L’amour même
I
Les quatre couleurs de▶ l’amour
(Schéma philosophique abstrait, orné ◀d’▶une illustration.)
L’amour étant l’initiateur ◀de▶ tout ce qui existe, on appellera néant l’absence ◀d’▶amour. Les degrés ◀d’▶existence ◀de▶ l’amour sont ceux ◀de▶ la création à l’œuvre, sans laquelle le néant ne serait pas conçu, ni l’être.
L’amour divin, venant ◀de▶ Dieu, retourne à Dieu, posant en son point ◀de▶ réflexion et ◀de▶ résonance dans la créature, un moi nouveau qui transcende l’ancien parce qu’il le totalise et l’ordonne à l’esprit. (Cette action ◀d’▶ordonnance, ◀d’▶orientation ◀de▶ soi dans l’axe ◀d’▶efficacité majeure, est la prière. Prier n’est pas demander mais s’orienter, de manière à recevoir et à réaliser.)
Le moi posé, quelle est la voie ◀de▶ l’amour en l’homme ? L’expérience méditée — et que j’espère banale (au sens propre), dans sa forme du moins — me suggère quatre états que l’on peut distinguer par leur ordre ◀d’▶apparition. Ils se mêleront et combineront dans l’homme achevé.
1. La vision intuitive. — Cette forme ◀de▶ l’amour est l’acte ◀de▶ l’esprit ; et elle est connaissance active en même temps que reconnaissance. Elle naît et se développe quand je découvre en moi, mais devine aussitôt dans l’autre, la personne. L’amour lui-même, qui m’a créé sujet, tend à discerner dans autrui le sujet qui pourra lui répondre. Son regard tend à susciter ce qui peut être aimé parce qu’aimant à son tour. Cette action du regard quand elle est confirmée par l’interaction des personnes que l’amour met en résonance, est la philia, l’amitié spirituelle. Elle est agent ◀de▶ différenciation par excellence, du fait qu’elle voit — ou cherche à voir, ou sollicite — dans les individus leur vraie personne ; la vocation qui les distingue absolument ; la nouveauté — fût-elle imperceptible ; l’irremplaçable que chaque être humain, s’il y est appelé, peut devenir. Le désir du regard intuitif est appel, donc attente agissante ◀d’▶une réponse, et, par suite, ◀de▶ l’échange qui est l’action ◀de▶ l’amour.
Quand ce désir et ce besoin ◀d’▶agir sur l’autre excèdent la conscience ◀de▶ soi-même et le respect ◀de▶ sa propre personne en tant que vocation unique, cet amour du prochain peut changer ◀de▶ signe, et du coup sa fonction s’inverse : il se mue en impérialisme, et devient donc agent ◀d’▶uniformisation, tout d’abord dans l’échange ◀de▶ personne à personne, comme l’amitié, l’éducation et le mariage, mais bientôt dans le domaine collectif, la société, la politique, l’Église. À la limite, il devient haine ou crime, comme l’ont montré tant de persécutions religieuses ou philosophiques pour le bien ◀de▶ l’âme ◀de▶ ceux qu’on massacrait, et comme nous le montre aujourd’hui la « vertu » des États totalitaires. Celui qui ne s’aime pas lui-même ne vaut rien pour aimer les autres. Nul, en effet, ne peut aimer autrui s’il se méprise ou se renie, c’est-à-dire s’il méprise ou nie la personne qu’il peut devenir, au lieu de chercher à mieux connaître et dominer ce qui, dans sa nature déterminée, l’empêche ◀d’▶aimer. Nul ne peut distinguer le bien ◀d’▶autrui s’il n’a su distinguer d’abord son propre bien. Qui s’aime mal, comme l’égoïste, ne peut que mal aimer les autres et penser que « l’enfer c’est les autres » : c’est qu’il se croit inacceptable et se voudrait (inconsciemment) anéanti. Nul ne voit la personne chez autrui s’il ne l’a vue d’abord en soi : or, aimer c’est vouloir que la personne unique s’édifie dans l’individu. Cette règle ◀d’▶or est la norme morale, par excellence, en tout domaine, aussi bien dans celui ◀de▶ l’érotique que dans l’éducation, l’amitié et le mariage.
Au point ◀d’▶équilibre idéal entre la retenue qui naît ◀de▶ l’amour ◀de▶ soi et l’élan vers le moi ◀d’▶autrui, l’amour du prochain constitue le modèle créateur ◀de▶ toute communauté, et l’image organisatrice ◀d’▶une biologie ◀de▶ l’humanité en tant que celle-ci forme un tout. L’amour ◀d’▶autrui comme ◀de▶ soi-même pouvant seul assurer la santé et régler le métabolisme du grand corps.
2. L’émotion, ou l’Éros. — Cette seconde forme ◀de▶ l’amour procède ◀de▶ l’âme. Elle est moins sélective que le regard intuitif, puisqu’elle ne va pas vers l’unique, mais plus limitative aussi, en ce sens qu’aussitôt qu’elle existe et tant que dure sa plénitude, elle exclut ◀de▶ sa réalité tout ce qui n’est ni l’objet ni le sujet ◀de▶ l’émotion : à ces deux se réduit pour elle l’univers. Dans sa genèse, elle correspond, quel que soit l’âge, à l’état ◀de▶ première adolescence, quand l’amour « point le cœur », oppresse le souffle, brûle en rêve, et reste loin ◀d’▶imaginer la possession. (C’est un aspect ◀de▶ l’amour courtois, non le plus spécifique, ni le plus insolite). Mais s’il précède le désir, dit physique, je crois bien que l’amour émotif animique n’apparaît guère sans que l’ait éveillé un premier regard ◀de▶ l’intuition. Les très jeunes gens l’ignorent encore ; la plupart des adultes ont cessé ◀de▶ le sentir ; mais un homme qui se connaît bien et les femmes surtout savent cela : une certaine perception instantanée du secret singulier ◀de▶ l’autre — et surtout s’il paraît lui-même l’ignorer — est la condition nécessaire ◀de▶ l’émotion vraiment envahissante. Dans ce domaine ◀de▶ l’âme intermédiaire entre le spirituel et le sensuel, les risques ◀d’▶erreur sont plus grands, parce que l’émotion la plus vive peut très bien se suffire en soi. L’intuition qui se trompe n’est rien, le désir non comblé n’est pas une sensation, mais l’émotion trouve en elle-même et dans la seule intensité, sa preuve et son accomplissement ; même si l’objet aimé ne « justifie » pas l’amour, si on l’a mal vu, si on l’imagine autre qu’il n’est, ou si l’on ne fait que projeter sur lui l’image du soi que l’on aime et qui le cache. Philia devine, attend l’échange, le vrai dialogue ; Éros élit, s’émeut, et « le reste est silence ». Au degré ◀de▶ la passion, l’âme va se détacher du spirituel et du sensuel, pour le plaisir et la douleur ◀de▶ mieux brûler. L’amour-passion oriente le moi vers un objet qu’il veut unique, infiniment différencié ◀de▶ tous les autres, et dans lequel s’investissent bientôt toute la présence et toute la valeur peu à peu retirées aux autres existences. « Écarte les choses, ô amant ! » Jusqu’au point où l’Élue, devenant le monde — « On est seul avec tout ce que l’on aime » — l’amour confond le moi et son objet, et enfin « Seul je suis, moi, le Monde ! » À cette limite ◀de▶ l’extrême différence actualisée, tout ce qui avait été refoulé, écarté et virtualisé dans la nuit ◀de▶ l’indifférencié, d’un seul coup submerge l’amant : il s’abîme dans le « flot houleux » et dans la « tourmente du Monde » — sa mort ◀d’▶amour, sa « Joie suprême 128. »
3. Le plaisir sexuel. — Cette troisième forme ◀de▶ l’amour est dite physique, encore que nous sachions très bien que le sexe est lié comme nulle autre fonction à la volonté ◀de▶ l’intellect, à l’âme et à l’imaginaire ; et qu’en tant qu’il ne serait qu’un instinct animal, il n’aurait rien à voir avec l’amour. Les animaux ne font pas l’amour, mais subissent la sexualité quand vient son temps. Les confusions ◀de▶ notre langage courant semblent parfois assimiler l’amour au sexe, mais elles proviennent ◀d’▶une contamination en sens inverse : si la sexualité peut signifier l’amour, c’est parce qu’elle est, chez l’homme, autre chose que l’instinct. Dans la mesure où, sans perdre l’instinct, elle s’ordonne à des fins nouvelles qui ne sont plus celles ◀de▶ l’espèce mais ◀de▶ la personne, la sexualité mérite ce nom ◀d’▶amour que lui donne l’Occident moderne, — quoi qu’en pense la morale moyenne (très rarement codifiée, longuement invétérée) qui forme le climat des milieux bien-pensants dans le peuple et la bourgeoisie, catholiques, protestants ou laïques.
Cette morale tient le sexe pour mauvais en principe. Comme elle sent qu’une telle attitude est plus hérétique que chrétienne, ou plus religieuse que rationnelle et « scientifique », elle se garde ◀de▶ la déclarer, mais trahit constamment son intime conviction par des jugements et des indignations qui ressemblent à s’y méprendre à des réflexes conditionnés. Voici un test : à la lecture des phrases suivantes, comment allez-vous réagir ?
Celui qui voit, qui comprend, qui désire le Soi, qui joue avec le Soi, qui fait l’amour au Soi, qui atteint son plaisir dans le Soi, devient son propre maître et se meut à sa fantaisie parmi les mondes. Mais celui qui pense autrement reste dépendant. Il demeure dans les sphères périssables et ne peut en sortir quand il veut. (Chandogya upanishad, 7, 25.)
Pensez-vous que la comparaison qui est faite ici entre l’acte ◀de▶ la connaissance religieuse et l’acte ◀de▶ l’union sexuelle, rabaisse le spirituel ou élève l’érotique ? (J’entends bien : élève l’érotique au niveau de signification où l’homme spirituel doit atteindre avec l’ensemble ◀de▶ ses facultés.)
La sexualité en elle-même ne me paraît pas indifférente pour l’esprit. Mais elle n’est ni mauvaise ni bonne : en tant que fonction, je la verrais moralement neutre. Et cependant, dès qu’elle accède à la liberté ◀de▶ l’érotisme (qui transcende la fonction naturelle et vitale) elle devient justiciable à la fois ◀de▶ la morale et ◀de▶ l’esprit, comme tout autre élément impliqué dans la synthèse ◀de▶ la personne. Deux déviations morales, symétriques, la tentent dès lors en permanence :
a) La sexualité condamnée. Ceux qui ont peur ◀de▶ leur sexualité et qui ne voient qu’ignominie dans l’érotisme, expulsent ◀de▶ leur propre personne (et ◀de▶ celle ◀d’▶autrui s’ils le peuvent !) cette troisième forme ◀de▶ l’amour. Ils la condamnent ainsi à rester indifférenciée, inculte, non intégrée donc impure, non propre au moi, donc sale. Ils en font une force mauvaise, obscure et menaçante, aliénée ◀de▶ la personne : or ce sont là les caractères et la genèse ◀d’▶un démon. Ils verront ce démon apparaître partout, passant le bout ◀de▶ l’oreille entre ces lignes, par exemple ; et certains semblent bien être allés jusqu’à le matérialiser, si l’on en croit les récits ◀de▶ ◀vies▶ ◀d’▶anachorètes.
À leur intention, je me répète. « Faire l’amour » peut-être : aimer son prochain ou lui faire du mal tout en se diminuant et déformant soi-même ; peut-être : étreindre au hasard un corps sans rencontrer personne, aveuglément, comme dans la nuit ; peut donc être : amour, égoïsme, bienfait ou crime, libération ou servitude, ou simplement erreur ◀de▶ part et ◀d’▶autre, accident ridicule mais sans suites. Ce n’est en soi ni bien ni mal. Seul, le degré ◀d’▶amour réel (personnifiant, lié à la personne) peut qualifier l’acte sexuel. Et je ne vois pas ◀d’▶autre critère qui tienne, ou ne soit réductible à celui-là.
b) La sexualité séparée. Dès qu’il est dissocié ◀de▶ l’amour ◀d’▶intuition et ◀de▶ l’amour ◀de▶ sentiment, qui le précèdent et le situent dans l’amour vrai, le désir sensuel tend aussitôt à redescendre au plan ◀de▶ l’instinct. Mais alors que le désir animal est simplement déterminé par le renouvellement ◀de▶ l’espèce, le désir sensuel-érotique est devenu force libre, autonome, et qui agit désormais contre l’amour en tant que force ◀d’▶individuation. Don Juan ne choisit pas, il désire toutes les femmes, et ce désir fait, ◀de▶ chacune, la femme en tant que sexe en général. (Au contraire, l’amour ◀de▶ Tristan faisait ◀d’▶une seule, élue, la Femme unique.) Cette forme du désir part ◀de▶ l’amour mais en direction du néant : elle accroît l’indifférencié, elle accroît l’entropie du monde. À l’extrême, que le Mythe symbolise avec une grande simplicité dans l’opéra, Don Juan n’est plus qu’un corps, qu’on nous montre mangeant, buvant et célébrant les femmes. L’esprit entièrement refoulé (virtualisé) se voit donc provoqué au plus violent retour : et c’est l’apparition du Commandeur. Le contact ◀de▶ ce Double ◀d’▶antimatière anéantit le corps physique. (La main saisie, l’éclair, la trappe.)
4. L’énergie cosmique. — La dernière forme ◀de▶ l’amour n’est atteinte que par la pensée, mais à travers le monde des sensations, lorsque au-delà des corps à notre échelle, au-delà du domaine ◀de▶ l’individuation, au-delà même ◀de▶ la matière que l’on dit brute, mais encore tangible et sensible, elle découvre et mesure l’énergie et le mystère ◀de▶ l’attraction universelle. Et il est beau que l’aventure ◀de▶ l’intellect, descendant des clartés instantanées ◀de▶ l’esprit intuitif au clair-obscur ◀de▶ l’âme, à l’obscur ◀de▶ la chair, à l’opaque ◀de▶ la matière et au noir absolu ◀de▶ l’espace électronique, débouche enfin sur des lueurs nouvelles qui sont peut-être celles qu’entrevoyaient les sages ◀de▶ l’Inde et ◀de▶ la Grèce, et que Dante dit avoir contemplées au prix de sa vue « consumée » :
La forme ◀de▶ pensée qui se révèle ici transcende la recherche moderne ◀d’▶une formule du champ unitaire. Elle implique l’équation plus générale encore qui embrasserait à la fois le phénomène humain, les lois cosmiques, et l’amour créateur. Théorie ◀de▶ l’amour unifiant, c’est autant dire ◀de▶ l’Amour même.
La science actuelle, guidée par l’intuition ◀d’▶Einstein, conçoit déjà la possibilité ◀d’▶une explication unifiée des phénomènes gravitationnels et magnétiques, mais elle admet que l’affectif demeure pour elle le plus impénétrable des mystères. Il est capital qu’elle l’admette. Ce qui était écarté depuis des siècles, renvoyé au chapitre des magies puériles, redevient l’objet fascinant des spéculations créatrices. Déjà, les grandes « écoles » ◀de▶ mathématiciens, ◀de▶ physiciens et ◀d’▶astronomes, reconnaissent qu’elles diffèrent essentiellement par leurs options métaphysiques. Ainsi l’extrême ◀de▶ l’amour cognitif, ◀de▶ la passion ◀de▶ savoir, ◀d’▶inventer le savoir et ◀d’▶y soumettre la pensée, poussé jusqu’au dernier degré ◀de▶ l’abstraction et ◀de▶ l’audace logique, semble en voie ◀de▶ rejoindre en perspective l’extrême ◀de▶ l’amour intuitif : la vue mystique.
Une illustration. — Tout le monde connaît les cartes à jouer, au moins ◀de▶ vue, mais presque personne ne les voit. Presque personne ne prend la peine ou le plaisir ◀d’▶en déchiffrer l’idéogramme. C’est trop sérieux pour les joueurs, et pour les sérieux ce n’est qu’un jeu. Pourtant, si l’on regarde un moment, mais sans jouer, les « couleurs » du jeu ◀de▶ cartes ordinaire, on ne tardera pas à découvrir qu’elles correspondent trait pour trait aux quatre amours que nous venons ◀d’▶identifier. (Et si l’on remonte aux tarots, on verra qu’il ne s’agit pas ◀d’▶un hasard ou ◀d’▶une fantaisie, comme l’ont montré les belles études ◀de▶ l’indianiste Heinrich Zimmer).
Les quatre amours Pique ♠ La forme indique le nombre 1. Elle suggère : pénétrer, traverser, voler ◀d’▶un trait, blesser, tuer, féconder. Correspond à l’ Esprit et à l’intuition (Amour spirituel, regard intuitif, philia, Agapè). Tempérament : mystique, innovateur, secourable, détaché, rapide, désintéressé, autoritaire. Déviations typiques : impérialisme et sadisme, ou à l’inverse, ascétisme et goût ◀de▶ l’autosacrifice ; vers l’autre : crime ; vers soi : suicide. Conception ◀de▶ l’amour : un roi ◀de▶ pique dira que « l’Amour n’est pas un sentiment, mais la situation totale ◀de▶ celui qui aime, orienté vers la vérité. » Preuve ◀de▶ validité ◀de▶ cet amour : le regard juste. Cœur ♥ La forme indique le nombre 2. Elle suggère : palpiter, contracter-dilater, être vulnérable ou blessé, transpercé par une pique (« Une épée te transpercera l’âme », dit Siméon à Marie). Correspond à l’Âme et au sentiment (Amour-passion, tendresse, Éros). Tempérament : émotif-dépressif, oblatif-envahissant, réceptif-imaginatif, nostalgique-enthousiaste. Déviations typiques : Masochisme. (Seul celui qui a une âme, et le sait, a lieu ◀d’▶être masochiste et ◀de▶ s’en réjouir.) Goût ◀de▶ la mort à deux. Paranoïa. Conception ◀de▶ l’amour : « La beauté fait pleurer les meilleures larmes ». — Tristan. Preuve : sentir intensément. Trèfle ♣ La forme indique le nombre 3. Elle suggère : pousser, enlacer, s’épanouir dans les trois dimensions (esprit, âme, chair) sans perdre l’instinct, s’attacher, se flétrir. Correspond au Corps et à la sensation. (« Toute chair est comme l’herbe. » Amour ◀de▶ la chair pour ce qui la transcende et l’anime, car la poussée vient ◀d’▶en bas, mais l’éclosion et l’épanouissement dépendent ◀de▶ la lumière reçue, ◀de▶ l’air et ◀de▶ la rosée.) Tempérament : sensuel-impulsif-curieux ; prédateur-exclusif-fabricateur (◀d’▶objets, non ◀de▶ concepts.) Déviations typiques : Don Juan. Aberrations ◀de▶ l’instinct. Naturisme mystique. (C’est l’utopie magique, quelquefois réalisée, du trèfle à quatre : transformer la tige ◀de▶ l’instinct en quatrième feuille). Conception ◀de▶ l’amour : la gourmandise. « Ce qui est vrai, ce qui est beau, c’est ce qui m’est bon. » Preuve :toucher, étreindre. Carreau ♦ La forme indique le nombre 4. Elle suggère : définir, délimiter (le carré), mais aussi pénétrer partout, dans tous les sens (angles aiguisés, rappelant que ce carré fut d’abord un carreau ◀d’▶arbalète, une flèche à quatre pans) ; contredire et mettre en parallèle, opposer pour équilibrer. Correspond à l’Intellect, à la pensée (Amour du juste et passion ◀de▶ la découverte). Tempérament : exclusif, bâtisseur, critique, prudent (« se garder à carreau ») ; abstracteur, classique, impudent, inventif (◀de▶ structures et ◀de▶ concepts). Déviations typiques : Schizophrénie. Goût du viol. Impuissance sexuelle par méfiance ◀de▶ l’âme. (L’Intellectuel, au mauvais sens, est celui qui est coupé ◀de▶ l’âme, ou ne sait qu’en faire et la nie.) Conception ◀de▶ l’amour : l’équilibre exigeant l’échange, le maintien ◀de▶ chacun dans ses justes limites. Preuve : comprendre (ou au contraire accepter comme un fait ce qui résiste à toute critique). |
Note. On aura reconnu au passage les quatre fonctions fondamentales ◀de▶ C. G. Jung : pensée, sensation, intuition, sentiment, bien que placées ici dans une succession différente, traduisant la logique particulière et l’ontogenèse ◀de▶ l’amour. Ces quatre fonctions coexistent dans la ◀vie▶ ◀de▶ tout homme normal, mais l’une, en général, est dominante, plus fortement actualisée ; par là même, elle potentialise dans l’inconscient la fonction la plus différente ◀d’▶elle-même. Les couples ◀d’▶opposés décrits par Jung : intuition-sensation (signes noirs du jeu ◀de▶ cartes) et sentiment-pensée (signes rouges) se retrouvent dans mon schéma.
Je me suis limité aux interprétations touchant l’amour, celles qui peuvent illustrer les pages précédentes. Je n’ai considéré que les as. Il y a bien d’autres choses dans les figures des cartes.
II
Entre le vide et le royaume
Que toute la matière du cosmos, rassemblée, puisse tenir dans un dé ; que sur cette petite Terre suspendue dans le vide, nous marchions sur du vide et vers le vide, n’étant nous-mêmes que furtifs agrégats ◀d’▶infimes tourbillons statistiques ; que tout soit vide en vérité ◀de▶ science, dans les dimensions ◀de▶ l’Univers (millions ◀d’▶années-lumière dans l’espace, milliards ◀d’▶années terrestres dans le temps), et qu’au fond du réel calculé soit le Vide — mais que, scintillements ◀d’▶une seconde dans l’histoire ◀de▶ ce grain, notre Terre, des civilisations passées nous apparaissent grandes et majestueuses ; bien plus, qu’au détour ◀d’▶un sentier suivi dans la forêt ◀d’▶avril nous attende une révélation du bonheur pur ; qu’il ait suffi ◀de▶ l’inflexion ◀d’▶une voix pour que cette rencontre, demain, soit soudain le point ◀de▶ la ◀vie▶ ; qu’il y ait tels moments où nous sommes convaincus que « tout » dépend ◀d’▶une décision à prendre ; qu’un monde coloré, déployé, dense et stable s’étende autour de nous qui allons dans sa durée ; — qu’il y ait donc tout cela mais le vide, tout cela dans le vide et composé ◀de▶ vide, compénétré et imprégné ◀de▶ vacuité, ce vertige accompagne en silence la pensée des hommes ◀d’▶aujourd’hui et leur action.
Le miracle est qu’il y ait des formes ! Qu’il y ait ◀de▶ la consistance, des paysages, des visages, une Nature, autour de nous, qui apparaît désormais grâce et don, miraculeuse ; et que la Vacuité ait pu donner naissance à la plénitude des corps, que la lumière soit devenue vision, l’énergie sentiment, la structure mythe, et la gravitation désir.
Ce qui trouble d’abord et enfin scandalise l’esprit du mystique oriental, c’est cela justement qui fait ma joie, et c’est le passage du tourbillon ◀de▶ billions ◀d’▶agrégats divisibles au désir ◀d’▶un corps animé, ◀d’▶une forme unique, libérée pour un peu ◀de▶ temps ◀de▶ cette transparence incolore qui est la malédiction originelle, l’enfer cosmique.
L’incarnation présente est notre grâce. Elle seule crée du même coup la couleur, le toucher, la vue lointaine et la musique, la souple résistance ◀de▶ la chair, et le désir qui ne s’arrêtera plus dans sa lancée vers un au-delà ◀de▶ plénitude, vers le Plérome.
Car cette Nature qui nous paraît miraculeuse n’est encore qu’un mirage reflété sur le Vide, si elle n’est pas une parabole ◀de▶ l’éternel. Ces formes demeurent allusives, ces corps souffrent et meurent, ces sentiments s’égarent, ce désir exige un Ailleurs où la possession soit entière.
Certes, la science nous donne, dès maintenant, des « ailleurs » dont les siècles derniers croyaient avoir banni jusqu’à la possibilité : elle les calcule exactement. Que sont-ils pour notre désir ? Ce Vide qui baigne tout ? L’antimatière ? D’autres mondes parallèles, qui seraient le nôtre en creux ? Mais nous voulons l’au-delà, et non pas le contraire ◀de▶ nos angoisses et ◀de▶ nos joies, l’au-delà qui transforme et non pas un reflet !
Un poète mineur et parfait ◀de▶ ce temps l’a découvert un jour, non sans stupeur :
Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là.129
Qu’entendait-il ? Qu’avait-il vu ? Quel autre monde ? Et pourquoi n’y en aurait-il qu’un ?
Il y a le monde du Vide, l’autre monde ◀de▶ la science : il est là, parmi nous et tout autour de nous, ici et maintenant, et nous ne le voyons pas, quoique étant assurés ◀de▶ sa présence instante. Il n’est pas nous.
Mais il y a en nous le Royaume ! Le Royaume « qui n’est pas ◀de▶ ce monde », et qui pourtant est « au-dedans de nous », car il est plus nous-mêmes que nous, parce qu’il est en chacun ◀de▶ ceux qui le reçoivent « le Fils ◀de▶ Dieu », la part céleste, le répondant ◀de▶ l’Ange qui sera « notre effigie » au cercle ◀de▶ feu qu’a vu Dante. Et par quelle parabole le représenterons-nous ? « Il est semblable à un grain ◀de▶ sénevé, la plus petite ◀de▶ toutes les semences qui sont sur la terre, mais lorsqu’il a été semé, il monte… et pousse ◀de▶ grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel (les anges) peuvent habiter sous son ombre130 » Il n’est pas dans l’espace et le temps, qui étendent le Vide aux dimensions ◀de▶ l’univers ; il n’est pas loin d’ici ou ◀d’▶à présent, du monde des formes, qui est la Nature, la Parabole — mais ici, maintenant, et en toi-même. Le Royaume du ciel est un point, le point ◀d’▶éternité posé dans toi, la semence du Plérome à venir, quand « la figure ◀de▶ ce monde passera », et que l’invisible sera vu. Quand tu le sais, l’amour commence, l’amour a déjà commencé, car c’est lui qui le sait dans toi.
À la question fondamentale que pose le vide : Pourquoi pas rien ? — si la pensée ne trouve pas ◀de▶ réponse, elle se rend au vide et s’annule. Ce qui peut la retenir au bord du rien, c’est l’intuition directe ◀de▶ l’amour.
C’est à cause de l’amour qu’il y a quelque chose, que le vide s’anime et se différencie, qu’il y a des forces qui s’attirent et se repoussent, donc se composent ; qu’il y a par suite forme et mouvement, proche et lointain dans l’espace et le temps, monde et personne, désir, souffrance et joie. Et nous pouvons aimer ces formes parce que l’amour les a formées : nous le reconnaissons en elles, comme il les appelait en nous.
L’amour seul explique tout, et l’être-en-soi n’est qu’un mot désignant l’inconcevable : ce qui serait sans l’amour, « ce qui est » moins l’amour par qui seul il y a quelque chose. L’amour seul peut donc dire : je suis. Sans l’amour, il n’y aurait pas même le vide. L’amour a créé le vide en déployant l’attrait, que l’on nomme énergie ou désir, selon l’ordre physique ou animique. Et cela seul donne un sens à tout : au vide cosmique où danse tel brouillard ◀d’▶électrons empruntés à droite et à gauche et qui tout ◀d’▶un coup peut dire moi, peut dire toi quand il voit le moi dans l’autre ; peut dire : je suis ; mais aussi à ce coin ◀de▶ sentier perdu dans la forêt ◀d’▶avril, petit monde complexe et fortuit, terre et pierres, herbe humide, ciel clair entre les branches, aubépines, profondeur des bois, ici, nulle part, et pourquoi l’ai-je aimé ? Pourquoi pas rien ? Parce que ce coin ◀de▶ sentier m’a fait un signe et fut un signe à cet instant pour moi, existant dans ma re-connaissance, et que tout signe ou sens manifeste l’amour ; et rien ◀d’▶autre n’importe en vérité : rien ◀d’▶autre au monde ne m’appelle.
J’ai pu douter ◀de▶ l’être, et du devenir, et ◀de▶ toutes nos idées sur « Dieu », je n’ai jamais douté ◀de▶ l’amour même. J’ai pu douter jusqu’au vertige ◀de▶ presque toutes les vérités ◀de▶ la morale et ◀de▶ la culture occidentales, — avant ◀d’▶en retrouver quelques-unes mieux comprises, au retour ◀d’▶un Orient ◀de▶ l’esprit. J’ai douté ◀de▶ la plupart des vérités successivement démontrées par nos sciences ; et je ne cesse ◀de▶ douter ◀de▶ notre image du monde, du vide et des distances inconcevables calculées à partir de nos formes. (Je pressens trop ◀de▶ raccourcis, et qu’on trouvera !) Mais je crois bien n’avoir jamais douté ◀de▶ tout cela, qu’en vertu et au nom de l’Amour. Il est la grâce indubitable. Je n’ai pas ◀d’▶autre foi certaine, ◀d’▶autre espérance, et je ne vois pas ◀de▶ sens hors ◀d’▶elle, ni d’autres raisons ◀de▶ douter, je veux dire : ◀de▶ chercher jusqu’au bout ce qu’un jour nous pourrons aimer ◀de▶ tout notre être enfin réalisé, dans le Tout enfin contemplé. Quand l’Amour sera tout en tous, lors du renouvellement ◀de▶ toutes les choses.
FIN