Dialectique des mythes I
Méditation au carrefour fabuleux
Dans la▶ forêt ◀de▶ Gribskov, il est un lieu nommé « ◀le▶ Coin des Huit-Chemins ». Seul ◀le▶ trouve celui qui ◀le▶ cherche avec beaucoup de soin et ◀de▶ finesse, car aucune carte ne ◀l’▶indique. Son nom même est une contradiction, car comment ◀le▶ croisement ◀de▶ huit chemins publics peut-il former un « coin » solitaire et dérobé ? Si ◀la▶ rencontre ◀de▶ trois routes suffit à donner son nom à tout ce que craint un solitaire : ◀la▶ trivialité, combien plus triviale encore doit être ◀la▶ rencontre ◀de▶ huit routes ! Pourtant, il en est bien ainsi : huit routes et quelle solitude ! … Tout près de là, un bosquet fermé ◀de▶ haies, porte ◀le▶ nom ◀d’▶« Enclos fatal »… ◀L’▶animation des huit chemins n’est qu’une pure possibilité, — possibilité pour ◀l’▶esprit. Car personne ne fréquente ce lieu, sauf un petit insecte qui se hâte, lente festinans… Nul ne hante ces routes, hormis ◀le▶ vent dont on ne sait ni ◀d’▶où il vient ni où il va.
(In Vino Veritas)
Kierkegaard a vécu ◀l’▶amour unique, ◀la▶ passion malheureuse ◀de▶ Tristan, mais ses premiers grands livres pseudonymes évoquent ◀le▶ vol ◀d’▶un sombre papillon fasciné par ◀la▶ flamme ◀de▶ Don Juan. Nietzsche a vécu plus seul encore, et guère moins chaste, mais toute son œuvre mène ◀le▶ train ◀d’▶enfer ◀d’▶un « Don Juan ◀de▶ ◀la▶ connaissance », jusqu’au jour où il s’arrête, « cloué », sur ◀le▶ seuil ◀d’▶une Éternité en laquelle il découvre son Isolde. Pour l’un et l’autre ◀la▶ pensée est une passion, et ◀l’▶expression totale ◀de▶ ◀la▶ passion ne peut être que musicale. « Par ◀la▶ musique, ◀les▶ passions jouissent ◀d’▶elles-mêmes.23 » L’un par Mozart et l’autre par Wagner accède au cœur du mythe qu’il n’a pu que rêver, que sa personne refuse, et qui est son Ombre.
J’ai cherché bien longtemps ◀le▶ point ◀de▶ perspective ◀d’▶où ◀le▶ regard puisse embrasser à la fois ces deux vies dénuées et ces deux œuvres ◀d’▶une richesse inépuisable ; ces deux mythes majeurs ◀de▶ ◀l’▶amour et leurs épiphanies ◀les▶ plus parfaites dans ◀le▶ lyrisme occidental.
À ◀la▶ quête spirituelle ◀d’▶une vision juste, ou peut-être seulement ◀d’▶une qualité heureuse et pénétrante du regard, situant en vérité celui qui voit, il arrive qu’on pressente ◀l’▶invite ◀d’▶une étape significative, — et « ◀l’▶enclos fatal » n’est pas loin, mais en même temps s’ouvrent des avenues… Ces carrefours « qu’aucune carte n’indique » sont ◀les▶ lieux ◀les▶ plus émouvants, pour celui qui chevauche à ◀l’▶aventure au profond des forêts ◀de▶ ◀l’▶âme occidentale.
Arrêtons-nous ici pour méditer. Et nous suivrons tantôt cette allée ◀de▶ lumière frayée dans ◀les▶ hautes futaies par ◀les▶ rayons obliques ◀de▶ ◀l’▶après-midi, tantôt cette allée assombrie et qui s’anime au gré ◀d’▶un vent soudain, dont on ne sait ni ◀d’▶où il vient ni où il va.
I
Kierkegaard et Don Juan
C’est au cœur des grands bois du Nord de la Seeland, un soir ◀d’▶été, que ◀les▶ convives du Banquet se réunissent devant ◀le▶ seuil ◀d’▶un pavillon ◀de▶ chasse.
◀Les▶ portes s’ouvrirent à deux battants ; ◀l’▶éclairage étincelant, ◀la▶ fraîcheur se déversant à flots, ◀la▶ séduction fascinante des parfums, et ◀le▶ goût impeccable du service saisirent ◀les▶ convives qui entraient, et tandis que ◀l’▶orchestre attaquait ◀la▶ musique du ballet ◀de▶ Don Juan, ils se sentirent transfigurés, et comme frappés ◀de▶ respect pour un esprit invisible, ils s’arrêtèrent un instant, semblables à celui que ◀l’▶enthousiasme a réveillé et qui ressuscite en plein enthousiasme.
Cette page introduisant ◀les▶ discours sur ◀l’▶amour qui composent In Vino Veritas, donne ◀le▶ ton ◀de▶ ◀la▶ passion ◀de▶ Kierkegaard pour ◀le▶ Don Giovanni de Mozart. Dans ◀le▶ Journal ◀de▶ 1839, on lit déjà :
◀D’▶une certaine façon, je puis dire ◀de▶ Don Juan, comme Elvire : — Toi, meurtrier ◀de▶ mon bonheur ! Car en vérité, cette pièce s’est emparée ◀de▶ moi ◀d’▶une façon si diabolique que je ne pourrai plus jamais ◀l’▶oublier. C’est elle qui m’a poussé, comme Elvire, hors de ◀la▶ nuit tranquille du cloître.
Enfin, c’est à Mozart, écrira-t-il plus tard — dans ◀les▶ Étapes — qu’il aura dû ◀de▶ n’avoir pas vécu sans aimer, « quoique ◀d’▶un amour malheureux ».
Reliée par ces derniers mots à ◀la▶ vie trop réelle du Solitaire, ◀la▶ fascination du mythe révèle ici sa vraie nature ◀de▶ virtualité existentielle. ◀La▶ vie réelle ◀de▶ Kierkegaard s’est qualifiée par son refus du mythe ◀de▶ Don Juan, tentation permanente et toujours refoulée. C’est pourquoi personne ◀d’▶autre n’a mieux jugé ce mythe.
◀La▶ thèse ◀de▶ Kierkegaard sur Don Juan rejoint Mozart dans sa génialité : elle réinvente ◀la▶ structure du drame comme par une création ◀de▶ logique intrépide. Elle nous impose, par ◀la▶ vertu ◀d’▶une cohérence inoubliable une interprétation triple et unique ◀de▶ ◀l’▶opéra, du mythe, et ◀de▶ ◀l’▶essence ◀de▶ ◀la▶ musique occidentale. En voici ◀l’▶argument condensé.
◀Le▶ christianisme, étant esprit, a posé dans ◀le▶ monde ◀la▶ sensualité. Parce qu’il ◀l’▶excluait en principe, il ◀l’▶a posée comme principe et comme catégorie spirituelle. ◀L’▶érotisme, « synthèse psycho-sensible » et déterminée par ◀l’▶esprit, exige désormais un langage capable ◀de▶ traduire sa spontanéité. ◀La▶ musique seule va s’y prêter. Car elle est un langage des sens, mais ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶ouïe, plus que tout autre, est « déterminé par ◀l’▶esprit ». ◀La▶ musique, au surplus, est, après ◀la▶ parole, ◀le▶ médium ◀le▶ moins matériel ◀de▶ ◀l’▶idée : elle n’existe que dans ◀le▶ temps, dans une succession ◀de▶ moments, puis disparaît, contrairement à ◀l’▶œuvre plastique, peinte ou sculptée.
◀L’▶érotisme, exclu par ◀l’▶esprit, trouvera donc son « médium absolu », non pas dans ◀la▶ parole, mais bien dans ◀la▶ musique ; et de même ◀la▶ musique trouvera dans ◀le▶ génie sensuel son « objet absolu », car « ◀l’▶état d’âme sensuel est trop lourd et trop dense pour être porté par ◀la▶ parole ; seule ◀la▶ musique peut ◀l’▶exprimer ».
Si Don Juan représente ◀le▶ désir pur, dans sa génialité irrésistible et démoniaque, « déterminé par ◀l’▶esprit comme étant ce que ◀l’▶esprit exclut », ◀l’▶expression ◀de▶ Don Juan ne peut être que musicale. Et c’est pourquoi ◀le▶ seul Don Juan conforme au mythe24, c’est ◀le▶ Don Giovanni de Mozart.
Voici son signalement selon Kierkegaard. Don Juan est une puissance, et non pas une personne :
Quand Don Juan est conçu musicalement, j’entends en lui tout ◀l’▶infini, mais aussi ◀la▶ puissance infinie ◀de▶ ◀la▶ passion, à laquelle rien ne peut résister ; j’entends ◀la▶ convoitise effrénée du désir, mais aussi ◀le▶ triomphe absolu ◀de▶ ce désir, triomphe auquel il serait vain ◀de▶ s’opposer. Si ◀d’▶aventure ◀la▶ pensée s’attarde à ◀l’▶obstacle, celui-ci tire son importance ◀d’▶exciter ◀la▶ passion plutôt que ◀de▶ s’y opposer réellement ; ◀la▶ jouissance en est accrue, ◀la▶ victoire est certaine et ◀l’▶obstacle n’est qu’un stimulant. Je trouve en Don Juan une vie ainsi animée ◀d’▶un démoniaque puissant et irrésistible, à ◀la▶ façon ◀d’▶un élément. Telle est son idéalité dont je puis me réjouir tranquillement, parce que ◀la▶ musique ne me ◀le▶ représente pas comme personne ou individu, mais comme puissance.25
Don Juan est un mouvement, une tension pure, ou n’est plus rien. Lancé comme une pierre qui ricoche à ◀la▶ surface ◀de▶ ◀l’▶eau, il s’enfonce instantanément dans ◀l’▶abîme du néant, après le dernier ricochet.
Irresponsable comme toute force naturelle, Don Juan incarne donc, si ◀l’▶on ose dire, ◀l’▶absolu nihilisme moral.
Il séduit par ◀la▶ seule énergie du désir. « Je ne ◀l’▶imagine pas du tout comme quelqu’un qui forme ses projets sournoisement, et calcule avec ruse ses intrigues… ◀La▶ réflexion lui fait défaut… Il n’a besoin ◀d’▶aucun préparatif, ◀d’▶aucun plan, ◀d’▶aucun temps, car il est toujours prêt, ◀l’▶énergie est constamment présente en lui et ◀le▶ désir aussi. » Il n’étourdit pas Zerline ◀de▶ belles paroles, il ◀l’▶invite à entrer, fait un geste. « II ne séduit pas, mais il désire, et ce désir a un effet séducteur. »
« Non seulement il a du succès auprès des femmes, mais encore il ◀les▶ rend heureuses — et malheureuses ; chose étrange, c’est là ce qu’elles veulent, et celle qui ne rêverait pas ◀de▶ devenir malheureuse pour avoir été une fois heureuse avec Don Juan serait une pauvre fille. Don Juan est convaincu que « ◀l’▶expression véritable ◀de▶ ◀la▶ femme consiste en sa volonté ◀d’▶être séduite… C’est pourquoi elle ne se fâche jamais contre son séducteur, du moins s’il ◀l’▶a vraiment séduite.26 »
◀L’▶érotisme ◀de▶ Don Juan s’oppose à ◀l’▶Éros antique, qui était psychique et non sensuel, « et c’est ce qui inspire cette pudeur qui caractérise tout amour grec »27. Il s’oppose plus encore à ◀l’▶amour courtois, essentiellement fidèle. « ◀L’▶amour psychique est existence dans ◀le▶ temps, ◀l’▶amour sensuel disparition dans ◀le▶ temps », ◀d’▶où vient que ◀la▶ musique est son parfait médium. Pour Don Juan, « ◀la▶ féminité tout à fait abstraite est ◀l’▶essentiel », ◀l’▶individualité n’existe pas : il n’y aura jamais à ses yeux ni infidélité ni tromperie, mais seulement répétition et multiplicité. Sa vie n’étant qu’« une somme ◀de▶ moments distincts… une addition ◀d’▶instants », Don Juan ne saurait avoir ◀de▶ biographie : ◀le▶ doter ◀d’▶une enfance et ◀d’▶une jeunesse fut ◀l’▶erreur fatale ◀de▶ Byron. Il est ◀le▶ génie ◀de▶ ◀l’▶instant. Ses conquêtes sont sans histoire, « car ◀le▶ temps lui manque ». « ◀La▶ voir et ◀l’▶aimer sont une seule chose… et aussitôt tout est fini, puis cela se répète à ◀l’▶infini. » Sans passé, sans mémoire (il lui faut ◀le▶ Catalogue !), sans lendemain et sans nostalgie, il court, vole et se réjouit, jusqu’à ce qu’il butte contre « ◀la▶ pierre ◀d’▶achoppement », ◀la▶ statue ◀de▶ pierre du Commandeur. Mais ◀le▶ Commandeur est un esprit ! C’est même un revenant, donc un retour du passé. Il représente ◀la▶ négation spirituelle du génie spontané ◀de▶ ◀l’▶instant. Il est donc seul capable ◀de▶ dompter Don Juan, nulle puissance du monde n’en ayant eu raison.
Cette description du mythe par Kierkegaard n’est pas seulement inspirée ◀de▶ Mozart : elle a pour but ◀de▶ démontrer que ◀l’▶opéra ◀de▶ Mozart est ◀le▶ mythe pur, intégralement manifesté en chaque détail comme dans ◀le▶ style et ◀la▶ structure ◀de▶ ◀l’▶ensemble. On a pu varier ◀les▶ interprétations ◀de▶ ◀la▶ légende, « jusqu’à ce que Mozart en ait découvert à la fois ◀le▶ médium et ◀l’▶idée », ◀d’▶où « ◀la▶ valeur classique absolue » ◀de▶ son opéra. On pourra multiplier ◀les▶ Faust 28, car « ◀l’▶idée ◀de▶ Faust suppose une telle maturité ◀d’▶esprit qu’il est naturel qu’il y en ait plusieurs conceptions », chacune pouvant être « parfaite » pour une génération ; tandis que ◀le▶ Don Juan de Mozart, « par ◀le▶ caractère abstrait ◀de▶ ◀l’▶idée, vivra éternellement et dans tous ◀les▶ temps ». En récrire un après Mozart équivaudrait à produire une Ilias post Homerum.
Du commentaire ◀de▶ ◀l’▶opéra lui-même (dont ◀la▶ pénétration proprement musicale est stupéfiante, Kierkegaard se disant lui-même un « amateur » sans aucune compétence technique) retenons cette observation centrale : « Don Juan donne leur intérêt à tous ◀les▶ autres personnages… Sa passion met ◀la▶ passion des autres en mouvement. Elle résonne partout ». Don Juan n’étant pas caractère, mais puissance et vie, donc « absolument musical », ◀les▶ autres personnages, qui ne sont que passions déterminées par Don Juan, sont dans cette mesure même musicaux. « On peut arriver pendant ◀la▶ représentation, on est immédiatement au centre, par ce que ce centre, qui est ◀la▶ vitalité ◀de▶ Don Juan, se trouve partout. » ◀Le▶ seul personnage qui semble faire exception est naturellement ◀le▶ Commandeur, mais, ◀d’▶une certaine manière (que précise ◀l’▶analyse des thèmes musicaux), il est « placé en dehors de ◀la▶ pièce, ou il ◀la▶ circonscrit ». Comme ◀le▶ temps est circonscrit par ◀l’▶éternité.
II
Kierkegaard et Tristan
Kierkegaard fut pourtant ◀le▶ contraire ◀d’▶un Don Juan. Dans ses rapports avec son œuvre, son action publique, et sa vocation finale, il fut Hamlet. Mais dans sa vie individuelle, dans son amour unique et longuement malheureux pour Régine, il fut Tristan. Cependant, je n’ai trouvé dans tout son œuvre que ◀de▶ rares allusions à ◀l’▶Hamlet de Shakespeare, et pas une mention ◀de▶ Tristan — pour des centaines ◀de▶ pages enthousiastes et lyriques sur ◀le▶ Don Juan ◀de▶ ◀la▶ légende et ◀de▶ Mozart.
◀Le▶ contraste entre cette discrétion, voire ce mutisme, et cette luxuriance verbale, est ◀de▶ ceux qui expriment à coup sûr ◀les▶ données essentielles ◀d’▶une personne.
Qu’est-ce que Don Juan pour ce célibataire parfaitement libre ◀de▶ mener sa vie comme il lui plaît, riche et oisif, brillant esprit, curieux ◀de▶ tout, mais en même temps ◀de▶ complexion plutôt malingre (« Qu’on me donne un corps ! », gémit-il dans son Journal) et qui pressent son génie ◀d’▶écrivain et sa vocation religieuse ? Don Juan est ◀de▶ toute évidence ◀la▶ figure ◀de▶ lui-même qui ◀le▶ tente ◀le▶ plus : c’est son moi potentiel, prestigieux, désiré, mais qu’il ne peut et qu’il ne veut actualiser. En ◀l’▶écartant ◀de▶ soi, en ◀le▶ refusant, il ◀le▶ voit et ◀le▶ définit mieux que personne ; du même coup, il se définit, contre lui mais non pas sans lui. Il ne conçoit que deux manières ◀de▶ vivre dignes ◀de▶ ◀l’▶absolu et possibles pour lui : ou bien ◀le▶ séducteur, ou bien ◀l’▶anachorète 29. L’une et l’autre excluent ◀le▶ mariage, « suprême expression ◀de▶ ◀l’▶amour », à laquelle il a dû renoncer pour une raison qui reste son secret dernier. ◀Le▶ mariage étant écarté, s’il choisit ◀d’▶être anachorète, ◀le▶ séducteur devient son mythe. Don Juan devient son ombre, plus brillante que lui-même, et qu’il doit exalter et condamner sans cesse, car elle est lui autant que lui, mais elle est ce qu’il refuse en lui. Elle est ce qu’il saurait être, exemplairement, s’il n’était pas ce qu’il subit et souffre, et s’efforce ◀de▶ dépasser vers ◀l’▶absolu, vers ce qu’il veut devenir selon ◀l’▶esprit.
Si tel est bien son mythe, son Éros virtuel, quelle est alors ◀la▶ forme actuelle, historiquement vécue, ◀de▶ son Éros ? C’est ◀la▶ passion unique, totale, et malheureuse ; et par ce malheur même, salvatrice.
◀L’▶amour humain repose sur un instinct qui, élevé au rang ◀d’▶inclination, trouve son expression suprême, unique et absolue, poétiquement absolue, dans ◀le▶ fait qu’il n’y a au monde qu’un seul être bien-aimé, et que cette « seule fois » ◀de▶ ◀l’▶amour est ◀l’▶amour, et que ◀la▶ « seconde fois » n’est rien… Une fois est ◀le▶ tout absolu, et la seconde fois ◀la▶ ruine absolue ◀de▶ tout.30
Certes, ◀le▶ Jeune Homme ◀d’▶In Vino Veritas, qui n’a jamais encore aimé, a beau jeu ◀de▶ faire éclater ◀l’▶absurdité tragi-comique ◀de▶ ce choix sans appel ◀de▶ ◀la▶ passion, qui est ◀d’▶une importance capitale et qu’on ne peut faire « qu’à l’aveuglette ». Comment expliquer « un acte aussi monstrueux ◀de▶ sélection » ? ◀L’▶amoureux passionné, dans son choix exclusif, n’est-il pas « un pantin dont quelque chose ◀d’▶inexplicable tire ◀les▶ ficelles » ? Un tel point de vue, réplique Johannès, ◀le▶ Séducteur, prouve simplement que « notre jeune ami reste au-dehors », c’est-à-dire n’entretient encore que des rapports abstraits avec ◀la▶ vie, car « ◀la▶ résolution, ◀la▶ résolution ◀de▶ ◀la▶ convoitise, est ◀la▶ pointe ◀de▶ ◀l’▶existence ». Il faut choisir pour exister. ◀Le▶ Séducteur choisit ◀d’▶aimer ◀le▶ plus souvent qu’il ◀le▶ pourra, car c’est ◀la▶ femme qu’il aime, et dans chaque femme réelle, c’est ce qui veut être séduit et qui ne peut ◀l’▶être qu’une fois. Au contraire, ◀le▶ Mari, qui prendra ◀la▶ parole dans la seconde partie des Étapes, choisit ◀d’▶aimer une seule femme et ◀de▶ ◀l’▶épouser, car ◀le▶ mariage est cette décision qui « traduit ◀l’▶exaltation en réalité. » Loin ◀d’▶appauvrir ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ vie, elle peut seule y introduire. Elle est ◀la▶ décision par excellence, qui rend ◀l’▶existence concrète. Par elle, ◀la▶ vie dans ◀le▶ mariage devient « ◀la▶ plénitude du temps » — ce temps qui toujours « manque » à Don Juan.
Cependant, ◀le▶ Mari n’entend pas éluder ◀la▶ difficulté fondamentale du mariage, et même il ◀la▶ formule ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu : « ◀L’▶amour et ◀l’▶inclination amoureuse sont tout à fait spontanés, ◀le▶ mariage est une décision ; vouloir se marier, cela veut dire que ce qu’il y a de plus spontané doit être en même temps ◀la▶ décision ◀la▶ plus libre… En outre, l’une ◀de▶ ces choses ne doit pas suivre l’autre, ◀la▶ décision ne doit pas arriver par-derrière à pas ◀de▶ loup : ◀le▶ tout doit avoir lieu simultanément. » Suivent cent pages au cours desquelles ◀le▶ Mari réitère à coup ◀d’▶arguments philosophiques que ◀la▶ décision ne saurait être fondée dans ◀l’▶argumentation. Rien ◀d’▶étonnant si cet ouvrage ne convainc guère : Kierkegaard est derrière ◀les▶ pseudonymes, exaltant un Don Juan qu’il refuse, mais qui demeure sa possibilité ; il n’est pas derrière ◀le▶ Mari. Car celui-ci représente et défend ◀l’▶impossibilité que Kierkegaard subit, et qu’il va tenter ◀d’▶expliquer — ◀de▶ justifier — dans tout ◀le▶ reste ◀de▶ son œuvre.
Admettons que ◀l’▶amour vrai soit ◀la▶ passion unique et partagée. Pour être heureux, dans un mariage par exemple, cet amour devrait opérer ◀le▶ miracle ◀de▶ « faire du différent ◀l’▶égal », créant ainsi ◀la▶ possibilité ◀d’▶une compréhension véritable. Mais cela reste théorique. On ◀le▶ comprendra par ◀le▶ détour ◀de▶ ◀la▶ théologie ◀de▶ Kierkegaard. Dans ses ouvrages religieux, il revient sans cesse sur « ◀la▶ différence qualitative infinie entre Dieu et ◀l’▶homme », qui fait des relations entre ◀l’▶homme et Dieu un amour essentiellement malheureux. Cet amour serait même impossible hors du paradoxe ◀de▶ ◀la▶ foi, laquelle est un mouvement ◀de▶ passion, un saut. Toute communication directe ◀de▶ Dieu à ◀l’▶homme tuerait ◀l’▶homme, c’est-à-dire tuerait en lui son pouvoir ◀d’▶appropriation subjective et libre ◀de▶ ◀la▶ vérité. C’est donc ◀l’▶amour divin lui-même qui exige ◀la▶ communication indirecte, voilée, rejoignant ◀l’▶homme là où il existe, dans sa finitude, et lui parlant ◀la▶ langue qu’il entend. Mais alors ◀le▶ message devient énigmatique dans ◀la▶ mesure même où il a su se rendre perceptible…
Ce qui se passe entre Kierkegaard et sa fiancée semble relever ◀d’▶une structure analogue du possible et ◀de▶ ◀l’▶impossible dans ◀la▶ communication. Il ◀l’▶aime, elle ◀l’▶aime, mais ◀le▶ secret qu’il porte en lui (sa « mélancolie » comme il dit, mais aussi ◀le▶ pressentiment ◀de▶ sa vocation exceptionnelle) lui interdit ◀d’▶entrer avec elle dans ce rapport ◀de▶ communication directe, égalisante, en quoi consiste à ses yeux ◀le▶ mariage. Par amour pour Régine, il doit donc s’éloigner, bien qu’il ne cesse ◀de▶ s’adresser à elle, sous ◀le▶ couvert ◀de▶ ses pseudonymes, et ◀de▶ lui dédier toutes ses œuvres, comme autant ◀de▶ justifications ◀de▶ ◀la▶ rupture et ◀d’▶assurances ◀de▶ sa fidélité. « Qui comprendra cette contradiction ◀de▶ ◀la▶ douleur : ne point se révéler, et faire mourir ◀l’▶amour ; se révéler et faire mourir ◀l’▶aimée ?31 »
Tenter ◀d’▶établir, en ce point, si ◀l’▶attitude théologique ◀de▶ Kierkegaard « explique » sa conduite amoureuse, ou si ce n’est pas plutôt ◀l’▶inverse, — ne correspondrait à rien dans notre perspective, et n’aiderait à déceler aucun sens vérifiable. En effet, tout homme pensant dispose ◀d’▶un système, plus ou moins « original » mais toujours unique, ◀d’▶appréhension ◀de▶ ◀la▶ réalité sous toutes ses formes. Ce système définit son individualité. Or je ne regarde ici et n’essaie ◀de▶ saisir qu’une certaine structure dynamique : Kierkegaard dans sa vie et son œuvre indissociables ; et je vois qu’elle est disposée ◀de▶ telle manière que « ◀l’▶esthétique » et ◀le▶ « religieux » y sont constamment homologues, tous ◀les▶ deux irrigués ◀d’▶énergie passionnelle, tandis que « ◀l’▶éthique », ◀le▶ stade intermédiaire, paraît exsangue, schématique et peu structuré. Un seul exemple : ◀la▶ décision fondant ◀le▶ mariage symbolisait aussi, nous ◀l’▶avons vu, ◀le▶ fondement même ◀de▶ toute éthique existentielle. Mais voici que cette décision échappe à ◀l’▶homme, donc à ◀l’▶éthique temporelle et autonome :
◀La▶ décision n’est pas pouvoir ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ son courage, ni ◀de▶ son habileté… mais elle est un point ◀de▶ départ religieux ; si elle n’est pas cela, celui qui décide n’a été rendu fini que dans sa réflexion, il n’a pas pris ◀de▶ vitesse ◀l’▶inclination amoureuse, mais est resté en cours ◀de▶ route, et une telle décision est trop misérable pour que ◀l’▶inclination amoureuse ne ◀la▶ méprise et ne préfère se fier à elle-même plutôt que ◀de▶ se livrer aux directives ◀d’▶un tel faux savant. ◀La▶ spontanéité ◀de▶ ◀l’▶inclination amoureuse ne reconnaît qu’une seule spontanéité comme lui étant égale par ◀le▶ rang, c’est ◀la▶ spontanéité religieuse.32
Ainsi, comme Kierkegaard ◀le▶ réitère un peu plus loin, « ◀l’▶absurdité ◀de▶ ◀l’▶inclination amoureuse arrive à une entente divine avec ◀l’▶absurdité du sentiment religieux ». Mais on comprend qu’elle n’y arrivera jamais avec une morale sans passion.
Je vois enfin que ◀la▶ personne ◀de▶ Kierkegaard est ce système qui se définit par ◀la▶ mise en tension et ◀l’▶interdépendance ◀de▶ trois réalités hétérogènes : — sa croyance en ◀l’▶altérité totale ◀de▶ Dieu et en ◀l’▶unicité ◀de▶ ◀l’▶amour humain ; — ◀la▶ « mélancolie » qui ◀l’▶accable et lui rend ce mariage impossible ; — enfin sa vocation exceptionnelle.
◀Le▶ mariage est interdit à celui qui doit être ◀l’▶Exception :
Au soldat qui monte ◀la▶ garde aux frontières, est-il permis ◀de▶ se marier ? Un tel soldat ose-t-il — ceci soit dit dans un sens spirituel — se marier, s’il doit jour et nuit se battre non pas contre ◀les▶ Tartares et ◀les▶ Scythes, mais contre ◀les▶ hordes ◀de▶ brigands ◀d’▶une mélancolie innée ?33
◀L’▶amour n’en est pas moins ◀l’▶agent privilégié du progrès spirituel ◀de▶ « ◀l’▶homme supérieur » — toutefois à condition de n’être pas « heureux » :
Grâce à une jeune fille, bien des hommes sont devenus des génies, beaucoup des héros, beaucoup des poètes, beaucoup des saints — mais pas un ne fut un génie par ◀la▶ jeune fille qu’il posséda, car par elle il ne devint que conseiller ◀d’▶État ; pas un ne fut un héros par ◀la▶ jeune fille qu’il posséda, car par elle il ne devint que général ; pas un ne fut poète par ◀la▶ jeune fille qu’il posséda, car par elle il ne devint que père ; et pas un ne fut un saint par ◀la▶ jeune fille qu’il posséda, car il n’en posséda aucune, et ne voulut en posséder qu’une seule, qu’il n’obtint pas, de même que tous ◀les▶ autres devinrent des génies, des héros, des poètes grâce à ◀la▶ jeune fille qu’ils ne possédèrent pas. Si ◀l’▶idéalité que ◀la▶ femme porte en elle a éveillé ◀l’▶enthousiasme chez ◀l’▶homme, à cette femme qui ◀l’▶a ainsi enthousiasmé, il aurait dû pourtant s’unir pour ◀la▶ vie. Mais ◀l’▶existence ◀l’▶énonce autrement. Tout cela signifie donc que c’est dans un rapport négatif que ◀la▶ femme rend ◀l’▶homme productif dans ◀l’▶idéalité. Ainsi comprise, ◀la▶ femme entraîne vers ◀la▶ hauteur.
Cet amour qui « entraîne » et transfigure dans ◀la▶ mesure où il est par essence malheureux, ce n’est pas ◀l’▶Éternel féminin mystique du Second Faust. C’est ◀la▶ passion dans son intransigeance et dans sa ruse avec ◀la▶ vie. Et c’est ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan qui reparaît enfin !
On sait assez que ◀le▶ paradoxe est ◀la▶ catégorie fondamentale ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀de▶ Kierkegaard. Or voici ce qu’il en dit dans l’un ◀de▶ ses ouvrages ◀les▶ plus achevés, ◀les▶ Riens philosophiques 34 :
Il ne faut pas penser ◀de▶ mal du paradoxe, cette passion ◀de▶ ◀la▶ pensée, et ◀les▶ penseurs qui en manquent sont comme des amants sans passion, c’est-à-dire ◀de▶ piètres partenaires. Mais ◀le▶ paroxysme ◀de▶ toute passion est toujours ◀de▶ vouloir sa propre perte… C’est là ◀le▶ paradoxe suprême ◀de▶ ◀la▶ pensée, que ◀de▶ vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne puisse penser.
Et plus loin :
Regardons ce qui se passe dans ◀l’▶amour, quoiqu’il ne rende qu’imparfaitement ◀la▶ situation. ◀L’▶égoïsme est à ◀l’▶origine du sentiment pour autrui, mais quand sa passion paradoxale culmine, il veut précisément sa propre perte. C’est ce que veut aussi ◀l’▶amour, ainsi ces deux puissances s’entendent dans ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶instant, et cette puissance est justement ◀l’▶amour.
Cette forme ◀de▶ pensée est tristanienne.
Elle est d’abord une forme ◀d’▶existence. Elle s’illustre dans ◀les▶ relations malheureuses — mais spirituellement créatrices — entre Kierkegaard et Régine. Il n’a pu ◀l’▶aimer que ◀de▶ loin, dans ◀la▶ perte, choisie par lui, ◀de▶ toute présence autre que nostalgique. (Et déjà, durant ◀les▶ fiançailles, il lui écrit pour s’excuser ◀d’▶un rendez-vous manqué : il est allé tout seul à ◀la▶ campagne, ce jour-là, « à Fredensborg où souvenir et nostalgie s’embrassent. C’est ce moment que j’aime tant. » Et il ajoute que lorsqu’il peut ◀la▶ dire « sienne » dans ◀la▶ solitude ◀de▶ son cœur, « c’est alors seulement que nous sommes unis ».) Régine s’est mariée ailleurs. Le dernier appel qu’il ait tenté ◀de▶ lui adresser — par ◀l’▶intermédiaire du mari ! — ne ◀l’▶a pas atteinte. Une dernière fois, ils se sont rencontrés, mais par hasard, dans ◀la▶ rue. Elle ◀l’▶a salué, et il a répondu à son salut, mais ils n’ont pas pu se parler. C’était ◀le▶ 7 mars 1855, à ◀la▶ veille du départ ◀de▶ Régine pour un long voyage aux Antilles. Il mourut ◀le▶ 11 novembre ◀de▶ ◀la▶ même année. Régine était au-delà des mers, dans une autre île.
Que cette forme ◀d’▶amour nostalgique et ◀de▶ possession par ◀la▶ perte transparaisse également dans ◀la▶ dialectique existentielle et dans ◀la▶ pensée proprement religieuse ◀de▶ Kierkegaard, apparaît désormais trop évident pour qu’il y ait lieu ◀d’▶en reprendre ◀la▶ démonstration en termes de théologie. J’en donnerai toutefois un exemple, qui touche au cœur ◀de▶ mon sujet.
Dans ses Œuvres ◀de▶ ◀l’▶amour, Kierkegaard marque ◀le▶ contraste, apparemment insurmontable, entre ◀l’▶amour-passion (ou amour poétique), qui élit un seul être bien-aimé, et ◀l’▶amour du prochain (amour chrétien), dont ◀le▶ commandement est ◀d’▶aimer tous ◀les▶ hommes, sans distinction, non par sympathie élective toujours égoïste et « charnelle », mais dans ◀l’▶égalité ◀de▶ tous devant Dieu. On s’étonne : cet amour général, impersonnel, et qu’on pourrait confondre avec un sens social humanitaire, serait-il vraiment chrétien selon ◀la▶ conception kierkegaardienne ? ◀Le▶ développement qui suit rétablit ◀l’▶exigence existentielle. ◀Le▶ sujet du « Tu dois aimer » ne saurait être, en effet, que ◀l’▶Individu. Or on sait que cette catégorie kierkegaardienne par excellence désigne ◀l’▶homme isolé par ◀l’▶esprit, — isolé ◀de▶ ◀la▶ foule, « qui est mensonge ». Et ◀l’▶objet, ◀le▶ prochain — celui qu’il faut aider, selon ◀la▶ parabole évangélique — ne saurait être à son tour que ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶esprit en tout homme. Seul donc celui qui s’est connu et accepté en tant qu’esprit, celui qui ◀de▶ ◀la▶ sorte se trouve séparé ◀de▶ ◀la▶ communauté naturelle, — comme ayant choisi ◀de▶ ◀la▶ perdre — peut vraiment aimer ◀le▶ prochain. Seul, il peut discerner, appeler, aimer en l’autre, ◀l’▶esprit qui crée ◀l’▶Individu. Tel est ◀le▶ paradoxe proprement kierkegaardien. ◀L’▶amour ne va pas ◀de▶ n’importe qui à tout le monde, mais ◀d’▶un seul, distingué par ◀l’▶esprit, à chacun ◀de▶ ceux, quels qu’ils soient, également existants par ◀l’▶esprit.
Mais ici, comment ne pas rappeler que la première mention ◀de▶ ◀l’▶Individu figure dans ◀la▶ dédicace des Discours religieux ◀de▶ 1843, sous cette forme : « À ◀l’▶Individu qu’avec joie et reconnaissance, j’appelle mon lecteur. » C’était là ◀le▶ prochain par excellence, et — nous ◀le▶ savons par ◀le▶ Journal — c’était Régine !
Plus tard, ◀le▶ concept ◀d’▶individu s’universalise (paradoxalement !) et s’approfondit. Il est ◀la▶ signature ◀de▶ ◀l’▶homme spirituel, distingué dans ◀la▶ foule anonyme, séquestré par sa vocation, mais en même temps relié par elle à ◀la▶ communauté nouvelle des esprits — et c’est lui que j’appelle ◀la▶ personne. Finalement, cet Individu s’exemplifie dans ◀le▶ destin, ou pour mieux dire : ◀la▶ vocation exceptionnelle ◀de▶ Søren Kierkegaard lui-même. Vocation qui devait ◀le▶ mener à sa perte, puisqu’il mourut ◀d’▶une longue passion unique pour ◀l’▶intériorité ◀de▶ ◀la▶ Vérité.
III
Nietzsche et son ombre
Deux vies dénuées. Deux célibataires maladifs, chastes sans vœux, frustrés ◀de▶ toute tendresse quotidienne, souffrant tous ◀les▶ tourments ◀de▶ ◀la▶ passion poétique mais pour ◀l’▶Idée, aventuriers ◀de▶ ◀l’▶esprit seul. Deux existences à peu près dépourvues ◀de▶ péripéties extérieures. Pour l’un, ◀la▶ rupture des fiançailles, ◀l’▶attaque finale contre ◀l’▶Église et ◀la▶ mort à 42 ans. Pour l’autre, moins encore : quelques années ◀de▶ professorat, une longue solitude errante, ◀la▶ folie à 44 ans. L’un et l’autre ont produit en une quinzaine ◀d’▶années leur œuvre difficile et foisonnante, et n’ont forcé qu’in extremis, par ◀le▶ scandale, ◀l’▶attention ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ leurs contemporains. Ce dépouillement extérieur contrastant avec tant de pathos intérieur, rend ces existences exemplaires : deux tensions pures. ◀Le▶ grand jeu des puissances mythiques y révèle mieux qu’ailleurs ses lents mouvements ◀d’▶approche, ◀d’▶émergences et ◀d’▶éclipses alternées.
Ces deux chastes ont beaucoup médité sur ◀l’▶amour, sur ◀la▶ femme et sur ◀le▶ mariage. Nietzsche en a, certes, moins longuement écrit que Kierkegaard, mais son œuvre n’est pas moins riche en jugements brefs, d’ailleurs effrontément contradictoires, sur ces trois thèmes. Il est remarquable que ◀les▶ contradictions ◀de▶ Nietzsche offrent un raccourci fidèle ◀de▶ celles ◀de▶ Kierkegaard, qui à leur tour répétaient celles ◀de▶ saint Paul lui-même !
Sur ◀le▶ mariage, par exemple, voici chez Nietzsche qui rappelle à la fois ◀la▶ « difficulté » initiale et ◀la▶ réponse du Mari des Étapes.
◀L’▶institution du mariage maintient opiniâtrement ◀la▶ croyance que ◀l’▶amour, bien qu’il soit une passion, est cependant susceptible ◀de▶ durer en tant que passion et que ◀l’▶amour à vie peut être considéré comme ◀la▶ règle. Par cette ténacité ◀d’▶une noble croyance, maintenue malgré des réfutations si fréquentes qu’elles sont presque ◀la▶ règle, et qui en font par conséquent une pia fraus, ◀l’▶institution a conféré à ◀l’▶amour une noblesse supérieure. Toutes ◀les▶ institutions qui ont concédé à une passion ◀la▶ croyance en ◀la▶ durée ◀de▶ celle-ci, et ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀la▶ durée, malgré ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀la▶ passion, lui ont procuré un rang nouveau…35
Comme pour ◀le▶ Mari des Étapes, qui voulait voir dans ◀la▶ synthèse ◀d’▶une décision et ◀d’▶une inclination ◀le▶ plus haut risque, et même un risque plus qu’humain, ◀le▶ mariage est ici aux yeux de Nietzsche « une conception surhumaine qui élève ◀l’▶homme. »
Mais combien plus précisément kierkegaardienne tant par ◀l’▶esprit que par ◀le▶ ton, et par ◀l’▶évocation ◀de▶ Socrate — cette attaque frontale :
◀Le▶ philosophe a horreur du mariage et ◀de▶ tout ce qui pourrait ◀l’▶y conduire, — du mariage en tant qu’obstacle fatal sur sa route vers ◀l’▶optimum. Parmi ◀les▶ grands philosophes, lequel était marié ? Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Schopenhauer — ils ne ◀le▶ furent point ; bien plus, on ne pourrait même se ◀les▶ imaginer mariés. Un philosophe marié a sa place dans ◀la▶ comédie, telle est ma thèse ; et Socrate, seule exception, ◀le▶ malicieux Socrate, s’est semble-t-il marié par ironie, précisément pour démontrer ◀la▶ vérité ◀de▶ cette thèse.36
« Marie-toi, ne te marie pas, dans ◀les▶ deux cas tu ◀le▶ regretteras », disait Socrate. « Celui qui se marie fait bien, mais celui qui ne se marie pas fait mieux », disait saint Paul, parlant en tant que Spirituel, — et c’est ◀le▶ point de vue qu’adopteront personnellement Kierkegaard en tant qu’Exception et Nietzsche en tant que philosophe.
Nietzsche paraît plus naturellement misogyne que Kierkegaard : « Toutes ◀les▶ grandes choses qui ont été faites par ◀l’▶humanité antique tiraient leur force du fait que ◀l’▶homme se trouvait à côté de ◀l’▶homme et qu’aucune femme ne pouvait élever ◀la▶ prétention ◀d’▶être pour ◀l’▶homme ◀l’▶objet ◀de▶ ◀l’▶amour ◀le▶ plus proche et ◀le▶ plus haut, ou même ◀l’▶objet unique — comme ◀l’▶enseigne ◀la▶ passion.37 » Kierkegaard au contraire pense que c’est par ◀la▶ femme aimée ◀de▶ passion que ◀l’▶homme s’élève, à condition cependant qu’il ne ◀l’▶épouse pas.
Dans ses moments « ◀d’▶équilibre doré » et ◀d’▶évaluation créatrice ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ civilisation, Nietzsche met tout ◀l’▶accent non sur ◀l’▶ascèse, mais sur ◀la▶ maîtrise des instincts :
◀La▶ civilisation ◀d’▶un peuple se manifeste dans ◀l’▶unité disciplinée des instincts ◀de▶ ce peuple : ◀la▶ philosophie maîtrise ◀l’▶instinct ◀de▶ connaissance, ◀l’▶art maîtrise ◀l’▶instinct créateur ◀de▶ formes et ◀l’▶extase, ◀l’▶Agapè maîtrise ◀l’▶Éros, etc.38
◀L’▶Agapè dont il est ici question n’est encore pour ◀les▶ Grecs que ◀l’▶amour désintéressé ; mais dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Nietzsche, elle désigne déjà cette passion « noble » qui dès ◀le▶ xiie siècle a fait porter au premier rang ◀les▶ valeurs ◀d’▶art et ◀l’▶enthousiasme dans ◀la▶ vénération, plutôt que ◀la▶ revendication ◀d’▶une liberté des mœurs, qui appartient à ◀la▶ « morale des esclaves. »
Maintenant ◀l’▶on comprendra sans plus ◀d’▶explications pourquoi ◀l’▶amour en tant que passion — notre spécialité européenne — doit être nécessairement ◀d’▶origine noble. On sait que son invention doit être attribuée aux chevaliers-poètes provençaux, ces hommes magnifiques et ingénieux du gai saber à qui ◀l’▶Europe est redevable ◀de▶ tant de choses et presque ◀d’▶elle-même.39
Plus tard, ayant énuméré six moyens ◀de▶ brider ◀la▶ violence ◀de▶ ◀l’▶instinct sexuel (éviter ◀les▶ occasions, implanter ◀la▶ règle dans ◀l’▶instinct, créer ◀le▶ dégoût par ◀la▶ satiété, associer à ◀l’▶instinct une idée martyrisante ou ◀de▶ honte, dissocier et disperser ses forces, enfin s’affaiblir et se déprimer physiquement et psychiquement), Nietzsche en vient à découvrir qu’en réalité « ◀la▶ volonté ◀de▶ combattre ◀la▶ violence ◀d’▶un instinct est en dehors de notre puissance ». Dans ◀le▶ procès ◀de▶ maîtrise ◀d’▶un instinct :
… ◀l’▶intellect n’est que ◀l’▶instrument aveugle ◀d’▶un autre instinct, qui est ◀le▶ rival ◀de▶ celui dont ◀la▶ violence nous tourmente, que ce soit ◀le▶ besoin ◀de▶ repos, ou ◀la▶ crainte ◀de▶ ◀la▶ honte et d’autres suites néfastes, ou bien encore ◀l’▶amour. Donc, tandis que nous croyons nous plaindre ◀de▶ ◀la▶ violence ◀d’▶un instinct, c’est au fond un instinct qui se plaint ◀d’▶un autre instinct.40
Passage capital pour mon propos ! Ce que Nietzsche y appelle « instincts rivaux » se ramène en fait à deux possibilités ou puissances rivales en ◀l’▶homme : ◀l’▶érotisme sexuel et ◀l’▶amour. Or, ni ◀la▶ passion érotique ◀d’▶un Byron ou ◀d’▶un Napoléon — cités peu avant — ni ◀l’▶amour qu’on invoque ici, ne sont, à parler proprement, des instincts. ◀L’▶érotisme commence précisément avec ◀l’▶usage non instinctif du sexe (j’entends ◀l’▶usage non nécessaire biologiquement). Et ◀l’▶amour, que Nietzsche suggère comme un possible instinct rival, est ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶âme par excellence. ◀La▶ lutte entre ◀les▶ deux « instincts » n’est donc pas autre chose que ◀la▶ lutte entre ◀les▶ deux puissances ◀de▶ ◀l’▶Éros animique que symbolisent ◀les▶ mythes ◀de▶ Don Juan et ◀de▶ Tristan.
Suivons maintenant ◀les▶ phases ◀de▶ leur grande polémique dans ◀l’▶œuvre et dans ◀la▶ vie ◀de▶ Nietzsche.
« Par ◀la▶ musique, ◀les▶ passions jouissent ◀d’▶elles-mêmes. » Il est curieux ◀de▶ relever que Nietzsche, comme Kierkegaard, commence sa carrière ◀d’▶auteur par un ouvrage sur ◀la▶ musique, ◀la▶ tragédie lyrique et ◀le▶ mythe : c’est ◀L’▶Origine ◀de▶ ◀la▶ tragédie, qu’il publie à 28 ans. Au même âge, Kierkegaard écrit Ou bien… ou bien. Et tandis que l’un trouve dans ◀le▶ Don Giovanni de Mozart ◀l’▶expression parfaite et unique ◀de▶ ◀la▶ spontanéité passionnée, l’autre ne veut prendre à témoin que ◀le▶ seul Tristan de Wagner, comme expression exemplaire du mythe et ◀de▶ ◀la▶ musique dionysiaque.
L’un et l’autre tiennent ◀le▶ langage pour impuissant à traduire ◀l’▶essence ◀de▶ ◀la▶ musique, en laquelle l’un voit ◀l’▶expression ◀de▶ ◀la▶ spontanéité sensuelle, et l’autre ◀l’▶expression ◀de▶ « ◀l’▶esprit dionysien », ◀de▶ ◀la▶ spontanéité orgiastique. Pour l’un et l’autre, « seule, ◀la▶ musique » peut dire ◀d’▶une manière immédiate, ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶éros et ◀de▶ ses mythes. Mais seule aussi, elle peut régénérer ◀la▶ tragédie. « Une harmonie préétablie règne entre ◀la▶ musique et ◀le▶ drame parfait. »
Nietzsche voit dans ◀le▶ mythe en général « ◀le▶ but réel ◀de▶ ◀la▶ science », s’il est vrai que « ◀la▶ cause finale ◀de▶ ◀la▶ science est ◀de▶ rendre ◀l’▶existence concevable ». ◀Le▶ mythe est une « image du monde en raccourci » et, sans ◀le▶ mythe, « toute culture est dépossédée ◀de▶ sa force naturelle, saine et créatrice ; seul un horizon constellé ◀de▶ mythes parachève ◀l’▶unité ◀d’▶une époque ◀de▶ culture. ◀Le▶ seul mythe peut préserver ◀de▶ ◀l’▶incohérence ◀d’▶une activité sans but ◀les▶ facultés ◀de▶ ◀l’▶imagination… ◀Les▶ images du mythe doivent être ◀les▶ esprits tutélaires invisibles et omniprésents, propices au développement ◀de▶ ◀l’▶âme adolescente, et dont ◀les▶ signes annoncent et expliquent à ◀l’▶homme fait sa vie et ses combats.41 »
Et voici ◀les▶ relations entre ◀le▶ mythe tragique et ◀la▶ musique :
◀La▶ Tragédie absorbe en elle ◀le▶ délire orgiastique ◀de▶ ◀la▶ musique, portant ainsi du premier coup ◀la▶ musique à sa perfection, chez ◀les▶ Grecs comme parmi nous, mais elle y ajoute aussitôt ◀le▶ mythe tragique, et ◀le▶ héros tragique qui, pareil à un formidable Titan, prend sur ses épaules ◀le▶ fardeau du monde dionysien et nous en délivre.
… Entre ◀la▶ portée universelle ◀de▶ sa musique et ◀l’▶auditeur soumis à ◀l’▶influence dionysiaque, ◀la▶ Tragédie introduit un symbole sublime, ◀le▶ mythe ; et elle suscite chez celui-là ◀l’▶illusion que ◀la▶ musique ne soit qu’un admirable procédé, un inégalable moyen ◀de▶ donner ◀la▶ vie au monde plastique du mythe. Ce noble subterfuge permet alors à ◀la▶ musique ◀d’▶assouplir ses allures aux rythmes des danses dithyrambiques, ◀de▶ s’abandonner impunément à un sentiment orgiastique ◀de▶ liberté auquel, en tant que musique en soi, il lui serait interdit ◀d’▶oser se livrer avec une telle licence, sans ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ cette illusion. ◀Le▶ mythe nous protège contre ◀la▶ musique, et lui seul, d’autre part, donne à celle-ci ◀la▶ suprême liberté. ◀La▶ musique, en retour, confère au mythe tragique une portée métaphysique si pénétrante et si décisive que, sans cet auxiliaire unique, ◀la▶ parole et ◀l’▶image fussent demeurées à jamais impuissantes à ◀l’▶atteindre. Et c’est tout spécialement par ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ musique que ◀le▶ spectateur ◀de▶ ◀la▶ Tragédie est envahi ◀de▶ ce sûr pressentiment ◀d’▶une joie suprême, à laquelle aboutit ce chemin ◀de▶ ruine et ◀de▶ déception, de sorte qu’il croit entendre ◀la▶ voix ◀la▶ plus secrète des choses qui, du fond ◀de▶ ◀l’▶abîme, lui parle intelligiblement.42
Sans ◀les▶ paroles et ◀l’▶image scénique, Nietzsche imagine qu’il ne pourrait supporter ◀l’▶audition du troisième acte ◀de▶ Tristan « à moins ◀de▶ suffoquer sous ◀la▶ tension convulsive ◀de▶ toutes ◀les▶ fibres ◀de▶ son âme ».
Cet ouvrage ◀de▶ jeunesse marque ◀l’▶apogée ◀de▶ ◀l’▶amitié avec Wagner et ◀de▶ ◀l’▶admiration pour Schopenhauer, leur maître commun. « J’aime en Wagner — écrit-il en 1866 à Erwin Rohde — ce que j’aime en Schopenhauer : ◀le▶ souffle éthique, ◀la▶ ◀croix▶, ◀la▶ mort, ◀l’▶abîme… »
Mais quelques années plus tard, à Peter Gast : « Vive ◀la▶ liberté, ◀la▶ gaieté, ◀l’▶irresponsabilité ! Vivons au-dessus ◀de▶ nous afin de pouvoir vivre avec nous-mêmes ! »
Que s’est-il passé entre-temps ? Sur ◀la▶ scène tout au moins — et ◀l’▶on veut dire : dans ce que Nietzsche exprime consciemment —, Tristan s’est évanoui et Don Juan domine tout. Wagner n’est plus « mon noble compagnon ◀d’▶armes » mais « ◀l’▶asphyxie par ◀le▶ rabâchage ◀de▶ toutes ◀les▶ absurdités morales et religieuses ».
Loin de Bâle, loin de Triebschen, loin de Bayreuth surtout — où ◀l’▶auteur ◀de▶ Tristan est ◀l’▶époux comblé ◀de▶ Cosima… — loin du Nord désormais détesté, Nietzsche vit à Gênes, et il écrit Aurore. « Presque chaque phrase ◀de▶ ce livre a été pensée et comme capturée dans ◀les▶ mille recoins ◀de▶ ce chaos ◀de▶ rochers près de Gênes, où je vivais tout seul, en une familière intimité avec ◀la▶ mer.43 » Il vit aussi à Sils-Maria, dans ◀l’▶air sec et ◀la▶ limpidezza des hauteurs, et il y termine la première partie ◀de▶ Zarathoustra, à « ◀l’▶heure sainte » — tiendra-t-il à préciser plus tard — où Richard Wagner meurt à Venise44.
Que dit Zarathoustra ? « Insouciant et railleur, violent — ainsi nous veut ◀la▶ sagesse. Elle est femme… » Que dit Aurore ? « Il n’y a encore ◀d’▶efficace contre ◀l’▶amour que ce vieux remède radical : ◀l’▶amour en retour ! » Et que peut enseigner cette Carmen de Bizet, que Nietzsche opposera « comme une antithèse ironique » au marécage, à ◀la▶ magie, à ◀l’▶histrionisme, au germanisme, à ◀la▶ chasteté douteuse, à ◀la▶ religiosité décadente et aux « Sursum ! Bouboum ! » ◀de▶ Wagner ? Elle enseigne ◀l’▶amour « remis à sa place dans ◀la▶ nature ! Non pas ◀l’▶amour ◀d’▶une femme « idéale » !… Au contraire, ◀l’▶amour dans ce qu’il a ◀de▶ fatal, ◀de▶ cynique, ◀de▶ candide, ◀de▶ cruel… ◀L’▶amour dont ◀la▶ guerre est ◀le▶ moyen, dont ◀la▶ haine mortelle des sexes est ◀la▶ base.45 » Cet amour dont Benjamin Constant a bien dit qu’il est ◀de▶ tous ◀les▶ sentiments ◀le▶ plus égoïste, — ◀l’▶amour « naturel » à ◀la▶ Don Juan.
Il y a plus. ◀Le▶ don-juanisme érotique n’est guère pour Nietzsche qu’une image, voire un argument polémique, mais c’est lui-même, en tant que philosophe, en tant qu’amant ◀de▶ ◀la▶ « Sagesse », qui se croit devenu Don Juan, et qui se définit comme tel !
◀Les▶ philosophes ◀de▶ ◀l’▶avenir réclameront ◀le▶ titre ◀de▶ « séducteurs ». Ils seront « curieux jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à ◀la▶ cruauté, avec des doigts audacieux pour ◀l’▶insaisissable… prêts à n’importe quelle aventure grâce à un excès ◀de▶ libre jugement… Cachés sous ◀le▶ manteau ◀de▶ ◀la▶ lumière… des conquérants ! » Et leur morale, au-delà du bien et du mal, sera « ◀la▶ danse dans ◀l’▶esprit.46 »
Voici sans doute ◀le▶ texte capital :
Une fable. — ◀Le▶ Don Juan ◀de▶ ◀la▶ connaissance : aucun philosophe, aucun poète ne ◀l’▶a encore découvert. Il lui manque ◀l’▶amour des choses qu’il découvre, mais il a ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ volupté et il jouit des chasses et des intrigues ◀de▶ ◀la▶ connaissance — qu’il poursuit jusqu’aux étoiles ◀les▶ plus hautes et ◀les▶ plus lointaines ! — jusqu’à ce qu’enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n’est ce qu’il y a ◀d’▶absolument douloureux dans ◀la▶ connaissance, comme ◀l’▶ivrogne qui finit par boire ◀de▶ ◀l’▶absinthe et ◀de▶ ◀l’▶eau-forte. C’est pourquoi il finit par désirer ◀l’▶enfer, — c’est la dernière connaissance qui ◀le▶ séduit. Peut-être qu’elle aussi ◀le▶ désappointera comme tout ce qu’il a connu ! Alors il lui faudra s’arrêter pour toute ◀l’▶éternité, cloué à ◀la▶ déception et devenu lui-même ◀l’▶hôte ◀de▶ pierre, et il éprouvera ◀le▶ désir ◀d’▶un repas du soir ◀de▶ ◀la▶ connaissance ! qui jamais plus ne lui tombera en partage ! « — Car ◀le▶ monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé.47
◀Le▶ rythme allègre ou endiablé, ◀le▶ presto ◀de▶ Don Juan, son humeur insolente et gaie, ◀la▶ désinvolture ◀de▶ grand seigneur avec laquelle on « laisse tomber » une vérité dès qu’une autre paraît plus excitante pour ◀l’▶esprit, tout cela domine ◀les▶ recueils ◀d’▶aphorismes, ◀d’▶Humain, trop humain au Gai Savoir et à ◀la▶ Généalogie ◀de▶ ◀la▶ Morale.
Mais déjà dans Aurore, il arrive que ◀le▶ Don Juan ◀de▶ ◀la▶ connaissance s’interroge, et cela n’est pas dans ◀le▶ droit fil du personnage. Ou bien veut-il aller plus outre dans son sens, emporté par sa frénésie ◀de▶ découvertes et ◀de▶ négations triomphantes ? La dernière va ◀le▶ jeter dans cela même dont il incarnait ◀le▶ refus :
◀La▶ nouvelle passion. — Pourquoi craignons-nous et haïssons-nous ◀la▶ possibilité ◀d’▶un retour à ◀la▶ barbarie ? Serait-ce peut-être parce que ◀la▶ barbarie rendrait ◀les▶ hommes plus malheureux qu’ils ne ◀le▶ sont ? Hélas, non ! ◀Les▶ barbares ◀de▶ tous ◀les▶ temps avaient plus ◀de▶ bonheur : ne nous y trompons pas. — Mais c’est notre instinct ◀de▶ connaissance qui est trop développé pour que nous puissions encore apprécier ◀le▶ bonheur sans connaissance, ou bien ◀le▶ bonheur ◀d’▶une illusion solide et vigoureuse ; nous souffrons rien qu’à nous représenter un pareil état de choses ! ◀L’▶inquiétude ◀de▶ ◀la▶ découverte et ◀de▶ ◀la▶ divination a pris pour nous autant ◀de▶ charme et nous est devenue tout aussi indispensable que ne ◀l’▶est, pour ◀l’▶amoureux, ◀l’▶amour malheureux : à aucun prix il n’aimerait ◀l’▶abandonner pour ◀l’▶état ◀d’▶indifférence ; — oui, peut-être sommes-nous, nous aussi, des amants malheureux. ◀La▶ connaissance s’est transformée chez nous en passion qui ne s’effraie ◀d’▶aucun sacrifice et n’a, au fond, qu’une seule crainte, celle ◀de▶ s’éteindre elle-même…
Mais ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ connaissance peut faire périr ◀l’▶humanité ? Qu’à cela ne tienne ! « Cette pensée, elle aussi, est sans puissance sur nous. ◀Le▶ christianisme s’est-il donc effrayé ◀d’▶idées semblables ? ◀La▶ passion et ◀la▶ mort ne sont-elles pas sœurs ?48 »
Au comble du défi, Don Juan vient de surprendre ◀la▶ vérité secrète ◀de▶ son pire Adversaire. Qui sait s’il ne va pas ◀l’▶aimer ?
Dans la troisième partie ◀d’▶Ainsi parlait Zarathoustra se produit ◀le▶ coup ◀de▶ théâtre préparé par ces quelques accords dissonants, dont ◀la▶ sourde interrogation n’a pu manquer ◀de▶ réveiller dans ◀la▶ mémoire ◀de▶ Nietzsche ◀les▶ motifs tristaniens du Désir, ◀de▶ ◀l’▶Invocation à ◀la▶ Nuit, ◀de▶ ◀la▶ Délivrance du Temps et ◀de▶ ◀l’▶Extase.
Subitement, ce qui parle, c’est ◀l’▶Ombre, c’est son ombre :
O Homme, prends garde !Que dit Minuit profond ?J’ai dormi, j’ai dormi —Profonde est sa douleur —
◀La▶ voici, ◀la▶ « nouvelle passion » qu’annonçait ◀le▶ fragment ◀d’▶Aurore : c’est ◀le▶ retour du mythe mortel ◀de▶ ◀l’▶Amour qui transfixe et transfigure. C’est ◀le▶ Chant ◀de▶ Minuit saluant ◀l’▶Éternité, quand Don Juan meurt avec ◀le▶ temps et ◀la▶ succession des moments. C’est ◀la▶ vision du Retour éternel qui subitement « cloue » ◀le▶ Don Juan ◀de▶ ◀la▶ connaissance. C’est Nietzsche lui-même qui tend ◀la▶ main au Commandeur — à ◀l’▶Éternel Revenant, au Père ! — dans un suprême défi, et pour sombrer.
Et ce sera bientôt ◀l’▶aveu presque posthume, le dernier appel à Isolde, ce billet qu’il écrit pour Cosima au jour où ◀la▶ démence éclate : « Ariane, je t’aime ! signé : Dionysos. »
◀Le▶ Cas Wagner — qui est un dernier Anti-Tristan — venait ◀d’▶être envoyé à ◀l’▶impression.
Dans Aurore, je relis : « Que celui qui veut tuer son adversaire considère si ce ne serait pas là une façon ◀de▶ ◀l’▶éterniser en soi-même ».
◀Le▶ « cas Nietzsche » n’a pas été tranché par ◀la▶ folie. Et personne n’en a mieux formulé ◀les▶ données que Nietzsche lui-même.
Le dernier aphorisme ◀d’▶Aurore se termine ainsi :
Où voulons-nous aller ? Voulons-nous donc franchir ◀la▶ mer ? Où nous entraîne cette passion puissante, qui prime pour nous sur toute autre passion ? Pourquoi ce vol éperdu dans cette même direction, vers ◀le▶ point où jusqu’à présent tous ◀les▶ soleils déclinèrent et s’éteignirent ? Dira-t-on peut-être un jour ◀de▶ nous que, nous aussi, gouvernant toujours vers ◀l’▶ouest, nous espérions atteindre une Inde inconnue, — mais que c’était notre destinée ◀d’▶échouer devant ◀l’▶infini ? Ou bien, mes frères, ou bien ?
Dans Ecce Homo, Nietzsche commente : « Ce livre se termine par un « Ou bien ? » — c’est ◀le▶ seul livre au monde qui finisse par : « Ou bien ? »
Il ignorait sans doute que trente-huit ans plus tôt, un livre avait paru au Danemark, qui avait pour titre Ou bien… ou bien (Enten-Eller) et qu’on peut résumer dans cette alternative : — ou bien Don Juan, ou bien ◀le▶ Tristan de la Foi.
Était-ce vraiment ◀la▶ destinée ◀de▶ Nietzsche « ◀d’▶échouer devant ◀l’▶infini » ? Ou au contraire son choix délibéré ? Ou bien… a-t-il atteint ◀l’▶Inde inconnue ?
IV
Alternative ou alternance ?
◀L’▶antinomie Don Juan-Tristan, telle que je ◀l’▶ai formulée ailleurs, doit être ici rappelée en quelques phrases :
Considérons ◀le▶ Don Juan du théâtre comme ◀le▶ reflet inversé ◀de▶ Tristan.
◀Le▶ contraste est d’abord dans ◀l’▶allure extérieure des personnages, dans leur rythme. On imagine Don Juan toujours dressé sur ses ergots, prêt à bondir quand par hasard il vient de suspendre sa course. Au contraire, Tristan vient en scène avec ◀l’▶espèce ◀de▶ lenteur somnambulique ◀de▶ celui qu’hypnotise un objet merveilleux, dont il n’aura jamais épuisé ◀la▶ richesse. L’un posséda mille et trois femmes, l’autre une seule femme. Mais c’est ◀la▶ multiplicité qui est pauvre, tandis que dans un être unique et possédé à ◀l’▶infini se concentre ◀le▶ monde entier. Tristan n’a plus besoin du monde — parce qu’il aime ! Tandis que Don Juan, toujours aimé, ne peut aimer en retour. ◀D’▶où son angoisse et sa course éperdue.
L’un recherche dans ◀l’▶acte ◀d’▶amour ◀la▶ volupté ◀d’▶une profanation, l’autre accomplit en restant chaste ◀la▶ « prouesse » divinisante. ◀La▶ tactique ◀de▶ Don Juan, c’est ◀le▶ viol, et aussitôt remportée ◀la▶ victoire, il abandonne ◀le▶ terrain et s’enfuit. Or ◀la▶ règle ◀de▶ ◀l’▶amour courtois faisait du viol précisément ◀le▶ crime des crimes, ◀la▶ félonie sans rémission ; et ◀de▶ ◀l’▶hommage un engagement jusqu’à ◀la▶ mort. Don Juan se rend donc tributaire ◀de▶ ◀la▶ morale dont il abuse. Il a grand besoin qu’elle existe pour trouver goût à ◀la▶ violer. Tristan, lui, se voit libéré du jeu des règles, des péchés et des vertus, par ◀la▶ grâce ◀d’▶une vertu qui transcende ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ Loi.
Enfin tout se ramène à cette opposition : Don Juan est ◀le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶immanence pure, ◀le▶ prisonnier des apparences du monde, ◀le▶ martyr ◀de▶ ◀la▶ sensation de plus en plus décevante et méprisable — quand Tristan est ◀le▶ prisonnier ◀d’▶un au-delà du jour et ◀de▶ ◀la▶ nuit, ◀le▶ martyr ◀d’▶un ravissement qui se mue en joie pure à ◀la▶ mort.
On peut noter encore ceci : Don Juan plaisante, rit très haut, provoque ◀la▶ mort lorsque ◀le▶ Commandeur lui tend ◀la▶ main, au dernier acte ◀de▶ Mozart, rachetant par cet ultime défi des lâchetés qui eussent déshonoré un véritable chevalier. Tristan, mélancolique et courageux, n’abdique au contraire son orgueil qu’à ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ mort lumineuse.
Je ne leur vois qu’un trait commun : tous deux ont ◀l’▶épée à ◀la▶ main.49
Ou simplement en quelques mots : Tristan, triste temps, joyeuse éternité. — Don Juan, joyeux moments, éternité ◀d’▶enfer.
Un contraste aussi pur, terme à terme, implique évidemment un lien ◀d’▶interaction ; bien plus : une relation complémentaire au sens ◀de▶ ◀la▶ physique actuelle. Don Juan n’est pas concevable sans Tristan, et sans lui n’eût pas vu ◀le▶ jour. Mais ce lien ◀de▶ genèse réciproque ne saurait s’exprimer ◀de▶ ◀la▶ même manière en termes d’histoire, ◀d’▶éthique, ou ◀de▶ psychologie.
◀L’▶Histoire constate ◀la▶ filiation des mythes, puis leurs retours, et enfin leur coexistence statistique dans ◀l’▶ensemble ◀d’▶une société aussi complexe que ◀la▶ nôtre.
◀L’▶Éthique condamne en principe ◀les▶ deux mythes. En fait, elle exige qu’à tout ◀le▶ moins, si l’un des deux prétend faire valoir sa vertu, ce soit au prix de ◀l’▶exclusion ◀d’▶autant plus radicale ◀de▶ l’autre. (Pire qu’un Don Juan, pire qu’un Tristan, seraient un Don Juan marié ou un Tristan coureur.)
Enfin, pour ◀la▶ Psychologie, toute apparition ◀de▶ l’un des mythes au niveau de ◀la▶ conscience individuelle correspond à ◀l’▶occultation ◀de▶ l’autre en ◀l’▶inconscient. ◀La▶ possibilité ◀d’▶une inversion du rapport subsiste donc en permanence. Au surplus, dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ conduite, ◀la▶ pensée et ◀l’▶affectivité ◀d’▶un même individu sont dissociées, Don Juan peut régir telle d’entre elles, Tristan telle autre.
◀La▶ filiation des mythes ne pose guère ◀de▶ problèmes. ◀La▶ légende ◀de▶ Tristan date du xiie siècle, celle ◀de▶ Don Juan ne remonte guère qu’à ◀la▶ Renaissance, et ne s’est vraiment constituée qu’à ◀la▶ faveur du refoulement temporaire ◀de▶ ◀la▶ « noble » passion dont parlait Nietzsche, pendant ◀le▶ siècle des Lumières. « Comme on voit, en fermant ◀les▶ yeux, une statue noire à la place de ◀la▶ blanche que ◀l’▶on vient de considérer, ◀l’▶éclipse du mythe ◀de▶ ◀la▶ passion devait faire apparaître ◀l’▶antithèse ◀de▶ Tristan. Si Don Juan n’est pas, historiquement, une invention du xviiie , du moins ce siècle a-t-il joué par rapport à ce personnage ◀le▶ rôle exact ◀de▶ Lucifer par rapport à ◀la▶ Création, dans ◀la▶ doctrine manichéenne : c’est lui qui a donné sa figure au Burlador de Molina, et qui lui a imprimé pour toujours ces deux traits si typiques ◀de▶ ◀l’▶époque : ◀la▶ noirceur et ◀la▶ scélératesse. Antithèse vraiment parfaite des deux vertus ◀de▶ ◀l’▶amour chevaleresque : ◀la▶ candeur et ◀la▶ courtoisie.50. »
Observons aussi que Don Juan succède normalement à Tristan, comme ◀le▶ cosmopolite au féodal. Si Tristan quitte ses terres, s’éloigne ◀de▶ ◀la▶ Cour, son « errance » traduit dans ◀l’▶espace ◀la▶ Quête ou ◀l’▶Exil spirituel. Mais ◀l’▶humeur voyageuse ◀de▶ Don Juan ne relève que du nomadisme ; elle traduit ◀l’▶infidélité systématique du rationaliste éclairé aux coutumes, préjugés et principes du groupe natif, ◀de▶ ◀la▶ tribu ou ◀de▶ ◀la▶ nation. C’est pourquoi ◀le▶ retour ◀de▶ ◀la▶ passion mortelle vers ◀le▶ milieu du xixe , s’il est d’abord ◀le▶ fait du romantisme, ne coïncide point par hasard avec ◀l’▶essor ◀de▶ ◀la▶ passion nationaliste, qui est sa transposition au niveau politique51.
Mais ◀le▶ nomadisme ◀de▶ Don Juan n’est pas seulement cosmopolite et donc moderne. ◀Les▶ succès du héros, comme ceux ◀de▶ Casanova, ne sont pas seulement ◀le▶ fait ◀d’▶un charme individuel. Des coutumes ancestrales, oubliées depuis des siècles, sont subitement réactivées par sa qualité ◀d’▶Étranger. À ◀la▶ question ◀d’▶une femme qu’il veut séduire : « Ah ciel ! Homme, qui es-tu ? » ◀le▶ Don Juan de Tirso de Molina répond : « Qui je suis ? Un homme sans nom. » Cet homme sans nom, sans passé ni lendemain, c’est l’un ◀de▶ ces cavaliers sortis des temps où ◀les▶ hordes nomades apparaissaient soudain sur ◀les▶ terres des premiers sédentaires, pillaient, prenaient ◀les▶ femmes, leur révélaient ◀le▶ plaisir dans ◀l’▶acuité ◀de▶ ◀l’▶épouvante, et fuyaient au galop vers leur désert. Et c’est aussi ◀le▶ prêtre ou ◀le▶ héros divin dans ◀les▶ religions antiques et primitives : celui qui est assez saint ou assez fort pour oser assumer ◀les▶ périls supposés ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ défloration, — périls ◀de▶ ◀l’▶âme, perte ◀de▶ ◀la▶ mana. Ainsi ◀le▶ jus primæ noctis serait plutôt une sorte ◀de▶ devoir littéralement « religieux » du seigneur. Dans ◀la▶ nuit, sous ◀le▶ masque, hors ◀la▶ loi ou sacré, « ◀l’▶homme sans nom » vient d’ailleurs comme un ange, passe, étreint, dit ◀le▶ mot, révèle, et disparaît. Don Ottavio s’indigne au nom de ◀la▶ morale, mais ◀le▶ paysan Mazetto semble savoir un peu ce qu’il en est. En ce sens, uniquement, Don Juan procède ◀d’▶un état ◀de▶ civilisation bien antérieur au christianisme, et plus encore à ◀la▶ chevalerie courtoise.
Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ psychologie individuelle, ◀l’▶antériorité ◀de▶ Tristan apparaît encore plus évidente. ◀L’▶amour-passion n’est ressenti dans sa pureté animique que par ◀la▶ prime adolescence. Il est alors sentiment pur, douleur-joie pure, et ne sera plus jamais aussi nettement distinct ◀de▶ toute autre douleur ou joie. ◀Le▶ sentiment qu’expriment ◀les▶ troubadours est typiquement adolescent, et comme indépendant du sexe. S’il réussit à se fixer sur un seul être, sans obstacles insurmontables, il conduit normalement au mariage, c’est-à-dire au point ◀de▶ départ ◀d’▶une dialectique des plus complexes, dont ◀les▶ termes ◀de▶ base sont ◀le▶ sexuel, ◀le▶ social et ◀le▶ sentimental. Supposons que ◀la▶ synthèse des trois termes s’opère, et qu’il en résulte un vrai couple. Cela signifie qu’au sein de cette entité nouvelle, ◀les▶ relations entre ◀les▶ trois termes — échanges sexuels, échanges affectifs, échanges avec ◀la▶ société — aient trouvé leur régime ◀d’▶équilibre en mouvement, et que ◀la▶ résultante ◀de▶ ce système ◀d’▶échanges soit positive, pour l’une et l’autre des personnes composant ◀le▶ couple. Une telle synthèse peut devenir plus ou moins stable, mais ne saurait être en aucun cas statique, au sens où ◀la▶ supposent ◀la▶ morale sociale et ses lois laïques ou religieuses. Car elle sera bientôt soumise à ◀l’▶épreuve imprévue ◀de▶ ◀la▶ durée, qui modifie nécessairement ◀l’▶importance relative ◀de▶ chacun des trois termes, et cela chez deux être différents. (Calculez ◀le▶ nombre des combinaisons et des permutations possibles : ce n’est pas ici mon sujet, mais celui ◀d’▶un traité du mariage.)
Si au contraire ◀le▶ sentiment, dans son essor vers ◀le▶ mariage, est arrêté par des obstacles insurmontables, qui sont généralement ◀de▶ nature sociale : ou bien il s’exalte et ◀les▶ nie — ou bien il renonce et ◀les▶ hait. Bientôt aimanté par ◀le▶ sexe, il y prend une nouvelle énergie, ou des raisons nouvelles ◀de▶ se renier. C’est alors que ◀les▶ mythes s’emparent ◀de▶ lui. Dans ◀les▶ deux cas, ◀le▶ mariage est condamné : puisqu’il est ◀la▶ durée sociale, l’un des deux mythes pousse à ◀le▶ dépasser, l’autre à ◀le▶ miner. L’un veut plus, infiniment plus, en direction du sentiment devenu passion : il oppose donc à ◀la▶ durée une éternité angélique. L’autre prétend que ◀le▶ sexe lui suffit : à ◀la▶ durée il n’oppose que ◀l’▶instant des brèves rencontres érotiques. ◀De▶ ce point de vue, Tristan serait un mari manqué pour avoir manqué ◀le▶ social et surcompensé cet échec par ◀la▶ passion ; tandis que Don Juan serait un Tristan manqué, pour avoir reculé à la fois devant ◀le▶ social et ◀le▶ sentimental52. Mais comme il n’est guère ◀de▶ mariage qui parvienne à maintenir sans crise une synthèse dans ◀la▶ durée des éléments variés dont nos deux mythes symbolisent ◀l’▶excès ou ◀l’▶échec, la plupart des couples réels sont soumis dans leurs crises à ◀l’▶action ◀de▶ l’un des deux.
◀La▶ morale et ◀la▶ société prononcent alors leurs décrets. S’ils suffisent à maintenir ◀l’▶équilibre du couple, ◀le▶ mythanalyste se tait. S’ils conduisent au divorce ou à ◀l’▶électrochoc, il demande à être écouté : non comme médecin psychiatre, non comme prêtre, et non comme avocat, et encore moins comme juge, mais simplement parce qu’il connaît ◀le▶ signalement des protagonistes invisibles du drame toujours latent qui vient de se déclarer.
Il fallait donc d’abord préciser ◀le▶ contraste des deux mythes ◀les▶ plus contraignants que subit ◀la▶ psyché occidentale. ◀La▶ fonction civilisatrice, ordonnatrice et dynamique qui pourrait aussi bien être ◀la▶ leur, exige une prise de conscience objective ◀de▶ leur véritable nature, et des fins vers lesquelles nous conduisent leurs structures.
Du point de vue ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀de▶ ◀la▶ psychologie — phylogenèse, ontogenèse —, c’est ◀l’▶alternance des mythes qui est manifeste — leur interdépendance génétique et leur coexistence dialectique —, l’un agissant dans ◀l’▶ombre quand l’autre agit au jour. Tout diagnostic ◀d’▶une situation, tout pronostic sur son évolution, devront donc s’établir sur cette base. Il en va de même pour une vie personnelle considérée dans sa durée biographique : ◀les▶ exemples évoqués ici ◀l’▶ont établi.
En revanche, aux heures ◀de▶ crise que ◀les▶ célibataires comme ◀les▶ couples mariés traversent quelquefois, c’est sous ◀la▶ forme ◀d’▶une alternative que ◀le▶ drame s’impose, qu’il est vécu, et que ◀la▶ morale formule ses exigences. Or, on ne saurait trancher ◀l’▶alternative qu’en connaissance des fins auxquelles chacun ◀de▶ ses termes s’ordonne et nous incline, selon sa loi.
Mais il se peut aussi qu’une fois ces fins reconnues, on ◀les▶ découvre essentiellement complémentaires. Ce ne serait plus alors ◀d’▶un dilemme à trancher qu’il s’agirait, mais ◀d’▶une tension à restaurer dans son équilibre vital…
V
Sens final des deux mythes
Quelles sont ◀les▶ fins ◀de▶ nos vies au-delà ◀de▶ survivre, travailler et gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, qui ne sont au vrai que des moyens ? Limitons-nous aux quatre que voici : ◀la▶ durée, ◀le▶ bonheur, ◀la▶ liberté, ◀l’▶amour.
◀La▶ durée. — Tout homme qui obtient ce qu’il désire, ou qui va ◀l’▶obtenir, veut ◀la▶ durée : rien de plus naturel que ◀les▶ serments prodigués par ◀les▶ amoureux. ◀Le▶ bonheur spontané veut ◀la▶ durée. Mais ◀de▶ ◀la▶ durée naît ◀l’▶ennui : c’est pourquoi beaucoup ◀les▶ confondent. J’imagine cependant deux raisons non médiocres ◀de▶ refuser ◀la▶ durée normale ; ou plutôt deux tempéraments qui ne pourront jamais s’y accommoder. L’un exige ◀l’▶intensité toujours accrue, l’autre ◀l’▶excitation toujours nouvelle. L’un cherchera ◀le▶ drame et l’autre ◀la▶ surprise. Que ce soit par dépit devant leur impuissance à intégrer ◀l’▶amour dans ◀l’▶existence normale, ou par goût ◀de▶ ◀l’▶excès en soi, l’un prétendra transcender ◀la▶ durée, l’autre en faire fi. L’un se voudra Tristan, l’autre Don Juan.
Don Juan nous chante qu’il n’est heureux que dans ◀l’▶instant, ◀la▶ nouveauté et ◀le▶ changement, et qu’il n’a jamais souhaité mieux. « ◀Le▶ croire malheureux parce qu’il va ◀de▶ l’une à l’autre, c’est ◀le▶ croire malheureux parce qu’il n’atteint pas un but qu’il ne poursuit pas », écrit l’un ◀de▶ ses apologistes53, qui ajoute aussitôt : « Il est heureux jusque dans ◀les▶ échecs ◀de▶ sa chasse, puisque son plaisir est dans ◀la▶ chasse plus que dans ◀la▶ prise. » ◀L’▶excitation ◀de▶ ◀la▶ chasse lui suffit donc, et, ◀l’▶on insiste : elle est même pour lui « ◀l’▶essentiel ». Cet instinct « naturel du mâle » serait aussi un « instinct raisonnable ». (Saluons au passage cette nouveauté.) « J’ai cueilli une pomme ; je ◀l’▶ai trouvée bonne. J’en vois une autre : rien de plus raisonnable que ◀de▶ ◀la▶ cueillir aussi. » Il est vrai que Don Juan « raisonne » ainsi, en chacun ◀de▶ nous à ses heures. C’est qu’il oublie qu’une femme n’est pas une pomme. Et qu’elle en voudra mortellement à celui qui ne ◀l’▶aura pas « prise », s’étant contenté ◀de▶ ◀la▶ « goûter ». Dona Anna poursuit Don Juan ◀de▶ sa haine, parce que, selon ◀la▶ légende primitive — que nous rappelle un analyste freudien — « il ne lui a pas donné ◀l’▶âme qu’il lui devait… Il a trompé ◀la▶ femme en elle, en abusant ◀de▶ son rôle divin ◀d’▶animateur pour satisfaire seulement ◀le▶ plaisir ◀de▶ ses sens.54 » Toute magie sexuelle mise à part, ◀le▶ « divin » ramené à ◀l’▶humain, et ◀l’▶âme n’étant plus confondue avec ◀l’▶esprit ou ◀la▶ personne, ◀le▶ sens est clair : ◀le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ durée, chez Don Juan, équivaut au refus ◀de▶ ◀la▶ vraie possession, qui implique échange et don, entre humains tout au moins ; et ◀l’▶on n’en finit pas si vite !
Il n’est que juste ◀d’▶observer d’ailleurs que ◀le▶ Don Juan mangeur ◀de▶ pommes, qu’on vient de citer, reste un peu court. Il n’accédera jamais à ◀l’▶érotisme, qui est dépassement ◀de▶ ◀l’▶instinct et des faims animales. Il n’intéresse pas plus que ◀les▶ pariades des autres, et n’a pas ◀de▶ prestige pour ◀l’▶imagination. Mozart n’en eût rien fait, ni même Da Ponte. Il sert ici ◀d’▶exemple extrême, pour déceler une certaine faiblesse intime ◀de▶ ◀l’▶érotisme donjuanesque, même dans ses manifestations ◀les▶ plus altières et ◀les▶ plus fascinantes pour ◀l’▶esprit. Il nous rappelle aussi que ◀la▶ durée n’est pas seulement ◀la▶ réalité du couple, mais celle ◀de▶ ◀l’▶objet désiré. La plupart des rêveries érotiques échouent devant ◀la▶ constatation que ◀l’▶objet humain vit encore, dure encore, et demeure lui-même avec tout ce que cela peut comporter ◀de▶ gênant ou ◀d’▶insupportable, après ◀l’▶accomplissement du phantasme excitant. Et c’est pourquoi ◀l’▶impératrice Théodora faisait tuer avant ◀l’▶aube ses amants ◀d’▶une nuit.
Tristan veut au contraire ◀l’▶éternité, car il veut échapper à ◀la▶ souffrance, et ◀la▶ souffrance est liée au temps et à ◀l’▶espace, qui modifient, distinguent et séparent — « mais toute joie veut ◀l’▶éternité, veut ◀la▶ profonde éternité ». Telle est ◀la▶ forme ◀de▶ son évasion, ◀de▶ son refus ◀de▶ ◀la▶ durée incarnée. Il veut plus, et non moins, que ◀le▶ mariage ; plus, et non moins, que ◀la▶ possession ◀de▶ « ◀la▶ vérité dans une âme et un corps » comme dit Rimbaud. ◀L’▶excitation ◀de▶ ◀la▶ nouveauté, il ◀la▶ trouve dans ◀le▶ drame renouvelé ◀d’▶une seule passion mais toujours plus intense, brûlant ◀la▶ vie. Psychose ou spiritualité ? Faiblesse ou force véritable ? Seule une estimation bien assurée ◀de▶ notre vie dans ce monde-ci, et ◀de▶ son sens ou ◀de▶ son absurdité, nous mettrait en mesure ◀de▶ répondre.
Si notre incarnation présente n’est que souffrance et illusion — souffrance à cause de ◀l’▶illusion, dit ◀le▶ bouddhisme — c’est Tristan qui a raison contre ◀le▶ mariage.
S’il n’est pas ◀d’▶autre vie ni ◀d’▶autre réalité qu’historique, matérielle et biologique, ◀le▶ mariage est un devoir civique, et Don Juan serait alors ◀la▶ liberté, un reflet inversé ◀de▶ ◀l’▶esprit que ◀l’▶on nie.
On peut aussi penser que ◀le▶ mariage est « ◀la▶ plénitude du temps », comme ◀le▶ dit ◀le▶ Mari ◀de▶ Kierkegaard, ◀la▶ synthèse vivante ◀de▶ ◀l’▶instant, ◀de▶ ◀la▶ durée et ◀de▶ ◀l’▶éternité. Celui qui a résolu ce problème dans sa vie est seul en mesure ◀de▶ condamner Don Juan et Tristan à la fois ; mais il n’a plus ◀de▶ raisons ◀de▶ ◀le▶ faire…
◀Le▶ Bonheur. — Moments ◀de▶ grand plaisir multipliés par ◀les▶ aventures sans lendemain, couples heureux dans ◀la▶ durée ◀de▶ leur amour, tourments bienheureux ◀de▶ ◀la▶ passion : ◀l’▶argument du bonheur sert à tous. Et ce n’est pas une raison pour qu’il soit faux. Il n’en fait pas moins ricaner ceux que ◀l’▶ennui, ◀la▶ satiété, ◀la▶ jalousie, ◀la▶ trahison, ◀les▶ frustrations ou ◀l’▶impuissance, ◀la▶ solitude ou ◀l’▶obsession ◀de▶ ◀l’▶abandon, ◀l’▶angoisse ou ◀la▶ vulgarité ◀d’▶esprit et ◀d’▶âme — ces deux cas sont ◀les▶ plus généraux — empêchent ◀de▶ jouer un rôle « heureux » dans ◀le▶ mariage, ou ◀le▶ libertinage, ou ◀la▶ passion. Sans parler du ressentiment qu’il arrive à chacun des trois types, même réussi, ◀d’▶éprouver à ◀l’▶endroit des deux autres : j’étais né pour ceci ou pour cela (◀le▶ contraire ◀de▶ ce que je suis en train de vivre), j’ai toujours rêvé ◀de▶…, si je pouvais refaire ma vie…
Mais rêver ◀d’▶autre chose est normal. Une certaine dualité est normale, dans ◀la▶ mesure où elle ne fait que traduire ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀la▶ vie sur tous ◀les▶ plans : spirituel, animique, biologique et physique. En effet, nulle vie n’est concevable hors de ◀la▶ tension permanente, voire ◀de▶ ◀la▶ lutte (latente ou déclarée) entre au moins deux tendances antagonistes.
Prenons ici ◀l’▶exemple élémentaire et primordial, celui ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶une cellule. On sait aujourd’hui que cette vie dépend ◀de▶ ◀l’▶action simultanée ◀de▶ deux acides nucléiques, concentrés dans ◀le▶ noyau mais également à ◀l’▶œuvre dans ◀le▶ cytoplasme, où ils sont ◀les▶ agents ◀d’▶induction ◀de▶ ◀la▶ synthèse des protéines. Tant que ◀les▶ deux sont à ◀l’▶œuvre, ◀la▶ cellule fonctionne bien, son régime ◀d’▶échanges et ◀de▶ synthèses est créateur : on pourrait dire qu’elle est « heureuse ». Mais voici qu’un virus y pénètre : elle ◀le▶ digère, ◀le▶ désintègre et ◀l’▶assimile, — il n’est plus là, matériellement. Et puis, quelques minutes ou quelques heures plus tard, c’est ◀la▶ cellule elle-même, modifiée dans son « âme » (c’est-à-dire dans ◀le▶ programme ◀d’▶activité dont ses chromosomes sont porteurs) qui se met à fabriquer ◀le▶ virus disparu —jusqu’à ce qu’elle meure par éclatement, infectant ◀les▶ cellules voisines. Ainsi se propage ◀la▶ contagion dans un organe. Mais après tout, qu’est-ce qu’un virus ? Voilà ◀le▶ point. Un virus est un composé ◀de▶ substances analogues à celles ◀de▶ ◀la▶ cellule, sauf en ceci qu’il ne renferme qu’un seul des acides nucléiques. À cela tient toute sa nocivité. (Notons aussi que ◀le▶ virus ne peut se propager et se reproduire qu’aux dépens de cellules vivantes : sans elles, il ne peut subsister.)
Imaginons maintenant une âme individuelle, ou même un couple, cette « cellule sociale » : son bonheur sera conditionné par ◀la▶ présence des deux tendances antagonistes, et sa durée sera ◀le▶ produit des synthèses qu’elles induisent en permanence. Qu’un seul des mythes vienne à convaincre et modifier ◀le▶ cœur secret, ◀le▶ « noyau » ◀de▶ cette âme, et voici ◀la▶ névrose déclarée, ◀le▶ drame et ◀l’▶éclatement du couple. Si au contraire ◀l’▶âme résiste, elle sera désormais immunisée. Ou bien encore, ◀l’▶effet nocif du mythe est simplement mis en latence, mais demeure susceptible ◀de▶ ressusciter sous ◀l’▶effet ◀d’▶un choc émotif.
Cette analogie biologique n’explique pas, on s’en doute, ◀la▶ nature en soi ◀de▶ nos mythes, qui sont phénomènes ◀de▶ ◀l’▶âme. Mais elle nous aide à mieux imaginer ◀le▶ processus ◀de▶ leur action ; peut-être aussi ◀de▶ leurs éclipses apparentes, et ◀de▶ leurs soudaines récurrences dans une vie. (Je songe par exemple au choc reçu par Nietzsche à ◀l’▶annonce ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Wagner : ◀le▶ motif ◀de▶ Tristan reparaît peu après dans le second Zarathoustra : « Car je t’aime, ô éternité ! »)
Une certaine dialectique formelle étant commune à tous ◀les▶ phénomènes qui relèvent ◀de▶ ◀la▶ vie en général, pourquoi refuser ◀l’▶hypothèse que ◀les▶ agents « morbides » se comportent eux aussi ◀d’▶une manière formellement analogue, quel que soit ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀la▶ vie considéré ? Je ne citerai — et en passant — qu’un seul exemple ◀d’▶application ◀de▶ cette même dialectique à ◀la▶ vie politique.
◀Le▶ totalitarisme est caractérisé par sa prétention unitaire et son refus ◀de▶ composer avec aucune espèce ◀d’▶opposition. Ce qui ◀le▶ distingue ◀de▶ tout autre régime — quelles que soient ses ressemblances avec plusieurs d’entre eux — c’est, ◀d’▶une manière précise, qu’il n’admet qu’une tendance, ◀la▶ centralisation universelle. ◀Le▶ fédéralisme, au contraire, se définit comme ◀la▶ synthèse perpétuelle ◀de▶ deux tendances antagonistes : ◀l’▶autorité centrale et ◀l’▶autonomie des régions, ◀l’▶union et ◀la▶ diversité. ◀Le▶ fédéralisme figure ◀la▶ santé du corps politique, ou son bonheur ; ◀le▶ totalitarisme, sa maladie mortelle. Ayant vécu près ◀d’▶une année en Allemagne hitlérienne, j’avais coutume ◀de▶ dire à ceux qui me questionnaient sur ◀les▶ motifs ◀de▶ ◀l’▶adhésion réelle ◀de▶ tant ◀d’▶Allemands à une doctrine évidemment démente : « J’ai vu certains ◀de▶ mes étudiants devenir nazis. J’ai vu qu’ils changeaient physiquement. Ils prenaient ce type dur, ce regard « objectif », ce teint pâle, cette lourdeur dans ◀le▶ bas du visage, qui permet ◀de▶ reconnaître au premier regard un chef nazi. Si peu sérieux que cela puisse vous paraître, je crois que ◀le▶ totalitarisme est un virus, et si vous ◀l’▶attrapez, vous n’y pourrez plus rien. » Je ne croyais pas si bien dire55.
◀La▶ liberté. — Sur les premières mesures du Menuet en sourdine — ◀la▶ musique vient de ◀l’▶intérieur du palais —, ◀les▶ trois Masques vengeurs s’avancent en pleine lumière, et Don Juan ◀les▶ invite, provoquant ◀le▶ destin. (Nul doute qu’il ◀les▶ ait reconnus.) ◀La▶ fête tragique commence, ◀l’▶excitation grandit, ◀l’▶orchestre multiplie ◀les▶ appels au plaisir. (Nous sommes maintenant dans ◀le▶ palais.) Brusquement tout s’arrête à ◀l’▶entrée du Trio. Quelques accords puissants, un échange ◀de▶ saluts comme on croise ◀l’▶épée, toutes forces en alerte, et Don Juan ◀d’▶une voix forte s’écrie : « Que ce lieu s’ouvre à tous ! Vive ◀la▶ liberté ! » Et voici ◀l’▶étonnant : toutes ◀les▶ voix relèvent ce défi, et chacune ◀le▶ reprend dans son registre ! ◀Les▶ trois Masques, Zerline et son fiancé se joignent à Don Juan et à Leporello. Viva ◀la▶ libertà éclate à douze reprises, clamé par des voix différentes, alternées ou couplées, jusqu’au tutti final dans une harmonie triomphante ! — Mais que peut signifier cette harmonie ? Car ◀la▶ liberté, pour ◀les▶ Masques, c’est ◀de▶ tuer ◀le▶ traître séducteur et ◀de▶ se faire ◀les▶ exécutants ◀d’▶un destin qui ◀les▶ terrifie ; pour ◀le▶ valet, c’est ◀de▶ servir son maître tant qu’il ◀le▶ paye, et ◀de▶ ◀le▶ trahir si ◀les▶ choses tournent mal ; pour Mazetto, c’est ◀d’▶empêcher Zerline ◀de▶ succomber aux entreprises du seigneur ; pour Zerline, c’est ◀de▶ succomber ; et pour Don Juan ◀de▶ conquérir. Ici donc ◀la▶ morale des principes, ◀la▶ morale des esclaves et ◀la▶ morale des maîtres réclament ensemble et revendiquent leur liberté, et toutes ces libertés se contredisent, et toutes, à des degrés divers, ne font que servir ◀l’▶ordre assigné à chacun. En somme, elles crient toutes : Vive ◀la▶ Loi ! Seule ◀la▶ liberté ◀de▶ Don Juan, qui d’ailleurs mène ◀le▶ chœur, fait exception : elle veut braver ◀le▶ destin, mais elle y succombera. Or cette liberté seule nous intéresse ; ◀les▶ autres ne sont guère que revendications déterminées dans ◀l’▶homme par son « emploi » social ou son éthique utilitaire. N’y a-t-il donc pas ◀de▶ liberté ? Ou bien ◀la▶ seule vraie liberté serait-elle dans ◀le▶ défi du Libertin à tout ce que ◀le▶ commun des hommes tient pour vrai, nécessaire et sacré ?
Lorsque ◀les▶ croisés se heurtèrent en Orient à ◀l’▶invincible ordre des Assassins — écrivait Nietzsche en humeur donjuanesque —, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur ◀le▶ fameux symbole, ◀le▶ principe essentiel dont ◀la▶ connaissance était réservée aux esprits supérieurs, seuls dépositaires ◀de▶ cet ultime secret : Rien n’est vrai, tout est permis. C’était là ◀de▶ ◀la▶ vraie liberté ◀d’▶esprit, une parole qui mettait en question ◀la▶ foi même ◀de▶ ◀la▶ vérité.56
On ne peut aller plus loin, on ne peut aller plus haut — mais peut-être est-ce aller trop haut — dans ◀la▶ défense et dans ◀l’▶illustration du libertinage ◀de▶ ◀l’▶esprit, contre ◀la▶ liberté chrétienne d’une part, qui est obéissance au Révélé, et d’autre part contre ◀l’▶ascèse scientifique, qui est elle aussi, à sa manière, une foi dans ◀le▶ vrai objectif, une obéissance au vérifiable. Pourtant, ◀la▶ liberté que Nietzsche veut aimer cessera vite ◀d’▶être désirable quand il aura tué ◀la▶ vérité elle-même : pas ◀de▶ « vraie » liberté sans vérité.
Comme Nietzsche ◀l’▶indique — pour ◀l’▶oublier tout aussitôt lorsqu’il attaque ◀l’▶esprit chrétien, métaphysique et ascétique, et ◀le▶ « petit faitalisme » scientifique — ◀le▶ « Rien n’est vrai, tout est permis » est une connaissance réservée, un savoir religieux et un symbole mystique. « Tout est permis », déclare saint Paul. « Aime et fais ce que tu veux », dit Augustin. ◀L’▶Orient hindouiste et bouddhiste n’a pas dit autre chose avant eux, ni ◀les▶ mystiques ◀de▶ ◀l’▶islam après eux. Cette connaissance ne peut être obtenue par un défi à ◀la▶ morale courante, ni même par une révolte contre ◀la▶ Loi, à laquelle tous ◀les▶ vrais spirituels sont « morts… de sorte qu’ils servent dans un esprit nouveau, non selon ◀la▶ lettre.57 » Cette liberté seule « vraie » ne peut être ◀le▶ terme ◀d’▶aucune espèce ◀de▶ revendication, nécessairement tournée vers ◀l’▶extérieur, vers ◀les▶ vérités constituées : car celles-ci ne sont pas « vraies » (si elles sont souvent utiles) et leur renversement ne suffirait pas à révéler ◀la▶ Vérité, moins encore à ◀la▶ réfuter. Atteindre à ◀la▶ vraie liberté suppose un changement intérieur — instantané comme dans ◀la▶ conversion chrétienne et ◀l’▶illumination bouddhiste, ou lentement acquis par ◀le▶ yoga. Atteindre à ◀la▶ vraie liberté suppose donc une libération.
Libération est ◀la▶ voie ◀de▶ Tristan. Sa passion veut aimer sans limites au-delà des formes et du temps, au-delà du moi distinct et désirant, au-delà ◀de▶ tous ◀les▶ attachements terrestres, — elle veut ce ciel où ◀l’▶amant et ◀l’▶aimée se confondent en un seul être, dans ◀le▶ règne sans fin ◀de▶ ◀l’▶Amour sans réveil. Là, rien n’est plus ni vrai ni faux, ni tien ni mien, ni séparé ni interdit, dans l’Un sans nom :
Du souffle du MondeS’engloutirS’abîmerInconscientJoie suprême58 !
Mais si ◀le▶ moi est dépassé, qui est libre ? Et qui peut encore aimer qui ? C’est dans ◀l’▶énigme jamais résolue ◀de▶ ce nirvana romantique (où ◀le▶ Souffle du Monde est encore une « tourmente » !) que nous laissent ◀les▶ dernières mesures ◀de▶ Tristan.
◀L’▶amour. — Ici ◀la▶ dialectique des deux mythes se resserre. Elle atteint sa formulation ◀la▶ plus abstraite au moment de rejoindre enfin ce que ◀l’▶on croyait son origine concrète, et qui lui échappe.
Point ◀d’▶amour pour Don Juan, ◀le▶ désir seul ; ni ◀de▶ prochain, mais seulement des objets. Mais pour Tristan, si le dernier obstacle qui nourrit sa passion est dans ◀le▶ moi distinct, et si ce moi doit s’abîmer dans ◀l’▶inconscient tout-englobant, il n’y a plus ◀d’▶objet, ni ◀de▶ prochain. Il n’y a plus que ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶amour dans un sujet qui, lui aussi, doit s’évanouir. Que reste-t-il ? Comme d’autres perdent, pour sauver leur vie, ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre, Tristan perd, à cause de ◀l’▶amour ◀les▶ raisons humaines ◀d’▶aimer.
Dans ◀la▶ pureté ◀de▶ leur expression mythique, ◀l’▶extraversion ◀de▶ Don Juan et ◀l’▶introversion ◀de▶ Tristan anéantissent, chacun à sa manière, ◀la▶ réalité du prochain. Don Juan et Tristan, symboles ◀de▶ ◀l’▶âme, ne sont en fait que deux manières ◀d’▶aimer sans aimer ◀le▶ prochain. N’étant pas des personnes, mais des puissances, ils ne sauraient s’aimer eux-mêmes, ce qui est ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶amour ◀d’▶un autre, et donc ◀de▶ tout amour réel : car sans prochain, ◀l’▶amour ne sait plus où se prendre.
Tout amour véritable est relation réciproque. Cette relation s’établit tout d’abord à l’intérieur de chaque personne, entre ◀l’▶individu, qui est ◀l’▶objet naturel, et ◀la▶ vocation qu’il reçoit, sujet nouveau, — et tel est ◀l’▶amour ◀de▶ soi-même. Elle s’établit ensuite à ◀l’▶intérieur du couple, entre ◀les▶ deux sujets-objets que constituent ◀les▶ deux personnes mariées. Elle s’établit enfin entre ◀le▶ couple et ◀la▶ communauté humaine.
Telle est ◀la▶ plénitude ◀de▶ ◀l’▶amour — et sa rareté merveilleuse ! Mais nos arts devant elle ont toujours reculé. Et nos littératures, impuissantes à créer ◀le▶ mythe du mariage idéal, ont vécu ◀de▶ ses maladies…
En ce terme ◀d’▶une longue méditation au carrefour fabuleux qu’aucune carte n’indique, une conclusion que ◀l’▶on n’était pas sans pressentir dévoile enfin son visage ambigu.
◀Les▶ deux mythes ◀les▶ plus prestigieux ◀de▶ ◀l’▶amour que ◀l’▶on rêve en Occident sont en réalité deux négations ◀de▶ ◀l’▶amour vrai dans ◀le▶ mariage, bien qu’ils en soient inséparables : ils sont nés ◀de▶ lui, contre lui, et ne pourraient se perpétuer sans lui.
Mais ici se révèle en même temps leur fonction proprement vitale, ou devenue telle dans notre évolution. Ils ne sont pas seulement nos tentations majeures, mais des signes chargés ◀de▶ sens. Qu’ils se lèvent soudain devant nous, fascinants comme un rêve d’autres nuits, au lieu de nous accompagner dans ◀l’▶ombre, et nous savons que ◀le▶ moment est venu de virer ◀de▶ cap, ou bien ◀d’▶affronter ◀la▶ tempête et ◀les▶ orages désirés.
Tous ◀les▶ deux ont raison contre ◀la▶ vie, dès qu’elle relâche ses tensions. Tous ◀les▶ deux ont raison contre ◀l’▶amour, sitôt qu’il se ramène en soi, cessant ◀d’▶être un échange vivant. Enfin tous ◀les▶ deux ont raison contre nos morales ◀de▶ série, hygiéniques, étatiques, et sans style ni virtu. Dès qu’un déséquilibre se trahit en nous, ou provoque une crise dans ◀le▶ couple, ils s’y jettent et ◀l’▶aggravent à plaisir. Que l’un des deux gagne à ◀la▶ main, il aura tôt fait ◀de▶ ruiner mariage, modération, personne, et ◀la▶ vie même. Mais sans eux, que seraient nos amours ?