VI
Soulèvement des puissances animiques
Mais la▶ soudaine turbulence ◀de▶ ◀l’▶Éros, avant de nous poser ces problèmes, est d’abord un grand fait psychique ; ou tout au moins elle ◀le▶ signale et elle ◀le▶ signe.
Je n’ignore pas ◀le▶ fait démographique, un homme au mètre carré d’ici quatre-cents ans, si toute ◀l’▶humanité continue ◀d’▶obéir à ◀l’▶instinct ◀de▶ reproduction ; — cette menace peut nous inciter à séparer de plus en plus ◀le▶ sexuel pur ◀de▶ ◀l’▶érotique, et peut-être agit-elle déjà sur ◀l’▶inconscient des hommes et des femmes ◀d’▶aujourd’hui ; mais ◀le▶ phénomène qui nous occupe est antérieur. Je n’ignore pas non plus ◀le▶ fait technique. Je pense que ◀l’▶habitus mental qu’il nous impose exagère à tel point ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ◀l’▶horaire, du rendement mesurable, des disciplines sociales, et ◀d’▶une manière générale des comportements rationnels, qu’un soulèvement ◀de▶ ◀l’▶âme devient inévitable, à titre de compensation : « ◀L’▶invasion ◀de▶ nos vies par ◀la▶ technique » provoquerait-elle ce « déchaînement ◀de▶ ◀l’▶érotisme » qui tendrait à neutraliser ses effets déshumanisants ? On peut ◀l’▶imaginer ◀d’▶une manière statistique, mais non pas ◀le▶ vérifier dans nos vies personnelles.
Faut-il donc accepter ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une âme collective qui aurait sa vie à elle, et qui exercerait sur ◀les▶ hommes un pouvoir comparable à ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ Lune sur ◀l’▶océan et dans ◀le▶ corps des femmes ? Mais qu’est-ce que ◀l’▶âme ?
Je ne prends pas ◀le▶ mot dans ◀le▶ sens noble et vague, et encore moins dans ◀le▶ sens religieux que lui donnent tant de nos expressions courantes, comme « belle âme », ou « salut des âmes », ou « immortalité ◀de▶ ◀l’▶âme » (désignant ◀la▶ personne ou ◀l’▶esprit), mais dans ◀le▶ sens beaucoup plus précis que conservent des dérivés tels qu’animation, animosité, animadversion. ◀Le▶ jeu « animé » ◀d’▶un musicien manifeste par des moyens physiques une réalité qui n’est ni matérielle ni proprement spirituelle, qui n’est pas celle du corps ni celle ◀de▶ ◀l’▶intellect, mais plutôt celle du « cœur », comme on dit, — celle ◀de▶ ◀l’▶âme.
◀L’▶âme est ◀le▶ domaine des impulsions qui outrepassent ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀l’▶instinct et se heurtent aux décrets du social. Elle est aussi ◀le▶ domaine ◀de▶ ces passions qui déjouent ◀les▶ « programmes » ◀de▶ vie physiologique enregistrés par nos chaînes ◀de▶ chromosomes, démentent ◀les▶ prévisions ◀de▶ ◀l’▶économie et troublent nos systèmes ◀de▶ communications rationnelles et spirituelles, à la manière des explosions solaires. Trop longtemps négligées ou niées par ◀la▶ pensée occidentale, qui ne prenait au sérieux que ◀l’▶esprit et ◀le▶ corps, ◀les▶ forces animiques sont en pleine offensive au xxe siècle. Leurs premières manifestations sont naturellement anarchiques, névrotiques ou pathologiques : ◀la▶ nappe profonde projette d’abord des boues. Révolutions et délires collectifs, au plan politique et social ; décri des lois et conventions dans tous ◀les▶ ordres, maladies mentales, racisme, vogue immense des superstitions et ◀de▶ ◀la▶ magie des charlatans, voilà ◀la▶ boue. ◀La▶ vague ◀de▶ ◀l’▶érotisme vient ensuite, encore trouble et tumultueuse. Si ◀les▶ digues ont sauté, c’est qu’elles étaient trop faibles, pour une poussée nouvelle soudain trop forte. Il s’agit ◀d’▶inventer maintenant un nouveau système ◀de▶ canaux pour transformer ◀l’▶inondation en irrigation vivifiante.
C’est ◀l’▶amour qui est remis en question — tout ◀l’▶amour : sexuel ou passionnel, normal ou aberrant, matrimonial ou spirituel. « ◀L’▶amour est à réinventer », disait Rimbaud. Cette espèce-là ◀de▶ révolution psychique n’a qu’un précédent dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale : il se situe ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise au xiie siècle.
Depuis ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Empire romain, on n’avait plus écrit ◀de▶ poèmes ◀d’▶amour ni ◀de▶ traités ◀de▶ mystique originaux. ◀La▶ vie sexuelle semblait réduite à ◀l’▶obscure animalité. ◀Le▶ mariage ne posait que des problèmes ◀d’▶héritages et ◀de▶ consanguinité souvent invraisemblables, justifiant des divorces causés par ◀l’▶intérêt mais jamais par ◀le▶ sentiment. Et subitement voici ◀les▶ troubadours et ◀l’▶invention du désir sublimé, saint Bernard de Clairvaux et ◀la▶ mystique ◀d’▶amour, Héloïse et ◀la▶ passion vécue, Tristan et ◀la▶ passion rêvée, ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Dame et ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Vierge, ◀les▶ hérésies gnostiques ravivées et ◀le▶ cynisme libertin naissant, ◀le▶ célibat des prêtres et ◀les▶ « Lois ◀d’▶Amour », bref, ◀le▶ lyrisme, ◀l’▶érotisme et ◀la▶ mystique déchaînés sur ◀l’▶Europe entière, et parlant une même langue nouvelle, rénovant d’un seul coup pour des siècles ◀la▶ musique et ◀la▶ poésie, ◀le▶ roman, ◀la▶ piété, et ◀les▶ mœurs. Tout cela se passait dans ◀les▶ élites cultivées, — ◀les▶ jongleurs et prédicateurs étant ◀les▶ seuls « moyens ◀de▶ diffusion » permettant ◀de▶ toucher ◀les▶ peuples. Cette première grande révolution ◀de▶ ◀l’▶Amour, si soudaine dans son explosion, fut lente à propager ses effets bouleversants dans ◀les▶ mœurs ◀de▶ ◀la▶ masse inculte et dans ◀les▶ habitudes ◀de▶ pensée. ◀Le▶ travail ◀de▶ décantation, ◀d’▶adaptation psychologique et ◀de▶ remise en ordre morale et spirituelle devait prendre des siècles, et n’est pas terminé.
Car ◀la▶ révolution que nous sommes en train de vivre renouvelle en partie celle du xiie siècle, submerge quelques-unes ◀de▶ ses conquêtes, mais surtout ◀la▶ déborde largement. Elle éclate dans une société beaucoup moins cloisonnée et protégée, et où toute pulsation enregistrable est instantanément propagée. ◀L’▶imprimé bon marché, ◀le▶ film et ◀la▶ radio ne laissent plus ◀de▶ délais ni ◀d’▶angles morts. ◀Les▶ effets atteignent nos sens avant que ◀les▶ causes aient émergé à nos consciences. ◀D’▶où ◀le▶ scandale, et c’est peu dire — ◀d’▶où ◀l’▶angoisse et ◀la▶ mauvaise conscience qui caractérisent à la fois ceux qui expriment ◀la▶ révolution et ceux qui en subissent ◀les▶ effets.
Prenez un Européen cultivé — homme ou femme — formé par ◀la▶ morale bourgeoise, d’ailleurs croyant ou non, plus ou moins respectueux ◀de▶ ◀la▶ science et du progrès, donc normal et moyen selon ◀les▶ standards du siècle ; confrontez-◀le▶ avec ◀les▶ œuvres, apparues depuis cinquante ans, ◀de▶ Freud et des écoles qui en dérivent, ◀de▶ Proust et ◀de▶ Joyce, ◀de▶ D. H. Lawrence et ◀de▶ Jean Genêt, ◀d’▶André Breton et ◀de▶ Robert Musil, ◀d’▶Henry Miller et ◀de▶ Lawrence Durell, pour ne citer que très peu de noms des plus connus ; sans oublier ◀la▶ fameuse « Histoire ◀d’▶O », ◀les▶ essais ◀de▶ George Bataille et ◀de▶ P. Klossowski pour ◀les▶ initiés ; ◀les▶ romans policiers ◀de▶ ◀l’▶école « noire » et ◀les▶ films ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Vague internationale, pour ◀le▶ grand public. Que verra dans tout cela, ◀de▶ prime abord, ◀le▶ témoin normal et moyen ? ◀La▶ libido partout à ◀l’▶œuvre, ◀la▶ névrose prise pour thème normal, ◀la▶ négation ◀de▶ ◀l’▶innocence, même enfantine ; ◀la▶ pariade primitive, ou, au contraire, ◀la▶ passion ◀la▶ plus insolite, exaltées comme étant ◀la▶ vraie pureté ; ◀le▶ sadisme et ◀le▶ masochisme, ◀l’▶homosexualité et ◀l’▶inceste ; et toutes ◀les▶ formes ◀d’▶exhibitionnisme et ◀de▶ raffinements pervers qui attendent encore leur nom ; bref, ◀la▶ luxure, anxieuse ou complaisante, sophistiquée ou commerciale, non seulement étudiée, mais justifiée ! Comment notre homme distinguerait-il, dans tout cela, autre chose qu’une immense dépravation, qu’un manque ◀de▶ tenue mais aussi ◀de▶ légèreté, ◀de▶ vraie tendresse mais ◀de▶ « saine gauloiserie » ? Et comment pourrait-il y voir ce « soulèvement ◀de▶ ◀l’▶âme », ce retour ◀d’▶âme, dont certains esprits aberrants osent parler ? Lui dira-t-on qu’il y a bien autre chose que ◀la▶ pédérastie dans Proust, ◀l’▶inceste dans Musil, ◀la▶ luxure dans Miller, ou ◀le▶ simple coït dans ◀l’▶amour ? Il voit d’abord ce qui ◀le▶ choque, qui est aussi ce qui ◀le▶ tente. Devant « ◀l’▶indiscipline des mœurs » et ◀la▶ « pornographie » qui en serait ◀la▶ cause, il se sent indigné et inquiet. S’il est sérieux, s’il voit plus loin, cela peut aller jusqu’à ◀l’▶angoisse.
Or ces dispositions se trouvent être ◀les▶ mêmes que celles des auteurs érotiques, quoique ces derniers aient des motifs inverses ◀d’▶être indignés, inquiets ou angoissés. ◀Les▶ deux camps se rendent bien leur mépris, et chacun refuse ◀de▶ tolérer fût-ce un instant, par simple hypothèse ◀de▶ dialogue, ◀les▶ bonnes raisons que peut invoquer l’autre.
C’est à partir de là que j’essaie ◀de▶ réfléchir, ◀d’▶élucider ◀l’▶amour tel qu’on ◀l’▶écrit ◀de mon temps.