L’▶amour même
I
Les quatre couleurs ◀de▶ ◀l’▶amour
(Schéma philosophique abstrait, orné ◀d’▶une illustration.)
◀L’▶amour étant ◀l’▶initiateur ◀de▶ tout ce qui existe, on appellera néant ◀l’▶absence ◀d’▶amour. ◀Les▶ degrés ◀d’▶existence ◀de▶ ◀l’▶amour sont ceux ◀de▶ ◀la▶ création à ◀l’▶œuvre, sans laquelle ◀le▶ néant ne serait pas conçu, ni ◀l’▶être.
◀L’▶amour divin, venant ◀de▶ Dieu, retourne à Dieu, posant en son point ◀de▶ réflexion et ◀de▶ résonance dans ◀la▶ créature, un moi nouveau qui transcende ◀l’▶ancien parce qu’il ◀le▶ totalise et ◀l’▶ordonne à ◀l’▶esprit. (Cette action ◀d’▶ordonnance, ◀d’▶orientation ◀de▶ soi dans ◀l’▶axe ◀d’▶efficacité majeure, est ◀la▶ prière. Prier n’est pas demander mais s’orienter, de manière à recevoir et à réaliser.)
◀Le▶ moi posé, quelle est ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶amour en ◀l’▶homme ? ◀L’▶expérience méditée — et que j’espère banale (au sens propre), dans sa forme du moins — me suggère quatre états que ◀l’▶on peut distinguer par leur ordre ◀d’▶apparition. Ils se mêleront et combineront dans ◀l’▶homme achevé.
1. ◀La▶ vision intuitive. — Cette forme ◀de▶ ◀l’▶amour est ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶esprit ; et elle est connaissance active en même temps que reconnaissance. Elle naît et se développe quand je découvre en moi, mais devine aussitôt dans l’autre, ◀la▶ personne. ◀L’▶amour lui-même, qui m’a créé sujet, tend à discerner dans autrui ◀le▶ sujet qui pourra lui répondre. Son regard tend à susciter ce qui peut être aimé parce qu’aimant à son tour. Cette action du regard quand elle est confirmée par ◀l’▶interaction des personnes que ◀l’▶amour met en résonance, est ◀la▶ philia, ◀l’▶amitié spirituelle. Elle est agent ◀de▶ différenciation par excellence, du fait qu’elle voit — ou cherche à voir, ou sollicite — dans ◀les▶ individus leur vraie personne ; ◀la▶ vocation qui ◀les▶ distingue absolument ; ◀la▶ nouveauté — fût-elle imperceptible ; ◀l’▶irremplaçable que chaque être humain, s’il y est appelé, peut devenir. ◀Le▶ désir du regard intuitif est appel, donc attente agissante ◀d’▶une réponse, et, par suite, ◀de▶ ◀l’▶échange qui est ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶amour.
Quand ce désir et ce besoin ◀d’▶agir sur l’autre excèdent ◀la▶ conscience ◀de▶ soi-même et ◀le▶ respect ◀de▶ sa propre personne en tant que vocation unique, cet amour du prochain peut changer ◀de▶ signe, et du coup sa fonction s’inverse : il se mue en impérialisme, et devient donc agent ◀d’▶uniformisation, tout d’abord dans ◀l’▶échange ◀de▶ personne à personne, comme ◀l’▶amitié, ◀l’▶éducation et ◀le▶ mariage, mais bientôt dans ◀le▶ domaine collectif, ◀la▶ société, ◀la▶ politique, ◀l’▶Église. À ◀la▶ limite, il devient haine ou crime, comme ◀l’▶ont montré tant de persécutions religieuses ou philosophiques pour ◀le▶ bien ◀de▶ ◀l’▶âme ◀de▶ ceux qu’on massacrait, et comme nous ◀le▶ montre aujourd’hui ◀la▶ « vertu » des États totalitaires. Celui qui ne s’aime pas lui-même ne vaut rien pour aimer ◀les▶ autres. Nul, en effet, ne peut aimer autrui s’il se méprise ou se renie, c’est-à-dire s’il méprise ou nie ◀la▶ personne qu’il peut devenir, au lieu de chercher à mieux connaître et dominer ce qui, dans sa nature déterminée, ◀l’▶empêche ◀d’▶aimer. Nul ne peut distinguer ◀le▶ bien ◀d’▶autrui s’il n’a su distinguer d’abord son propre bien. Qui s’aime mal, comme ◀l’▶égoïste, ne peut que mal aimer ◀les▶ autres et penser que « ◀l’▶enfer c’est ◀les▶ autres » : c’est qu’il se croit inacceptable et se voudrait (inconsciemment) anéanti. Nul ne voit ◀la▶ personne chez autrui s’il ne ◀l’▶a vue d’abord en soi : or, aimer c’est vouloir que ◀la▶ personne unique s’édifie dans ◀l’▶individu. Cette règle ◀d’▶or est ◀la▶ norme morale, par excellence, en tout domaine, aussi bien dans celui ◀de▶ ◀l’▶érotique que dans ◀l’▶éducation, ◀l’▶amitié et ◀le▶ mariage.
Au point ◀d’▶équilibre idéal entre ◀la▶ retenue qui naît ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ soi et ◀l’▶élan vers ◀le▶ moi ◀d’▶autrui, ◀l’▶amour du prochain constitue ◀le▶ modèle créateur ◀de▶ toute communauté, et ◀l’▶image organisatrice ◀d’▶une biologie ◀de▶ ◀l’▶humanité en tant que celle-ci forme un tout. ◀L’▶amour ◀d’▶autrui comme ◀de▶ soi-même pouvant seul assurer ◀la▶ santé et régler ◀le▶ métabolisme du grand corps.
2. ◀L’▶émotion, ou ◀l’▶Éros. — Cette seconde forme ◀de▶ ◀l’▶amour procède ◀de▶ ◀l’▶âme. Elle est moins sélective que ◀le▶ regard intuitif, puisqu’elle ne va pas vers ◀l’▶unique, mais plus limitative aussi, en ce sens qu’aussitôt qu’elle existe et tant que dure sa plénitude, elle exclut ◀de▶ sa réalité tout ce qui n’est ni ◀l’▶objet ni ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀l’▶émotion : à ces deux se réduit pour elle ◀l’▶univers. Dans sa genèse, elle correspond, quel que soit ◀l’▶âge, à ◀l’▶état ◀de▶ première adolescence, quand ◀l’▶amour « point ◀le▶ cœur », oppresse ◀le▶ souffle, brûle en rêve, et reste loin ◀d’▶imaginer ◀la▶ possession. (C’est un aspect ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, non ◀le▶ plus spécifique, ni ◀le▶ plus insolite). Mais s’il précède ◀le▶ désir, dit physique, je crois bien que ◀l’▶amour émotif animique n’apparaît guère sans que ◀l’▶ait éveillé un premier regard ◀de▶ ◀l’▶intuition. ◀Les▶ très jeunes gens ◀l’▶ignorent encore ; la plupart des adultes ont cessé ◀de▶ ◀le▶ sentir ; mais un homme qui se connaît bien et ◀les▶ femmes surtout savent cela : une certaine perception instantanée du secret singulier ◀de▶ l’autre — et surtout s’il paraît lui-même ◀l’▶ignorer — est ◀la▶ condition nécessaire ◀de▶ ◀l’▶émotion vraiment envahissante. Dans ce domaine ◀de▶ ◀l’▶âme intermédiaire entre ◀le▶ spirituel et ◀le▶ sensuel, ◀les▶ risques ◀d’▶erreur sont plus grands, parce que ◀l’▶émotion ◀la▶ plus vive peut très bien se suffire en soi. ◀L’▶intuition qui se trompe n’est rien, ◀le▶ désir non comblé n’est pas une sensation, mais ◀l’▶émotion trouve en elle-même et dans ◀la▶ seule intensité, sa preuve et son accomplissement ; même si ◀l’▶objet aimé ne « justifie » pas ◀l’▶amour, si on ◀l’▶a mal vu, si on ◀l’▶imagine autre qu’il n’est, ou si ◀l’▶on ne fait que projeter sur lui ◀l’▶image du soi que ◀l’▶on aime et qui ◀le▶ cache. Philia devine, attend ◀l’▶échange, ◀le▶ vrai dialogue ; Éros élit, s’émeut, et « ◀le▶ reste est silence ». Au degré ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀l’▶âme va se détacher du spirituel et du sensuel, pour ◀le▶ plaisir et ◀la▶ douleur ◀de▶ mieux brûler. ◀L’▶amour-passion oriente ◀le▶ moi vers un objet qu’il veut unique, infiniment différencié ◀de▶ tous ◀les▶ autres, et dans lequel s’investissent bientôt toute ◀la▶ présence et toute ◀la▶ valeur peu à peu retirées aux autres existences. « Écarte ◀les▶ choses, ô amant ! » Jusqu’au point où ◀l’▶Élue, devenant ◀le▶ monde — « On est seul avec tout ce que ◀l’▶on aime » — ◀l’▶amour confond ◀le▶ moi et son objet, et enfin « Seul je suis, moi, ◀le▶ Monde ! » À cette limite ◀de▶ ◀l’▶extrême différence actualisée, tout ce qui avait été refoulé, écarté et virtualisé dans ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀l’▶indifférencié, d’un seul coup submerge ◀l’▶amant : il s’abîme dans ◀le▶ « flot houleux » et dans ◀la▶ « tourmente du Monde » — sa mort ◀d’▶amour, sa « Joie suprême 128. »
3. ◀Le▶ plaisir sexuel. — Cette troisième forme ◀de▶ ◀l’▶amour est dite physique, encore que nous sachions très bien que ◀le▶ sexe est lié comme nulle autre fonction à ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀l’▶intellect, à ◀l’▶âme et à ◀l’▶imaginaire ; et qu’en tant qu’il ne serait qu’un instinct animal, il n’aurait rien à voir avec ◀l’▶amour. ◀Les▶ animaux ne font pas ◀l’▶amour, mais subissent ◀la▶ sexualité quand vient son temps. ◀Les▶ confusions ◀de▶ notre langage courant semblent parfois assimiler ◀l’▶amour au sexe, mais elles proviennent ◀d’▶une contamination en sens inverse : si ◀la▶ sexualité peut signifier ◀l’▶amour, c’est parce qu’elle est, chez ◀l’▶homme, autre chose que ◀l’▶instinct. Dans ◀la▶ mesure où, sans perdre ◀l’▶instinct, elle s’ordonne à des fins nouvelles qui ne sont plus celles ◀de▶ ◀l’▶espèce mais ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ sexualité mérite ce nom ◀d’▶amour que lui donne ◀l’▶Occident moderne, — quoi qu’en pense ◀la▶ morale moyenne (très rarement codifiée, longuement invétérée) qui forme ◀le▶ climat des milieux bien-pensants dans ◀le▶ peuple et ◀la▶ bourgeoisie, catholiques, protestants ou laïques.
Cette morale tient ◀le▶ sexe pour mauvais en principe. Comme elle sent qu’une telle attitude est plus hérétique que chrétienne, ou plus religieuse que rationnelle et « scientifique », elle se garde ◀de▶ ◀la▶ déclarer, mais trahit constamment son intime conviction par des jugements et des indignations qui ressemblent à s’y méprendre à des réflexes conditionnés. Voici un test : à ◀la▶ lecture des phrases suivantes, comment allez-vous réagir ?
Celui qui voit, qui comprend, qui désire ◀le▶ Soi, qui joue avec ◀le▶ Soi, qui fait ◀l’▶amour au Soi, qui atteint son plaisir dans ◀le▶ Soi, devient son propre maître et se meut à sa fantaisie parmi ◀les▶ mondes. Mais celui qui pense autrement reste dépendant. Il demeure dans ◀les▶ sphères périssables et ne peut en sortir quand il veut. (Chandogya upanishad, 7, 25.)
Pensez-vous que ◀la▶ comparaison qui est faite ici entre ◀l’▶acte ◀de▶ ◀la▶ connaissance religieuse et ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶union sexuelle, rabaisse ◀le▶ spirituel ou élève ◀l’▶érotique ? (J’entends bien : élève ◀l’▶érotique au niveau de signification où ◀l’▶homme spirituel doit atteindre avec ◀l’▶ensemble ◀de▶ ses facultés.)
◀La▶ sexualité en elle-même ne me paraît pas indifférente pour ◀l’▶esprit. Mais elle n’est ni mauvaise ni bonne : en tant que fonction, je ◀la▶ verrais moralement neutre. Et cependant, dès qu’elle accède à ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶érotisme (qui transcende ◀la▶ fonction naturelle et vitale) elle devient justiciable à la fois ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀l’▶esprit, comme tout autre élément impliqué dans ◀la▶ synthèse ◀de▶ ◀la▶ personne. Deux déviations morales, symétriques, ◀la▶ tentent dès lors en permanence :
a) ◀La▶ sexualité condamnée. Ceux qui ont peur ◀de▶ leur sexualité et qui ne voient qu’ignominie dans ◀l’▶érotisme, expulsent ◀de▶ leur propre personne (et ◀de▶ celle ◀d’▶autrui s’ils ◀le▶ peuvent !) cette troisième forme ◀de▶ ◀l’▶amour. Ils ◀la▶ condamnent ainsi à rester indifférenciée, inculte, non intégrée donc impure, non propre au moi, donc sale. Ils en font une force mauvaise, obscure et menaçante, aliénée ◀de▶ ◀la▶ personne : or ce sont là ◀les▶ caractères et ◀la▶ genèse ◀d’▶un démon. Ils verront ce démon apparaître partout, passant ◀le▶ bout ◀de▶ ◀l’▶oreille entre ces lignes, par exemple ; et certains semblent bien être allés jusqu’à ◀le▶ matérialiser, si ◀l’▶on en croit ◀les▶ récits ◀de▶ vies ◀d’▶anachorètes.
À leur intention, je me répète. « Faire ◀l’▶amour » peut-être : aimer son prochain ou lui faire du mal tout en se diminuant et déformant soi-même ; peut-être : étreindre au hasard un corps sans rencontrer personne, aveuglément, comme dans ◀la▶ nuit ; peut donc être : amour, égoïsme, bienfait ou crime, libération ou servitude, ou simplement erreur ◀de▶ part et ◀d’▶autre, accident ridicule mais sans suites. Ce n’est en soi ni bien ni mal. Seul, ◀le▶ degré ◀d’▶amour réel (personnifiant, lié à ◀la▶ personne) peut qualifier ◀l’▶acte sexuel. Et je ne vois pas ◀d’▶autre critère qui tienne, ou ne soit réductible à celui-là.
b) ◀La▶ sexualité séparée. Dès qu’il est dissocié ◀de▶ ◀l’▶amour ◀d’▶intuition et ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ sentiment, qui ◀le▶ précèdent et ◀le▶ situent dans ◀l’▶amour vrai, ◀le▶ désir sensuel tend aussitôt à redescendre au plan ◀de▶ ◀l’▶instinct. Mais alors que ◀le▶ désir animal est simplement déterminé par ◀le▶ renouvellement ◀de▶ ◀l’▶espèce, ◀le▶ désir sensuel-érotique est devenu force libre, autonome, et qui agit désormais contre ◀l’▶amour en tant que force ◀d’▶individuation. Don Juan ne choisit pas, il désire toutes ◀les▶ femmes, et ce désir fait, ◀de▶ chacune, ◀la▶ femme en tant que sexe en général. (Au contraire, ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan faisait ◀d’▶une seule, élue, ◀la▶ Femme unique.) Cette forme du désir part ◀de▶ ◀l’▶amour mais en direction du néant : elle accroît ◀l’▶indifférencié, elle accroît ◀l’▶entropie du monde. À ◀l’▶extrême, que ◀le▶ Mythe symbolise avec une grande simplicité dans ◀l’▶opéra, Don Juan n’est plus qu’un corps, qu’on nous montre mangeant, buvant et célébrant ◀les▶ femmes. ◀L’▶esprit entièrement refoulé (virtualisé) se voit donc provoqué au plus violent retour : et c’est ◀l’▶apparition du Commandeur. ◀Le▶ contact ◀de▶ ce Double ◀d’▶antimatière anéantit ◀le▶ corps physique. (◀La▶ main saisie, ◀l’▶éclair, ◀la▶ trappe.)
4. ◀L’▶énergie cosmique. — La dernière forme ◀de▶ ◀l’▶amour n’est atteinte que par ◀la▶ pensée, mais à travers ◀le▶ monde des sensations, lorsque au-delà des corps à notre échelle, au-delà du domaine ◀de▶ ◀l’▶individuation, au-delà même ◀de▶ ◀la▶ matière que ◀l’▶on dit brute, mais encore tangible et sensible, elle découvre et mesure ◀l’▶énergie et ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀l’▶attraction universelle. Et il est beau que ◀l’▶aventure ◀de▶ ◀l’▶intellect, descendant des clartés instantanées ◀de▶ ◀l’▶esprit intuitif au clair-obscur ◀de▶ ◀l’▶âme, à ◀l’▶obscur ◀de▶ ◀la▶ chair, à ◀l’▶opaque ◀de▶ ◀la▶ matière et au noir absolu ◀de▶ ◀l’▶espace électronique, débouche enfin sur des lueurs nouvelles qui sont peut-être celles qu’entrevoyaient ◀les▶ sages ◀de▶ ◀l’▶Inde et ◀de▶ ◀la▶ Grèce, et que Dante dit avoir contemplées au prix de sa vue « consumée » :
◀La▶ forme ◀de▶ pensée qui se révèle ici transcende ◀la▶ recherche moderne ◀d’▶une formule du champ unitaire. Elle implique ◀l’▶équation plus générale encore qui embrasserait à la fois ◀le▶ phénomène humain, ◀les▶ lois cosmiques, et ◀l’▶amour créateur. Théorie ◀de▶ ◀l’▶amour unifiant, c’est autant dire ◀de▶ ◀l’▶Amour même.
◀La▶ science actuelle, guidée par ◀l’▶intuition ◀d’▶Einstein, conçoit déjà ◀la▶ possibilité ◀d’▶une explication unifiée des phénomènes gravitationnels et magnétiques, mais elle admet que ◀l’▶affectif demeure pour elle ◀le▶ plus impénétrable des mystères. Il est capital qu’elle ◀l’▶admette. Ce qui était écarté depuis des siècles, renvoyé au chapitre des magies puériles, redevient ◀l’▶objet fascinant des spéculations créatrices. Déjà, ◀les▶ grandes « écoles » ◀de▶ mathématiciens, ◀de▶ physiciens et ◀d’▶astronomes, reconnaissent qu’elles diffèrent essentiellement par leurs options métaphysiques. Ainsi ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀l’▶amour cognitif, ◀de▶ ◀la▶ passion ◀de▶ savoir, ◀d’▶inventer ◀le▶ savoir et ◀d’▶y soumettre ◀la▶ pensée, poussé jusqu’au dernier degré ◀de▶ ◀l’▶abstraction et ◀de▶ ◀l’▶audace logique, semble en voie ◀de▶ rejoindre en perspective ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀l’▶amour intuitif : ◀la▶ vue mystique.
Une illustration. — Tout le monde connaît ◀les▶ cartes à jouer, au moins ◀de▶ vue, mais presque personne ne ◀les▶ voit. Presque personne ne prend la peine ou ◀le▶ plaisir ◀d’▶en déchiffrer ◀l’▶idéogramme. C’est trop sérieux pour ◀les▶ joueurs, et pour ◀les▶ sérieux ce n’est qu’un jeu. Pourtant, si ◀l’▶on regarde un moment, mais sans jouer, ◀les▶ « couleurs » du jeu ◀de▶ cartes ordinaire, on ne tardera pas à découvrir qu’elles correspondent trait pour trait aux quatre amours que nous venons ◀d’▶identifier. (Et si ◀l’▶on remonte aux tarots, on verra qu’il ne s’agit pas ◀d’▶un hasard ou ◀d’▶une fantaisie, comme ◀l’▶ont montré ◀les▶ belles études ◀de▶ ◀l’▶indianiste Heinrich Zimmer).
Pique ♠ ◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 1. Elle suggère : pénétrer, traverser, voler ◀d’▶un trait, blesser, tuer, féconder. Correspond à ◀l’▶ Esprit et à ◀l’▶intuition (Amour spirituel, regard intuitif, philia, Agapè). Tempérament : mystique, innovateur, secourable, détaché, rapide, désintéressé, autoritaire. Déviations typiques : impérialisme et sadisme, ou à ◀l’▶inverse, ascétisme et goût ◀de▶ ◀l’▶autosacrifice ; vers l’autre : crime ; vers soi : suicide. Conception ◀de▶ ◀l’▶amour : un roi ◀de▶ pique dira que « ◀l’▶Amour n’est pas un sentiment, mais ◀la▶ situation totale ◀de▶ celui qui aime, orienté vers ◀la▶ vérité. » Preuve ◀de▶ validité ◀de▶ cet amour : ◀le▶ regard juste. Cœur ♥ ◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 2. Elle suggère : palpiter, contracter-dilater, être vulnérable ou blessé, transpercé par une pique (« Une épée te transpercera ◀l’▶âme », dit Siméon à Marie). Correspond à ◀l’▶Âme et au sentiment (Amour-passion, tendresse, Éros). Tempérament : émotif-dépressif, oblatif-envahissant, réceptif-imaginatif, nostalgique-enthousiaste. Déviations typiques : Masochisme. (Seul celui qui a une âme, et ◀le▶ sait, a lieu ◀d’▶être masochiste et ◀de▶ s’en réjouir.) Goût ◀de▶ ◀la▶ mort à deux. Paranoïa. Conception ◀de▶ ◀l’▶amour : « ◀La▶ beauté fait pleurer ◀les▶ meilleures larmes ». — Tristan. Preuve : sentir intensément. Trèfle ♣ ◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 3. Elle suggère : pousser, enlacer, s’épanouir dans ◀les▶ trois dimensions (esprit, âme, chair) sans perdre ◀l’▶instinct, s’attacher, se flétrir. Correspond au Corps et à ◀la▶ sensation. (« Toute chair est comme ◀l’▶herbe. » Amour ◀de▶ ◀la▶ chair pour ce qui ◀la▶ transcende et ◀l’▶anime, car ◀la▶ poussée vient ◀d’▶en bas, mais ◀l’▶éclosion et ◀l’▶épanouissement dépendent ◀de▶ ◀la▶ lumière reçue, ◀de▶ ◀l’▶air et ◀de▶ ◀la▶ rosée.) Tempérament : sensuel-impulsif-curieux ; prédateur-exclusif-fabricateur (◀d’▶objets, non ◀de▶ concepts.) Déviations typiques : Don Juan. Aberrations ◀de▶ ◀l’▶instinct. Naturisme mystique. (C’est ◀l’▶utopie magique, quelquefois réalisée, du trèfle à quatre : transformer ◀la▶ tige ◀de▶ ◀l’▶instinct en quatrième feuille). Conception ◀de▶ ◀l’▶amour : ◀la▶ gourmandise. « Ce qui est vrai, ce qui est beau, c’est ce qui m’est bon. » Preuve :toucher, étreindre. Carreau ♦ ◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 4. Elle suggère : définir, délimiter (◀le▶ carré), mais aussi pénétrer partout, dans tous ◀les▶ sens (angles aiguisés, rappelant que ce carré fut d’abord un carreau ◀d’▶arbalète, une flèche à quatre pans) ; contredire et mettre en parallèle, opposer pour équilibrer. Correspond à ◀l’▶Intellect, à ◀la▶ pensée (Amour du juste et passion ◀de▶ ◀la▶ découverte). Tempérament : exclusif, bâtisseur, critique, prudent (« se garder à carreau ») ; abstracteur, classique, impudent, inventif (◀de▶ structures et ◀de▶ concepts). Déviations typiques : Schizophrénie. Goût du viol. Impuissance sexuelle par méfiance ◀de▶ ◀l’▶âme. (◀L’▶Intellectuel, au mauvais sens, est celui qui est coupé ◀de▶ ◀l’▶âme, ou ne sait qu’en faire et ◀la▶ nie.) Conception ◀de▶ ◀l’▶amour : ◀l’▶équilibre exigeant ◀l’▶échange, ◀le▶ maintien ◀de▶ chacun dans ses justes limites. Preuve : comprendre (ou au contraire accepter comme un fait ce qui résiste à toute critique). |
Note. On aura reconnu au passage ◀les▶ quatre fonctions fondamentales ◀de▶ C. G. Jung : pensée, sensation, intuition, sentiment, bien que placées ici dans une succession différente, traduisant ◀la▶ logique particulière et ◀l’▶ontogenèse ◀de▶ ◀l’▶amour. Ces quatre fonctions coexistent dans ◀la▶ vie ◀de▶ tout homme normal, mais l’une, en général, est dominante, plus fortement actualisée ; par là même, elle potentialise dans ◀l’▶inconscient ◀la▶ fonction ◀la▶ plus différente ◀d’▶elle-même. ◀Les▶ couples ◀d’▶opposés décrits par Jung : intuition-sensation (signes noirs du jeu ◀de▶ cartes) et sentiment-pensée (signes rouges) se retrouvent dans mon schéma.
Je me suis limité aux interprétations touchant ◀l’▶amour, celles qui peuvent illustrer ◀les▶ pages précédentes. Je n’ai considéré que ◀les▶ as. Il y a bien d’autres choses dans ◀les▶ figures des cartes.
II
Entre ◀le▶ vide et ◀le▶ royaume
Que toute ◀la▶ matière du cosmos, rassemblée, puisse tenir dans un dé ; que sur cette petite Terre suspendue dans ◀le▶ vide, nous marchions sur du vide et vers ◀le▶ vide, n’étant nous-mêmes que furtifs agrégats ◀d’▶infimes tourbillons statistiques ; que tout soit vide en vérité ◀de▶ science, dans ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀l’▶Univers (millions ◀d’▶années-lumière dans ◀l’▶espace, milliards ◀d’▶années terrestres dans ◀le▶ temps), et qu’au fond du réel calculé soit ◀le▶ Vide — mais que, scintillements ◀d’▶une seconde dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ce grain, notre Terre, des civilisations passées nous apparaissent grandes et majestueuses ; bien plus, qu’au détour ◀d’▶un sentier suivi dans ◀la▶ forêt ◀d’▶avril nous attende une révélation du bonheur pur ; qu’il ait suffi ◀de▶ ◀l’▶inflexion ◀d’▶une voix pour que cette rencontre, demain, soit soudain ◀le▶ point ◀de▶ ◀la▶ vie ; qu’il y ait tels moments où nous sommes convaincus que « tout » dépend ◀d’▶une décision à prendre ; qu’un monde coloré, déployé, dense et stable s’étende autour de nous qui allons dans sa durée ; — qu’il y ait donc tout cela mais ◀le▶ vide, tout cela dans ◀le▶ vide et composé ◀de▶ vide, compénétré et imprégné ◀de▶ vacuité, ce vertige accompagne en silence ◀la▶ pensée des hommes ◀d’▶aujourd’hui et leur action.
◀Le▶ miracle est qu’il y ait des formes ! Qu’il y ait ◀de▶ ◀la▶ consistance, des paysages, des visages, une Nature, autour de nous, qui apparaît désormais grâce et don, miraculeuse ; et que ◀la▶ Vacuité ait pu donner naissance à ◀la▶ plénitude des corps, que ◀la▶ lumière soit devenue vision, ◀l’▶énergie sentiment, ◀la▶ structure mythe, et ◀la▶ gravitation désir.
Ce qui trouble d’abord et enfin scandalise ◀l’▶esprit du mystique oriental, c’est cela justement qui fait ma joie, et c’est ◀le▶ passage du tourbillon ◀de▶ billions ◀d’▶agrégats divisibles au désir ◀d’▶un corps animé, ◀d’▶une forme unique, libérée pour un peu ◀de▶ temps ◀de▶ cette transparence incolore qui est ◀la▶ malédiction originelle, ◀l’▶enfer cosmique.
◀L’▶incarnation présente est notre grâce. Elle seule crée du même coup ◀la▶ couleur, ◀le▶ toucher, ◀la▶ vue lointaine et ◀la▶ musique, ◀la▶ souple résistance ◀de▶ ◀la▶ chair, et ◀le▶ désir qui ne s’arrêtera plus dans sa lancée vers un au-delà ◀de▶ plénitude, vers ◀le▶ Plérome.
Car cette Nature qui nous paraît miraculeuse n’est encore qu’un mirage reflété sur ◀le▶ Vide, si elle n’est pas une parabole ◀de▶ ◀l’▶éternel. Ces formes demeurent allusives, ces corps souffrent et meurent, ces sentiments s’égarent, ce désir exige un Ailleurs où ◀la▶ possession soit entière.
Certes, ◀la▶ science nous donne, dès maintenant, des « ailleurs » dont ◀les▶ siècles derniers croyaient avoir banni jusqu’à ◀la▶ possibilité : elle ◀les▶ calcule exactement. Que sont-ils pour notre désir ? Ce Vide qui baigne tout ? ◀L’▶antimatière ? D’autres mondes parallèles, qui seraient le nôtre en creux ? Mais nous voulons ◀l’▶au-delà, et non pas ◀le▶ contraire ◀de▶ nos angoisses et ◀de▶ nos joies, ◀l’▶au-delà qui transforme et non pas un reflet !
Un poète mineur et parfait ◀de▶ ce temps ◀l’▶a découvert un jour, non sans stupeur :
Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là.129
Qu’entendait-il ? Qu’avait-il vu ? Quel autre monde ? Et pourquoi n’y en aurait-il qu’un ?
Il y a ◀le▶ monde du Vide, l’autre monde ◀de▶ ◀la▶ science : il est là, parmi nous et tout autour de nous, ici et maintenant, et nous ne ◀le▶ voyons pas, quoique étant assurés ◀de▶ sa présence instante. Il n’est pas nous.
Mais il y a en nous ◀le▶ Royaume ! ◀Le▶ Royaume « qui n’est pas ◀de▶ ce monde », et qui pourtant est « au-dedans de nous », car il est plus nous-mêmes que nous, parce qu’il est en chacun ◀de▶ ceux qui ◀le▶ reçoivent « ◀le▶ Fils ◀de▶ Dieu », ◀la▶ part céleste, ◀le▶ répondant ◀de▶ ◀l’▶Ange qui sera « notre effigie » au cercle ◀de▶ feu qu’a vu Dante. Et par quelle parabole ◀le▶ représenterons-nous ? « Il est semblable à un grain ◀de▶ sénevé, ◀la▶ plus petite ◀de▶ toutes ◀les▶ semences qui sont sur ◀la▶ terre, mais lorsqu’il a été semé, il monte… et pousse ◀de▶ grandes branches, en sorte que ◀les▶ oiseaux du ciel (◀les▶ anges) peuvent habiter sous son ombre130 » Il n’est pas dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, qui étendent ◀le▶ Vide aux dimensions ◀de▶ ◀l’▶univers ; il n’est pas loin d’ici ou ◀d’▶à présent, du monde des formes, qui est ◀la▶ Nature, ◀la▶ Parabole — mais ici, maintenant, et en toi-même. ◀Le▶ Royaume du ciel est un point, ◀le▶ point ◀d’▶éternité posé dans toi, ◀la▶ semence du Plérome à venir, quand « ◀la▶ figure ◀de▶ ce monde passera », et que ◀l’▶invisible sera vu. Quand tu ◀le▶ sais, ◀l’▶amour commence, ◀l’▶amour a déjà commencé, car c’est lui qui ◀le▶ sait dans toi.
À ◀la▶ question fondamentale que pose ◀le▶ vide : Pourquoi pas rien ? — si ◀la▶ pensée ne trouve pas ◀de▶ réponse, elle se rend au vide et s’annule. Ce qui peut ◀la▶ retenir au bord du rien, c’est ◀l’▶intuition directe ◀de▶ ◀l’▶amour.
C’est à cause de ◀l’▶amour qu’il y a quelque chose, que ◀le▶ vide s’anime et se différencie, qu’il y a des forces qui s’attirent et se repoussent, donc se composent ; qu’il y a par suite forme et mouvement, proche et lointain dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, monde et personne, désir, souffrance et joie. Et nous pouvons aimer ces formes parce que ◀l’▶amour ◀les▶ a formées : nous ◀le▶ reconnaissons en elles, comme il ◀les▶ appelait en nous.
◀L’▶amour seul explique tout, et ◀l’▶être-en-soi n’est qu’un mot désignant ◀l’▶inconcevable : ce qui serait sans ◀l’▶amour, « ce qui est » moins ◀l’▶amour par qui seul il y a quelque chose. ◀L’▶amour seul peut donc dire : je suis. Sans ◀l’▶amour, il n’y aurait pas même ◀le▶ vide. ◀L’▶amour a créé ◀le▶ vide en déployant ◀l’▶attrait, que ◀l’▶on nomme énergie ou désir, selon ◀l’▶ordre physique ou animique. Et cela seul donne un sens à tout : au vide cosmique où danse tel brouillard ◀d’▶électrons empruntés à droite et à gauche et qui tout ◀d’▶un coup peut dire moi, peut dire toi quand il voit ◀le▶ moi dans l’autre ; peut dire : je suis ; mais aussi à ce coin ◀de▶ sentier perdu dans ◀la▶ forêt ◀d’▶avril, petit monde complexe et fortuit, terre et pierres, herbe humide, ciel clair entre ◀les▶ branches, aubépines, profondeur des bois, ici, nulle part, et pourquoi ◀l’▶ai-je aimé ? Pourquoi pas rien ? Parce que ce coin ◀de▶ sentier m’a fait un signe et fut un signe à cet instant pour moi, existant dans ma re-connaissance, et que tout signe ou sens manifeste ◀l’▶amour ; et rien ◀d’▶autre n’importe en vérité : rien ◀d’▶autre au monde ne m’appelle.
J’ai pu douter ◀de▶ ◀l’▶être, et du devenir, et ◀de▶ toutes nos idées sur « Dieu », je n’ai jamais douté ◀de▶ ◀l’▶amour même. J’ai pu douter jusqu’au vertige ◀de▶ presque toutes ◀les▶ vérités ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ culture occidentales, — avant ◀d’▶en retrouver quelques-unes mieux comprises, au retour ◀d’▶un Orient ◀de▶ ◀l’▶esprit. J’ai douté ◀de▶ la plupart des vérités successivement démontrées par nos sciences ; et je ne cesse ◀de▶ douter ◀de▶ notre image du monde, du vide et des distances inconcevables calculées à partir de nos formes. (Je pressens trop ◀de▶ raccourcis, et qu’on trouvera !) Mais je crois bien n’avoir jamais douté ◀de▶ tout cela, qu’en vertu et au nom de ◀l’▶Amour. Il est ◀la▶ grâce indubitable. Je n’ai pas ◀d’▶autre foi certaine, ◀d’▶autre espérance, et je ne vois pas ◀de▶ sens hors ◀d’▶elle, ni d’autres raisons ◀de▶ douter, je veux dire : ◀de▶ chercher jusqu’au bout ce qu’un jour nous pourrons aimer ◀de▶ tout notre être enfin réalisé, dans ◀le▶ Tout enfin contemplé. Quand ◀l’▶Amour sera tout en tous, lors du renouvellement ◀de▶ toutes ◀les▶ choses.
FIN