Deux princes danois
Kierkegaard et Hamlet
La▶ carrière ◀de▶ Søren Kierkegaard s’est déroulée en une douzaine ◀d’▶années comme un drame unique, intense, inexorablement motivé à chaque instant ◀de▶ son progrès. Sa première œuvre importante, ◀L’▶Alternative, parut en 1843, lorsqu’il avait trente ans, et connut un immense succès. Mais, à mesure qu’il se fit mieux comprendre, dans ◀la▶ suite ◀de▶ ses ouvrages composés et publiés au rythme accéléré ◀de▶ trois ou quatre volumes par an, ◀le▶ public s’écarta, effrayé. Et, lorsqu’en 1854 il attaqua ◀de▶ front ◀le▶ christianisme officiel et ◀les▶ évêques, qui avaient loué ses premières œuvres, il se vit abandonné dans ◀la▶ plus complète solitude qu’ait jamais connue un grand esprit. Un an plus tard, épuisé par ce duel qu’il menait seul contre toute ◀l’▶opinion, il s’effondra dans ◀la▶ rue au cours ◀d’▶une promenade. On ◀le▶ transporta dans un hôpital où il mourut en quelques semaines, âgé ◀de▶ 42 ans.
◀Le▶ seul événement extérieur ◀de▶ ce drame fut ◀la▶ rupture ◀de▶ ses fiançailles avec Régine Olsen, crise initiale qui libéra ◀le▶ jaillissement ◀de▶ toute son œuvre. Mais ◀l’▶acte que cette œuvre préparait, cet acte après lequel, semblable au prince Hamlet — autre Danois — il put mourir, certain ◀d’▶avoir accompli sa mission, ce fut son attaque contre ◀le▶ christianisme moderne au nom du Christ de l’Évangile.
Tous ses ouvrages esthétiques et philosophiques parurent sous divers pseudonymes symboliques. Il qualifiait ces ouvrages ◀de▶ « communications indirectes » ; et ces pseudonymes figuraient ◀les▶ personnes ◀d’▶un drame dont lui seul détenait ◀la▶ clé. Ce ne fut qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie qu’il s’offrit sans masque à ◀la▶ lutte, au cours de ◀la▶ polémique décisive qui devait ◀le▶ mener à ◀la▶ mort.
Ainsi, ◀le▶ drame ◀de▶ Kierkegaard fut typiquement celui ◀d’▶une vocation. Toute son intrigue consiste dans ◀le▶ dévoilement progressif du sens et ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ cette vocation, secrètement orientée, dès ◀le▶ début, vers une action unique et éclatante, à laquelle ◀le▶ héros se prépare longuement, devant laquelle il hésite et recule, jusqu’à ce qu’un incident secondaire en apparence provoque ◀le▶ saut final, ◀l’▶accomplissement, que ◀le▶ héros paie ◀de▶ sa vie.
Or il existe, dans ◀la▶ littérature occidentale, un prototype ◀de▶ cette action tragique, une pièce célèbre dont il nous apparaît que ◀la▶ forme et ◀le▶ progrès même présentent avec ◀la▶ biographie ◀de▶ Kierkegaard ◀les▶ plus frappantes analogies.
Sans nous attarder sur ◀la▶ coïncidence qui fait ◀d’▶Hamlet un prince danois — et ◀l’▶on peut rêver là-dessus — rappelons d’abord ◀les▶ traits ◀les▶ plus saillants du drame inventé par Shakespeare, ceux qui évoquent à première vue ◀le▶ drame vécu par Kierkegaard et nous suggèrent un parallèle possible.
◀L’▶histoire ◀d’▶Hamlet peut se résumer ainsi : un jeune homme profondément mélancolique reçoit une mission effrayante, devant laquelle il hésite longtemps. Cette mission, qu’il ne peut révéler qu’indirectement, ◀l’▶isole ◀de▶ ses semblables, ◀l’▶oblige à rompre ses fiançailles avec ◀la▶ très jeune Ophélia et ◀le▶ fait passer pour un dangereux exalté. Finalement, il se voit contraint, par des circonstances fortuites, ◀de▶ réaliser ◀l’▶acte unique devant lequel il balançait. Il tue ◀l’▶usurpateur et périt dans ce combat.
Mélancolie, secret qu’il faut garder tout en essayant ◀de▶ ◀le▶ faire deviner, rupture des fiançailles, enfin dénonciation éclatante ◀d’▶une usurpation que tout le monde s’accordait à passer sous silence : ce résumé ◀d’▶Hamlet ne vaut-il pas identiquement comme résumé ◀de▶ ◀la▶ biographie ◀de▶ Kierkegaard ?
Il reste à voir s’il est possible ◀de▶ pousser ce parallèle beaucoup plus loin dans ◀le▶ détail. Ce serait peut-être un bon moyen ◀d’▶illustrer à la fois ◀la▶ pensée et ◀la▶ vie ◀de▶ Kierkegaard et, ◀d’▶une manière générale, ce que ◀l’▶on pourrait nommer ◀les▶ lois ou ◀la▶ psychologie ◀d’▶une vocation.
Considérons d’abord ◀le▶ caractère des deux héros, l’un fictif et l’autre réel.
Hamlet, jeune prince royal, est un intellectuel. Il n’a ◀d’▶autre désir que ◀de▶ retourner à ◀l’▶Université ◀de▶ Wittenberg, pour s’y livrer à ◀la▶ philosophie. S’il demeure à ◀la▶ cour, c’est uniquement par obéissance aux désirs ◀de▶ sa mère. Il ne peut prendre son parti ◀de▶ ◀la▶ commune condition humaine. Une incurable mélancolie ◀le▶ possède et lui fait trouver ◀les▶ biens ◀de▶ ce monde « fastidieux, usés et vulgaires ». ◀Le▶ suicide ◀le▶ tente. Mais il réussit à masquer cette mélancolie sous des dehors ◀d’▶une gaieté sarcastique, ◀d’▶un esprit pétulant, prompt à ◀l’▶ironie et aux métaphores baroques. Voyons maintenant dans quels termes Kierkegaard lui-même s’est décrit. Lui aussi se sent un prince. « Il y a quelque chose ◀de▶ royal dans mon être », fait-il dire à l’un ◀de▶ ses pseudonymes. Lui aussi voudrait « retourner à Wittenberg », c’est-à-dire s’abandonner à son génie dialectique, aux projets ◀de▶ poète et ◀de▶ philosophe qu’il avait conçus pendant son séjour à ◀l’▶Académie ◀de▶ Berlin ; mais il se résout à passer simplement son examen ◀de▶ théologie, par obéissance aux désirs ◀de▶ son père. Et surtout, lui aussi se sait ◀la▶ victime ◀d’▶une sorte ◀de▶ neurasthénie : « J’ai vécu dès mes jeunes années sous ◀l’▶empire ◀d’▶une immense mélancolie, dont ◀la▶ profondeur n’a ◀d’▶égale que ma faculté ◀de▶ ◀la▶ dissimuler sous des apparences ◀de▶ gaieté. » Ou encore : « J’étais armé ◀d’▶une foi presque téméraire en ma capacité ◀de▶ pouvoir toutes choses, sauf une : devenir un oiseau libre, ne fût-ce qu’un seul jour, rompre ◀les▶ chaînes ◀de▶ ◀la▶ mélancolie, où une autre puissance me retenait. » Cette disposition, ajoute-t-il, ◀l’▶a condamné à observer, à réfléchir ◀la▶ vie, à ◀l’▶imiter au lieu de ◀la▶ vivre réellement ; mais, quoique prisonnier ◀de▶ son tourment, il a reçu « ◀la▶ liberté illimitée ◀de▶ pouvoir donner ◀le▶ change ».
Voici donc Hamlet tel que nous ◀le▶ décrivent les premières scènes du drame ◀de▶ Shakespeare, et Kierkegaard tel qu’il se montre dans son premier ouvrage, ◀L’▶Alternative : deux princes vraiment, deux êtres ◀d’▶exception, pleins ◀de▶ hardiesse et ◀de▶ fierté, mais inaptes à ◀la▶ vie commune, à cause ◀d’▶une mystérieuse mélancolie qu’ils dissimulent sous un masque ironique.
Et voici que ces deux individus, pour qui ◀la▶ vie en soi est déjà un problème, reçoivent en outre une mission redoutable et qui ◀les▶ condamnera, bien plus encore que leur nature psychologique, à devenir des êtres ◀d’▶exception.
Hamlet reçoit sa mission ◀de▶ son père, qui lui apparaît sous ◀la▶ forme ◀d’▶un spectre. Assassiné, dit-il, par ◀le▶ roi actuel, qui n’est donc qu’un usurpateur, ◀le▶ père ordonne au fils ◀de▶ ◀le▶ venger. Hamlet revient vers ses compagnons, qui assistaient ◀de▶ loin à ◀la▶ scène, et leur fait jurer par trois fois ◀de▶ garder ◀le▶ secret sur cette révélation.
Kierkegaard, lui aussi, reçut dès sa jeunesse communication ◀d’▶un secret, auquel il se réfère souvent, mais dont il n’a jamais expliqué ◀la▶ nature. Nous savons cependant que ◀le▶ secret était lié à la mémoire de son père. Il qualifie cette révélation ◀de▶ « grand tremblement ◀de▶ terre » dans sa vie. C’est bien ainsi qu’Hamlet pourrait parler ◀de▶ ◀la▶ scène du spectre. Et, d’autre part, c’est ◀l’▶influence ◀de▶ son père qui ouvrit ◀les▶ yeux ◀de▶ Kierkegaard sur ◀l’▶absolu du christianisme véritable et lui permit ◀de▶ découvrir cette vérité terrible : ◀le▶ prétendu christianisme des temps modernes est une tromperie, une immense illusion. « Il ne ressemble pas davantage à celui du Nouveau Testament que ◀le▶ salon du petit-bourgeois ou ◀la▶ salle ◀de▶ jeu des enfants aux décisions ◀les▶ plus terribles ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀la▶ plus cruelle ». Nous avons dénaturé ◀le▶ christianisme, nous ◀l’▶avons pris à bon marché, au Heu ◀de▶ nous en reconnaître indignes et ◀d’▶avouer que nous refusons ◀d’▶en payer ◀le▶ prix. C’est là, dit Kierkegaard, « un crime ◀de▶ lèse-majesté qualifié ». Il y a donc usurpation. ◀Le▶ christianisme officiel, ◀de▶ nos jours, joue ◀de▶ ◀la▶ sorte, aux yeux de Kierkegaard, ◀le▶ même rôle que ◀le▶ roi Claudius aux yeux ◀d’▶Hamlet. Seulement, tandis que ◀le▶ roi Claudius avait séduit ◀la▶ reine, c’est ◀de▶ ◀l’▶Église qu’abuse ◀la▶ doctrine édulcorée que ◀la▶ foule, aujourd’hui, prend pour du christianisme.
Hamlet connaît maintenant sa mission et son acte : tuer ◀l’▶usurpateur, afin de rétablir ◀la▶ légitimité. Et Kierkegaard pressent sa vocation, qui sera ◀de▶ dénoncer ◀l’▶usurpation religieuse, afin de rétablir dans sa pureté première ◀l’▶exigence absolue ◀de▶ ◀l’▶Évangile.
◀La▶ tâche apparaît surhumaine. Et nous voyons ◀les▶ deux héros gémir sous ◀le▶ faix qui leur est imposé : « ◀L’▶époque est détraquée, hélas ! pourquoi faut-il que je sois né pour ◀la▶ rajuster ! », s’écrie Hamlet. Et Kierkegaard ne cesse ◀de▶ répéter sur tous ◀les▶ tons ◀la▶ même idée : il est né pour forcer notre époque détraquée à reconnaître ◀l’▶absolu chrétien et, sinon à lui obéir, tout au moins à cesser ◀de▶ se dire chrétienne « à bon marché ». Tous ◀les▶ deux pensent qu’« il y a quelque chose ◀de▶ pourri dans ◀le▶ royaume ◀de▶ Danemark » et que leur destin sera ◀de▶ dénoncer cette situation, advienne que pourra…
◀Les▶ caractères étant donnés, ◀la▶ mission définie dès ◀le▶ début du drame, voyons maintenant ◀le▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶action.
Il faut relever d’abord ◀le▶ rôle que joue ◀le▶ secret dans ◀les▶ deux cas. Pour Hamlet, c’est très simple : il doit se taire, sinon Claudius ◀le▶ fera sans aucun doute assassiner. Pour Kierkegaard, c’est plus complexe. S’il passait tout de suite à ◀l’▶attaque, personne ne ◀l’▶écouterait. Il faut donc qu’il commence par séduire ◀le▶ public, qu’il ◀le▶ force à devenir attentif, toutefois sans trahir ◀l’▶intention réelle ◀de▶ son œuvre. Kierkegaard dresse ses plans en conséquence. Il publiera d’abord des ouvrages esthétiques, brillants, paradoxaux, apparemment cyniques, et tous signés ◀de▶ divers pseudonymes. ◀Le▶ message chrétien, qui lui importe seul, y sera toujours présent, mais soigneusement dissimulé. ◀De▶ ◀la▶ sorte, il attirera ◀le▶ public et ◀l’▶amènera à son insu au point ◀le▶ plus favorable pour ◀l’▶attaque décisive. Or on se rappelle qu’Hamlet dresse un plan analogue. Il imagine ◀de▶ faire jouer devant ◀la▶ cour une pantomime représentant ◀l’▶assassinat ◀de▶ son père et ◀l’▶usurpation. « Cette représentation, dit-il, est ◀le▶ moyen par lequel je surprendrai ◀la▶ conscience du roi. » Tous ◀les▶ deux choisissent donc des moyens indirects — Hamlet des comédiens, Kierkegaard des pseudonymes — pour intéresser tout en inquiétant dans ◀le▶ sens voulu, pour suggérer ◀le▶ secret sans ◀le▶ dire, enfin pour forcer ◀le▶ public ou ◀la▶ cour « à devenir attentifs » malgré eux. (Mundus vult decipi, ◀le▶ monde veut être trompé, constate Kierkegaard à plusieurs reprises.) Mais à ce jeu ils risquent gros. Ils risquent ◀de▶ créer ◀les▶ pires malentendus. Et ils risquent aussi leur bonheur. Ici, ◀le▶ parallèle semble parfait.
◀Le▶ bonheur, ◀la▶ pleine participation à ◀la▶ vie, ◀le▶ signe ◀de▶ ◀l’▶accession à ◀la▶ commune condition humaine, c’est à leurs yeux ◀la▶ femme, ◀l’▶amour et ◀le▶ mariage. Or tous ◀les▶ deux se voient contraints ◀d’▶y renoncer, à cause de leur mission, ◀de▶ leur secret — peut-être aussi à cause de leur nature profondément mélancolique, et sur ce dernier point ◀le▶ doute reste ◀le▶ même dans ◀les▶ deux cas.
Kierkegaard s’est expliqué sur ◀la▶ rupture ◀de▶ ses fiançailles avec Régine. Il s’est expliqué, peut-on dire, dans toute son œuvre, et non pas seulement dans des ouvrages tels que Coupable-Non coupable, qui sont en réalité ◀le▶ récit à peine déguisé ◀de▶ ses fiançailles et ◀l’▶analyse interminable des motifs ◀de▶ ◀la▶ rupture. Shakespeare, au contraire, ne motive guère ◀l’▶attitude ◀d’▶Hamlet à l’égard d’Ophélia. Ici, c’est ◀l’▶exemple vécu ◀de▶ Kierkegaard qui nous aide à comprendre Hamlet.
Kierkegaard aime Régine, jeune fille ◀de▶ 17 ans et il en est aimé. Mais il a son secret ambigu, ◀le▶ secret ◀de▶ sa vocation et celui ◀de▶ sa mélancolie. Or il comprend bientôt que ◀le▶ secret serait trop lourd pour ◀la▶ jeune fille. Naïve et spontanée, elle tenterait simplement, s’il ◀le▶ lui révélait, ◀de▶ ramener son fiancé à une vue plus bourgeoise ◀de▶ ◀l’▶existence et ◀de▶ ◀la▶ religion. Elle minerait son courage, déprimerait sa résolution et deviendrait ◀le▶ pire obstacle intime à ◀l’▶exercice ◀de▶ son étrange vocation. Peut-on se marier si ◀l’▶on veut être un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité ? Un soldat à ◀la▶ frontière devrait-il être marié ? se demande Kierkegaard. Et lui, qui se bat aux avant-postes, aux frontières ◀de▶ ◀l’▶esprit ? D’autre part, il redoute ◀d’▶initier sa fiancée à ◀l’▶« esclavage ◀de▶ ◀la▶ mélancolie » : il ne se sent pas ◀le▶ droit ◀de▶ troubler cette enfant, ◀de▶ ◀l’▶entraîner dans des tourments auxquels lui-même risque parfois ◀de▶ succomber. « Qui peut comprendre, écrit-il, cette contradiction ◀de▶ ◀la▶ douleur : ne point se révéler et faire mourir ◀l’▶amour ; se révéler et faire mourir ◀l’▶aimée ? » S’il choisit ◀d’▶être ◀la▶ victime, une seule issue lui reste ouverte : rompre avec ◀la▶ jeune fille qu’il aime, mais sans lui laisser soupçonner un instant ◀la▶ nature ◀de▶ son double secret ; et pour cela faire croire à sa fiancée qu’il ne ◀l’▶aime plus. On sait ◀la▶ comédie que Kierkegaard s’imposa ◀de▶ jouer devant Régine. Il se peint à ses yeux comme une sorte ◀de▶ roué, ◀de▶ séducteur cynique, qui a peut-être ◀de▶ graves méfaits sur ◀la▶ conscience et qui renonce au mariage pour mieux jouir ◀de▶ sa vie ◀de▶ garçon. Il a des mots atroces lors de leur séparation : « Elle me demanda : « Ne veux-tu donc jamais te » marier ? Je répondis : « Oui, dans dix ans, quand » ◀le▶ feu ◀de▶ ◀la▶ jeunesse sera passé : il me faudra une » demoiselle au sang frais pour me rajeunir. » Et Kierkegaard ajoute, en commentant ce récit : « Cruauté nécessaire ! » Il ◀la▶ quitte avec une froideur affectée, puis court au théâtre et, rentré chez lui, pleure toute ◀la▶ nuit. « Mais ◀le▶ lendemain, écrit-il, je fus comme ◀d’▶ordinaire, et même plus pétillant ◀d’▶esprit que jamais : c’était nécessaire… »
Il me semble que cette conduite, dans sa duplicité plus douloureuse que scandaleuse, ne manque pas ◀d’▶analogies précises avec ◀la▶ conduite ◀d’▶Hamlet devant cette autre enfant qu’est Ophélia. Hamlet a compris lui aussi que ◀l’▶amour spontané et naïf ◀d’▶Ophélia ferait obstacle à ses desseins secrets. C’est à lui que pensait Kierkegaard en écrivant ces lignes, attribuées d’ailleurs à un héros tout théorique qu’il imagine : « Je vois que ◀l’▶idée ◀de▶ mon existence fait naufrage sur cette jeune fille, ergo ◀la▶ jeune fille doit disparaître. Sur sa perte passe ma route vers un grand but. » Et nous voyons Hamlet, comme Kierkegaard, se noircir aux yeux de ◀la▶ jeune fille, prétendre qu’il ne ◀l’▶aime pas, lui tenir ◀les▶ propos ◀les▶ plus cyniques, s’écrier ensuite : « Comment ferait-on pour n’être pas gai ! » Cependant qu’il avoue en aparté : « Je dois être cruel, mais c’est pour être tendre… »
Il convient ◀de▶ marquer ici, en toute justice, une différence profonde entre Kierkegaard et Hamlet : c’est que le premier a tout fait pour que Régine ne souffre pas, il a voulu prendre sur lui tout ◀le▶ drame, et il croit y avoir réussi, puisqu’il peut écrire, non sans amertume : « Elle a choisi ◀le▶ cri, j’ai gardé ◀la▶ douleur », tandis qu’Hamlet pousse Ophélia au suicide et semble indifférent à ce désastre…
Mais venons-en au dénouement du drame. Un incident banal déclenche ◀la▶ catastrophe dans Hamlet : c’est un simple assaut ◀de▶ fleuret. Seulement, ◀le▶ fleuret ◀de▶ Laerte est empoisonné : ◀le▶ duel sportif tourne au duel à mort. Blessé, Hamlet ne peut plus hésiter. Il tue ◀le▶ roi.
Quel fut, chez Kierkegaard, ◀l’▶équivalent ◀de▶ ce sommet du drame, ou ◀de▶ cette « chute » tragique ? Un incident minime, une simple phrase, et qui pouvait passer pour un cliché dans un discours très officiel.
◀L’▶évêque Mynster, primat ◀de▶ ◀l’▶Église danoise, venait de mourir. Et ◀le▶ professeur Martensen, prononçant son éloge funèbre, crut devoir saluer sa mémoire comme celle ◀d’▶un « vrai témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité ».
Dans cette phrase était ◀le▶ poison, pour Kierkegaard. Car toute son œuvre, toute sa carrière ◀d’▶auteur n’avait eu ◀d’▶autre sens, à ses yeux, que ◀de▶ rétablir dans sa pureté apostolique ◀le▶ concept ◀de▶ témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité, c’est-à-dire pratiquement ◀de▶ martyr. Or ◀l’▶évêque Mynster avait été un grand prélat, chargé ◀de▶ titres et ◀d’▶honneurs, un fin lettré, un humaniste, un homme comblé des biens ◀de▶ ce monde. ◀L’▶appeler témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité, c’était commettre à l’égard de ◀l’▶absolu chrétien ◀le▶ crime ◀de▶ lèse-majesté qualifié, c’était se moquer ◀de▶ ◀l’▶Évangile, c’était reconnaître et sanctionner ◀l’▶usurpation.
Kierkegaard se sentit provoqué. Et, là encore, ce qui aurait pu rester un simple assaut ◀de▶ fleuret, une polémique comme une autre, tourna soudain au duel à mort. Kierkegaard écrivit immédiatement un article ◀d’▶une extrême violence. Il attendit des mois avant de ◀le▶ publier, il attendit que ◀le▶ professeur Martensen fût devenu évêque à son tour, succédant à Mynster. Puis il publia ◀l’▶article. Et cet article fut son acte, ◀l’▶attaque directe, décisive et mortelle, aussi « exagérée » que peut ◀l’▶être ◀l’▶élan ◀d’▶un combattant qui joue sa vie sur un seul coup. Voici un extrait ◀de▶ cet article :
Un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité, c’est un homme dont ◀la▶ vie est, du commencement à ◀la▶ fin, familière avec toute espèce ◀de▶ souffrance — avec ◀les▶ luttes intérieures, avec ◀la▶ crainte et ◀le▶ tremblement, ◀les▶ frémissements, ◀les▶ scrupules, ◀les▶ angoisses ◀de▶ ◀l’▶âme, ◀les▶ tourments ◀de▶ ◀l’▶esprit et, de plus, toutes ◀les▶ souffrances dont on parle généralement dans ◀le▶ monde. Un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité, c’est un homme qui témoigne dans ◀le▶ dénuement, dans ◀la▶ misère, dans ◀l’▶abaissement et ◀l’▶humiliation, homme méconnu, haï, détesté, insulté, outragé, bafoué ; c’est un homme qui est flagellé, torturé, traîné ◀de▶ prison en prison, et puis enfin — car c’est bien ◀d’▶un véritable témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité que nous parle ◀le▶ professeur Martensen — et puis enfin crucifié, décapité, brûlé ou rôti sur un gril, jeté par ◀le▶ bourreau dans un endroit écarté, sans être enterré.
Voilà un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité, sa vie et son existence, sa mort et son enterrement — et ◀l’▶évêque Mynster, dit ◀le▶ professeur Martensen, fut un des vrais témoins ◀de▶ ◀la▶ vérité.
En vérité, il y a quelque chose de plus contraire au christianisme que n’importe quelle hérésie ou n’importe quel schisme — et c’est ◀de▶ jouer au christianisme, ◀d’▶en écarter ◀les▶ dangers et ◀de▶ jouer ensuite au jeu que ◀l’▶évêque Mynster était un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité.
Une polémique furieuse s’éleva de toutes parts. ◀L’▶opinion danoise et scandinave fut secouée ◀d’▶une vertueuse indignation. Kierkegaard luttait seul contre tous. Il lança un pamphlet périodique, intitulé ◀L’▶Instant, pour élargir et pour intensifier son offensive. Après un an ◀de▶ bataille, il succomba.
Il avait osé ◀l’▶acte ; il avait réussi : ◀l’▶usurpation s’était vue dénoncée, et il avait forcé ◀le▶ grand public à devenir attentif à son message. Mais, au lieu de se faire meurtrier, c’est lui qui paya ◀de▶ sa vie. Il devint lui-même ◀le▶ martyr que son œuvre avait appelé.
Soulignons ce titre : ◀L’▶Instant. Depuis longtemps, ◀la▶ pensée ◀de▶ Kierkegaard était comme fascinée par ◀les▶ deux concepts ◀d’▶instant et ◀de▶ saut. ◀L’▶instant, c’était pour lui ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ foi, ◀le▶ contact du temps et ◀de▶ ◀l’▶éternité ou, comme il ◀le▶ disait : « ◀la▶ plénitude du temps, quand ◀la▶ décision éternelle se réalise dans ◀l’▶inégale occasion ». ◀Le▶ saut, c’était ◀le▶ mouvement propre ◀de▶ ◀la▶ foi, irrationnel, instantané, concret, ce mouvement que ◀le▶ moindre doute fait échouer, ce risque pur dans lequel on peut sombrer, mais faute de ◀l’▶oser, on n’a rien22.
Plongé comme je ◀l’▶étais, en écrivant ◀les▶ pages qui précèdent, dans ◀la▶ lecture alternée ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Shakespeare, j’avoue qu’il m’est arrivé plus ◀d’▶une fois ◀de▶ ne plus bien savoir lequel des deux parlait et ◀de▶ m’imaginer qu’Hamlet avait été écrit par Kierkegaard, voire qu’à ◀l’▶inverse ◀la▶ biographie ◀de▶ Kierkegaard avait été mise à ◀la▶ scène deux siècles et demi avant ◀d’▶être vécue. ◀Le▶ style élisabéthain ◀de▶ Kierkegaard, son lyrisme énergique, mêlant ◀le▶ trivial aux clichés poétiques, ◀les▶ métaphores aux calembours, ◀les▶ élans ◀d’▶éloquence aux préciosités dialectiques, tout concourait à ◀l’▶illusion… Jusqu’au moment où je tombai sur une note ◀de▶ Kierkegaard lui-même au sujet ◀d’▶Hamlet, qui rétablit ◀les▶ différences. Chose curieuse, cette note ◀de▶ deux pages est publiée en appendice au livre dans lequel Kierkegaard raconte ◀le▶ drame ◀de▶ ses fiançailles. Il semble donc que ◀le▶ parallèle que j’ai risqué se soit offert à ◀l’▶esprit ◀de▶ Kierkegaard, et qu’il ait tenu à ◀le▶ corriger lui-même. Voici en bref ◀le▶ contenu ◀de▶ ◀la▶ note, intitulée : Regard oblique sur ◀l’▶Hamlet de Shakespeare.
Kierkegaard reproche à Shakespeare ◀de▶ n’avoir pas fait ◀d’▶Hamlet un drame religieux. Car, si ◀les▶ scrupules ◀d’▶Hamlet ne sont pas ◀d’▶ordre religieux, ◀le▶ héros cesse ◀d’▶être vraiment tragique. Il frise ◀le▶ comique. Si, au contraire, ses tergiversations relevaient ◀de▶ motifs religieux, elles deviendraient infiniment intéressantes, mais alors il n’y aurait plus ◀de▶ drame, au sens technique et esthétique du terme.
En effet, « dans ◀l’▶ordre esthétique, ◀l’▶obstacle doit être hors du héros, non pas en lui ». Si ◀l’▶obstacle à son acte est en lui, il s’agit ◀d’▶un scrupule religieux. Dans ce cas, ◀le▶ héros n’est grand que par sa souffrance, non par son triomphe. Il n’y a plus ◀de▶ jeu poétique exaltant, il n’y a plus que ◀le▶ sérieux, ◀l’▶existentiel… Traduisons cela en d’autres termes : si Hamlet était religieux, il n’y aurait pas ◀l’▶Hamlet de Shakespeare, mais on rejoindrait purement et simplement ◀la▶ biographie ◀de▶ Kierkegaard.
◀Le▶ drame ◀de▶ Kierkegaard n’a pas été fictif. Il n’a pas été joué et ne saurait ◀l’▶être. Il a été vécu et souffert consciemment (avec une conscience folle, pourrait-on dire), comme ◀le▶ drame pur ◀d’▶une vocation chrétienne. Ici prend fin, ici « échoue sur ◀l’▶existence » ◀le▶ parallèle que je viens ◀d’▶esquisser.
J’ai tenté ◀d’▶illustrer, par ◀le▶ moyen ◀d’▶images connues ◀de▶ tous, celles ◀de▶ Shakespeare, certains moments mystérieux ◀d’▶une dialectique tout intérieure. On sent ◀le▶ risque ◀de▶ ◀l’▶entreprise : celui ◀de▶ ◀l’▶ingéniosité. C’est ◀le▶ risque technique, pour ainsi dire, ◀de▶ toute « communication indirecte ». Et maintenant, par fidélité à ◀la▶ méthode ◀de▶ Kierkegaard, passons sans transition à ◀l’▶« énoncé direct », à ◀l’▶examen ◀de▶ ◀la▶ nature ou du mystère ◀d’▶une vocation historiquement vécue.
Le premier caractère ◀d’▶une vocation réelle consiste en son ambiguïté.
Celle-ci paraît immédiatement dans notre usage courant du terme ◀de▶ vocation. On dit ainsi ◀d’▶un jeune garçon qu’il a une vocation ◀d’▶avocat, ou ◀de▶ poète ; c’est qu’il aime à discuter ou qu’il tient des propos fantaisistes. Mozart, qui composait des menuets à sept ans, avait sans doute ◀la▶ vocation ◀d’▶un musicien. Il ne s’agit ici que du don naturel et des dispositions natives.
Mais il existe un sens bien différent du terme. Quand Jérémie reçoit ◀de▶ ◀l’▶Éternel ◀l’▶ordre ◀de▶ parler aux nations, il répond : « Je ne suis qu’un enfant, voici, je ne sais point parler. » Nous dirions qu’il n’a pas ◀la▶ vocation. Précisément, il ◀la▶ reçoit. Elle lui est adressée en dépit de ce qu’il est. « Et ◀l’▶Éternel me dit : « Ne dis pas : Je ne suis qu’un enfant. Car tu iras vers tous ceux auprès de qui je t’enverrai, et tu diras tout ce que je t’ordonnerai… Voici, je mets mes paroles dans ta bouche. »
Il est rarement possible ◀d’▶isoler dans ◀le▶ vif ces deux mouvements contradictoires : ◀la▶ poussée ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀l’▶appel ◀de▶ ◀l’▶esprit. Chez Kierkegaard, ◀l’▶ambiguïté subsiste. Nous avons vu que sa mélancolie profonde ◀le▶ sépare des autres et, dès ◀l’▶enfance, fait ◀de▶ lui une nature ◀d’▶exception. Mais ◀l’▶appel religieux qui vient ◀l’▶atteindre au début ◀de▶ sa carrière ◀d’▶écrivain, et qui ◀le▶ charge ◀d’▶une mission unique, ◀le▶ rend une exception au second degré, ◀le▶ met à part une seconde fois, pour des raisons qui sont celles ◀de▶ ◀l’▶esprit — bien que, dans ce cas particulier, ◀la▶ nature et ◀l’▶appel reçu semblent pousser et tirer dans ◀le▶ même sens.
On pourra donc interpréter cette vocation ◀de▶ deux manières tout opposées. On pourra toujours dire ◀de▶ Kierkegaard soit qu’il fut un neurasthénique, et que son cas relève ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse, soit qu’il fut un prophète, né pour être poète et philosophe, mais contraint, par ◀l’▶appel transcendant, à devenir un témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité.
Cependant, cette ambiguïté dans notre idée courante ◀de▶ ◀la▶ vocation n’est pas celle qui retient Kierkegaard. Il en a distingué une autre, plus intime, qui ne tient plus au double sens du mot, mais à ◀l’▶existence même ◀d’▶une vocation reçue.
◀L’▶homme, en effet, qui reçoit vocation, se trouve jeté dans une incertitude inévitable par ◀l’▶appel qu’il a cru entendre. Et son incertitude n’est pas ◀le▶ fait ◀d’▶un manque ◀d’▶information, ◀d’▶une conscience vague ou ◀d’▶une volonté vacillante, mais elle provient ◀de▶ ce qu’il n’y a pas ◀de▶ preuve ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶appel reçu ni ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ son objet. Il s’agit donc ici, selon Kierkegaard, ◀d’▶une incertitude objective.
De même qu’on ne saurait prouver ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu, on ne peut démontrer ◀la▶ nature transcendante ◀d’▶une vocation. Devant Jésus-Christ, l’un dira : « C’est un nommé Jésus, ◀le▶ fils ◀d’▶un charpentier ◀de▶ Nazareth » et l’autre confessera : « C’est ◀le▶ Christ, ◀le▶ Fils ◀de▶ Dieu, la Deuxième Personne ◀de▶ ◀la▶ Trinité. » ◀L’▶incertitude objective, telle que ◀la▶ définit Kierkegaard, est donc une périphrase philosophique pour désigner ◀la▶ foi et sa nécessité. On ne peut que « croire » en Dieu, et ◀l’▶on ne peut que « croire » une vocation, celle ◀d’▶un autre, mais aussi et d’abord celle que ◀l’▶on « croit » avoir reçue soi-même.
Ainsi ◀l’▶incertitude est objective dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ conviction qu’on entretient n’est pas démontrable ; dans ◀la▶ mesure, aussi, où ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ vocation reste passible ◀d’▶être mis en doute, ou même nié ; dans ◀la▶ mesure où cet enjeu risque, après tout, ◀d’▶être purement imaginaire.
À cela, nous ajouterons ◀l’▶incertitude subjective, celle qui concerne ◀les▶ motifs qui peuvent pousser ◀l’▶individu à faire ceci ou cela : « Est-ce ma nature secrète ou ◀l’▶esprit qui a parlé ? »
En fait, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ vocation se trouve plongé dans une double incertitude et dans un risque permanent. Il n’est pas ◀de▶ méthode éprouvée ni ◀de▶ raisonnement qui puisse ◀l’▶aider. ◀L’▶homme engage son action et parie tout sur quelque chose qui lui demeure mystérieux, dans lui-même autant que hors de lui.
Reprenons une dernière fois notre parallèle dramatique. Il nous faut reconnaître, enfin, que ◀la▶ mission reçue par Hamlet n’est pas une véritable vocation, en ce sens qu’elle ne présente pas ◀le▶ caractère ◀d’▶incertitude objective lié à tout acte ◀de▶ foi. Hamlet sait exactement ce qu’il doit faire : tuer ◀l’▶usurpateur, venger ◀le▶ roi assassiné. Son but est donc sans équivoque, son rôle clairement tracé dans ◀l’▶action générale. ◀L’▶incertitude n’affecte en lui que ◀les▶ moyens à mettre en œuvre et, par suite, ◀le▶ succès final. Chez Kierkegaard, chez ◀le▶ chrétien en général, il en va différemment. Il s’agit ◀de▶ découvrir ◀le▶ rôle qu’on devra jouer dans un drame infini, aussi vaste que ◀l’▶histoire humaine, dont nul ne peut connaître ◀la▶ trame ni ◀l’▶ensemble — et cependant il faut jouer, nous sommes au monde, nous sommes en scène malgré nous… Telle est ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀la▶ vocation.
Je disais tout à ◀l’▶heure que Kierkegaard, dès ses premières publications, s’était tracé un plan ◀d’▶action comportant toute une stratégie ◀de▶ pseudonymes et ◀de▶ « tromperies » — comme il tient à ◀le▶ répéter. Ceci nous porterait à croire que, ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, tout comme Hamlet, il avait vu clairement ◀l’▶acte historique qu’il était chargé ◀d’▶accomplir. Mais ◀les▶ choses ◀de▶ ◀la▶ vie ne sont pas aussi simples. C’est après coup, ◀le▶ plus souvent, que nos actions apparaissent organisées par une intention générale. Celle-ci, certes, agissait dès ◀le▶ départ obscurément, mais ce n’est qu’en marchant qu’on ◀l’▶a sentie à ◀l’▶œuvre. Kierkegaard ◀l’▶a bien su et ◀l’▶a dit dans sa brochure intitulée Point de vue sur mon activité ◀d’▶auteur :
Il me faut préciser ◀la▶ part ◀de▶ ◀la▶ Providence dans mon œuvre. Car je me rendrais coupable ◀de▶ déloyauté envers Dieu si je prétendais avoir eu dès ◀le▶ début une vue ◀d’▶ensemble ◀de▶ toute ◀la▶ structure dialectique ◀de▶ mon œuvre… Non, je dois ◀le▶ dire franchement, ce qui m’échappe, c’est que je puis maintenant avoir ◀l’▶intelligence ◀de▶ ◀l’▶ensemble, sans toutefois pouvoir affirmer qu’au début je ◀l’▶ai saisie avec cette netteté : et pourtant c’est bien moi qui ai accompli cette œuvre et ◀l’▶ai menée à chef, pas à pas, avec ma réflexion.
… S’il me fallait exprimer avec toute ◀la▶ rigueur et toute ◀la▶ précision possibles ◀la▶ part ◀de▶ ◀la▶ Providence dans mon œuvre entière, je n’en saurais donner ◀de▶ formule plus adéquate ou plus décisive que celle-ci : ◀la▶ Providence a fait mon éducation, qui se réfléchit dans ◀le▶ processus ◀de▶ ma production. Ainsi sont infirmées dans une certaine mesure ◀les▶ vues que j’ai précédemment exposées, à savoir que toute ma production esthétique est une fraude ; car cette formule concède un peu trop à ◀la▶ conscience. Mais elle n’est pas tout à fait fausse non plus, car j’ai eu conscience ◀de▶ moi au cours de cette éducation et dès ◀le▶ début.
… Dès le premier moment ◀l’▶élément religieux est donné ◀de▶ façon décisive ; il a sans contredit ◀la▶ suprématie, mais il attend patiemment que ◀le▶ poète ait fini ◀de▶ s’épancher, tout en veillant avec des yeux ◀d’▶Argus à ne pas se laisser duper dans une œuvre où se proclame ◀le▶ poète.
Enfin, aux dernières pages du livre, il ajoute ceci : « Toute mon œuvre a été en même temps mon propre développement ; c’est en elle que j’ai pris conscience ◀de▶ mon idée, ◀de▶ ma tâche.
Dans un autre passage du même livre, il nous décrit ce que ◀l’▶on pourrait appeler ◀la▶ psychologie ◀d’▶une vocation en exercice. Il parle ◀de▶ sa totale solitude. Il se dépeint non seulement privé ◀de▶ confident, mais seul avec un moi qu’il ne comprend même plus :
… Vainement essaierais-je ◀de▶ raconter ◀les▶ occasions où Dieu m’a fait sentir son secours. Une chose m’est bien souvent arrivée que je ne puis m’expliquer : quand je faisais ce dont il m’était impossible ◀de▶ donner ◀la▶ raison, ne songeant pas même à ◀la▶ chercher ; quand je suivais ◀les▶ impulsions ◀de▶ ma nature, ce qui avait ainsi pour moi une valeur strictement personnelle, tenant presque au hasard, révélait une signification tout autre et purement idéale lorsque ensuite cela paraissait dans mon œuvre ; bien des choses que j’ai faites à titre privé se trouvaient être justement celles que je devais faire comme auteur. Je n’arrivais pas à comprendre comment ◀de▶ petites circonstances, en apparence toutes fortuites, ◀de▶ ma vie et qui, mon imagination aidant, prenaient ◀d’▶immenses proportions, me mettaient dans une disposition précise ; je ne comprenais pas, je tombais dans ◀la▶ mélancolie et, chose curieuse, il en résultait précisément et à point nommé ◀la▶ disposition nécessaire au travail dont je m’occupais. En un sens, j’ai produit toute mon œuvre comme si je n’avais rien fait ◀d’▶autre que ◀de▶ copier chaque jour des fragments déterminés ◀d’▶un livre déjà imprimé.
Ainsi ◀la▶ vocation organise ◀les▶ hasards et fait flèche ◀de▶ tout bois, souvent à notre insu. Mais ce qu’illustre avant tout ce passage, c’est ◀le▶ paradoxe essentiel ◀de▶ toute vocation : il s’agit ◀de▶ suivre un chemin que ◀l’▶on a ◀l’▶impression ◀d’▶inventer, un chemin qui demeure invisible tant qu’on ne se risque pas à y marcher. Cette « lumière sur mon sentier », dont nous parle un psaume ◀de▶ David, n’éclaire pas au loin une voie tracée ◀d’▶avance : non, elle est « à mes pieds » seulement, elle ne peut révéler que le premier pas à faire, et ◀le▶ sentier se crée sous ◀les▶ pas qui ◀le▶ foulent.
Ici, ◀la▶ seule expérience humaine à laquelle on puisse en appeler par analogie me paraît être ◀l’▶expérience poétique. Car ◀le▶ poète, lui non plus, ne sait et ne saura jamais s’il ne fait qu’épouser un rythme errant, ou s’il ◀le▶ crée tout en croyant ◀le▶ suivre.
S’avancer ainsi dans ◀la▶ vie, c’est pratiquement vivre dans ◀l’▶improbable, c’est être toujours prêt à affronter ◀l’▶invraisemblable. Si ◀l’▶incertitude objective est le premier caractère ◀d’▶une vocation réelle, ◀l’▶acceptation ◀de▶ ◀l’▶invraisemblable en est ◀la▶ conséquence nécessaire.
Kierkegaard ne se lasse pas ◀d’▶insister sur cette dernière catégorie. « Celui qui ne renonce pas à ◀la▶ vraisemblance n’entre jamais en relation avec Dieu. » Si Abraham n’avait pas accepté ◀l’▶invraisemblable, il ne serait jamais parti pour un pays dont il ne savait rien. Mais accepter ◀l’▶invraisemblable, il faut bien voir que c’est renoncer non seulement aux recettes communes du succès, mais à toute justification devant ◀l’▶opinion, et même, dans certains cas, à ◀la▶ morale. C’est courir un risque absolu.
Quelles aides, quels repères, quels principes directeurs nous offrira donc Kierkegaard ? À vrai dire, ◀le▶ seul guide qu’il nous propose, c’est ◀la▶ souffrance, lorsqu’il écrit cette phrase lourde ◀de▶ sens : « Ce n’est pas ◀le▶ chemin qui est difficile, mais c’est ◀le▶ difficile qui est ◀le▶ chemin. »
On voit ici que ◀la▶ notion ◀de▶ vocation, chez Kierkegaard, s’oppose diamétralement à ◀la▶ notion courante. Car, selon cette dernière, suivre sa vocation, c’est aller dans ◀le▶ sens où ◀la▶ nature nous pousse, dans ◀le▶ sens ◀de▶ nos talents, ◀de▶ nos « facilités », tandis que Kierkegaard nous propose ◀la▶ souffrance non pas seulement comme signe et garantie ◀de▶ ◀la▶ vraie voie, mais plus radicalement, comme ◀la▶ voie même…