractéristiques ◀d’▶une personne ou ◀d’▶un personnage, et du style qui les définit ; sur la notion ◀de▶ l’homme qu’elles impliquent et supposent, nolens volens. Prendre conscience ◀de▶ ces motivations dans des cas bien concrets mais exemplaires, peut aider à mieux prendre son risque, à mieux assumer sa personne.