VIII
Pour une mythanalyse de▶ ◀la▶ culture
◀La▶ littérature érotique embrasse plus ◀de▶ réalités psychologiques que ◀la▶ morale bourgeoise ne voulait en connaître, et que ◀le▶ puritanisme n’en tolère. Or ces réalités, quoi qu’on en juge, sont au moins aussi quotidiennes et obsédantes que ◀les▶ réalités économiques, qui d’ailleurs en dépendent dans une certaine mesure, comme ◀le▶ confort dépend ◀de▶ notre psychologie.
Une fois reconnues, elles nous posent des problèmes qu’on ne résoudra plus en ◀les▶ niant. ◀Les▶ découvertes ◀de▶ ◀l’▶analyse des profondeurs, ◀l’▶affaiblissement des tabous sexuels, ◀l’▶accroissement du confort et des loisirs, ◀le▶ birth control, ◀les▶ mass médias, tout agit dans ◀le▶ même sens, irréversible. Je vois bien qu’en remettant en question ◀l’▶ensemble des rapports personnels et sociaux, éthiques et spirituels, qui constituent ◀l’▶amour, ◀la▶ littérature érotique réagit à des phénomènes qu’elle n’a pas provoqués, qui ◀la▶ dépassent, mais dont elle tente ◀de▶ formuler et ◀d’▶illustrer ◀les▶ exigences encore désordonnées. Et je vois bien que du désordre inévitable résultant ◀d’▶une évolution aussi rapide, on ne pourra sortir qu’en avant, et non point par des retours aux disciplines ◀d’▶antan. Mais comment ordonner tout d’abord ◀la▶ recherche et ◀la▶ réflexion ?
Je me suis proposé deux méthodes ◀d’▶analyse, dont on trouvera dans cet ouvrage quelques applications nouvelles, ou renouvelées :
1° Rechercher ◀les▶ correspondances religieuses et philosophiques des attitudes décrites ou prônées par ◀la▶ littérature actuelle traitant ◀de▶ ◀l’▶amour ; et voir comment ces attitudes s’ordonnent ou non à certaines conceptions fondamentales ◀de▶ ◀l’▶homme définies par ◀les▶ grandes religions, par leurs métaphysiques, et par leurs hérésies.
◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident illustrait cette approche, partant ◀d’▶un raisonnement dont je rappelle ◀le▶ schéma : ◀l’▶érotisme commence où ◀l’▶émotion sexuelle devient, au-delà ◀de▶ sa fin procréatrice, une fin en soi ou un moyen ◀de▶ ◀l’▶âme ; — or ◀les▶ croyances gnostiques et manichéennes ne décrient pas ◀le▶ plaisir sexuel, et ne découragent pas ◀la▶ passion, bien au contraire, mais seulement ◀la▶ procréation, par laquelle un ange de plus est enfermé dans un corps vil ; — ◀l’▶érotisme, véritable invention du xiie siècle, a donc toutes chances ◀de▶ correspondre à des attitudes religieuses manichéennes et gnostiques, et ◀les▶ jugements que ◀l’▶on peut porter sur lui traduisent une prise ◀de▶ position spirituelle pour ou contre ces attitudes, qu’on ◀le▶ sache ou non ; et mieux vaut ◀le▶ savoir.
Il s’agit, on ◀le▶ voit, ◀d’▶expliciter des motifs religieux généralement refoulés, ou tout simplement ignorés. Méthode exactement inverse ◀de▶ celle ◀de▶ Freud, mais qui lui est par là même comparable.
2° Apprendre à lire en filigrane ◀le▶ jeu des mythes, dans ◀les▶ troubles complexités et ◀les▶ intrigues apparemment insanes ◀de▶ ◀l’▶érotique contemporaine.
Entre ◀les▶ sciences du corps et ◀de▶ ◀l’▶esprit, entre ◀la▶ biologie et ◀la▶ théologie, au-delà des nécessités ◀de▶ ◀l’▶espèce, mais en deçà du Bien et du Mal, sans lois ni dogmes, mais non sans symboles gouvernant notre vie émotive, ◀la▶ mythologie mène son jeu, — qui est jeu ◀de▶ ◀l’▶âme.
Grandes formes simples et ordonnatrices, symboles actifs et véhicules des puissances animiques ◀d’▶Éros, ◀les▶ mythes peuvent nous servir ◀de▶ guides dans ◀la▶ Comédie infernale, purgative ou sublime ◀de▶ nos désirs, ◀de▶ nos passions, ◀de▶ notre amour. Quand nous ignorons leur nature, ils nous gouvernent sans pitié et nous égarent. Mais ◀les▶ identifier, connaître leur langage et ◀les▶ tours et détours dont ils sont coutumiers peut nous permettre ◀de▶ trouver ◀le▶ fil rouge des trames où nous sommes engagés, et ◀de▶ nous orienter dans ◀la▶ forêt obscure ◀de▶ nos phantasmes, vers ◀l’▶issue ◀de▶ lumière et notre vrai Désir.
Je propose une mythanalyse, qui puisse être appliquée non seulement aux personnes, mais aux personnages ◀de▶ ◀l’▶art, et à certaines formules ◀de▶ vie ; ◀l’▶objectif immédiat ◀d’▶une telle méthode étant ◀d’▶élucider ◀les▶ motifs ◀de▶ nos choix et leurs implications trop souvent inconscientes, spirituelles autant que sociales.
Nous arriverons alors, en connaissance de cause, devant ◀le▶ vrai problème éthique et religieux, celui qui demande une décision ou un pari : faut-il croire que ◀la▶ liberté ne puisse être conquise que par ◀le▶ détachement ◀de▶ nos liens avec ◀la▶ chair, avec ◀le▶ monde, et avec notre moi distinct ? Ou bien faut-il plutôt ordonner ces relations au But suprême, qui suscite en nous ◀la▶ personne ?
Nous sommes au monde comme n’étant pas du monde, mais plutôt comme étant destinés à ◀le▶ transformer sans relâche (◀d’▶où ◀la▶ technique) pour d’autres tâches qui nous dépassent et en même temps nous réalisent. J’en déduis que notre vocation est bel et bien ◀d’▶aller ailleurs, mais avec tout ce que nous sommes ; et qu’elle est moins ◀d’▶ascèse que ◀de▶ transmutation ; et qu’elle n’est pas ◀de▶ fuite mais ◀de▶ prise de conscience, ◀de▶ prise ◀de▶ possession ◀de▶ nous-mêmes et des choses, au nom d’un sens qui nous soit propre et singulier, et par lequel nous atteindrons ◀l’▶universel.
Nier ◀les▶ mythes et leur empire serait néfaste. Tenter ◀de▶ leur échapper en ◀les▶ taxant ◀d’▶erreur — théologique ou rationnelle — est une entreprise illusoire. Il s’agit ◀de▶ comprendre et sentir leurs pouvoirs, puis ◀de▶ ◀les▶ traiter ◀de▶ ◀la▶ manière dont il convient à ◀l’▶homme ◀de▶ traiter ◀la▶ Nature : on ne saurait lui commander qu’en obéissant d’abord à ses lois et structures.
Quand nous connaîtrons mieux ◀les▶ mythes qui nous tentent, ◀d’▶où ils viennent et vers quoi leur logique nous conduit, peut-être serons-nous un peu mieux en mesure ◀de▶ courir notre risque personnel, ◀d’▶assumer notre amour et ◀d’aller vers nous-mêmes. Peut-être serons-nous un peu plus libres.