Rudolf Kassner et la grandeur humaine
Rudolf Kassner vient de mourir à l’âge de▶ 86 ans, au comble ◀de▶ sa gloire secrète. Qui l’a mis à son rang dans notre siècle ? Les meilleurs, certes, mais presque seuls : Valéry, Gide, Eliot, Auden, Paulhan, Saint-John Perse, Keyserling, C. J. Burckhardt. La France l’ignore encore, malgré trois traductions80 qui suffiraient à résumer son œuvre, laquelle compte environ quarante volumes ◀d’▶une séduisante difficulté. (Il a traduit aussi Platon, Pouchkine et Gogol, Laurence Sterne et Newman, le Philoctète de Gide et les Éloges ◀de▶ Saint-John Perse.) Intimement hé avec Rilke et avec Hofmannsthal, il procède à la fois, par un étrange paradoxe, ◀de▶ la dialectique kierkegaardienne, comme son cadet Kafka, et ◀de▶ la société autrichienne ◀d’▶avant 1914, comme Robert Musil. Ces cinq noms que l’Autriche a donnés à l’Europe sont parmi les plus grands des Lettres ◀de▶ ce temps. Ils illustrent, au même titre que ceux qu’on a cités d’entre les amis ◀de▶ Kassner, la seule littérature digne du nom ; et l’on ne s’étonnera pas que Kassner soit resté, jusqu’ici, le moins connu d’entre eux, si l’on songe à ce dont parle la presse dans ses rubriques dites « littéraires ».
Première approche ◀de▶ l’œuvre
Ces premiers textes ◀de▶ Kassner, lus en français dans une précieuse et simple traduction81, lorsque j’essaie ◀de▶ me remémorer l’espèce ◀de▶ choc que j’en reçus, à 25 ans, un seul mot me vient à l’esprit : autorité. Avant ◀d’▶avoir compris ce qui était dit — j’entends compris à la manière intellectuelle et discursive, ramenant à des catégories, à des clichés — j’avais reconnu la grandeur ◀d’▶un ton, ◀d’▶un style, ◀d’▶une impatience rigoureuse. Une manière ◀d’▶occuper la scène en deux répliques, ◀d’▶imposer une allure bien « rassemblée », n’admettant que des gestes nets et maîtrisés, puis ◀de▶ la briser soudain par une cascade ◀d’▶ellipses saisissantes qui laissaient le lecteur pantois, comme l’antique injonction du Sphinx : devine, ou je te dévore ! Une constante énergie ◀de▶ l’énoncé. Et une grande force ◀d’▶exclusion.
Seuls les mondains, pensais-je, savent encore exclure avec cette parfaite assurance, mais par manie, au nom d’une mode. Ici, tout au contraire, la force simplificatrice, l’intolérance instantanée à l’égard du doute faible, ◀de▶ l’adjectif incertain, et en général des complaisances « artistes » ou des clichés philosophiques, s’exerçaient en vertu d’une réflexion passionnément originale. Et je tentais ◀de▶ décrire — dans le premier article, je crois bien, publié en France sur Kassner — « l’acuité lente ◀de▶ la réflexion, l’alliage précieux ◀de▶ hauteur, ◀de▶ rigueur et ◀de▶ pitié humaine, la retenue presque solennelle mais qui sans cesse frôle l’humour, et parfois tourne en sournoise malice » qui composaient, au sens magique du mot, les charmes ◀de▶ cette prose et son autorité. Voici donc cette première approche.
Dans la mesure même où Kassner se montre disciple ◀de▶ Kierkegaard, sa pensée paraît réfractaire à toute description, car elle opère sur des mythes concrets plutôt que sur des formules explicites. Même dans son essai le plus discursif, relativement, celui qui donne son titre au recueil, les mots-clés : mesure, forme, grandeur, métamorphose, miroir, limite, sacrifice, chance, drame et tension, ne sont guère définis que par leurs rapports mutuels et tirent ◀de▶ cette interdépendance leur valeur originale. Kassner reprend un des thèmes essentiels du pré-romantisme allemand, l’opposition ◀de▶ l’antique et du moderne, non du point de vue littéraire comme on le fit en France, mais du point de vue des valeurs vitales (problème que notre xviie siècle se devait ◀de▶ ne pas poser).
L’homme antique peut atteindre la grandeur parce qu’il possède la mesure au sein d’un tout fini :
Famille, dieux, nature, tout lui commande ◀d’▶être grand. Grand pour la loi, grand pour le Tout.
Il ne se recherche pas soi-même, il vise à la plénitude élémentaire, définie par la loi, par son astre. L’homme chrétien au contraire, l’homme qui doit être surpassé, vit dans la démesure, et lorsqu’il « veut prendre mesure ◀de▶ lui-même, il se sent aussitôt incomplet et coupable. Il est donc possible ◀de▶ dire que le péché est la mesure du démesuré, et que pour le chrétien il n’est pas ◀d’▶autre grandeur. » Ainsi le chrétien existe en tant que le péché crée une tension entre lui et Dieu. Mais le péché ne devient réalité que pour le converti ; c’est donc la conversion qui figure l’acte par excellence du chrétien, hors duquel il n’est pour lui ni mesure, ni grandeur, ni forme, mais seulement chimères et incohérence. Que l’on considère en effet l’homme moderne, l’homme sans mesure naturelle : s’il ne retrouve pas ◀de▶ loi interne et ◀de▶ tension par le péché, il n’est plus qu’un être sans destinée, un Indiscret.
Sa substance interne est crevassée et divisée. Son œuvre, souvent pleine ◀de▶ charme mais sans forme et sans but, peut bien nous stimuler, mais ne nous détermine jamais… Cet homme indiscret est distrait, et sa distraction vient de l’intérieur… Il ne peut jamais sortir ◀de▶ son moi sans trahison et chaque manifestation ◀de▶ son essence intime ressemble par quelque côté à un outrage, voire à une impudeur.
À l’opposition du Beau objectif et ◀de▶ l’intéressant sentimental qui pour Schiller et surtout pour Schlegel symbolisait celle ◀de▶ l’antique et du moderne, Kassner répondrait aujourd’hui par l’opposition ◀de▶ la grandeur mesurée et ◀de▶ l’indiscrétion journalistique82. La férocité réfléchie qui préside à son analyse ◀de▶ l’indiscret nous vaut une description inégalable du mal du siècle. Ici, le mépris ne porte aucune atteinte à la perspicacité parce qu’il est vraiment souverain. Peut-être faut-il reconnaître à ce seul philosophe le privilège ◀d’▶avoir parlé sans complicité ◀de▶ ce qui nous détruit : Rudolf Kassner donne la sensation à peu près unique en ce temps ◀d’▶une pensée autoritaire. Entendons que, pour lui, penser n’est pas se débattre dans ses contradictions personnelles, parlementarisme intérieur qui nous mène lentement à l’impuissance. (Si Kassner exprime un tourment, c’est en tant que la réalité humaine, non sa pensée privée, est tourmentée.) Penser n’est pas non plus s’ingénier sur des idées et des combinaisons ◀d’▶idées : mais créer ◀de▶ tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style. Car il n’est point ◀de▶ vérité sans forme. Quelques pages étranges et puissantes sur les chimères ◀de▶ Notre-Dame illustrent ce réalisme ◀de▶ la forme, hors de quoi il n’est qu’indiscrétion, et qui livre la clé ◀de▶ la pensée ◀de▶ Kassner, comme aussi ◀de▶ son apparente obscurité. ◀D’▶où provient cette obscurité si fascinante ? ◀De▶ cela sans doute que Rudolf Kassner se garde bien ◀de▶ poser les problèmes dans nos catégories psychologiques. Il prend tout par des biais qui nous sont peu familiers. Et puis enfin, voilà une philosophie qui postule la vision, c’est-à-dire l’appréhension poétique du monde.
Il faut savoir être secret pour penser avec autorité. Il faut savoir taire ce qui permettrait aux indiscrets ◀de▶ comprendre intellectuellement sans « réaliser ». Il faut que les pensées créées ne soient concevables qu’en elles-mêmes, et comme à l’état sauvage, non par une explication qui les réduise et qui les domestique. Une pensée neuve ne saurait être comprise à moins ◀d’▶être recréée dans sa forme — ce dont certaine clarté dispense le lecteur. On pourrait dire aussi que l’indiscret est celui qui se préoccupe ◀de▶ défendre plutôt que ◀d’▶illustrer. Ainsi, selon Kierkegaard, le premier homme qui s’avisa ◀de▶ défendre la religion mériterait-il ◀d’▶être appelé Judas numéro deux. Car il ne s’agit pas ◀de▶ professer une chose mais ◀d’▶être la chose. Le rare, c’est que chez Kassner, comme chez Kierkegaard, cette présence s’accommode ◀d’▶une ironie qui chez d’autres serait plutôt le fait du détachement. Une ironie à l’intérieur des choses, qui les fouille et les purifie, une ironie née ◀de▶ la rigueur et non du scepticisme. Le dialogue ◀de▶ Laurence Sterne et du recteur Krooks sur Judas et la Parole est à cet égard ◀d’▶une saveur particulièrement riche et complexe :
Les bavards ne tirent pas ◀d’▶eux-mêmes toutes les paroles qu’ils profèrent ; ils les reçoivent des prophètes ; s’il n’y avait pas ◀de▶ prophètes, les bavards seraient peut-être des créatures très silencieuses, comme les belettes ou les étoiles filantes.
Mais plus encore que leur conception ◀de▶ l’« existence » et que leur ironie, ce qui rapproche Kassner et son maître, c’est leur vision tragique du péché. Le Lépreux, journal apocryphe ◀de▶ l’empereur Alexandre Ier de Russie, n’est qu’une suite ◀de▶ méditations sur le thème du tout-ou-rien moral qui caractérise Kierkegaard.
On ne peut dire précisément ◀de▶ Kassner qu’il réfute ses adversaires — Freud en particulier, dans Christ et l’Âme du monde — mais bien plutôt qu’à force ◀d’▶approfondir leur domaine propre, il les mine et les ruine intérieurement ; ou encore les dissout dans une réalité plus absolue. Telle est la forme des dialogues où culmine son art. ◀De▶ ces dialogues, où chaque interlocuteur, tour à tour, atteint à l’expression la plus virulente ◀de▶ sa vérité — si bien que la conclusion ne peut être qu’implicite et fonction ◀d’▶une hiérarchie ◀de▶ valeurs, non ◀de▶ la seule exactitude des pensées — nous connaissons le modèle immortel, le Livre ◀de▶ Job. Il serait curieux ◀d’▶en suivre la filiation, jusqu’au Soulier ◀de▶ satin, ◀de▶ Claudel : ce serait une sorte ◀de▶ généalogie du réalisme poétique.
Telle fut ma première impression. Je la vois aujourd’hui confirmée par un commerce rarement interrompu avec une œuvre dont la difficulté, précisément, n’a pas cessé ◀de▶ me séduire et inciter.
Je suppose qu’il est devenu banal ◀de▶ déplorer l’obscurité des essais et dialogues ◀de▶ Kassner. Elle est pourtant la garantie ◀de▶ leur pouvoir, et ne saurait traduire, à mon avis, qu’une intention profondément délibérée. Car il s’agit ici ◀d’▶une maïeutique, s’exerçant sur les mythes ◀de▶ l’âme. Je parlais tout à l’heure ◀d’▶ellipses « saisissantes » et c’était au sens littéral, non pathétique, ◀de▶ l’adjectif. L’ellipse ◀de▶ pensée n’est nullement, chez Kassner, un procédé ◀de▶ rhétorique, une manière ◀de▶ sauter les évidences ou platitudes intermédiaires. Elle est un acte ◀de▶ vision. Nous montrant d’un seul coup, sans transition, plusieurs objets que la coutume sépare, non seulement elle oblige à les voir ◀d’▶un œil neuf, mais encore elle excite à découvrir l’angle particulier sous lequel a pu les voir, proches ou confondues, son auteur. (Cet angle ◀de▶ vision étant son vrai message.) Elle propose donc à l’imagination un exercice spirituel, assez analogue, il me semble, à ceux qu’imposent aux néophytes les moines bouddhistes ◀de▶ la secte du zen.
Pourtant, le thème profond, omniprésent, ◀de▶ l’œuvre, c’est à l’inverse du bouddhisme, en apparence, le problème chrétien du Dieu-Homme, ◀d’▶où naît celui ◀de▶ la personne, générateur ◀de▶ l’Occident. Problème ambigu s’il en fut, et qui échappe par définition à la pensée systématique et discursive : point ◀de▶ réponse rationnelle au cur deus homo ◀de▶ saint Anselme. Kassner gravite autour de ce mystère, l’approche par le moyen ◀de▶ paraboles, ◀de▶ questions, ◀de▶ comparaisons. ◀De▶ quels autres moyens disposons-nous, qui soient ordonnés à cette fin ? Ce sont moyens ◀de▶ poésie, c’est-à-dire ◀d’▶âme, inadéquats sans doute, s’agissant ◀de▶ l’Esprit… « La faculté principale ◀de▶ l’âme est ◀de▶ comparer », remarque Montesquieu, et il ajoute : « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout ◀d’▶un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture. »
Ainsi s’opposent et se comparent, dans ses dialogues, mesure antique et démesure moderne, ou les grandes intuitions tautologiques ◀de▶ l’Inde et les conséquences « dramatiques » ◀de▶ l’incarnation ◀de▶ la Parole : par leurs images plutôt que leurs concepts ; sans conclusion. Mais l’angle ◀de▶ vision s’est imposé. Et l’imagination, irrésistiblement, s’oriente vers le mystère crucial.
S’agirait-il ◀d’▶une théologie ? Kassner veut voir. ◀D’▶une gnose, alors ? On pourrait le penser. ◀De▶ poésie ? Très certainement. Mais encore faudrait-il s’entendre sur le sens authentique ◀de▶ ce mot. Disons, pour couper court à ◀de▶ longs développements, que ceux-là seuls qui se font ◀de▶ la poésie une idée finalement plus favorable au Livre ◀de▶ Job et aux proverbes zen qu’à Lamartine ou même à Rilke, reconnaîtront dans les dialogues et les paraboles ◀de▶ Kassner son irréfutable présence.
Bâtons rompus
Au lendemain ◀de▶ la dernière guerre, des amis lui avaient ménagé une assez plaisante retraite dans le bourg ◀de▶ Sierre-en-Valais, non loin de cette tour ◀de▶ Muzot où Rilke passa la fin ◀de▶ sa vie. À travers les longs corridors ◀d’▶un château renaissant transformé en hôtel, un domestique poussait à vive allure son fauteuil roulant, jusqu’à l’ombrage des marronniers ◀de▶ la terrasse. Là, Kassner recevait presque chaque jour des visiteurs venus des quatre coins ◀de▶ l’Europe. Pourquoi n’y suis-je allé que si rarement ? Sans doute à cause de la réserve qu’inspirent les plus profondes admirations. Mais peut-être aussi, et surtout, parce que je m’étais fait ◀de▶ Kassner l’image ◀d’▶un maître spirituel, ◀d’▶un guru comme disent les Hindous. Je le confesse cum grano salis, tongue in the cheek — quelle serait donc l’expression française ? — amusé ◀de▶ retrouver en moi cette persistance du premier choc reçu par mon adolescence prolongée. Transposant vingt-cinq ans en arrière une relation ◀de▶ maître à disciple qui avait été réelle dans mon esprit seulement et qui ne pouvait ni ne devait l’être autrement, je le voyais bien, je jouais encore avec l’idée que cette relation devait exclure tout bavardage et comporter quelque cérémonial : seul devant lui, se taire longtemps après une seule question qu’il eût posée, une seule sentence énigmatique à méditer, sans jamais oublier le risque du coup de bâton appliqué par le maître au disciple, si ce dernier propose une réponse erronée. (Ainsi fait-on dans les couvents bouddhistes du Japon)83. Et justement Kassner serrait deux cannes dans ses énormes mains ◀d’▶infirme — paralysé des jambes dès le berceau — mais sa maîtrise n’exerçait d’autres sanctions, sur les trop nombreux visiteurs, que celles ◀d’▶un bref regard pénétrant ◀de▶ malice, ◀d’▶un éclat ◀de▶ voix sardonique ou ◀d’▶un subit changement ◀de▶ sujet. Après tout, n’était-ce pas ce que j’attendais ? Il parlait à bâtons rompus sur le dos des fervents indiscrets ! Et n’avais-je pas cédé à l’illusion banale qui veut que l’auteur et l’œuvre soient pareils, alors qu’ils sont toujours en tension dialectique — du moins s’ils comptent ?
Nos trop rares entretiens m’ont appris sur Kassner cela surtout qu’il a si bien su taire dans toute son œuvre : cette manière discrètement ascétique, ou pour mieux dire allègrement disciplinée ◀de▶ dominer son grand malheur physique et ◀de▶ refuser que ce malheur l’isole dans la seule profondeur ◀de▶ sa vision84. ◀D’▶où sa curiosité avide et amusée pour tous ceux que l’on pouvait connaître, ne fût-ce que ◀de▶ réputation, qu’il avait bien connus lui-même ou rencontrés dans ses voyages innombrables en Europe, en Russie, en Inde. Il ne cessait ◀de▶ mettre et ◀de▶ remettre à jour son tableau ◀d’▶une certaine société finissante, composée certes des meilleurs esprits (morts et vivants) et des plus authentiques grandes dames, mais aussi ◀d’▶une foule ◀de▶ figures touchantes, excentriques ou typiques, qu’il se divertissait à évoquer ◀d’▶un seul trait fortement appuyé — et l’on devinait alors qu’ils étaient les modèles des personnages ◀de▶ ses Dialogues et récits physiognomoniques, officiers, acteurs ou artistes, grands maniaques ◀de▶ la chasse ou du jeu, courtisans, courtisanes, ascètes, « indiscrets » ou ratés exemplaires. Cette collection ◀de▶ types ◀de▶ notre siècle puisait dans l’Europe ◀de▶ naguère — surtout viennoise — ses éléments anecdotiques ou réalistes ; mais il la transformait en une mythologie évoquant le grouillement des créatures qui décorent l’extérieur des grands temples ◀de▶ l’Inde.
Je relève encore ceci dans ses Propos, confirmant les souvenirs que je viens ◀d’▶interpréter : « Le Witz (la boutade, le trait ◀d’▶esprit) est la forme logique et naturelle que revêt la sociabilité chez le solitaire qui garde ses distances… » Finalement, je crois bien que Kassner est à peu près le seul homme que j’aie connu dont je ne puisse imaginer qu’il ait dit ou écrit une sottise ou, même en bavardant, une platitude. Qu’il s’agisse ◀de▶ ses pages les plus denses ou des anecdotes qu’il contait avec un humour énergique (ces deux mots accolés me rappellent son ton ◀de▶ voix), tout en lui, l’œuvre et l’homme, évoquait la présence ◀d’▶une maîtrise achevée, comme infaillible.
◀D’▶où l’image qui me vint à l’esprit, pendant notre première rencontre, ◀de▶ cet archer qui tire les yeux fermés et atteint à chaque coup le centre ◀de▶ la cible. ◀D’▶où mes allusions répétées à la technique du zen-bouddhisme — que je voudrais maintenant expliciter.
Kassner, Rilke et le zen
Une amitié des plus complexes, pour ne pas dire ambivalente, a lié longtemps Rudolf Kassner et Rainer Maria Rilke. Elle remonte aux années qui précédèrent la guerre ◀de▶ 1914, et plusieurs témoignages importants nous en demeurent : lettres ◀de▶ Rilke à leur amie commune, la princesse de Tour et Taxis, dédicace à Kassner ◀de▶ la Huitième Élégie ◀de▶ Duino, fin des Cahiers ◀de▶ Malte Laurids Brigge, portant les traces visibles ◀de▶ l’influence kassnérienne ; et les sept essais successifs consacrés par Kassner à Rilke, ◀de▶ 1926, au lendemain ◀de▶ la mort du poète, jusqu’au trentième anniversaire ◀de▶ cette mort.
Dès le premier ◀de▶ ces essais, Kassner, tout en mettant le Poète au plus haut comme pur lyrique sans faille et sans clichés, prend ses distances : Rilke, écrit-il, a toujours refusé l’idée fondamentale du sacrifice, seul chemin qui permet ◀de▶ passer ◀de▶ l’intériorité fervente à la grandeur. Relisons les essais qui suivent : nous y voyons que, pour Kassner, Rilke appartient décidément au monde du Père, « monde des enfants, des femmes et des vieillards », monde passif, féminin, sans conflit et sans drame, sans négation ni dialectique, monde « phallique » aussi, « mélange très singulier ◀de▶ candeur enfantine et ◀de▶ perversion », monde spatial, antihistorique, désincarné, lunaire, monde ◀de▶ l’âme et non ◀de▶ l’esprit, profondément antipaulinien, et qui permet seul ◀de▶ comprendre chez Rilke « son hostilité au Christ, qui blesse les uns, paraît folle aux autres »… Je ne fais ici qu’énumérer les expressions souvent répétées, mais de plus en plus sévères à mesure que le temps passe, auxquelles Kassner recourt pour se différencier ◀de▶ celui que, pourtant, il ne cesse ◀de▶ tenir pour l’un des plus grands depuis Dante. Le monde ◀de▶ Kassner, au contraire, est le monde du Fils, ◀de▶ la Parole qui tranche et institue le drame, le monde ouvert par la tragédie grecque, par l’Évangile, monde du Dieu-Homme et du paradoxe, du sacrifice et du Retour (Umkehr), ◀de▶ la Personne et ◀de▶ la Liberté. Monde viril où ne peut régner que « cette prose qui exclut les vers : Blaise Pascal, Laurence Sterne et Søren Kierkegaard. En tous trois je reconnais et vénère mes grands aïeux.85 »
Une dernière fois, en 1956, Kassner revient sur ce débat inépuisable — et sans doute trouvera-t-on dans ses papiers posthumes bien d’autres notes qui s’y rapportent. L’essai porte un titre curieux : Rilke, le zen et moi 86 et il est curieusement décousu. À propos de l’influence qu’on lui attribue sur Rilke, Kassner cite de nouveau la phrase ◀de▶ ses Proverbes du yogi : « Le chemin ◀de▶ l’intériorité à la grandeur passe par le sacrifice », phrase dont Rilke lui avait dit dans une lettre qu’il la sentait « écrite pour lui, et contre lui ». Il suggère en passant un parallèle entre Kierkegaard et Hamlet « qui tous les deux luttèrent pour la grandeur, non point à partir du Mythe, mais à partir de la Personne, par désespoir »87. Suit une digression sur la Duse, et subitement, Kassner en vient à l’aspect « asiatique » du monde rilkéen, et au bouddhisme. Il a toujours aimé le Bouddha, dit-il. Il a suivi ses traces en Inde, sans bien connaître sa doctrine. Beaucoup plus tard, il entendit parler du zen, qui n’est resté qu’un nom pour lui. Mais dans le recueil ◀d’▶hommages publié pour ses 80 ans (le Gedenkbuch déjà cité), le rapprochement que je suggérais entre le zen et sa propre pensée l’a frappé :
Cela resta fixé dans ma mémoire, écrit-il, me tint alerté… jusqu’à ce que, peu de temps après, je fusse informé ◀de▶ l’existence ◀d’▶une école du zen dont les maîtres parviendraient à ceci : atteindre le but sans le voir, placer la flèche au centre ◀de▶ la cible, les yeux fermés… Je pressentais maintenant ce que le zen signifiait et dans quel rapport il pouvait être avec mon œuvre, qui comptait à ce moment-là plus ◀d’▶un demi-siècle. Atteindre le but sans le voir (blind), celui qui peut cela ne doit-il pas avoir le but en lui-même ?… Le zen, le tir aveugle, est acte, mais cet acte est en outre notre pensée la plus profonde, l’ultime, et, le dirai-je, la pensée sans limites…
Le zen suppose la dissolution, l’éclatement ◀de▶ tout le conceptuel. Le point noir qu’atteint la flèche du tireur aux yeux bandés est le point zéro ◀de▶ la cible, le Néant qui est en même temps le Tout… Que signifie encore le zen, sinon l’élimination ◀de▶ la fortune, au sens antique, c’est-à-dire ◀de▶ la chance, du hasard, et celui-là seul peut y arriver qui ne sépare plus l’acte ◀de▶ l’ascèse.
Ceci est absolument hindou, ajoute Kassner, appartient à l’Asie, et n’eût été compris que par peu de Grecs, par les éléates, et par aucun Romain. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus : sur la flèche du vieux Zénon, qui n’atteint pas le but, et sur le tireur aveugle qui l’atteint, qui, sans le voir, l’atteint. Dans les deux cas, il s’agit du concept, ◀de▶ l’idée et ◀de▶ l’existence ◀de▶ l’Infini, dès que la parole cesse ◀d’▶être une simple coque ; et il s’agit aussi ◀de▶ l’union ultime du But et du Sens. Si je m’en tiens à cette interprétation du zen, Denis de Rougemont a raison ; il y a du zen, en fait, dans tous mes écrits, à commencer par cette « Morale ◀de▶ la musique » qui aujourd’hui, à cause de cela, remonte vers moi dans mon grand âge, sous un aspect nouveau et rajeuni.
Kassner rappelle alors sa conception ◀de▶ la musique comme absorption totale du contenu dans la forme, où il voit un équivalent ◀de▶ l’unité du Tout et du Rien, maintenus ensemble et assumés par la seule force ◀de▶ l’Imagination. Et il poursuit :
Le zen nie le Dieu personnel, il ne le nie pas au nom du rationalisme, oh ! pas du tout, mais en vertu de son idée ◀de▶ l’Infini, du trans-conceptuel, ◀de▶ l’inconcevable, en vertu de l’Imagination créatrice, qui est pour lui la seule forme possible ◀de▶ la foi.
Et certes, il m’est souvent venu à l’esprit que cette Einbildungskraft 88, qui joue dans toute son œuvre un rôle aussi fondamental que la libido chez un Freud, pourrait bien être pour Kassner d’abord la seule forme possible ◀de▶ la foi — ce qui est plus gnostique qu’orthodoxe… Ne tire-t-il pas le zen ◀de▶ son côté ? Il ajoute d’ailleurs aussitôt qu’on ne saurait croire un seul instant qu’il ait jamais voulu donner un enseignement bouddhiste, ni se présenter après coup « comme un extravagant maître du zen » ! Il n’a que faire ◀d’▶une doctrine ou ◀d’▶un système ; mais peut-être, dans certains ◀de▶ ses livres, a-t-il jeté un pont, une arche par-dessus continents et millénaires, reliant ainsi les représentations ◀de▶ l’ancienne Asie à celles ◀de▶ l’Occident chrétien. Ce qui lui semble, en fin de compte, relier au zen sa propre pensée physiognomonique, c’est que l’un et l’autre se soucient davantage ◀de▶ limites que ◀de▶ causes. Et cette notion ◀de▶ limite, si importante pour lui, le ramène à Rilke, dont il cite ce vers :
Si le boire te semble amer, deviens Vin.Ici, dit-il, plus ◀de▶ théâtre… Il s’agit ◀de▶ limites, ◀d’▶abîme, ◀de▶ centre et ◀d’▶absence ◀de▶ centre. Il s’agit également ◀de▶ la limite entre existence et poésie, ou ◀de▶ la poésie comme existence, ce qui donne une parfaite question zen, la question dernière, peut-être, pour les hommes auxquels la Langue a été donnée. C’est cette question que le 23e des « Sonnets à Orphée » pose, ou tout au moins, comme il convient à Rilke, tient cachée :
C’est lorsqu’un pur essor vers où ?Aura vaincu l’orgueil puérilQu’enfin, submergé par son gainCelui qui s’est approché des lointainsSera ce que son vol solitaire a conquis.Voilà qui est zen, conclut Kassner, ou solution ◀d’▶un problème zen par le poète, par la langue, la langue vivante des images, non des concepts.
C’est ainsi, finalement, par le détour du zen, que le Kassner des derniers temps ◀de▶ sa vie a pu relier son monde et celui ◀de▶ Rilke. Par un suprême dépassement des concepts, au nom du Sens qui est le But à l’infini.
Le but, la flèche et l’homme
Kassner avait sans doute pris connaissance du zen par le fameux petit livre ◀d’▶Herrigel sur L’Art chevaleresque du tir à l’arc 89. Le vers ◀de▶ Rilke sur le vin a donc pu lui rappeler ce précepte donné par un maître à un peintre :
Observe le bambou pendant dix ans, deviens bambou toi-même, puis, oublie tout et peins.
(Problème ◀de▶ la limite entre existence et art, ou ◀de▶ l’art comme existence.)
D’autres correspondances ont pu le frapper. N’a-t-il par reconnu le style même, et sinon le son ◀de▶ sa voix qu’on est seul à ne pas reconnaître, du moins le mouvement ◀de▶ pensée ◀de▶ ses Dialogues et Paraboles dans ces paroles ◀d’▶un maître zen sur le tir à l’arc :
Celui qui est capable ◀de▶ tirer avec l’écaille du lièvre et le poil ◀de▶ la tortue, c’est-à-dire ◀d’▶atteindre le centre ◀de▶ la cible sans arc (écaille) et sans flèche (poil), ce dernier est Maître, dans l’acception la plus élevée du terme, Maître ◀de▶ l’art sans art, mieux, il est l’art sans art, à la fois ainsi Maître et non-Maître. Par ce revirement, en tant que mouvement immobile, danse sans danse, le tir à l’arc se fond dans le zen.
Mais voici le plus remarquable. Il semble que Kassner ne se soit pas souvenu ◀d’▶avoir écrit lui-même dans ses Proverbes du yogi 90 les phrases suivantes :
Quand je décoche une flèche, le but que je vise est toujours dans le fini. Le point où tombe la flèche, c’est le fini (sans limites). À la place de ce fini (sans limites) posons l’infini (la liberté) ; le but deviendra le sens. Mais la flèche, dans ce cas, c’est l’homme.91
Relisons maintenant Herrigel, ce philosophe allemand qui est allé au Japon pour s’initier au zen en s’entraînant au tir à l’arc. « Vos flèches manquent ◀de▶ portée (fait remarquer le Maître au débutant) parce que spirituellement vous ne portez pas assez loin. Comportez-vous comme si le but était l’infini… Un bon archer tire plus loin avec un arc ◀de▶ moyenne puissance qu’un archer sans âme avec l’arc le plus fort. Le résultat ne dépend pas ◀de▶ l’arc mais ◀de▶ la « présence ◀d’▶esprit », du dynamisme et ◀de▶ la faculté ◀d’▶éveil avec laquelle vous tirez. » Ou encore : « La Grande Doctrine du tir à l’arc ignore tout ◀d’▶une cible dressée à une distance déterminée ; elle ne connaît que le but, qui ne s’atteint ◀d’▶aucune manière technique, et si elle lui donne un nom, ce sera : Bouddha. » Enfin ceci, qui devait combler chez Kassner le penseur existentiel autant que le physiognomoniste : le disciple dit au maître : « Je crains ◀de▶ ne plus rien comprendre… Est-ce moi qui touche le but ou bien le but qui m’atteint ? Ce que vous appelez le « quelque chose » (qui tire) est-il ◀de▶ nature spirituelle aux yeux du corps, ou corporelle aux yeux de l’esprit ? Ou les deux à la fois ? Ou bien ni l’un ni l’autre ? Toutes ces choses, arc, flèche, moi, s’amalgament tellement que je ne suis plus capable ◀de▶ les séparer… Le Maître m’interrompit alors et dit : Voilà justement la corde ◀de▶ l’arc qui vient de vous traverser ! »
Mais je n’en finirais pas ◀de▶ citer tantôt Kassner, tantôt les maîtres du zen, au risque de confondre leurs énigmes et leurs réponses non moins énigmatiques parce qu’elles renvoient toujours ailleurs, au tout unique, à l’infini, où se rejoignent d’un seul coup dans l’illumination ◀de▶ la vision (dirait Kassner), du satori (disent les bouddhistes), l’Un et le Tout, l’individu et le sens final92. J’en reviens donc à l’homme que j’essaie ◀de▶ décrire par le biais ◀d’▶une vision particulière que j’eus ◀de▶ lui, et dans laquelle il semble bien qu’il se soit finalement reconnu.
J’ai dit que l’image ◀d’▶un maître zen m’était venue en écoutant parler Kassner. Et voici ce qu’il dit lui-même ◀de▶ la conversation telle qu’il l’entend et la pratique :
Je suis toujours chargé (comme un fusil) quand je suis réellement alerté, éveillé. Le dialogue, la dialectique sont alors les moyens convenables pour provoquer l’étincelle, la détente, le drame du rejaillissement ◀d’▶une image, ◀d’▶une idée survenant, ◀d’▶un principe ; le coup est parti, tout de suite, cela jaillit et puis, parfois, cela touche le noir. ◀De▶ là mon « Tireur zen », mon zen… L’arc est toujours tendu. Eh oui, bien sûr, pourquoi ne pas penser ici au bios ◀d’▶Héraclite, qui signifie Vie et Arc, vie qui appelle et produit, et arc qui donne la mort ?
Mais il ajoute aussitôt que le silence est pour lui une véritable volupté — pendant des heures, chaque soir — et que c’est bien cette volupté qu’on pourrait qualifier ◀de▶ bouddhiste…
Si j’avais pu revoir Kassner, l’hiver dernier, venant ◀de▶ lire son essai sur le zen et Rilke, je lui aurais posé des questions qu’il laisse à jamais sans réponse. Je lui aurais dit sans doute : le but du zen est ◀de▶ nous libérer du moi conscient, mais le sens dernier ◀de▶ votre œuvre est ◀de▶ libérer ce moi conscient (qui est la personne) du moi factice, du personnage et ◀de▶ son masque, laissant alors paraître le visage. Entre les deux « abîmes » du monde magique, qui est le monde sans mesure ◀d’▶avant le drame, ◀d’▶avant l’idée et la Parole — et du monde collectif, qui est sa contrepartie plate et abstraite, et que vous nommez souvent « magie à rebours », vous nous avez montré la voie ◀de▶ la personne, le passage vers l’esprit et vers la liberté, qui est souffrance et vision, tension et sacrifice, incarnation ◀de▶ la Parole dans l’histoire. Maintenant, comment passer ◀de▶ cette réalité qui est liberté ◀de▶ la personne, à celle du zen qui est négation du personnel ? Ou plutôt, saurez-vous nous faire voir l’unité finale des deux voies ? Nul autre mieux que vous, vous seul sans doute…
Il n’est plus là. Mais j’imagine que ses Propos, que l’on commence à publier, vont apporter des éléments sans prix pour le Grand Œuvre ◀de▶ ce temps, la transmutation créatrice des valeurs ◀de▶ l’Orient et ◀de▶ l’Occident.
Je ne pouvais présenter Kassner à des lecteurs dont la plupart ne l’ont pas lu, en suivant la méthode usuelle : car on ne le trouverait pas, on ne toucherait rien ◀de▶ lui en partant ◀de▶ généralités. Il est par excellence l’auteur incomparable. Et de même, son œuvre défie toute espèce ◀de▶ catégorie. Ni philosophe professionnel, ni romancier, ni dramaturge, ni poète, il demeure à mes yeux le type même du créateur au xxe siècle. En abordant cette œuvre difficile et mal connue (surtout en France) par l’un ◀de▶ ses aspects les plus particuliers, j’entends par sa relation récemment entrevue avec ce qui semblait le plus éloigné ◀d’▶elle, j’ai tenté ◀d’▶épouser son style et son mouvement, essentiellement paradoxaux, dans l’espoir ◀d’▶alerter quelques esprits, curieux ◀d’▶une grandeur authentique. Je pensais à ce personnage du plus beau dialogue ◀de▶ Kassner93, l’oncle Hammond Sterne, ◀de▶ Bath, qui haïssait les boutons et n’admettait au monde que les boucles :
Mon oncle s’agitait tout particulièrement et s’abandonnait à ◀de▶ sombres pensées lorsqu’il lui arrivait ◀de▶ parler ◀de▶ quatre grands boutons ◀de▶ nacre, fixés à l’habit ◀d’▶un clown célèbre ◀de▶ son temps, Big Button. Les pensées que ces quatre boutons éveillaient dans l’esprit ◀de▶ l’oncle Hammond étaient absolument originales et ne tarissaient pas. L’oncle Hammond pouvait, à partir de ces boutons, penser dans toutes les directions, jusqu’à Dieu ; il fallait donc considérer comme un grand bonheur pour lui qu’il eût pu les voir.