Dialectique des mythes II
Les▶ deux âmes ◀d’▶André Gide
… à présent que j’y vois un peu plus clair…
Et nunc manet in te.
Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶André Gide, j’avais écrit pour un Hommage collectif quelques pages dont ◀le▶ ton personnel me paraissait convenir à ◀l’▶occasion. Je vais ◀les▶ redonner sans modifications, non point qu’elles ◀le▶ méritent en soi, bien au contraire : c’est leur insuffisance qui m’intéresse ici, certain flou dans ◀la▶ prise ◀de▶ vues et certaines erreurs ◀d’▶éclairage, et leur possible mise au point par un regard mieux informé. Voici ◀le▶ problème : une connaissance plus intime des mythes peut-elle permettre une connaissance plus juste ◀de▶ quelqu’un qui a vécu sous vos yeux, qui a beaucoup parlé ◀de▶ lui-même et vous a livré des aveux que vous pensiez avoir compris, mais qui se trompait peut-être sur son compte tout autant que vous sur le sien ? Une réponse positive à cette question serait bien faite pour confirmer, par recoupement, mes essais ◀de▶ mythanalyse portant sur des personnes que je n’ai pas connues et sur des personnages fictifs, donc incapables ◀de▶ me réfuter.
Un complot ◀de▶ protestants
Tout compte fait, nous nous connaissions peu, ce jour ◀de▶ juin 39 où, dans ◀le▶ hall ◀de▶ ◀la▶ rue Sébastien-Bottin, j’étais en train de téléphoner, quand je ◀le▶ vois descendre ◀l’▶escalier. Je parle en ◀le▶ suivant ◀d’▶un œil. Il s’arrête, il paraît attendre. Je pose ◀le▶ récepteur et nous sortons. Nous voici sur un banc du boulevard Saint-Germain. ◀Les▶ autos passent tout près. Il articule dans ◀le▶ bruit : « Où habitez-vous maintenant ? » Je crie que je ◀l’▶ignore, devant quitter demain ◀la▶ maison ◀de▶ Charles Du Bos qui rentre ◀d’▶Amérique, et je viens ◀d’▶apprendre au téléphone que « cela ne va plus » pour un appartement promis. Il dit encore (mais vraiment j’entends mal) : « Vous cherchez un studio ? » — « Oui, c’est exactement ce qu’il me faut. » Il a l’air étonné, puis amusé. Et soudain, en se levant : « Eh bien ! allons ◀le▶ voir ◀de▶ ce pas ! » Alors, seulement, je comprends qu’il avait dit : « J’ai un studio… ».
◀Le▶ lendemain, très tôt, nous arrivons chez lui. ◀Le▶ studio est vaste et plaisant, agrémenté ◀d’▶un escalier conduisant à une large galerie. Par une porte capitonnée qui donne sur ◀la▶ bibliothèque où il travaille, Gide apparaît en robe de chambre grise, ◀le▶ corps un peu tassé et ◀de▶ large carrure, sa belle tête ◀de▶ moine tibétain barrée ◀d’▶un sourire mince et pourtant amical. Il fait très chaud. ◀De▶ ses poches, il tire deux bouteilles ◀de▶ bière et nous ◀les▶ offre. Au milieu du studio pend un trapèze. Gide s’y appuie des deux mains, se balance en regardant nos valises. « Tout cela s’est arrangé si soudainement, dit-il, c’est inquiétant… Cela me ferait presque croire à ◀la▶ Providence !… Mais dites-moi, quand on saura que vous habitez ici, qu’est-ce qu’on va dire ?… » Et il répète, à travers ses dents serrées : « Qu’est-ce qu’on va dire ?… » avec un sourire inquisiteur. Je me garde ◀de▶ répondre. Finalement, Gide, en riant : « On va dire que c’est un complot ◀de▶ protestants ! »
◀Le▶ mot ne manque pas ◀de▶ pertinence. Tous ◀les▶ matins, vers onze heures, il viendra entr’ouvrir ◀la▶ porte capitonnée, en s’annonçant par un profond « Allô ! Allô ! » et me demandera ◀de▶ passer chez lui pour quelques instants. Chaque fois, il orientera ◀la▶ conversation vers des sujets religieux ou même théologiques, comme si c’était précisément pour m’en parler qu’il m’offrait ◀l’▶hospitalité.
Saint Paul reste sa bête noire. Et ◀l’▶idée même ◀d’▶orthodoxie. Il nie vivement que ◀l’▶expression ◀d’▶orthodoxie protestante puisse avoir un sens. ◀Le▶ protestant, pour lui, c’est ◀l’▶opposant (comme on ◀le▶ croit généralement en France). ◀Les▶ gênes fécondes qu’il demandait jadis qu’on rende à ◀l’▶art, ◀la▶ « critique dogmatique » des grandes époques, ne sont plus que mensonges à ses yeux dès que ◀l’▶on passe à ◀l’▶ordre spirituel. Peut-être ne songe-t-il qu’à ◀la▶ morale ? « En somme, lui dis-je, vous vous en tenez au protestantisme libéral ◀de▶ ◀la▶ fin du xixe siècle ? » — « Oui, c’est assez cela, ◀la▶ position du pasteur Roberty, que j’aimais bien. »
Vite lassé par ◀les▶ débats ◀d’▶idées, il semble répugner à toute pensée qui par ◀le▶ style d’abord ne ◀l’▶ait séduit. Il me parle souvent des Variations ◀de▶ Bossuet, avec une vive admiration, mais se refuse à Kierkegaard, qu’il juge « trop long ». Marquant ainsi bien franchement ses limites, et ◀les▶ moyens particuliers ◀de▶ sa recherche.
Sur un seul ◀de▶ ces entretiens, j’ai pris des notes. C’est celui du 20 juin. J’avais eu ◀l’▶impression ce jour-là que Gide passait ◀la▶ prudence dans ◀l’▶aveu, qu’il me disait ce qu’il ne pouvait dire, et n’a peut-être jamais répété.
◀La▶ conversation s’engage sur ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , qu’il est en train de lire59, et dont il me déclare, à ma profonde surprise, qu’il y trouve une explication des « erreurs ◀de▶ sa vie ◀de▶ jeune homme ». En phrases lentes et difficultueuses, coupées ◀de▶ silences et ◀de▶ reniflements, il se met à parler du « drame ◀de▶ sa vie ».
Jeune homme, épris et puritain, il a voulu disjoindre ◀l’▶amour et ◀le▶ plaisir. Il croyait que « ◀l’▶amour hétérosexuel » était ◀d’▶autant plus pur que rien ◀de▶ charnel ne s’y mêlait60. « C’est ainsi que je me suis complètement blousé ! », répète-t-il en accentuant, circonflexant le dernier mot. Ce qui ◀l’▶a souvent frappé chez bien des femmes, c’est leur manière « ◀de▶ s’offusquer du désir ◀de▶ ◀l’▶homme. » Plusieurs, mariées, lui ont confié « qu’elles tenaient ◀la▶ libido ◀de▶ leur mari pour quelque chose ◀de▶ morbide. Cela recommence tout ◀le▶ temps ! disaient-elles. » Il hoche ◀la▶ tête, trouve cela très curieux, n’est-ce pas ? — un éclair ◀de▶ malice au coin de l’œil. Puis il a quelques phrases obscures, apparemment contradictoires avec ce qu’il vient de me dire : « J’ai trop longtemps gardé cette illusion que ◀la▶ femme n’avait pas besoin du commerce physique, pas autant que nous… Hélas ! je n’y voyais pas clair… On se trompe ainsi, et ◀les▶ conséquences… J’ai été assez bête pour croire cela ! Il ne faut jamais croire ce qu’elles nous disent… ». Il a pris une expression angoissée et crispée. « Je vous parle très sincèrement, je vous parle ◀de▶ choses qui ont joué un rôle très grave dans ma vie. » (Frappé par ◀le▶ ton ◀de▶ confession, par ◀le▶ ton « c’était mal » ◀de▶ ses propos.) Et, subitement, après un silence : « C’est ainsi que j’ai commis, à cette époque — je parle ◀de▶ mon premier séjour en Afrique —, une terrible erreur ◀d’▶aiguillage ! »
Puis il tousse, se plaint ◀de▶ fumer trop, et ◀de▶ n’arriver point à se contraindre.
◀Les▶ jours suivants, il me donne à lire par paquets ◀les▶ épreuves ◀de▶ son Journal en cours ◀d’▶impression, et sur lequel je vais écrire un article pour ◀la▶ NRF. Il insiste — comme il sait insister ! — sur ◀les▶ suppressions qu’il y a faites. Tout ce qui concerne intimement sa femme — « ◀le▶ seul être, dit-il, que j’aie vraiment aimé » — tous ces passages ont été coupés. On ◀les▶ lira plus tard. Il ◀les▶ a recopiés dans deux cahiers gris ◀d’▶écolier.
Un soir il vient m’avertir qu’il compte s’absenter pour huit jours. Mais son studio me restera ouvert ; que j’y vienne prendre tous ◀les▶ livres dont je pourrais avoir besoin…
Dès ◀le▶ lendemain, j’y pénètre, bien sûr. Des housses couvrent ◀les▶ meubles, une sorte ◀de▶ vieux drap son grand bureau. Sur ◀l’▶étoffe, bien en évidence, un fort cahier gris ◀d’▶écolier. J’ai lu les premières lignes, pour vérifier, et j’ai vite refermé ◀la▶ couverture. Pudeur, ou répugnance à donner dans ◀le▶ piège ? ◀Les▶ deux, sans doute.
Combien ◀de▶ fois ◀l’▶ai-je revu après ◀la▶ guerre ? Souvent, en somme, et dans ◀les▶ lieux ◀les▶ plus divers, « Au Vaneau », près de Lausanne, à Neuchâtel, à Berne. Mais je n’ai plus souvenir ◀d’▶aucune conversation qui mérite ◀d’▶être rapportée, j’entends : qui modifie ◀le▶ moins du monde ◀l’▶image que ◀l’▶on connaît ◀de▶ lui. Nous parlions style, tournures ◀de▶ phrases, Littré. Et quelquefois, littérature. (Mais il s’en détachait visiblement, n’admirant plus, avec quelque ferveur, que ◀les▶ ouvrages qu’il se sentait ◀le▶ plus incapable ◀d’▶écrire : ceux ◀d’▶un Marcel Aymé, ◀d’▶un Simenon). À Berne, pendant un déjeuner, il s’enquit avec insistance ◀de▶ mon opinion sur Strindberg, et je lui fis une réponse assez vague, m’étonnant surtout ◀de▶ ◀la▶ question. Huit jours plus tard, il recevait ◀le▶ prix Nobel.
Chez Richard Heyd, un soir, à Neuchâtel, ◀l’▶on jouait au « cadavre exquis ». L’un écrit trois questions, l’autre en même temps trois réponses, puis on lit à haute voix ◀les▶ papiers. Jeu ◀de▶ télépathie plutôt que ◀de▶ hasard. J’avais écrit, dernière question : « Qu’est-ce que ◀le▶ style ? » Catherine, sa fille, lut sa dernière réponse : « ◀L’▶originalité du Bipède. » (C’est ainsi qu’on ◀l’▶appelait dans ce groupe.) Gide s’éclaircit ◀la▶ voix pour observer que ◀le▶ jeu devenait bien personnel, et proposa des bouts-rimés. « Car j’y excelle ! » annonça-t-il.
Peu ◀d’▶hommes m’ont donné l’impression que ◀le▶ problème religieux existait dans leur vie en tant que problème permanent. Écarté, refoulé chez ◀les▶ uns ; et chez ◀les▶ autres résolu, croient-ils. Je ne dis pas qu’il torturait Gide, hors quelques crises dont nous avons ◀les▶ témoignages, mais il restait, pour lui, un problème.
Gide avait peu ◀d’▶instinct religieux, et moins encore ◀de▶ goût pour ◀la▶ métaphysique. Il préférait ce qu’il jugeait important à ce que d’autres jugent profond. Son défaut ◀de▶ sens poétique me paraît presque inégalé depuis Montaigne. (Je ne nie pas un instant son lyrisme.) Et c’est ainsi qu’il réussit à remplacer ◀le▶ tragique par ◀la▶ perplexité. Tout cela peut éclairer son attitude envers ◀le▶ christianisme et son mystère.
Peu ◀d’▶instinct religieux chez cet homme, alors que ◀le▶ christianisme, ◀l’▶Église et ◀l’▶Évangile furent ses constants sujets ◀d’▶irritation, ◀de▶ ferveur ou ◀de▶ nostalgie ? ◀Le▶ paradoxe n’est qu’apparent. Qu’on n’oublie pas sa formation chrétienne ; ses lectures prolongées et sans cesse renouvelées ◀de▶ ◀l’▶Écriture ; son amour pour ◀le▶ style biblique ; ◀la▶ confusion courante — non seulement puritaine — entretenue chez ◀les▶ jeunes bourgeois — et non seulement ◀de▶ son époque — entre tabous sexuels et spiritualité, ◀d’▶où sa polémique inlassable contre ◀l’▶orthodoxie telle qu’il ◀l’▶imaginait et dans laquelle il voyait (par erreur) ◀la▶ sanction ◀d’▶une certaine éthique ; ◀la▶ conversion ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses amis ; enfin ◀la▶ piété ◀de▶ sa femme. Ces données biographiques ne font point une nature. Elles expliquent simplement ◀l’▶insistance du problème aux stades ◀les▶ plus variés ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ Gide.
Ce qui ◀l’▶a vraiment torturé, c’est ◀l’▶éthique, non ◀le▶ religieux ; ◀la▶ justification, non ◀le▶ salut ; ce que ◀l’▶on vit et comment on juge, non ◀la▶ connaissance pure, ni ◀le▶ mystère. Réduisait-il ◀la▶ religion à ◀la▶ morale ? Je pense plutôt que ◀la▶ morale était ◀le▶ lieu ◀de▶ son vrai drame, et qu’il ne pouvait approcher ◀la▶ religion que dans ce drame. Ainsi, devenir ou redevenir chrétien, ne pouvait signifier pour lui que ◀la▶ sainteté, et non pas ◀l’▶accueil du mystère, ni ◀l’▶adhésion à un credo. J’en donne ◀la▶ preuve : avoir ◀la▶ foi sans être saint lui paraissait ◀la▶ tricherie même, tandis qu’il eût admis ◀la▶ sainteté sans foi. Que dis-je ? Il ◀l’▶a souhaitée expressément. Mais comment définir un saint qui ne croit pas ? Un saint privé ◀de▶ foi autant que ◀de▶ religion, ni chrétien ni hindou, sans mystique ni mystère ? Ne serait-il pas un homme tout à fait plat, réduit à quelques partis pris éthiques ? Ce débat nous éloignerait ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ Gide. Une intense affectivité ◀le▶ liait, ◀le▶ reliait, au monde du christianisme, même s’il en refusait ◀les▶ dimensions profondes.
J’ai dit qu’il se méfiait ◀d’▶une certaine « profondeur », qui mesure parfois ◀la▶ distance entre ◀l’▶éthique et ◀la▶ mystique, mais qui souvent n’est qu’un concept bâtard, engendré par ◀le▶ romantisme. Gide recherchait plutôt ◀la▶ rectitude, qu’il tenait pour ◀la▶ vérité. Il lui arrivait ainsi ◀de▶ s’arrêter à ◀la▶ logique exotérique ◀d’▶un texte sacré, disons à son seul sens éthique. Penchant bien protestant, ou simplement rançon ◀d’▶une stricte sobriété. Ses connaissances bibliques me stupéfiaient. ◀L’▶usage qu’il en faisait me semblait décevant. Là où Claudel prend son élan pour caramboler des symboles, où Valéry se fût poliment récusé, Gide objectait, déduisait, s’émouvait… Peu ◀d’▶écrivains, même chrétiens, nous ont montré pareil amour pour ◀l’▶Évangile, et cela jusque dans ◀les▶ années où il doutait ◀de▶ ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu.
Mais il croyait à ◀l’▶homme individuel, et cette croyance est née ◀de▶ ◀la▶ synthèse du christianisme. Elle n’existe pas hors de lui, et n’est pas explicable sang lui. (Je ne dis pas qu’elle soit chrétienne pour autant.) Gide était individualiste. Savons-nous encore mesurer ◀le▶ sens et ◀la▶ portée ◀de▶ cette banalité, en vérité bizarre et unique dans ◀l’▶Histoire, une civilisation sur vingt et une connues ◀l’▶ayant rendue possible et acceptable ?
« Hérétique entre ◀les▶ hérétiques », toujours soucieux ◀de▶ différer mais ◀de▶ légitimer sa différence, on ne pouvait être plus occidental. On ne pouvait être moins mystique au sens des religions traditionnelles, au sens du mythe, des astres et ◀de▶ ◀l’▶ordre cosmique, ou bien encore au sens des lois fatales et collectives interprétées par un Parti.
C’est pourquoi ◀le▶ problème religieux, tel qu’il se pose au monde christianisé, et à lui seul, libéré « par ◀la▶ foi » ◀de▶ ◀l’▶empire des mythes, n’a cessé ◀d’▶occuper sa pensée. Et j’ignore si c’est mal ou bien : je constate simplement ◀le▶ phénomène. Je ne tiens pas ◀la▶ foi pour une vertu plus que ◀l’▶absence ◀de▶ foi pour une preuve ◀de▶ courage. Des vertus et des vices, dans un milieu donné, tout le monde reste en droit ◀de▶ juger au nom des normes établies. Mais ◀la▶ foi, ◀le▶ salut personnel n’ont rien à voir avec ◀la▶ bienséance, et ne sont pas ◀de▶ ◀l’▶ordre des mérites. Et c’est pourquoi il est écrit : « Ne jugez pas ! ». J’avoue que je comprends mal, ou plutôt que je réprouve ces discussions sur ◀la▶ croyance ou non ◀d’▶un homme célèbre, multipliées et prolongées après sa mort dans notre siècle. Elles relèvent ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ parti, qui est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain. Elles ne sont ni chrétiennes ni simplement honnêtes. « ◀Le▶ Seigneur seul connaît les siens », dit ◀l’▶Écriture : si ◀l’▶on est chrétien, qu’on croie cela, laissant aux incroyants ◀le▶ droit ◀de▶ mieux savoir. Et qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Sinon nous servir ◀d’▶argument et nous rassurer curieusement dans notre foi ou dans notre incroyance, — parce qu’un de plus vient renforcer notre parti, et qu’il n’est pas le premier venu. C’est usurper ◀la▶ place du Juge, ou mêler vanités et salut.
Si Gide a refusé totalement quelque chose, c’est justement ◀le▶ totalitarisme, qui est ◀l’▶esprit ◀de▶ parti logiquement développé. Et d’abord dans ◀la▶ religion. ◀Le▶ vrai croyant demain, ne sera-t-il pas celui qui osera dire : « Je ne crois pas ! » quand ◀l’▶État contre ◀l’▶homme invoquera ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀l’▶Histoire ? Il n’est pas ◀de▶ vraie foi sans vrai doute, plus qu’il n’est ◀de▶ lumière sans ombre. Et je n’entends pas dire que Gide fut un croyant, mais il reste un douteur exemplaire.
Un cas-limite
Pour ma part, je gardais mes doutes sur ◀la▶ validité des conclusions que j’avais cru pouvoir tirer ◀de▶ mes entretiens avec Gide, touchant sa vie intime, ses jugements sur lui-même, ou son attitude religieuse. Et par exemple : ◀de▶ cette confession surprenante dont j’ai donné ◀la▶ relation fidèle, ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident n’avait-elle été que ◀le▶ prétexte — ou ◀la▶ motivation réelle ? Gide avait-il seulement cédé à ce curieux besoin (dont il se plaint souvent) ◀d’▶abonder dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶interlocuteur — quitte à se reprendre tôt après, tête à tête avec son Journal ? Ne cherchait-il que ◀l’▶occasion ◀d’▶un aveu qui ◀le▶ tentait depuis longtemps ? Ou bien venait-il vraiment ◀de▶ découvrir une « explication » convaincante ◀de▶ ses « erreurs » ? Ce dernier mot lui-même, à cet instant, comment ◀l’▶entendait-il, ◀l’▶assumait-il ? En moraliste qui se jugeait et condamnait, ou en naturaliste qui se constatait ?
◀Le▶ passionnant ouvrage ◀de▶ Jean Delay sur ◀La▶ Jeunesse ◀d’▶André Gide m’a permis ◀de▶ lever une partie ◀de▶ ces doutes. Au cours ◀d’▶une conversation qui prend place dans ◀les▶ derniers temps ◀de▶ sa vie (une bonne dizaine ◀d’▶années après nos entretiens) Gide, écrit ◀le▶ Dr Delay « me dit attacher une importance toute particulière » à ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident et à ses analyses du mythe ◀de▶ Tristan. « C’est là, ajouta-t-il, et non dans ◀les▶ ouvrages des psychanalystes, que j’ai trouvé ◀l’▶explication ◀de▶ quelques-unes ◀de▶ mes erreurs, et des plus anciennes61 ». Partant ◀de▶ là, Jean Delay reconstitue ◀la▶ psychologie tristanienne, si typique des Cahiers ◀d’▶André Walter et des premiers « traités » ◀de▶ Gide, mais dont ◀la▶ persistance à travers toute une vie est attestée par ◀la▶ publication posthume ◀de▶ fragments du Journal intime, et ◀de▶ Et nunc manet in te.
Confirmation précieuse et qui m’invite à reprendre à mon tour, dans son ensemble, ◀le▶ cas-limite que figure à mes yeux ◀la▶ vie ◀de▶ Gide : un exemple à peu près parfait ◀de▶ dissociation ◀de▶ ◀la▶ personne, permettant ◀la▶ coexistence — ◀l’▶actualité simultanée — des deux mythes normalement exclusifs l’un ◀de▶ l’autre ◀de▶ Tristan et ◀de▶ Don Juan62.
André Walter, ou ◀l’▶angélisme
Dès le premier livre ◀de▶ Gide, toutes ◀les▶ « notes » ◀de▶ Tristan sont manifestes.
◀L’▶amour est lié à ◀la▶ séparation des deux amants : ◀la▶ mère d’André Walter s’est opposée à son amour pour Emmanuèle ; celle-ci épouse un certain T., dont on ne sait rien, et qui n’est là, visiblement, que pour tenir ◀le▶ rôle obligé du roi Marc. ◀L’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ séparation étant ◀la▶ mort, Emmanuèle devra mourir, et André note (dans un projet ◀de▶ roman, anticipant ◀la▶ réalité) : « Elle meurt, donc il ◀la▶ possède… Tant que ◀le▶ corps vivra, ◀l’▶amour sera contraint, mais aussitôt ◀la▶ mort venue, ◀l’▶amour triomphera ◀de▶ toutes ◀les▶ entraves. » Cet amour doit s’élever à une extase libératrice : « un nirvana prodigieux, où ◀le▶ moi entier se fondrait, s’abîmerait en extase, et garderait pourtant ◀la▶ volontaire conscience ◀de▶ son évanouissement ; ce serait comme un néant voluptueusement perceptible63 ».
◀La▶ femme aimée est idéale : c’est « Béatrice », c’est ◀l’▶éternelle fiancée, c’est « une Dame élue, immatériellement pure ». C’est ◀l’▶Âme, en somme, et une âme conçue comme « adversaire » ◀de▶ ◀la▶ chair. Mais ◀la▶ vertu ◀de▶ ce mot âme « s’épuise à force de ◀le▶ répéter : il faudrait dire ◀l’▶ange ». Elle est donc ◀l’▶Ange, mais en même temps ◀le▶ « but » ◀de▶ ◀l’▶ange, « ◀l’▶essor ◀de▶ ◀l’▶ange » chez son amant. Elle n’est jamais un moi distinct, indépendant, aimé dans sa réalité, mais une projection déguisée, ◀le▶ Double féminin du moi ◀d’▶André : « Voilée ◀de▶ noir, au crépuscule, je t’ai vue accoudée au chevet ◀de▶ mon lit, telle qu’une ombre silencieuse… J’eus peur, et ◀la▶ vision s’évanouit. » Ailleurs — et plus ◀d’▶une fois — elle se confond avec ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ mère : « ◀Le▶ soir je retrouvais son profil disparu dans ◀l’▶ombre ◀de▶ ta tête penchée… ta voix quand tu parlais me faisait souvenir. Et bientôt, votre mémoire à toutes deux se confondait, indécise. »
Parce qu’il a « peur » ◀de▶ cette reconnaissance et du double interdit qui s’y attache, il ne peut vivre avec celle qu’il aime. Tous ◀les▶ prétextes lui seront bons pour éviter ◀le▶ mariage, ◀la▶ vie commune ; et faute ◀d’▶obstacles extérieurs empêchant que ◀l’▶amour « tourne à réalité » (comme s’exprimaient ◀les▶ troubadours) il saura bien en susciter de plus secrets. Dans ◀l’▶œuvre écrite, ◀la▶ vie rêvée, il mariera Emmanuèle à T. Et dans ◀la▶ vie réelle, tout va se passer comme ◀le▶ mythe veut que ◀les▶ choses se passent : ◀le▶ mariage auquel rien ne s’oppose64 est d’abord retardé par des scrupules étranges (qu’on nommera puritains pour ◀la▶ simple raison que ◀les▶ fiancés sont protestants) ; puis, quand il sera conclu — trop tard, naturellement — il ne sera jamais consommé. ◀Les▶ voyages du mari et ◀la▶ « fragile » santé ◀de▶ ◀la▶ femme, ◀les▶ goûts ◀de▶ l’un et ◀les▶ silences ◀de▶ l’autre — quand un mot pouvait tout dénouer ! — ◀les▶ données naturelles et ◀les▶ comportements ◀les▶ plus fibres en apparence, tout concourt à sauver ◀la▶ loi non ◀de▶ ◀la▶ morale mais du mythe : car il est inconcevable à jamais que Tristan et Iseut se marient et s’ils ◀le▶ font pourtant, ce ne sera qu’apparence. ◀La▶ vérité particulière ◀de▶ leur amour interdit cette réalité.
Ils mourront donc comme ils auront vécu : séparés l’un ◀de▶ l’autre et s’aimant65.
Telle est ◀la▶ mystérieuse complicité ◀de▶ ◀la▶ vie contingente et du mythe : mystérieuse en ce sens qu’il demeure impossible ◀de▶ décider si c’est ◀le▶ mythe qui a fait ◀la▶ vie, ou si ◀la▶ vie se trouvait disposée par accident dans ◀le▶ sens du mythe. Comme Kierkegaard, Gide s’est plaint très souvent ◀d’▶une « écharde dans ◀la▶ chair » qui, pensait-il, ◀le▶ rendait inapte au mariage. Cause ou effet ◀de▶ ◀l’▶emprise du mythe ? ◀La▶ question n’a peut-être pas ◀de▶ sens. On ne peut se retenir ◀de▶ penser qu’un conseil judicieux, quelques mots dits à temps à ce jeune homme élevé dans une folle ignorance des réalités ◀de▶ ◀la▶ chair, eussent au moins prévenu ◀le▶ drame du mariage blanc. Mais justement ◀le▶ mythe existe, ◀le▶ mythe est là, dans cette complicité des circonstances, dans ce complot semblable à un destin, et qui écarte par enchantement ◀les▶ conseils et ◀les▶ accidents qui eussent ouvert ◀les▶ yeux ◀de▶ sa victime consentante…
◀Le▶ nomadisme, ou Don Juan
« Bondir à l’autre extrémité ◀de▶ soi-même » étant l’un des mouvements ◀les▶ plus typiques ◀de▶ Gide66, considérons en lui sans transition, Don Juan.
C’est pendant son voyage ◀de▶ noces, pendant qu’il vit ◀l’▶échec atroce ◀de▶ son mariage, que Gide écrit ◀Les▶ Nourritures terrestres, bréviaire du nomadisme dionysiaque. Don Juan surgit comme pour venger ◀la▶ douleur inhumaine ◀de▶ Tristan. Il se déguise un peu, pour mieux se faire admettre. Il prétend tout d’abord que sa doctrine est justifiée par ◀la▶ religion ◀de▶ Gide : « ◀L’▶Évangile y mène, dit Euclide ; on appellera ta doctrine Nomadisme, du beau mot nomos, pâturage67. » Ensuite, il substitue au terme ◀de▶ nomadisme, qui évoquerait ◀l’▶infidélité — et ce scrupule est tristanien — ◀la▶ « disponibilité », qui a je ne sais quel relent ◀de▶ charité générale, ◀d’▶ouverture généreuse, voire ◀d’▶amour du prochain. En fait, il s’agit bien du refus ◀de▶ ◀la▶ durée et du refus ◀d’▶assumer l’autre, caractéristiques ◀de▶ Don Juan. « Gide ne tient pas en place — note Jean Paulhan. Il préfère ◀la▶ chasse à ◀la▶ prise ». Impatience ◀de▶ ◀l’▶Aventurier et ◀d’▶un certain type ◀de▶ sensuels. « ◀Le▶ voluptueux Ménalque veut oublier ◀le▶ passé comme il veut ignorer ◀l’▶avenir, il veut « ◀le▶ parfait oubli ◀d’▶hier » et « n’importe quel avenir », pour jouir totalement ◀de▶ ◀l’▶instant présent et lui appartenir sans restriction, dans une « stupéfaction passionnée.68 »
Ces fantaisies ou ces phantasmes voluptueux sont ◀le▶ fait ◀d’▶un tempérament plus excitable que bien maîtrisé : « Pour moi… que souvent, pareil à Whitman, ◀le▶ plus furtif contact satisfait » peut-on lire dans Si ◀le▶ grain ne meurt. Satisfactions rapides et sans lendemain, presto et fuite perpétuelle ◀de▶ Don Juan ! Ici ◀l’▶artiste et ◀l’▶homme se confondent, dans ◀la▶ même impatience des « redites », car c’est ainsi que Gide qualifie toute liaison qui impliquerait quelque durée. (Il n’a d’ailleurs cessé ◀de▶ ◀le▶ redire, — mais en des endroits différents.)
Et voici ◀le▶ trait final, décisif : ◀le▶ désir pur doit être sans amour. (Donc ◀l’▶amour pur doit être sans désir). Dans Si ◀le▶ grain ne meurt, à ◀la▶ page où il décrit sa première expérience avec un jeune garçon, il proclame sur ◀le▶ mode majeur cela même dont il gémira en tant d’autres pages ◀de▶ son œuvre : « Ma joie fut immense et telle que je ne ◀la▶ pusse imaginer plus pleine si ◀de▶ ◀l’▶amour s’y fût mêlé. Comment eût-il été question ◀d’▶amour ? Comment eussè-je laissé ◀le▶ désir disposer ◀de▶ mon cœur ? Mon plaisir était sans arrière-pensée et ne devait être suivi ◀d’▶aucun remords.69 »
C’est ◀de▶ cette « joie immense » que Gide voulait parler, lorsqu’il me dit, dans ◀l’▶entretien que j’ai rapporté, qu’il avait commis, ce jour-là, « une terrible erreur ◀d’▶aiguillage. »
◀Le▶ désir et ◀l’▶amour dissociés
Désirer ceux que ◀l’▶on n’aime pas, aimer celle qu’on ne désire pas : ce drame ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶André Gide est celui ◀d’▶une dissociation presque totale ◀de▶ ◀la▶ personne, et qui ◀l’▶a livré sans défense à ◀la▶ tyrannie ◀de▶ deux mythes, — quand un seul suffit bien au malheur ◀d’▶un seul homme ou à ◀la▶ passion ◀d’▶un personnage romanesque.
Dans quelle mesure peut-on tenir Gide pour responsable ◀de▶ cette « inhabileté foncière à mêler ◀l’▶esprit et ◀les▶ sens70 » dont il fut dès ◀le▶ début très conscient ? Il en a tiré ◀le▶ meilleur ◀de▶ sa création littéraire, il ◀l’▶a subie comme une « écharde dans ◀la▶ chair », elle a ruiné sa vie intime et son mariage et peut-être ◀la▶ vie ◀de▶ sa femme. Il en parle tantôt comme ◀d’▶un destin cruel, tantôt comme ◀de▶ son choix « quasi mystique » et finalement comme ◀d’▶une « erreur » morale. Dans cette perplexité fondamentale, dans ce regard critique qu’à ◀de▶ certains moments il porte sur ses deux lui-même dissociés — et qui n’entrent vraiment en conflit qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ cette mise en question comme par un Tiers, oui : dans ce Tiers exclu ◀de▶ ses amours réside sans doute ◀la▶ vraie personne ◀d’▶André Gide71.
Dès ◀les▶ Cahiers ◀d’▶André Walter, il se sent et se connaît double : « Puis je ◀les▶ ai tant séparés que maintenant je n’en suis plus ◀le▶ maître ; ils vont chacun ◀de▶ leur côté, ◀le▶ corps et ◀l’▶âme. Elle rêve ◀de▶ caresses toujours plus chastes ; lui s’abandonne à ◀la▶ dérive. ◀La▶ sagesse, sans doute, voudrait qu’on ◀les▶ mène ensemble, qu’on fasse converger leurs poursuites… ». Est-ce bien lui, cependant, qui ◀les▶ a séparés, jusqu’à n’en être plus ◀le▶ maître — l’un devenant ◀la▶ proie ◀de▶ « Tristan » et l’autre ◀de▶ « Don Juan » ? A-t-il été victime des dieux, j’entends des mythes ? Ou ◀d’▶une originelle erreur sur ◀la▶ personne ? Ou simplement, ◀de▶ son éducation et ◀de▶ ◀la▶ morale puritaine ? La troisième hypothèse est ◀la▶ plus vraisemblable à première vue.
« Mon éducation puritaine avait fait un monstre des revendications ◀de▶ ◀la▶ chair »72. Non seulement c’était mal, mais c’était ◀le▶ Péché. Et dans ◀le▶ Péché en général, il existe un péché pire que tout autre, — et que nul ne se vante ◀d’▶avoir commis par forfanterie ◀d’▶immoraliste. Or ◀le▶ jeune Gide, en pressent ◀l’▶épouvante, s’il vient à désirer une femme qu’il aime. Tout à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, parlant ◀de▶ ses rêves, Gide remarque : « … mais dans ◀le▶ rêve seulement, ◀la▶ figure ◀de▶ ma femme se substitue parfois, subtilement et comme mystiquement, à celle ◀de▶ ma mère, sans que j’en sois très étonné. ◀Les▶ contours des visages ne sont pas assez nets pour me retenir ◀de▶ passer ◀de▶ l’une à l’autre… bien plus : ◀le▶ rôle que l’une ou l’autre joue dans ◀l’▶action du rêve reste à peu près ◀le▶ même, c’est-à-dire un rôle ◀d’▶inhibition, ce qui explique ou motive ◀la▶ substitution.73 »
Élevé par des femmes qui furent toutes, nous dit-il, « ◀d’▶admirables figures chrétiennes » — sa mère, sa gouvernante et deux tantes maternelles — « à qui ◀le▶ prêt du moindre trouble ◀de▶ ◀la▶ chair eût fait injure, me semblait-il » — puis confondant avec ◀l’▶image ◀de▶ sa mère celle ◀de▶ sa proche cousine Madeleine, qu’il épousera malgré tout — comment Gide eût-il pu surmonter ◀l’▶interdit jeté ◀de▶ ◀la▶ sorte sur ◀la▶ femme ? Incapable ◀de▶ révoquer ◀les▶ données mêmes ◀de▶ ce drame, cherchant son salut dans ◀la▶ fuite, il recourt au moyen ◀d’▶Ulysse : — « Je n’y suis pas. Je ne suis personne ! » Devant ◀l’▶imminence du péril tapi tout près du seuil ◀de▶ sa conscience, il se scinde en deux êtres distincts : ◀le▶ Monstre ne ◀le▶ trouvera plus ! Il ne saura plus où ◀le▶ prendre ! Je suis Tristan, voyez mon âme, c’est un ange. Je suis Don Juan, voyez mon corps, bête innocente… Ce qui se traduit en termes de morale par ◀les▶ deux « raisonnements » suivants, presque inconscients, cela va sans dire, et dont il sera le premier surpris lorsqu’il en trouvera beaucoup plus tard ◀la▶ clef74. 1° Aimer ◀l’▶image ◀de▶ sa mère reste permis, tant que ◀le▶ « désir charnel » est inhibé. 2° En revanche, désirer ◀les▶ corps brunis ◀de▶ jeunes « vauriens » qu’on ne reverra jamais n’est certes pas bien vu dans « nos milieux », mais du moins ne viole pas ◀le▶ suprême interdit.
Cette grande audace ◀de▶ notre immoraliste est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀la▶ demi-mesure, du compromis d’ailleurs vital, entre ◀le▶ désir naturel et une morale absolument intransigeante, bien antérieure au christianisme et au puritanisme victorien ; au surplus, sanctionnée par ◀la▶ Mère. Donc Gide « prend son parti ◀de▶ dissocier ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀l’▶amour ». Et même il fait ◀de▶ cette nécessité vertu : « Il me paraissait que ce divorce était souhaitable, que ◀le▶ plaisir était ainsi plus pur, ◀l’▶amour plus parfait, si ◀le▶ cœur et ◀la▶ chair ne s’entr’engageaient point75. » C’est ◀le▶ moyen qu’il a trouvé ◀de▶ ménager à la fois ◀l’▶amour et ◀le▶ plaisir sans violer ◀le▶ tabou ◀de▶ ◀l’▶inceste et en s’accommodant, en quelque sorte, aux structures imposées à sa jeunesse par ◀le▶ puritanisme maternel. Un complexe ◀d’▶Œdipe mieux noué, plus « normal », dirais-je, eût peut-être donné à Gide ◀l’▶agressivité nécessaire pour briser ces structures puritaines, comme ◀l’▶ont fait après tout ◀d’▶innombrables jeunes gens élevés dans ◀la▶ même tradition : mais quand son père mourut — homme libéral et bon, et par bien des traits ◀de▶ caractère moins « viril », dirait-on, que ◀la▶ mère, du moins telle que Gide ◀l’▶a décrite — ◀le▶ petit André allait avoir 11 ans. Sa mère ◀le▶ prit sur ses genoux pour consoler ◀l’▶enfant qui sanglotait : « et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi.76 » ◀Les▶ derniers mots ne sont pas seulement touchants… Dès cet instant, ◀les▶ jeux sont faits.
◀L’▶alternance, et ◀la▶ fuite ◀de▶ ◀l’▶âme
Cette espèce ◀de▶ sécurité dans ◀l’▶alternance ◀de▶ ses moi dissociés — j’allais dire qu’au sens littéral Gide ◀l’▶a payée ◀de▶ sa personne. ◀L’▶expression, pour être toute faite, est pourtant fausse. C’est ◀l’▶âme ◀de▶ Gide qui a fait ◀les▶ frais ◀de▶ sa ruse vitale.
Il faut s’entendre, évidemment, sur ce mot ◀d’▶âme. Je ◀le▶ prends ici au sens ◀de▶ Nietzsche, et ◀de▶ Gide lui-même dans sa maturité. Selon ◀la▶ conception traditionnelle des gnostiques et même ◀de▶ saint Paul, ◀l’▶homme consiste en un corps physique, un corps psychique, un corps mental ou spirituel. ◀Le▶ psychique est, pour Nietzsche, « ◀l’▶âme mortelle… ◀l’▶âme coordonnatrice des instincts et passions ». Pour Gide, « un faisceau ◀d’▶émotions, ◀de▶ tendances, ◀de▶ susceptibilités, dont ◀le▶ lien n’est peut-être que physiologique ». C’est ◀le▶ siège ◀de▶ ◀l’▶amour sous ses formes diverses : amour ◀de▶ désir ou ◀de▶ don (« ◀Le▶ glissement ◀de▶ l’un à l’autre reste toujours possible77 »). Gide ne distingue pas davantage. « Animus, Animum, Anima… ces discriminations me donnent ◀le▶ vertige. » On ◀le▶ voit ◀de▶ reste, lorsqu’il écrit un peu plus loin, parlant ◀de▶ sa femme : « C’était son âme que j’aimais ; et cette âme, je n’y croyais pas. Je ne crois pas à ◀l’▶âme séparée du corps78. » (Comprenons qu’il ne croyait plus à ◀l’▶esprit distinct, personnel, qui sera sauvé ou détruit après ◀la▶ mort des corps physique et animique, et que ◀le▶ langage moderne, même religieux, ne cesse ◀de▶ confondre avec ◀l’▶âme.)
Cet aveu pathétique est l’un ◀de▶ ces moments où Gide existe, « irremplaçable », où il rejoint sa vraie personne, parce qu’un Tiers en lui, qui est son vrai moi final, assume enfin ◀l’▶insoluble conflit ◀de▶ ses deux âmes. Songeant à ces « extrêmes » si longtemps ménagés, cultivés, isolés l’un ◀de▶ l’autre — et que symbolisent nos deux mythes —, j’oserai dire à mon tour, inversant son aveu et ◀le▶ rapportant à lui-même : — c’était en ses deux âmes qu’il avait cru, et ses deux âmes ne ◀l’▶aimaient plus. Je parle ici du Gide achevé, équilibré dans son dialogue intime, et tel qu’il se décrit dès ses Morceaux choisis, publiés à 52 ans. Sa vieillesse n’a rien apporté qui ne confirme une telle image.
Celui que nous avons pu connaître n’était ni ◀le▶ mari transi ◀d’▶Emmanuèle, ni ◀le▶ nomade en chasse ◀de▶ brefs plaisirs solaires, ni André Walter, ni Ménalque. Il eût semblé bien incongru ◀d’▶évoquer devant lui, en sa présence « ◀d’▶inflexible Mongol à tête ◀de▶ scarabée79 » ◀les▶ figures alternées ◀de▶ Tristan et Don Juan. Ces deux « extrêmes » dont il s’était loué ◀d’▶avoir su protéger ◀la▶ « cohabitation » semblaient s’être absentés ◀de▶ lui-même, entraînant avec eux son âme divisée. Comme évacués ◀de▶ sa personne, ils étaient devenus personnages ◀de▶ ses œuvres. Encore qu’en aucune ◀d’▶elles — sauf ◀le▶ Journal — ils aient jamais « cohabité », ◀d’▶où ◀l’▶absence ◀de▶ tension profonde qui a sans nul doute favorisé ◀les▶ perfections formelles et ◀l’▶harmonie que ◀l’▶on sait, aux dépens du pouvoir tragique. ◀D’▶avoir été séparément mais simultanément actualisés, ils avaient privé Gide ◀de▶ cette Ombre qui est ◀le▶ refoulement d’une part virtuelle ◀de▶ ◀l’▶âme, — donc sa présence encore, secrète mais active. Ils avaient cessé ◀de▶ ◀le▶ toucher. Et trop bien isolés l’un ◀de▶ l’autre en ses œuvres, loin de s’y prêter force en secret, ils exténuaient leur énergie dans ◀la▶ pureté ◀d’▶un jeu bien alterné.
Demeurait ◀la▶ perplexité, sereine ou tourmentée, malicieuse ou maussade, selon ◀les▶ jours ou ◀l’▶interlocuteur. Beaucoup de petits problèmes ◀de▶ langage ou ◀de▶ morale, mais dont ◀le▶ débat tournait souvent à ◀l’▶argutie, — ou bien il vous rendait ◀les▶ armes un peu trop vite. Beaucoup ◀d’▶arrière-pensées, qu’il ne voulait plus suivre, et c’étaient elles pourtant qui ◀le▶ faisaient encore si attachant, et parfois émouvant, pour ceux qui avaient aimé ses livres. Bref, en dépit de sa curiosité demeurée vive, et ◀de▶ sa générosité, un refus quasi instinctif ◀d’▶approfondir et ◀d’▶élargir, ◀d’▶intégrer et ◀de▶ prolonger, doublé ◀d’▶une propension de plus en plus marquée à vouloir ◀le▶ contraire ◀de▶ tout cela, c’est-à-dire à cerner et limiter, dissocier et démystifier. Cette attitude a sa vertu, qui est celle du doute. Mais elle trahit aussi ce qu’il me faut bien nommer — « à présent que j’y vois plus clair » il ◀le▶ faut bien — un certain assèchement ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ses pouvoirs ◀d’▶expansion.
◀De▶ là cette impression que j’avais gardée ◀de▶ lui, et que je traduisais en parlant ◀d’▶un défaut ◀d’▶imagination spirituelle, — pour moi ◀le▶ vrai sens poétique. (Lui préférait parler ◀de▶ son « refus ◀d’▶accueil » à toute espèce ◀de▶ réalité inaccessible au « raisonnable ».) Je distingue mieux, aujourd’hui, ◀les▶ origines fonctionnelles ◀de▶ cette fuite ◀de▶ ◀l’▶âme dédoublée, et comment elle devait se produire à la longue dans ◀l’▶évolution ◀de▶ sa personne.
Gide fut-il ◀la▶ victime ◀d’▶une fin ◀d’▶époque cruelle et déjà tout absurde à nos yeux, comme peuvent paraître absurdes ou dénués ◀d’▶intérêt ◀les▶ conflits entretenus dans ◀la▶ vie ◀d’▶un Aztèque par ◀les▶ décrets ◀de▶ dieux déments, et qui sont morts ? Fut-il plutôt ◀l’▶acteur, sacrifié à son rôle, ◀d’▶une dramatique ◀de▶ ◀l’▶âme qui vivra bien autant que notre Occident et ses mythes ? Nietzsche se vantait ◀d’▶avoir écrit ◀le▶ seul ouvrage au monde qui se termine par ou bien ? — Gide ici ◀l’▶a rejoint, mais par sa vie.