Esquisse d’▶une biographie : J. H. Retinger (1960-1961)ck
C’est dans le vieux palace ◀de▶ Montreux, seconde patrie du roman russe, que j’ai rencontré Retinger, en septembre 1947. Je venais de prononcer le discours ◀d’▶introduction du premier congrès des fédéralistes européens. Au sortir de la salle, je fus présenté à un personnage ◀d’▶âge indéfinissable, appuyé sur une canne, l’œil étrangement vif et résolu derrière un lorgnon démodé, et qui me dit avec un accent slave : « Votre discours était vraiment très bien, vous avez montré la voie, maintenant venez vous asseoir ici. Bon Dieu ! il faut parler ◀de▶ la suite ! Et d’abord, garçon ! deux fines à l’eau ! »
À cette « suite », nous avons collaboré pendant près de treize ans. Nous avons préparé ensemble plusieurs congrès, et vingt rencontres aux allures ◀de▶ « complots », dont quelques-unes ont abouti à des créations durables. Et nous avons passé ◀d’▶innombrables soirées à bavarder ◀de▶ nos affaires — c’était sa vraie manière ◀de▶ travailler — à Londres et à Bruxelles, à Paris et à Rome, à Strasbourg et à Vienne, dans les restaurants qu’il préférait parce qu’on l’y saluait du titre ◀d’▶Excellence, qui l’amusait, et qu’on s’y contentait ◀de▶ lui faire signer la note. (C’est mon dernier snobisme, disait-il.) Il fut aussi l’un ◀de▶ nos familiers à Ferney. Et pourtant, je me pose la même question que se posait plus haut notre ami Pietro Quaroni : l’ai-je bien connu ? La lecture des notes abondantes qu’il avait préparées en vue de ses mémoires me révèle plusieurs dimensions ◀de▶ sa personne et ◀de▶ son existence que je n’avais pu que soupçonner à la faveur ◀de▶ quelques allusions qu’il lui arrivait ◀d’▶y faire, sans insister. C’est l’Européen que j’ai connu, à partir de sa soixantième année. Mais ◀de▶ sa carrière jusque-là, je n’entrevoyais que des bribes.
M’aidant ◀de▶ ses notes (592 pages, en anglais) et comblant quelques-unes des lacunes qui s’y trouvent à l’aide ◀d’▶un livre ◀de▶ souvenirs sur Joseph Conrad (qu’il avait publié à Londres en 1941) et grâce aux précisions qu’à bien voulu me fournir Jan Pomian, qui fut longtemps son secrétaire, je tenterai dans les pages qui suivent une première esquisse biographique.
Les années ◀d’▶apprentissage
Joseph H. Retinger naît à Cracovie, en 1888, ◀d’▶une famille polonaise ◀de▶ nationalité autrichienne, assez riche et hautement intellectuelle. Parmi ses plus proches parents, il compte neuf professeurs ◀d’▶université et l’un des premiers prix Nobel.
Enfance heureuse et sans histoire, affirme-t-il. Il est élevé dans le patriotisme polonais et le catholicisme le plus strict. Jusqu’à l’âge ◀de▶ 17 ans, il pense devenir prêtre. Et puis un beau jour, au cours ◀d’▶une promenade avec un ◀de▶ ses amis, il se découvre une vocation très différente. Les deux garçons parlaient ◀de▶ leur avenir, et soudain Joseph s’écrie : « Comme je voudrais que la Pologne ait enfin son indépendance ! Parce qu’alors je ne serais plus obligé ◀d’▶être avant tout un patriote ! » Dès cet instant, écrira-t-il, il a découvert l’interdépendance des peuples et la nécessité ◀de▶ meilleures relations internationales. Il y consacrera sa ◀vie▶.
Ce jeune Polonais sans nation, mais non pas sans patrie, va recevoir une éducation idéalement européenne. Son père est mort lorsque Joseph avait 4 ans, et c’est un ami ◀de▶ la famille, le comte Zamoyski, belle figure ◀de▶ grand seigneur ascète et patriote, qui devient son tuteur vigilant. Zamoyski habite Paris, où il est né ; il est Français, et c’est sans doute à son instigation que Retinger quitte Cracovie pour faire des études ◀de▶ lettres en Sorbonne. Il arrive à Paris en 1906. Il n’a que 18 ans, mais il sait déjà cinq langues, et deux ans plus tard il deviendra « le plus jeune docteur ès lettres ◀de▶ l’Europe ». À Paris, tout l’accueille, et d’abord ses cousins, Cyprien et Misia Godebski (cette dernière deviendra Mrs. Edwards, puis Mme José-Maria Sert). Or le salon des Godebski se trouve être le cœur ◀de▶ la ◀vie▶ artistique et littéraire ◀de▶ la capitale. Vuillard, Bonnard et Laprade, parmi les peintres, André Gide, Arnold Bennett, Larbaud, Paul Valéry et Léon-Paul Fargue parmi les écrivains, Erik Satie, Manuel de Falla et Maurice Ravel, parmi les compositeurs : tous les intimes des Godebski deviendront rapidement ses amis. Il fréquente le Café Vachette, où règne derrière son monocle à ruban le poète Jean Moréas, qui chaque soir salue l’entrée ◀de▶ Joseph en déclamant un vers ◀de▶ Ronsard : La Pologne que Mars et l’Hiver accompagnent ! Il connaît là Giraudoux, Blaise Cendrars, Bernard Grasset, François Mauriac.
Ses interminables promenades nocturnes avec Fargue et Ravel sont maintes fois décrites dans ses notes. Léon-Paul Fargue « perpétuellement amoureux », le frappe par sa capacité ◀de▶ « parler abondamment sur des thèmes futiles », et Retinger y voit un trait ◀de▶ l’intelligentsia parisienne ◀de▶ cette époque. Il a rencontré Gide dans un train entre Prague et Paris, et il note que c’est aussi dans un train et sur un quai ◀de▶ gare qu’il fera la connaissance ◀de▶ deux ◀de▶ ses grands amis des années qui suivront : Joseph Conrad et Sir Stafford Cripps. (C’est d’ailleurs par Retinger que Gide et Larbaud ont connu Joseph Conrad.)
En 1908, à 20 ans, il passe en Sorbonne une thèse ◀de▶ doctorat sur Le Conte fantastique dans le romantisme français, publiée en librairie deux ans plus tard. Puis il s’inscrit à l’École des sciences politiques, et il entreprend une Histoire ◀de▶ la littérature française, du romantisme à nos jours, qu’il achèvera à Munich49. Parallèlement, et dès 1909, il édite à Cracovie une revue littéraire polonaise, dans laquelle la Porte étroite ◀de▶ Gide est traduite en polonais avant même ◀de▶ paraître en volume à Paris.
Mais la littérature n’est pas sa vocation. Ses essais ◀de▶ création littéraire sont vite abandonnés : « Quoi qu’il en soit, Joseph, je ne pense pas que vous serez jamais un écrivain ! », lui a dit un jour André Gide en riant, après avoir passé des heures à corriger le manuscrit ◀d’▶un ◀de▶ ses contes. Ce qu’il cherche avant tout dans le milieu des artistes et des écrivains les plus vivants ◀de▶ son temps, c’est une connaissance plus intime ◀de▶ la psychologie des nations et ◀de▶ ce qui peut lier les hommes au-delà du plan national. Et c’est la même curiosité qui le fera fréquenter pendant toute sa jeunesse les salons du meilleur monde ◀de▶ Paris et ◀de▶ Londres, où l’ont introduit le comte Zamoyski, le fameux « Boni », marquis de Castellane, et Lord Charles Beresford. À travers ses notes succinctes sur cette période ◀de▶ sa ◀vie▶, on l’entrevoit chez la comtesse de Castries parlant avec le maréchal Lyautey, chez Margot Asquith ou chez la duchesse de Rutland récoltant ◀de▶ précieux appuis politiques pour ses premières campagnes en faveur de l’indépendance polonaise. On le devine brillant et séduisant, snob et capable ◀d’▶insolences étourdissantes, et sans doute beaucoup plus occupé par les femmes qu’il ne veut le laisser entendre, mais sa carrière ◀de▶ « politicien privé » lui paraît seule digne ◀d’▶être retracée dans l’esquisse ◀de▶ ses mémoires.
◀De▶ 1909 à 1911, nous le trouvons à Munich, où il poursuit des études ◀de▶ psychologie, puis à Florence. En 1911 enfin, il débarque à Londres, s’inscrit à la London School of Economics, se marie (avec une Polonaise) et décide bientôt que l’Angleterre, après tout, est non seulement le pays dont le style ◀de▶ ◀vie▶ lui convient le mieux, mais aussi le pays qui offre les meilleures chances à l’action pour laquelle il n’a cessé ◀de▶ se préparer, à travers ses années nomades, studieuses et brillantes.
Pour la Pologne : débuts politiques
Essayons ◀de▶ nous représenter la situation ◀d’▶un patriote polonais vers 1910. La Pologne a cessé ◀d’▶exister comme État depuis le partage ◀de▶ 1795. Elle n’a plus ◀d’▶existence politique, ni sur le plan international ni sur le plan domestique. La partie russe est opprimée et sans voix ; la partie austro-hongroise est beaucoup mieux traitée, et une poignée ◀de▶ députés la représentent à Vienne, mais sans influence notable ; enfin, dans la partie prussienne, les enfants polonais qui voudraient parler leur langue se trouvent privés ◀d’▶instruction publique, la Prusse ayant décrété que l’enseignement primaire ne se ferait plus qu’en allemand. Chacune des trois puissances s’efforce ◀d’▶empêcher que « ses » Polonais établissent des contacts avec leurs frères des pays voisins. Seul, un certain patriotisme sentimental, à la fois exalté et résigné, lie encore les vingt millions ◀de▶ Polonais des trois régions et ceux ◀de▶ l’émigration, mais il ne suffit pas à inspirer et diriger une action politique commune, surtout lorsqu’il s’agit ◀de▶ regagner l’indépendance non point contre une puissance mais contre trois ! Personne ne parle plus au nom de la Pologne, et l’opinion mondiale, depuis longtemps, a cessé ◀de▶ s’intéresser à une cause qui paraît sans espoir.
C’est sur cette opinion d’abord que Retinger estime qu’il faut agir. À la faveur du libéralisme ◀de▶ la Double Monarchie, un Conseil national polonais vient ◀d’▶être fondé par un groupe ◀de▶ patriotes résidant en Galicie. Il offre au jeune publiciste ◀de▶ 23 ans ◀de▶ le représenter à Londres et ◀d’▶y organiser un Bureau ◀de▶ propagande. La principale activité ◀de▶ ce modeste organisme sera ◀d’▶essayer ◀d’▶attirer l’attention ◀de▶ la presse et ◀de▶ l’opinion sur l’existence ◀d’▶un problème polonais. Retinger obtient l’appui ◀de▶ quelques riches Anglais ◀d’▶origine polonaise et du fameux ethnographe Malinowski. Il publie un pamphlet intitulé La Pologne et la Prusse, dans lequel il attaque les récentes lois scolaires antipolonaises. Il fournit aux rédactions des nouvelles, des échos, des articles sur tout ce qui touche à la Pologne. Il fait circuler des pétitions et des protestations signées par des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶enfants polonais. Bref il réussit en deux ou trois ans à sensibiliser quelque peu l’opinion britannique relativement à la Pologne, préparant ainsi les voies ◀d’▶une action beaucoup plus importante, que la guerre ◀de▶ 1914 va rendre possible.
Amitié avec Joseph Conrad
Au cours de ces mêmes années, Retinger s’était lié intimement avec Joseph Conrad, qu’il avait rencontré dès 1909. Originaire lui aussi ◀de▶ Cracovie, où il avait fait ses premières études dans le même lycée que Retinger, mais vingt ans plus tôt, Conrad avait déjà derrière lui, à cette époque, toute sa carrière ◀d’▶officier ◀de▶ la marine marchande. Il avait publié Lord Jim, et il commençait à connaître un modeste succès ◀d’▶écrivain dans son pays ◀d’▶adoption. Retinger et sa femme furent durant ces années, les seuls Polonais à fréquenter sa maison, et à lui parler ◀de▶ sa patrie.
Un soir, Conrad, songeant à ses difficultés financières, eut soudain l’idée ◀d’▶écrire une pièce ◀de▶ théâtre avec Retinger. Le sujet fut aussitôt choisi : c’était celui ◀de▶ Nostromo, roman ◀de▶ Conrad qui se passe en Amérique latine. La pièce fut commencée cette nuit même, dans la plus grande excitation, et les deux amis y travaillèrent chaque week-end pendant plusieurs mois. Ils avaient décidé ◀de▶ l’écrire en français, langue ◀de▶ théâtre par excellence, aux yeux de Conrad. Le manuscrit, non terminé, fut déposé plus tard en Suisse, chez un ami, et Retinger note simplement dans son livre sur Conrad : « Je n’ai pas revu cet ami depuis la guerre (◀de▶ 14-18) et je ne puis retrouver son adresse. » (Lira-t-il peut-être ces lignes ? Elles lui apprendraient qu’il se trouve détenir l’un des inédits les plus curieux ◀de▶ notre temps.)
En juillet 1914, Madame Retinger, qui séjournait en Pologne russe, invita les Conrad et leurs deux fils à passer l’été dans la propriété ◀de▶ sa famille. Accompagnés ◀de▶ Joseph, les Conrad quittent l’Angleterre le 29 juillet, traversent Berlin le 31, regardés ◀de▶ travers par les passants qui les entendent parler anglais, et arrivent à Cracovie le 1er août, tandis que l’Autriche mobilise. Dîner au Grand Hôtel, et la petite troupe, en dépit des fatigues du voyage, repart dans la nuit, sous la lune, pour un pèlerinage aux monuments sacrés ◀de▶ l’ancienne capitale royale. Dans la vieille forteresse ◀de▶ Wawel, dominant la cité, ils iront s’agenouiller au pied du sombre crucifix ◀de▶ la Reine Jadwiga, « sur le sol le plus mémorable ◀de▶ la Pologne ». Conrad a retrouvé sa terre après quarante années ◀d’▶exil. Il ne dira qu’une phrase au terme ◀de▶ cette nuit-là : « Cher Joseph, c’est un grand bonheur ◀d’▶avoir enfin pu venir ici et montrer à ma femme et à mes fils qu’il y a quelque chose derrière moi. »
« Et moi », note ici Retinger, dans une des très rares parenthèses intimes ◀de▶ ses souvenirs « je pensais en moi-même : que vais-je faire ? toujours lié à mon pays et avec tant de possibilités s’offrant à moi à l’étranger ? »
Tel fut ce retour au passé, le jour même où éclatait une guerre « qui cachait dans son sein la réalisation des rêves toujours frustrés ◀de▶ nos pères, la venue prochaine ◀de▶ la liberté ◀de▶ notre pays ».
Aventures à travers l’Europe en guerre
Impossible ◀de▶ rentrer tous en groupe à Londres, à travers tant de frontières fermées. Retinger installe les Conrad et sa femme dans une station ◀de▶ montagne, Zakopane, et décide ◀de▶ tenter sa chance, seul.
Il se rend d’abord à Lemberg, où les leaders des Polonais ◀de▶ Galicie se sont réunis clandestinement. L’archevêque Bilczewski et les chefs des partis politiques lui demandent ◀de▶ gagner au plus vite la France et l’Angleterre, pour y représenter la cause ◀de▶ l’indépendance polonaise « sans aucun esprit ◀de▶ parti et avec toute la hardiesse dont il sera capable ». On lui remet des documents signés par une vingtaine ◀de▶ hautes personnalités qui lui donnent pouvoir ◀de▶ traiter en leur nom avec les ministères des Affaires étrangères des pays alliés. Voilà donc Retinger chargé ◀d’▶une mission politique ◀de▶ première importance pour sa patrie. Mais cette mission, il devra l’accomplir en passant d’abord chez l’ennemi. Problème urgent : comment quitter l’Autriche en guerre, avec un passeport autrichien ?
L’archevêque le recommande au chef ◀de▶ la police ◀de▶ Lemberg, qui est Polonais. Celui-ci le reçoit fort aimablement, et lui indique que la seule personne capable ◀de▶ lui donner un sauf-conduit pour se rendre à Vienne est le général Hoffmann, commandant la région ◀de▶ Lemberg. Il ajoute que la préfecture ◀de▶ police est reliée par fil direct au quartier général, et là-dessus quitte le bureau sous un prétexte quelconque. Retinger, laissé seul devant le téléphone, a compris. Il décroche l’appareil et demande à parler au Général. Il explique brièvement qu’il lui faut un visa. « Venez me voir tout de suite », dit le Général. En chemin, Retinger imagine un stratagème qu’il aura l’occasion ◀d’▶utiliser à plusieurs reprises. Il s’adresse au Général non pas en allemand ni en polonais, mais en français, et lui dit hardiment qu’il veut aller en France. Interrogé sur son identité, ses qualités, Joseph se contente ◀de▶ montrer du doigt le nom inscrit sur son passeport. Le général, convaincu par ce geste que « Retinger » n’est pas le vrai nom ◀de▶ son interlocuteur, et que celui-ci doit être chargé ◀d’▶une mission importante, puisqu’il a pu se servir ◀de▶ la ligne directe du préfet ◀de▶ police, lui donne alors le permis nécessaire pour se rendre à Vienne, où le ministère ◀de▶ la Guerre lui accordera un visa ◀de▶ sortie. Le permis porte le numéro un, « ce qui me remplit ◀d’▶une fierté puérile », note Retinger.
Il arrive à Vienne au matin ◀d’▶un voyage épuisant qui lui a pris trois jours au lieu des douze heures habituelles, et se rend aussitôt au ministère, où il demande à voir le chef ◀de▶ l’état-major général. On le regarde avec stupéfaction, et on le fait attendre dans un corridor, sous la garde ◀de▶ deux soldats. Les heures passent, personne ne vient, et il commence à craindre qu’on l’arrête et qu’on le fouille : il a dans sa poche le document qui démontrerait la déloyauté envers l’Autriche ◀de▶ ses vingt signataires. À la fin ◀de▶ l’après-midi, il décide ◀de▶ se fâcher et se met à injurier ses deux gardes, exigeant ◀d’▶être reçu immédiatement. Cet éclat réussit. On l’introduit chez un colonel, et la scène ◀de▶ Lemberg se reproduit. Retinger déclare en français qu’il lui faut un visa pour la France, et que son nom est là, sur le passeport… Après beaucoup ◀d’▶hésitations, le Colonel se résout à signer un papier autorisant son porteur à se rendre en Suisse. C’est un premier résultat, mais Retinger veut davantage. Il donne à son taxi l’adresse ◀de▶ l’ambassade ◀d’▶Allemagne. C’est l’heure du dîner. Retinger insiste auprès ◀d’▶un secrétaire pour parler à l’ambassadeur en personne. D’autres fonctionnaires, de plus haut rang, viennent voir l’un après l’autre ◀de▶ quoi il s’agit. Pendant qu’ils discutent vivement en français, un petit homme ◀d’▶une soixantaine ◀d’▶années apparaît et demande à Retinger pourquoi il veut absolument aller en France. « J’ai certains devoirs à accomplir là-bas. — Qui êtes-vous ? — Vous pouvez voir mon nom sur ce passeport. — Que ferez-vous en France ? — Ce que mon devoir me dictera. — Vous savez que je suis le comte Tchirsky, vous pouvez donc vous confier à moi. — Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur l’ambassadeur, je n’y suis pas autorisé. » « Notre conversation se poursuivit ainsi pendant quelques minutes, note encore Retinger, puis l’ambassadeur me regarda profondément dans les yeux et signa mon passeport. — Je vous souhaite bonne chance ! dit-il en guise d’adieu, à quoi je répondis que j’espérais la mériter. »
À la gare, une foule assiège les trains en partance. Retinger va droit au commandant militaire, brandit son « permis n° 1 », fait voir son passeport signé par le ministère ◀de▶ la Guerre et l’ambassadeur ◀d’▶Allemagne, et demande qu’on lui réserve un sleeping jusqu’à la frontière suisse. Impressionné, le Commandant fait évacuer un compartiment pour Retinger, qui trois jours plus tard atteint sans encombres la Suisse.
À Berne, l’ambassadeur ◀de▶ France après avoir écouté son récit lui accorde sans difficulté le visa demandé. Néanmoins, à la frontière française, un jeune commissaire spécial ◀de▶ police lui refuse l’entrée. Longue discussion, le ton monte, et le commissaire s’écrie : « Si vous dites encore un mot, je vous coffre ! » Joseph pense en un éclair : « S’il me coffre, je resterai donc en France, et je pourrai me faire libérer. » Il dit : merde ! et se voit arrêté sur le champ.
◀De▶ la prison ◀de▶ Pontarlier, il écrit au comte Zamoyski, qui a ◀de▶ grandes relations parisiennes. Trois jours plus tard, le voilà libéré. Sitôt à Paris, il court chez Philippe Berthelot, secrétaire général des Affaires étrangères, qui lui signe une autorisation ◀de▶ quitter la France, et sur la foi ◀de▶ ce document, il obtient un visa britannique. Il revoit ses amis parisiens, raconte partout son aventure — comme en témoigne le Journal ◀de▶ Gide des 26 et 28 août 1914 — et se fait recevoir par plusieurs ministres auxquels il expose sa mission et ses plans. Mais c’est en Angleterre qu’il a décidé ◀d’▶établir sa base ◀d’▶opérations. Pendant qu’il attend le train pour Londres, à la gare Saint-Lazare, vers 3 h du matin, un autre jeune « amateur ◀de▶ sûreté nationale » vient l’interroger, et en dépit du sauf-conduit et du visa, le remet à la police, qui l’enferme à la Conciergerie. Il se réveille dans une cellule en compagnie ◀d’▶un vieux Suisse qui ne sait pas non plus pourquoi on l’a mis là. Le soir même — il a réussi à faire passer un message téléphonique au Quai ◀d’▶Orsay — Philippe Berthelot se présente en personne à la prison, accompagné ◀de▶ Misia Sert, fait libérer Joseph, et l’emmène dîner chez La Pérouse.
Peu de jours plus tard, on lui remet enfin un passeport diplomatique signé par le ministre des Affaires étrangères et rédigé au nom du Dr Joseph Retinger, ◀de▶ nationalité polonaise. « C’était, je crois, la première fois depuis plus ◀d’▶un siècle qu’un gouvernement reconnaissait ainsi la nationalité polonaise », remarque-t-il non sans fierté.
Pour la Pologne : succès et revers
Enfin ◀de▶ retour à Londres, Retinger se donne pour mission : 1° ◀de▶ pénétrer dans les cercles intimes du gouvernement, pour les influencer en faveur d’une Pologne libre, et 2° ◀de▶ secourir les Polonais internés et ◀d’▶obtenir qu’ils soient considérés comme Polonais, non plus comme Allemands ou Autrichiens. (Seuls, les originaires ◀de▶ la partie russe restent libres ◀de▶ circuler chez les Alliés.)
Pour atteindre ces deux objectifs, Retinger ne dispose ni des fonds nécessaires, ni ◀de▶ l’appui ◀d’▶une machine politique, ni même ◀de▶ l’aide ◀de▶ ses compatriotes en Angleterre, généralement pauvres et non organisés. Seul, apatride, sans expérience (à 26 ans !) il n’a que son ardeur sincère et totalement désintéressée, son sens des contacts humains, et ce flair très particulier qui lui fera toujours deviner quels sont les hommes qui vont l’aider et les milieux ignorés du public où résident les pouvoirs réels. Il a aussi le salon ◀de▶ Lady Cunard, dont il redevient l’un des habitués, et l’amitié ◀de▶ quelques grandes dames qui lui permettront ◀de▶ rencontrer les hommes d’État et diplomates qu’il s’agit ◀de▶ gagner à la cause. Une invitation à déjeuner à Downing Street, chez Mr. Asquith, va marquer le début ◀d’▶une amitié réelle avec le Premier ministre, chez lequel il aura désormais ses entrées. Il obtient en quelques semaines la libération ◀de▶ plusieurs centaines ◀de▶ Polonais internés, dont il a dressé la liste. Mais le plus difficile reste à faire : persuader les dirigeants anglais, étrangement ignorants des réalités ◀de▶ l’Est, que le fait polonais peut revêtir une certaine importance politique, voire militaire, dans la poursuite ◀de▶ la guerre. Le grand argument que Retinger va faire valoir est que deux millions ◀de▶ Polonais sont actuellement en uniforme, dans trois armées belligérantes, et qu’au surplus, les descendants ◀d’▶immigrés polonais sont plus ◀de▶ cinq millions en Amérique. Le rappel constant ◀de▶ ces chiffres fait plus en quelques semaines que toute la propagande du Bureau qu’il a dirigé pendant trois ans. Dès ce moment, la Pologne redevient un facteur stratégique et politique sur le plan international.
En novembre 1914, Asquith charge Retinger ◀d’▶une mission aux États-Unis : il s’agit ◀de▶ voir jusqu’à quel point les Polonais ◀d’▶Amérique sont prêts à prendre fait et cause pour les Alliés, si ceux-ci garantissent la libération ◀de▶ la Pologne. ◀De▶ cette mission qui, selon lui, échoua complètement, Retinger tire des leçons décisives pour la suite ◀de▶ sa carrière. Il est intéressant ◀de▶ relever les motifs qu’il donne lui-même ◀de▶ son échec, car il ne les oubliera pas et prendra le plus grand soin ◀de▶ les éliminer lorsqu’il lancera plus tard sa campagne européenne : — un certain manque ◀de▶ préparation détaillée, tant pratique qu’idéologique, une connaissance insuffisante du pays et ◀de▶ ses mœurs politiques, trop peu ◀d’▶attention donnée à la variété des forces animant la ◀vie▶ publique : partis, confessions religieuses, syndicats, pressure groups, etc. Mais surtout, écrit-il : « Je n’avais pas encore bien vu que la question n’était pas seulement ◀d’▶avoir ◀de▶ bonnes idées, mais que ces idées devaient être implantées dans un milieu donné, et qu’il s’agissait ◀de▶ trouver ou ◀de▶ former une équipe ◀de▶ collaborateurs, sans quoi l’on ne peut rien faire dans un pays démocratique. Je croyais que du seul fait que je luttais honnêtement pour ◀de▶ bons principes, tout le monde allait les accepter de même. Je ne comprenais pas comment la ◀vie▶ politique et les nécessités économiques interfèrent avec les principes et l’idéologie. Je ne voyais pas les gens qu’il fallait, ou si je les voyais, je ne m’exprimais pas comme il fallait. Aujourd’hui, j’estime que ce fut une chance pour moi ◀de▶ recevoir une telle leçon au début ◀de▶ mon activité internationale. »
Sitôt ◀de▶ retour en Europe, Retinger reprend — et non sans succès semble-t-il — son action personnelle auprès des gouvernements anglais et français, attachant à la cause polonaise plusieurs ministres importants, quelques magnats ◀de▶ la presse, et les leaders ◀de▶ divers partis.
Il fait paraître deux ouvrages sur La Pologne et l’équilibre européen (1916) et sur L’Avenir économique ◀de▶ la Pologne (1917). Son Petit Manuel ◀de▶ la politique anglaise, publié à Paris sans nom ◀d’▶auteur mais préfacé par Stephen Pichon (plusieurs fois ministre des Affaires étrangères) atteint rapidement un tirage ◀de▶ 250 000 exemplaires, sensationnel pour l’époque. (Clemenceau lui-même lui consacre un article.)
Négociations secrètes avec l’Autriche
À Paris, il a retrouvé Boni ◀de▶ Castellane. Ce grand dandy ◀de▶ la Belle Époque ne manque pas ◀d’▶idées politiques originales. Il propose à Retinger ◀de▶ participer à des négociations secrètes en vue ◀d’▶une paix séparée avec l’Autriche. Le gouvernement ◀de▶ Vienne a créé une Légion polonaise, commandée par Pilsudski. Dans ses conversations avec Joseph Conrad, Retinger a souvent évoqué le rêve ◀d’▶une Pologne autonome qui se joindrait, comme « troisième Monarchie », à l’Empire austro-hongrois. Enfin, l’Autriche, puissance catholique et multinationale, pourrait servir ◀de▶ rempart à l’Europe contre l’expansion russe. Pour ces raisons patriotiques et politiques, et par goût ◀de▶ l’aventure sans doute, Retinger accepte ◀d’▶entrer dans le grand dessein ◀de▶ Boni. Il obtient des encouragements verbaux ◀de▶ Clemenceau et ◀d’▶Asquith qui l’autorisent à explorer les chances ◀d’▶une paix séparée, mais à ses risques et périls. Lord Northcliffe, le fameux propriétaire du Times, se laisse convaincre à son tour et fournit certains appuis. Le Prince Sixte de Bourbon-Parme, la comtesse de Montebello et Boni, liés à divers titres à l’empereur et aux familles influentes ◀de▶ la Double-Monarchie, lui ménagent les contacts nécessaires ◀de▶ ce côté. Après ◀d’▶assez nombreux voyages clandestins — dont l’un le conduit jusqu’en Autriche, un autre chez le comte Ledochowski, général des jésuites, qu’il rencontre au château ◀de▶ Zizzers, près de Zurich — Retinger aboutit à la conclusion qu’en dépit de ce que souhaitent Charles, l’Impératrice Zita et leur entourage, la pénétration allemande dans l’administration austro-hongroise est déjà trop profonde pour qu’une paix séparée ait des chances ◀de▶ se conclure. Le projet sera donc abandonné, et Clemenceau plus tard pourra nier effrontément, devant la Chambre française, qu’il l’ait jamais autorisé ni même connu…
Retinger se demande, dans ses notes, si le rôle qu’il joua dans l’affaire fut aussi important qu’il lui apparaissait alors. Et il ajoute, ◀d’▶une manière bien typique, qu’il a négligé par la suite ◀de▶ le vérifier, n’étant plus suffisamment intéressé. Il semble considérer cette aventure comme un simple exercice dans son apprentissage des réalités européennes.
Exil en Espagne
Cependant, ces activités ◀d’▶agent politique privé ne sauraient plaire à tout le monde. Les ambassadeurs russes à Paris et à Londres lui créent ◀de▶ constantes difficultés. Georges Mandel, qui est l’homme ◀de▶ Clemenceau, répand sur lui des bruits fâcheux. Lord Northcliffe, « qui avait des raisons personnelles ◀de▶ le détester » (raisons que Retinger nous laisse ignorer) a cessé ◀de▶ le soutenir. « Il veut votre peau », lui dit Philippe Berthelot. Mais sûr ◀de▶ lui et ◀de▶ son bon droit, Retinger néglige tous ces avertissements. Jusqu’à ce jour ◀d’▶octobre 1917 où il se voit convoqué par le ministre de l’Intérieur. Je cite les notes : « Mr. Pams était sincèrement pro-polonais, et sincèrement amical avec moi, mais pas très courageux… Après beaucoup ◀d’▶hésitations, et visiblement à son cœur défendant, il me dit : — Mon cher Joseph, j’ai ◀de▶ mauvaises nouvelles pour vous. Je pense que vous feriez mieux ◀de▶ quitter la France. — Et pourquoi ? — Parce que vous y avez trop ◀d’▶ennemis, et que si vous ne partez pas ◀de▶ votre propre gré, je me verrai contraint ◀de▶ vous expulser… Jeune et arrogant comme j’étais, ma rage éclata et je dis : — Voulez-vous faire venir votre chef ◀de▶ cabinet. Lorsqu’il fut là, je le priai ◀de▶ consulter un horaire et ◀de▶ m’indiquer l’heure du premier train quittant la France. (Il était 11 h du matin.) — Il y a un train à 16 h pour l’Espagne. — Très bien, je m’en irai à 16 h… Je téléphonai à quelques amis pour annoncer mon départ, et à la Gare ◀de▶ Lyon j’eus le plaisir ◀d’▶être salué par les marquis de Castellane, ◀de▶ Dampierre, ◀de▶ Chambrun, Anatole de Monzie, un général, et mon ancien tuteur, le comte Zamoyski. Puis le train partit. »
Retinger se voyait donc banni ◀de▶ tous les pays alliés, cependant qu’Allemands et Autrichiens avaient mis sa tête à prix. Dans la hâte ◀de▶ son départ, il n’avait pris sur lui que peu ◀d’▶argent, comptant faire venir par la suite les fonds qu’il possédait en France. Mais le gouvernement interdit tout transfert, et Retinger passa les neuf mois suivant à Fuentarabbia et à Barcelone dans la misère la plus totale, affamé et souvent sans toit. Il dut vendre tout ce qu’il avait emporté dans sa valise, jusqu’à ses mouchoirs. Un jour à Barcelone, près de mourir ◀de▶ faim, il ne fut sauvé que par une grève générale : l’auberge où il gîtait distribuait des repas gratuits aux grévistes. ◀De▶ Paris et ◀de▶ Londres, peu de réponses à ses appels. Impressionnés par les rumeurs que les milieux officiels répandaient sur son compte, ses amis l’abandonnaient l’un après l’autre. Harold Nicholson lui envoya des injures, Sir Thomas Lipton l’adresse ◀d’▶un Cafecl de la Marina où il trouverait ◀de▶ belles femmes nues, et seul Joseph Conrad lui fit tenir quelque argent. Comme il souffrait ◀d’▶insomnies et ◀d’▶une mauvaise condition cardiaque, un médecin lui prescrivit un long voyage en mer. Non sans ◀d’▶incroyables difficultés et intrigues ingénieuses, Retinger réussit enfin à obtenir à crédit un passage pour La Havane, sur un petit cargo en très mauvais état. Le capitaine du « Roger de Lluria » était un jeune peintre, le premier-maître un mathématicien, et le second-maître s’essayait à écrire, suivant l’exemple ◀de▶ Conrad. Ils semblaient peu versés dans l’art ◀de▶ naviguer : la traversée dura 31 jours, presque autant que celle ◀de▶ Colomb. Sur le pont, un hangar abritait 30 vaches, dont plusieurs furent mangées durant le voyage. (J.H.R. note qu’au cours ◀d’▶une tempête, il eut la seule occasion ◀de▶ sa ◀vie▶ ◀d’▶observer des vaches atteintes du mal ◀de▶ mer.) Il y avait aussi huit passagers, parmi lesquels un Mexicain qui allait devenir l’un des chefs politiques ◀de▶ son pays, Luis Negrete Morones.
Pourquoi ce voyage ? se demande-t-il dans ses notes, et il répond : parce qu’il pensait qu’un futur homme d’État se doit ◀de▶ connaître à fond une partie du monde telle que l’Amérique latine ; parce que le médecin lui avait conseillé la mer ; parce que l’aventure le tentait, mais aussi, et peut-être d’abord, parce que la femme qu’il aimait alors vivait aux États-Unis, et qu’il espérait bien trouver le moyen ◀de▶ passer du Mexique aux États-Unis. (On lui avait pris tous ses papiers, à sa sortie ◀de▶ France.)
Par son frère, professeur ◀de▶ chimie à Chicago, il s’était fait envoyer ◀de▶ l’argent à l’Hôtel Lafayette, à La Havane. Il lui restait 4 dollars en arrivant au port. Il prit un taxi, dit au chauffeur ◀de▶ lui faire voir tout ce qu’on pouvait voir ◀de▶ la ville pour 4 dollars, et descendit à l’hôtel sans un sou en poche. À la réception, on lui apprit qu’en effet une somme était venue à son adresse, mais que les règlements empêchant ◀de▶ la garder plus ◀de▶ 15 jours, on venait de la retourner à son expéditeur. Dès le lendemain, Retinger se procurait « l’un des deux jobs les plus étranges ◀de▶ sa ◀vie▶ » (il omet ◀de▶ dire ce que fut l’autre) : lecteur à haute voix dans une fabrique ◀de▶ cigares, où les ouvriers devaient travailler sans ouvrir la bouche ; ◀d’▶où la nécessité ◀de▶ les distraire.
Au Mexique : nationalisation du pétrole
Quelques mois plus tard, nous retrouvons Retinger au Mexique, engagé par Luis Negrete Morones — qu’il a connu sur le cargo — dans les intrigues politiques et sociales ◀d’▶une extrême violence qui devaient aboutir ultérieurement à la nationalisation des puits ◀de▶ pétrole exploités jusqu’alors par les Américains.
◀De▶ 1919 à 1936, Retinger n’a pas fait moins ◀de▶ onze séjours dans ce pays, où seule la suite ◀de▶ hasards qu’on vient de voir l’avait conduit, mais dont la démesure naturelle et l’exubérance humaine l’ont aussitôt séduit. La situation du Mexique luttant pour son indépendance réelle contre le « colosse du Nord » s’identifia très vite pour lui avec celle ◀de▶ la Pologne luttant pour se libérer ◀de▶ la Russie. Les nombreux traits ◀de▶ caractère mexicain qu’il conte dans ses notes révèlent qu’il a vraiment aimé ce peuple, et qu’aux motifs fortuits et théoriques ◀de▶ son activité là-bas est venu s’ajouter, au cours des ans, un désir ardent et sincère ◀de▶ prêter main-forte à des amis. Si bien qu’arrivé en aventurier, il devait quitter le pays en bienfaiteur public. « ◀De▶ fait, écrit-il, lorsque je quittai le Mexique pour ◀de▶ bon en 1936, le président Calles donna un dîner pour moi, au cours duquel il déclara, pour mon intense satisfaction, que j’étais le seul étranger qui, ◀de▶ son vivant, soit venu au Mexique sans un sou et en reparte sans un sou. C’est à quoi j’avais dû leur confiance, et ils m’avaient consulté en bien des matières… »
L’histoire ◀de▶ la nationalisation du pétrole est trop complexe en soi — et les notes ◀de▶ notre ami sur ce sujet trop incomplètes, quoique abondantes — pour que l’on puisse la retracer ici. Qu’il suffise ◀de▶ rappeler qu’à cette époque, les compagnies étrangères, américaines surtout, possédaient 90 % du pétrole mexicain. Elles entretenaient parfois des armées ◀de▶ mercenaires indigènes et dominaient par le banditisme et la corruption dans plusieurs États, sur lesquels le gouvernement central n’avait plus aucun pouvoir. Cette exploitation du pays par l’étranger rapportait certes au gouvernement, en dividendes, un tiers ◀de▶ ses revenus annuels, mais le privait aussi ◀de▶ son indépendance, et ne cessait ◀de▶ provoquer des révolutions locales, grèves, meurtres et sauvages intrigues politiques. On comprend donc pourquoi, lorsque Retinger fut pour la première fois consulté par le gouvernement, il conseilla sans hésiter la seule mesure qui lui paraissait propre à éliminer les influences étrangères : nationaliser le pétrole. Il se reconnaît donc « partiellement responsable » ◀de▶ l’idée, tout en critiquant les tactiques employées par la suite pour la réaliser.
Au désert et en prison
◀De▶ ces années mexicaines, deux épisodes sont rapportés avec quelque détail dans les Notes, et bien qu’ils perdent beaucoup de leur saveur à être résumés, je crois bon ◀de▶ ne pas les omettre dans cette esquisse biographique : ils donnent ses vraies couleurs à toute une période ◀de▶ la ◀vie▶ ◀de▶ ce « politicien privé » que nous avons vu débuter dans les salons, parmi les esthètes et les grandes dames.
Depuis son arrivée au Mexique, en 1919, Retinger avait passé plusieurs mois avec Luis Morones et le groupe ◀d’▶amis dont il était le chef. Ils formaient une sorte ◀de▶ société secrète ◀de▶ jeunes patriotes, nommée simplement le Comité ◀d’▶action. La première organisation syndicale du Mexique, le fameux CROM fut leur œuvre. Grâce à eux, J.H.R. avait pu étudier ◀de▶ très près les conditions du Mexique et entrer en contact avec le syndicalisme, alors à l’état naissant en Amérique latine. Cependant, il pensait toujours à gagner les USA. Il souhaitait aussi participer à la lutte qui opposait alors la Pologne libérée aux bolchéviques. N’ayant plus ◀de▶ passeport, il pria ses amis ◀de▶ lui faire passer la frontière en contrebande.
On le conduit donc en un point ◀de▶ la frontière où deux bandits, dont l’un borgne, le prennent en charge. Plusieurs heures ◀de▶ marche dans le désert. Souffrant ◀de▶ la soif, ils s’arrêtent à un petit ranch tenu par une vieille Indienne. Il y a là une jarre ◀de▶ lait ◀de▶ chèvre que recouvre une épaisse couche ◀de▶ poussière. La vieille retire sa chemise et se met à filtrer le lait dans l’étoffe crasseuse, et Retinger, en buvant, comprend soudain qu’il est devenu tout pareil à ces personnages ◀de▶ Conrad, dont il avait voulu, sept ans auparavant, faire les héros ◀d’▶une pièce ◀de▶ théâtre… Ils parviennent enfin au bord du Rio Bravo. Là, les bandits déclarent qu’ils n’oseront pas aller jusqu’à San Antonio comme prévu. Ils exigent 30 dollars et disparaissent. Retinger fait un paquet ◀de▶ ses vêtements, le met sur sa tête et traverse le fleuve aux eaux basses. ◀De▶ l’autre côté, lui avait-on dit, une charrette l’attendrait sur la route pour le mener à San Antonio. Mais il lui faut traverser d’abord une étendue couverte ◀de▶ touffes ◀de▶ cactées. Ses vêtements sont en lambeaux, ses jambes en sang quand il atteint la route. Il ne voit pas ◀de▶ charrette, mais un agent ◀de▶ police. Il tente ◀de▶ lui expliquer, dans son mauvais espagnol, qu’il va voir un oncle malade dans un village voisin. L’agent lui jette un regard méprisant et lui fait signe ◀de▶ poursuivre sa route, ajoutant en excellent espagnol : « Un pauvre chien comme toi ne peut pas nous faire ◀de▶ mal ». Quelques kilomètres plus loin, la charrette apparaît. Mais au lieu de le conduire à San Antonio, où Morones devait le rejoindre, elle le ramène à la ville frontière ◀de▶ Laredo. En haillons, il se présente à la gare, offre à un agent ◀de▶ Pullmann le double du prix ◀d’▶un sleeping, et se glisse dans son compartiment. Quatre heures plus tard le train part pour San Antonio, où notre vagabond finit par retrouver Morones, qui lui paie un costume neuf et un billet pour Washington. Une fois dans la capitale, Retinger va trouver son ami Felix Frankfurter, qui occupe un poste gouvernemental, et qui l’aidera à régulariser sa situation puis à recevoir un passeport polonais.
Je ne trouve rien dans les notes sur ce séjour aux USA, ni sur le voyage en Pologne qui s’ensuivit.
Un an plus tard, le général Obregon étant devenu président, les amis que Retinger compte dans son gouvernement le rappellent au Mexique. C’est alors seulement qu’il entreprend une activité politique proprement dite dans ce pays.
À la veille ◀de▶ Noël 1921, le président confie à Retinger qu’il est entré en possession ◀d’▶un très volumineux dossier (5000 pièces originales ou photocopiées) qu’un membre ◀de▶ l’ambassade des USA a vendu depuis un an au gouvernement. Ces papiers révèlent toute la conspiration organisée par les compagnies américaines pour forcer le Mexique à accepter leurs conditions. Le président demande à Retinger ◀d’▶élaborer un plan ◀d’▶action. Après avoir étudié le dossier, Retinger suggère que le Mexique en communique la substance à Herbert Hoover, alors Secrétaire du Commerce et ◀de▶ l’Industrie, et réputé le plus honnête des ministres du président Harding. Hoover seul, selon lui, sera capable ◀de▶ négocier et ◀d’▶imposer une solution pacifique du conflit, sauvegardant les droits du Mexique. Les voies diplomatiques ordinaires étant loin ◀d’▶être sûres, Retinger propose ◀d’▶aller lui-même informer Mr. Hoover.
Chargé ◀de▶ cette mission secrète par le président, il part pour Washington. À son passage à Saint-Louis, Missouri, il est arrêté et jeté en prison, sans pouvoir communiquer avec l’extérieur pendant une semaine, et sans motif allégué, ce qui est contraire à la loi. ◀De▶ Saint-Louis, on le transfère à la prison ◀de▶ Houston, Texas, puis à Laredo. Deux mois se passent avant qu’il puisse voir un juge fédéral. Celui-ci le déclare innocent, lui serre la main et le fait relâcher. Mais sitôt sorti du bureau du juge, dans le corridor, Retinger est de nouveau arrêté, sous l’inculpation cette fois-ci ◀d’▶être une charge pour l’administration américaine. Il a beau déclarer qu’il est entré aux États-Unis avec 1500 dollars : comme la police les lui a pris en l’incarcérant, il ne peut prouver qu’il a ◀de▶ quoi vivre. Entre-temps, les amis ◀de▶ Mexico ont été alertés et cherchent à le faire libérer sous caution. Le juge exige 5000 dollars. Un émissaire ◀de▶ Mexico les apporte dès le lendemain. Le juge exige alors 10 000, puis le troisième jour 15 000 dollars. Il laisse même entendre qu’il est prêt à augmenter ses prétentions jusqu’à ce que les amis ◀de▶ Retinger ne puissent plus payer. Les intérêts pétroliers sont prêts à tout pour maintenir Retinger à l’écart, jusqu’à ce que leurs plans se réalisent. (Ils échoueront d’ailleurs.) Enfin, après un nouveau mois ◀de▶ cachot, Retinger est relâché sans un mot ◀d’▶explication ni ◀d’▶excuse, traverse la frontière toute proche et rentre au Mexique.
(Par la suite, le rapprochement entre le Mexique et l’Amérique officielle, auquel il a travaillé, sera réalisé à la faveur du changement ◀d’▶administration à Washington et grâce aux efforts ◀de▶ l’ambassadeur Dwight Morrow, ami ◀de▶ J.H.R.)
Entre-deux-guerres
Sur les années 1922 à 1940, on ne trouve dans les notes que l’esquisse ◀d’▶un long chapitre consacré aux chefs syndicalistes avec lesquels Retinger collabora durant toute cette période : ◀de▶ l’Américain Sam Gompers (« le plus grand ◀de▶ tous ») au Hollandais Edo Fimmen, en passant par les Anglais Ernie Bevin, Ben Smith, Ben Tillett, Jimmy Thomas, etc. ◀De▶ ces souvenirs personnels, jugements et anecdotes, on peut déduire que l’action propre ◀de▶ Retinger dans la ◀vie▶ syndicale fut conforme à sa vocation la plus constante : établir des relations internationales entre les organisations non officielles des différents pays et continents, et au besoin, secourir les victimes des persécutions politiques. C’est ainsi que Retinger organise le premier congrès des unions syndicales ◀de▶ l’Amérique latine, en 1924, et qu’il obtient des secours internationaux pour les victimes syndicalistes ◀de▶ la dictature ◀de▶ Pilsudski. Durant la Seconde Guerre, J.H.R. siégera au congrès international des syndicats, à la fois comme délégué du Mexique et comme délégué ◀de▶ la Pologne, cas unique.
D’autres documents que j’ai pu consulter mentionnent, durant ces mêmes années, une mission au Vatican, amenant un rapprochement entre le gouvernement mexicain et l’Église ; l’élection ◀de▶ J.H.R. au Conseil national socialiste ◀de▶ Pologne, bien qu’il ne soit pas membre du parti ; diverses démarches dans le cadre ◀de▶ l’Internationale socialiste ; enfin les premières manifestations ◀de▶ ce qui deviendra sa passion principale : l’union ◀de▶ l’Europe.
Nous avons vu déjà quelques-unes des sources ◀de▶ l’européisme ◀de▶ Retinger : son patriotisme polonais, son éducation européenne, et l’influence ◀de▶ Boni ◀de▶ Castellane, conjuguée d’ailleurs avec celle ◀d’▶un ami anglais ◀de▶ Boni, Arthur Capel (mort en 1919), qui avait lancé avant 1914 l’idée ◀d’▶une fédération régionale ◀de▶ l’Europe, en vue de l’établissement ◀d’▶une paix mondiale. La pensée ◀de▶ Retinger sur ce sujet se précise au fur et à mesure ◀de▶ ses divers engagements dans la politique internationale, ◀de▶ 1916 à 1924.
En 1924, il tente pour la première fois, avec le parlementaire anglais E. D. Morel — dont il épousera bientôt la fille — ◀de▶ créer une organisation clandestine au service ◀de▶ l’unité européenne, en s’assurant d’abord l’appui ◀d’▶hommes du format ◀de▶ Benedetto Croce, dans plusieurs pays. La mort ◀de▶ Morel, en 1925, met fin à cette tentative.
Puis, avec l’aide ◀de▶ quelques députés travaillistes, il dresse le plan ◀d’▶une Encyclopédie qui démontrerait, à coup ◀d’▶exemples et ◀d’▶analyses économiques, l’opportunité ◀d’▶une union ◀de▶ l’Europe. Mais Ernie Bevin, sollicité ◀de▶ prendre la direction ◀de▶ l’affaire, refuse, jugeant le projet « trop théorique ».
Enfin, peu avant la Seconde Guerre, Retinger se lie avec Sir Stafford et Lady Cripps, et tous les trois décident ◀de▶ faire revivre l’idée européenne. Sir Stafford commence même sur le sujet un livre qu’il ne pourra jamais terminer : il va devenir le Deputy Prime Minister du cabinet Churchill.
Durant toutes ces années, voyageant sans cesse entre le Mexique et la Pologne, séjournant beaucoup en Angleterre, il semble que J.H.R. ait vécu dans la misère, rançon ◀de▶ son extrême indépendance ◀d’▶esprit et ◀d’▶un désintéressement presque provocant… La guerre ◀de▶ 1939 va lui permettre enfin ◀de▶ sortir ◀de▶ cette période ◀de▶ bohème politique et ◀d’▶accéder au niveau où l’histoire non seulement se prépare, mais se fait.
Aux côtés du général Sikorski
Trois divisions polonaises, 40 000 hommes, commandées par le général Sikorski, se sont battues en Alsace et en Norvège jusqu’au printemps ◀de▶ 1940. La division ◀de▶ Norvège vient de rentrer en France, pour se voir engloutie dans le chaos ◀de▶ la débâcle ◀de▶ juin. Anglais et Polonais ◀de▶ Londres ont perdu sa trace. Retinger demande un avion pour aller à la recherche ◀de▶ son chef.
Il connaît Sikorski depuis 1916. Mais il ne s’est lié avec lui que plus tard, en 1923, lorsque la Fédération syndicale internationale l’a dépêché auprès du général, alors président du Conseil, pour essayer ◀de▶ prévenir une campagne militaire que la Pologne semble prête à déclencher contre les Soviets. En 1939, Retinger qui, jusque-là, « n’a jamais servi ni un homme ni une organisation en aucune qualité officielle », a décidé ◀de▶ lier son sort à celui ◀de▶ Sikorski : il a confiance en son honnêteté absolue, en ses dons ◀de▶ chef, en son instinct politique. Le général est redevenu président du Conseil en exil. Retinger sera désormais son conseiller le plus intime.
L’avion militaire lourdement armé quitte le sol anglais le soir du 16 juin et atterrit à Bordeaux, où personne ne sait rien des Polonais. Dans la panique générale, Retinger finit par trouver une piste, qui le conduit dans une petite ville ◀de▶ la Gironde, envahie par les réfugiés. Il entre à la sous-préfecture sans s’annoncer, monte, pousse une porte, et se trouve devant le général, qui est seul. « Que venez-vous faire ici ? » « Je viens déjeuner avec vous, puis je vous emmène à Londres, j’ai un avion ». Le général accepte sous deux conditions : que son retour dans les 48 heures soit assuré, et qu’il puisse voir Churchill dès le lendemain. Ils arrivent le soir même à l’hôtel Dorchester.
L’évacuation des troupes polonaises arrangée avec Churchill, grâce à ce kidnapping du général en chef, commença deux jours plus tard. Aux 30 000 combattants ainsi récupérés s’ajoutèrent bientôt des volontaires venus de Pologne et ◀d’▶Amérique, puis l’armée du général Anders, rentrée ◀de▶ Russie, si bien qu’à l’automne 1942, les forces polonaises en Angleterre totalisaient 150 000 hommes. Sikorski, attribuant à J.H.R. le mérite ◀de▶ l’évacuation ◀de▶ Bordeaux, décida ◀de▶ lui remettre la plus haute décoration polonaise, l’ordre Virtuti militari. « Je refusai, écrit J.H.R., l’un ◀de▶ mes rares complexes étant ◀de▶ détester les titres et décorations, et je n’en ai jamais accepté. »
Le traité polono-russe ◀de▶ 1941
Au début ◀de▶ juin 1941, Sir Stafford Cripps rentra ◀de▶ Moscou pour convaincre le gouvernement ◀de▶ l’imminence ◀d’▶une attaque ◀d’▶Hitler contre l’URSS. Les Polonais furent les premiers et presque les seuls à le croire. Retinger rédigea aussitôt un mémoire pour Eden, suggérant qu’un accord fût rapidement conclu entre la Pologne et l’URSS. Il y avait à ce moment près de deux millions ◀de▶ déportés polonais en Russie : il fallait les libérer, et permettre à beaucoup d’entre eux ◀de▶ reprendre la lutte dans l’armée ◀de▶ Sikorski. D’autre part, si l’URSS était attaquée, il importait que la Pologne, soutenue par les Anglais mais envahie par les Russes, ne devînt pas un obstacle à la conduite ◀d’▶une guerre commune contre Hitler.
Partageant les idées ◀de▶ Retinger, le général Sikorski se trouvait prêt à intervenir quand la guerre hitléro-soviétique éclata. Dès le 23 juin, il prononçait à la radio un discours offrant aux Russes des négociations immédiates. Quelques jours plus tard, le Foreign Office appelait ◀d’▶urgence Retinger et lui communiquait, de la part de Staline, une offre d’accord. Les négociations furent menées par Sikorski et Retinger du côté polonais, et par l’ambassadeur Maïski pour l’URSS, avec la constante collaboration ◀de▶ M. Eden. Sir Stafford Cripps intervenait directement auprès de Staline, quand on se trouvait dans une impasse.
Certains milieux polonais ◀de▶ Londres, et même le président ◀de▶ la République en exil, s’étaient violemment opposés à toute négociation avec l’ennemi héréditaire qui venait de trahir une fois de plus la Pologne. Cependant, soutenus par Churchill en personne, Sikorski et Retinger, se battant sur deux fronts, aboutirent à leurs fins.
Le 31 juillet, l’accord fut signé au Foreign Office, dans le bureau ◀de▶ M. Eden. À la surprise générale, Churchill fit son entrée au moment où les discours officiels allaient être échangés. Eden, Sikorski et Maïski ayant parlé, il se leva et dit ◀d’▶une voix grave : « Ceci est un grand événement. Je suis convaincu que votre accord va mettre une fin pacifique et amicale à la querelle qui a duré trois-cents ans entre les Polonais et les Russes. Il représente un tournant décisif dans l’histoire ◀d’▶une partie ◀de▶ l’Europe si importante pour le reste du monde. Je me sens honoré ◀d’▶en être le témoin. » À ce moment, sa voix se brisa, écrit Retinger, « et pour la première fois, je le vis pleurer ».
◀De▶ fait, le traité plaçait les relations polono-russes sur une base nouvelle : il reconnaissait le gouvernement polonais en exil, il dénonçait les accords Ribbentrop-Molotov concernant la Pologne, il rétablissait les relations diplomatiques, et surtout il libérait les deux millions ◀de▶ Polonais prisonniers et déportés en URSS.
Peu de jours après, l’ambassadeur polonais désigné n’ayant pu partir, Retinger fut chargé ◀de▶ représenter les intérêts ◀de▶ son pays à Moscou et ◀de▶ faire appliquer l’accord. Il partit en hydravion, via Arkhangelsk, et fut reçu à l’aérodrome ◀de▶ Moscou, au son ◀de▶ l’hymne polonais. Le protocole russe, Sir Stafford Cripps, et une foule ◀de▶ plusieurs milliers l’attendaient : les Russes avaient annoncé par radio la signature ◀de▶ l’accord, la libération des Polonais, et l’arrivée du plénipotentiaire ◀de▶ Sikorski.
Le lendemain, il eut la joie ◀de▶ rencontrer les premiers officiers polonais libérés, et tout d’abord le général Anders, marchant sur des béquilles, à cause des traitements qu’on lui avait fait subir à la prison ◀de▶ Loubianka.
Parachutage en Pologne occupée
Au matin du 4 juillet 1943, J.H.R. attendait à l’aérodrome ◀de▶ Swinton le général Sikorski rentrant ◀d’▶une tournée ◀d’▶inspection des troupes polonaises du Proche-Orient, quand on lui annonça que l’avion s’était écrasé à Gibraltar. Le général, ses compagnons et sa fille étaient morts.
Durant les mois qui suivirent, M. Mikolajczyk étant devenu Premier ministre, Retinger se convainquit peu à peu ◀de▶ la nécessité ◀d’▶aller lui-même en Pologne occupée, pour y expliquer ◀de▶ vive voix la politique suivie par le gouvernement en exil, et pour se familiariser davantage avec l’état d’esprit ◀de▶ la résistance polonaise. Il finit par persuader le général Sir Colin Gubbins, chef du SOE50, ◀de▶ lui fournir les moyens nécessaires pour cette mission.
Pour des raisons ◀de▶ sécurité, Retinger fut d’abord caché dans une petite ville du Sud ◀de▶ l’Italie, près de Bari, où le SOE possédait une base importante. Il y passa onze semaines à attendre que la météo permette le départ pour la Pologne, n’ayant ◀d’▶autre passe-temps que la lecture ◀de▶ Platon, dans la traduction ◀de▶ Jowett : c’était le seul livre sérieux ◀de▶ la place, où l’on ne trouvait que des romans policiers. Socrate lui permit ainsi ◀de▶ lutter contre l’ennui, mais aussi contre l’anxiété : c’était en effet par un saut en parachute qu’il devait pénétrer en Pologne, or il était ◀de▶ santé frêle, et avait toujours éprouvé une répugnance marquée pour les efforts physiques. Il avait donc refusé tout entraînement autre que théorique51 et ne se sentait guère soutenu que par l’idée qu’en faisant son premier saut à 58 ans, il allait devenir le plus vieux parachutiste du monde !
Le décollage eut lieu le soir du 3 avril 1944. L’avion passa sur Budapest illuminée (« with no nonsense about blackout, and most attractive », note J.H.R.), puis pénétra dans le ciel ◀de▶ Pologne au-dessus ◀de▶ Zakopane, station ◀de▶ montagne pleine ◀de▶ souvenirs ◀de▶ sa jeunesse. Lorsque les faibles lumières signalant à terre la présence du « comité ◀de▶ réception » furent repérées, la trappe s’ouvrit dans le plancher ◀de▶ l’appareil qui se mit à tourner en cercle. Des ballots ◀de▶ vivres et ◀d’▶armes furent jetés d’abord, puis Retinger s’approcha du trou. Un sergent le retint brusquement par le bras en hurlant qu’il allait tomber avant le signal, et une discussion violente s’en suivit, « qui m’empêcha ◀de▶ penser au saut et ◀d’▶avoir cette sensation horrible ◀de▶ trac au creux ◀de▶ l’estomac ». Signal, saut, manipulations conformes aux instructions, et atterrissage au milieu d’un cercle ◀d’▶une cinquantaine ◀de▶ jeunes gens ◀de▶ l’Armée secrète, vêtus ◀de▶ longs manteaux en peaux ◀de▶ mouton. Retinger et un autre Polonais ◀de▶ Londres, le jeune lieutenant Celt, qui l’accompagnait, passèrent le reste ◀de▶ la nuit dans une maison de campagne, fêtés et questionnés avec avidité sur tout ce qui se passait « là-bas ».
En dépit de toutes les précautions qui avaient été prises à Londres et en Italie, la présence ◀de▶ Retinger à Varsovie semble avoir été connue des nazis quelques heures après son arrivée, mais il l’ignorait alors, et ◀de▶ fait, durant les trois mois que dura sa mission, il ne fut jamais découvert. Le sens inné ◀de▶ la conspiration dans un peuple opprimé depuis plusieurs générations, et l’extraordinaire discipline des militants ◀de▶ la Résistance, réussirent à le sauver ◀de▶ tous les mauvais pas où l’imprudence (non moins traditionnelle) des Polonais put l’engager. Bien persuadé que personne ne savait rien ◀de▶ sa venue, sauf quelques chefs clandestins, il se mit à fréquenter dès les premiers jours les cafés ◀de▶ la capitale qu’il avait connus autrefois. Dans l’un ◀d’▶eux, après avoir commandé une vodka, il eut l’heureuse surprise ◀de▶ voir le vieux serveur lui apporter aussi un grand verre ◀d’▶eau, en disant simplement, sans le regarder : « Comme ◀d’▶habitude, docteur ». Mais dans un autre établissement où il dînait, près ◀d’▶une table occupée par cinq ou six hommes, ce ne fut pas sans terreur qu’il entendit soudain l’un ◀d’▶eux dire à haute voix : « Savez-vous la grande nouvelle ? Retinger est arrivé ◀de▶ Londres il y a trois jours ! » Deux officiers allemands, assis tout près, ne bronchèrent pas.
La mission se déroulait selon les plans. Les contacts avaient été pris dans la capitale et en province avec les responsables politiques et les chefs militaires — dont le fameux général Bor qui, ◀de▶ son petit appartement ◀de▶ Varsovie, où il vivait pauvrement, en civil, commandait en chef une armée ◀d’▶un demi-million ◀d’▶hommes, au nom du gouvernement ◀de▶ Londres. Et subitement, à la fin ◀de▶ mai, Retinger se vit privé ◀de▶ toute liberté ◀de▶ mouvements par un mal qui devait le laisser à demi infirme pour le reste ◀de▶ ses jours. Descendant ◀d’▶un tram près de son domicile clandestin, il se sentit presque incapable ◀de▶ marcher. Trois jours plus tard, il était paralysé des jambes et des mains. Le médecin diagnostiqua une polynévrite — probablement consécutive au saut en parachute — et le fit hospitaliser dans une clinique privée. Il souffrait peu, et se mit aussitôt à recevoir tous ses « correspondants ». La Gestapo l’ayant appris, il fallut le transporter en toute hâte dans un autre établissement où personne ne pourrait aller le voir : on choisit un hôpital pour les pauvres atteints ◀de▶ maladies vénériennes. Horrifié par l’entourage, J.H.R. refusa pendant des jours ◀de▶ se laisser baigner ! Mais bientôt, il s’arrangea pour recevoir malgré tout des visiteurs.
Quand vint le moment ◀de▶ son retour à Londres, il était encore incapable ◀de▶ marcher. Il fallut le transporter comme un bagage dans un train archiplein, en partance pour Cracovie. Comme on ne trouvait pas ◀de▶ place pour le coucher, le jeune Celt, qui l’accompagnait avec un infirmier, alla trouver le chef ◀de▶ poste allemand et le pria ◀de▶ faire vider une banquette pour un pauvre vieil homme gravement malade. Le lendemain matin, le train stoppa un peu avant les quais ◀de▶ la gare ◀de▶ Cracovie, très loin de la sortie réservée aux Polonais. Effrayé à l’idée ◀d’▶être transporté dans tous ces escaliers et passages sous-voie, Retinger enjoignit à son compagnon ◀de▶ prendre la sortie réservée aux Allemands, qui était toute proche. Celt l’ayant chargé sur son dos, ils passèrent tranquillement entre deux haies ◀d’▶agents ◀de▶ la Gestapo, entourés ◀de▶ l’admiration générale des Polonais qui assistaient ◀de▶ loin à la scène. Une voiture les attendait devant la gare, et les emmena vers leur cachette. C’est à Londres seulement que Retinger « réalisa » que la Gestapo possédait alors sa photo et recherchait « un homme âgé paralysé des jambes »… Après deux journées ◀de▶ nouveaux déplacements très pénibles, en train puis en droschka, ils atteignirent un petit village où ils passèrent une semaine chez le curé. Le son des canons leur parvenait déjà, ◀de▶ très loin. Les Russes avançaient. Et un matin ils virent passer cinquante avions américains. Le dernier soir, un char ◀de▶ paysan vint les prendre. Deux hommes y avaient déjà pris place, et J.H.R. reconnut en l’un ◀d’▶eux M. Arciszewski, le futur Premier ministre. Une escorte ◀de▶ l’armée secrète les entourait. On venait ◀d’▶apprendre que les Allemands surveillaient la région depuis quelques jours, qu’un régiment ◀de▶ cavalerie était signalé, qu’un groupe ◀d’▶aviateurs avait pris ses quartiers à deux kilomètres ◀de▶ là, et qu’un appareil ◀de▶ chasse s’était posé pour quelques minutes, l’après-midi même, sur la piste préparée pour l’avion anglais. Cependant, l’opération ne pouvait être retardée. L’avion anglais parut à l’heure prévue. Les passagers et les ballots ◀de▶ courrier furent chargés en quelques minutes, et les moteurs remis en marche. Mais les roues étaient bloquées dans la boue. Il fallut évacuer l’avion à deux reprises, creuser sous les roues, puis couper les freins. L’appareil ne put décoller qu’après une heure et vingt minutes ◀d’▶efforts frénétiques, et trois faux départs. Malgré le bruit fracassant des moteurs emballés en pleine nuit, pas un Allemand ne s’était montré.
L’atterrissage en Italie du Sud réussit également par miracle, l’avion sans freins s’arrêtant au bout de la piste devant les ambulances qui attendaient. Mais au lieu de poursuivre son voyage vers Londres, avec ses compagnons, Retinger reçut une dépêche lui demandant ◀de▶ se rendre au Caire. Il repartit sans hésiter le jour même, et passa la nuit dans les baraquements ◀de▶ Benghazi. Le lendemain, après avoir survolé Tobrouk, où il avait passé une journée mémorable pendant le siège, lorsqu’il accompagnait Sikorski en route vers la Russie, il fut débarqué au Caire, où il apprit enfin le but ◀de▶ son voyage : M. Mikolajczyk, Premier ministre, passait par là, se rendant à Moscou, et voulait prendre connaissance ◀de▶ toute urgence ◀de▶ la situation en Pologne.
Fin des activités polonaises ◀de▶ J.H.R.
Dans une note biographique préparée par J.H.R. pour un homme d’État scandinave, je trouve ceci :
Après la guerre, je réussis à obtenir du gouverneur britannique quelques-unes des denrées et machines dont la Pologne manquait si cruellement. Le gouvernement anglais fit preuve ◀d’▶une exceptionnelle générosité, les hommes responsables ◀de▶ ce don étant Sir Stafford Cripps, chancelier ◀de▶ l’Échiquier, et Mr. Hugh Dalton, président du Board of Trade. ◀De▶ la sorte, il me fut possible ◀d’▶obtenir pour mon pays 15 kilomètres ◀de▶ ponts Bailey et Everall, un million et demi ◀d’▶uniformes, un millier ◀de▶ tonnes ◀d’▶ustensiles ◀de▶ cuisine, des machines-outils, etc., pour une somme totale ◀d’▶environ 4 millions ◀de▶ livres. La générosité du gouvernement anglais fut telle qu’il paya même les frais ◀de▶ transport, tandis que d’autres dépenses (experts polonais) furent payées ◀de▶ ma poche. Il est intéressant ◀de▶ noter que ni le gouvernement britannique ni moi-même ne furent jamais remerciés par le gouvernement ◀de▶ Varsovie, et qu’après que j’eus remis les dons anglais et quitté le Pologne, mes collaborateurs furent mis en prison par ordre du gouvernement polonais.
Les notes pour les Mémoires précisent que M. Celt, le compagnon ◀de▶ J.H.R. dans sa mission parachutée, et son premier assistant durant toute l’affaire des dons anglais, fut retenu à terre, à l’aérodrome ◀de▶ Varsovie, au moment où Retinger montait dans l’avion qui devait les ramener tous deux à Londres, puis emprisonné. Retinger ne réussit à le faire libérer qu’en s’adressant directement à Molotov, avec lequel il avait entretenu ◀de▶ bons rapports durant sa mission à Moscou. Celt réussit à fuir plus tard en Autriche.
Pour l’Europe
La guerre finie, l’indépendance polonaise reconquise sur les Allemands mais presque aussitôt reperdue au profit des Russes, Retinger ne voyait plus ce qu’il pouvait faire pour son pays, dans le cadre ◀de▶ la politique nationale intérieure, et il jugeait inefficace toute action menée en exil pour modifier cette politique. L’ultime salut ◀de▶ la Pologne ne pouvait venir, à ses yeux, que ◀d’▶une Europe organisée, et c’est vers ce grand but qu’il se tournera tout entier. Dès qu’il fut en mesure ◀de▶ marcher de nouveau (mais il lui fallut jusqu’au bout s’appuyer sur quelqu’un pour franchir une marche, ses jambes obéissant mal à sa volonté) il entreprit l’action européenne qu’il avait si longuement méditée et préparée.
Nous avons dit plus haut ses premières tentatives dans ce sens, avant 1939. Il faut rappeler maintenant une période peu connue, mais importante, ◀de▶ la préparation à ce qui allait devenir le Mouvement européen.
Dès 1941, à l’instigation ◀de▶ Retinger, le général Sikorski avait pris l’initiative ◀de▶ grouper périodiquement les ministres des Affaires étrangères des gouvernements en exil à Londres, pour discuter avec eux les perspectives ◀d’▶une union ◀de▶ l’Europe après la guerre.
Sikorski et Benès allèrent jusqu’à conclure un accord prévoyant que la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie formeraient le noyau ◀d’▶une fédération ◀de▶ l’Europe centrale, à laquelle pourraient adhérer l’Autriche, la Roumanie et les États baltes. Parmi les autres hommes d’État qui participèrent aux délibérations londoniennes : le comte Raczynski, Jan Masaryk, Hubert Ripka et M. Ninčic pour les pays ◀de▶ l’Est, et pour ceux ◀de▶ l’Ouest, MM. P.-H. Spaak, van Kleffens et Kerstens, Trygvie Lie, Bech, Aghnides, Dejean, et plus tard Massigli. Retinger note que l’idée du Benelux naquit au cours ◀d’▶une ◀de▶ ces réunions. La mort accidentelle du général Sikorski mit fin aux entretiens en 194352, et Benès dénonça son accord avec les Polonais, après être allé à Moscou. Mais Retinger suivait son idée.
Le 8 mai 1946, il inaugura sa campagne par une conférence à Chatham House intitulée : A European Continent ? Quelques jours plus tard, à Bruxelles, avec M. Paul van Zeeland, il créait la Ligue européenne ◀de▶ coopération économique (d’abord nommée Ligue indépendante, dans l’idée ◀de▶ ne pas en exclure les USA). Bientôt, au prix de voyages incessants, dont chacun représentait pour lui une dure épreuve physique, J.H.R. créait des sections ◀de▶ la Ligue en Hollande avec P. Kerstens, en France avec Daniel Serruys, François-Poncet, Giscard d’Estaing et Michel Debré, en Italie avec La Malfa et E. Falck, en Angleterre avec Sir Harold Butler, Harold Macmillan, Peter Thorneycroft et Edward Beddington-Behrens, puis aux USA avec Averell Harriman et Adolf Berle. Mais à Prague, Masaryk refusa, crainte ◀de▶ Moscou. Et Molotov ne répondit pas à une lettre que l’ambassadeur Bogomolov lui avait transmise.
Dans le même temps, plusieurs autres mouvements s’étaient fondés. L’Union européenne des fédéralistes, dont la plupart des animateurs sortaient ◀de▶ la Résistance, regroupait dès 1946, autour ◀d’▶un noyau suisse plus ancien, une vingtaine ◀d’▶associations ◀de▶ militants ◀de▶ tous les pays victimes ◀d’▶Hitler, mais aussi ◀de▶ l’Allemagne et ◀de▶ l’Italie. Parmi ses chefs : Brugmans, Marc, Silva, Voisin, Spinelli, Kogon, von Schenk, Miss Josephy, Adler. Les Nouvelles équipes internationales ◀de▶ Robert Bichet, et le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe d’André Philip, allaient tenter ◀de▶ faire pénétrer « l’idée européenne » dans les partis démo-chrétiens et sociaux-démocrates ◀de▶ France, ◀d’▶Allemagne et ◀d’▶Italie. Ces trois mouvements attiraient surtout les jeunes, ◀de▶ 18 à 40 ans. (L’UEF compta jusqu’à 100 000 membres inscrits vers 1949-1950.) Leur volonté proclamée ◀d’▶action rapide et radicale les rendit vite suspects aux hommes politiques formés avant la guerre. Ceux qui admettaient la nécessité non ◀d’▶une fédération réelle, mais ◀de▶ ce qu’ils appelaient pudiquement une « union plus étroite ◀de▶ nos pays », adhérèrent au United Europe Movement fondé par Churchill à la suite de son fameux discours ◀de▶ Zurich, et à sa contrepartie sur le continent : le Comité français pour l’Europe unie (René Courtin, Paul Reynaud), états-majors formés ◀de▶ personnalités influentes mais sans troupes. Enfin, le comte Coudenhove-Kalergi, retour ◀d’▶exil, relançait son mouvement paneuropéen fondé en 1923 déjà, et créait une Union parlementaire européenne.
À Montreux, en septembre 1947, l’UEF convoqua son premier grand congrès. Nombre ◀de▶ délégués des autres mouvements y prirent part. Parmi eux, Duncan Sandys, gendre ◀de▶ Churchill, et Retinger. Au lendemain du discours ◀d’▶introduction que j’avais prononcé, je me trouvai placé entre eux deux devant les micros ◀d’▶une table ronde improvisée par les dirigeants ◀de▶ l’UEF. Ces derniers préconisaient la convocation ◀d’▶états généraux ◀de▶ l’Europe à Versailles. Duncan Sandys préférait une action moins bruyante, étroitement rattachée au plan Marshall. Retinger se contenta ◀d’▶émettre l’idée ◀d’▶un congrès ◀de▶ l’Europe réuni sous les auspices du Comité ◀de▶ liaison des mouvements pour l’Europe unie, qui était en train de prendre corps. Aucune décision formelle ne fut annoncée ce jour-là. Cependant, la solution Retinger ne devait pas tarder à s’imposer, non point parce qu’il l’avait bien exposée — il parlait très mal en public, et aussi rarement que possible — mais parce qu’il entreprit sans perdre un jour les centaines ◀de▶ démarches nécessaires pour la faire aboutir en temps utile.
Quelques mois plus tard — en janvier ou février 1948 — il m’annonçait sa venue à Genève, et dès ce moment je fus en mesure ◀d’▶observer ◀de▶ près sa technique. Il me demandait ◀de▶ le mettre en contact avec le professeur William Rappard. J’arrangeai l’entrevue dans un café. Retinger parla ◀d’▶un congrès sur l’unité européenne, qui allait se tenir en mai. C’était peu clair, Rappard restait sceptique. Retinger lui offrit alors ◀de▶ présider la séance plénière sur les questions économiques, aux côtés ◀de▶ Winston Churchill, et ◀de▶ me donner sa réponse. M’ayant ainsi pris dans son jeu, il vint chez moi et me demanda ◀de▶ me charger ◀de▶ la partie culturelle du congrès. Sur ce qu’il faudrait faire, il avait peu ◀d’▶idées, et celles qu’il exprima me parurent vagues ou fausses, d’ailleurs visiblement improvisées. Pouvais-je laisser les choses aller ainsi ? J’acceptai donc ◀d’▶entrer dans la combinaison pour tenter ◀d’▶y mettre un peu ◀d’▶ordre. Retinger avait bien joué. Il sentait depuis Montreux que j’étais « engagé », non seulement par ma conférence à ce congrès, et par celle que j’avais donnée un an plus tôt aux Rencontres internationales, mais par mes écrits plus anciens sur « l’engagement ◀de▶ l’intellectuel », dont certains remontaient à 1932. Je me trouvais pris au mot, littéralement.
◀De▶ février à fin avril, dans toutes les villes ◀d’▶Europe où Retinger avait passé ◀de▶ son petit pas traînant, parfois au bras ◀d’▶un secrétaire, souvent seul et s’aidant ◀de▶ sa canne, des « responsables » se mirent à l’œuvre, des comités se constituèrent, des rapports furent élaborés, des résolutions discutées avec passion par les divers mouvements, souvent antagonistes. Retinger évitait avec soin ◀de▶ prendre position dans leurs conflits ◀de▶ doctrine. Aux amateurs ◀d’▶impasses théoriques, il se bornait à opposer ◀de▶ mystérieuses allusions aux conditions sine qua non ◀de▶ réussite du congrès, qu’il semblait le seul à contrôler, voire à connaître. Sa plus grande habileté, durant toute cette période, fut sans doute ◀de▶ donner l’impression qu’il était obligé ◀de▶ cacher son jeu, mais qu’il jouait en réalité au bénéfice ◀de▶ chacune des tendances avec lesquelles il négociait. Et en fin de compte, c’était vrai, car grâce à lui, chacune allait pouvoir tenter sa chance en dépit de toutes les exclusives lancées par des groupes extrémistes, et par les partis socialistes ◀de▶ France, ◀d’▶Angleterre et ◀de▶ Belgique, qu’effrayait la stature ◀de▶ Churchill, président ◀d’▶honneur du congrès. (Finalement, tous vinrent à La Haye, y compris les Allemands avec Adenauer, qu’on connaissait à peine à cette époque, et qui au surplus demeura dans sa chambre ◀d’▶hôtel, suivant ◀de▶ près les travaux, sans y participer.)
Le Congrès ◀de▶ l’Europe, qui s’ouvrit à La Haye le 7 mai 1948 fut l’œuvre personnelle ◀de▶ Retinger, et peut-être le couronnement ◀de▶ sa carrière. Nous étions quelques-uns à savoir ce qu’avait été son action quotidienne, astucieuse, sage à longue échéance, dans la préparation ◀de▶ ce rassemblement ◀de▶ 800 Européens venus de vingt pays, parmi lesquels une vingtaine ◀d’▶anciens et futurs présidents du Conseil, cinquante ministres, 250 parlementaires, des écrivains et philosophes tels que Bertrand Russell, Salvador de Madariaga, Étienne Gilson et Charles Morgan, des juristes et des économistes ◀de▶ premier plan, beaucoup de syndicalistes, quelques industriels, et les chefs ◀de▶ tous les mouvements pour l’Europe unie, fédérée ou confédérée. Ce ne fut pas un congrès comme les autres, puisqu’il en résulta tout simplement la mise en œuvre ◀de▶ l’union européenne. Tout ce qui s’est accompli dans cet ordre, depuis douze ans, a pris son départ à La Haye. Le Conseil de l’Europe, conçu par ce Congrès, naquit exactement neuf mois plus tard. Les principes directeurs ◀d’▶un grand marché commun, axé sur la fusion des intérêts franco-germaniques, sont formulées dans la résolution économique ◀de▶ La Haye. Le programme politique, le programme culturel et éducatif, le programme social enfin, fixés dans leurs grandes lignes et parfois dans le détail par les commissions du Congrès, siégeant souvent des nuits entières, inspirent encore tous les « Européistes » : on n’a guère trouvé mieux depuis lors, et l’on ne cesse ◀de▶ retrouver ce qui avait été proposé dès cette date.
Mais plus étonnante encore que la réussite du Congrès ◀de▶ l’Europe fut la manière dont Retinger sut l’exploiter. Au cours des semaines qui suivent, il multiplie les démarches personnelles auprès des Premiers ministres et des présidents du parlement en Belgique, France, Grande-Bretagne, Hollande et Italie. Il transforme le Comité international des mouvements pour l’Europe unie en Mouvement européen et il en devient le secrétaire général. En cette qualité, il forme et conduit, avec Duncan Sandys, président du Mouvement, des délégations qui présentent les résolutions ◀de▶ La Haye aux gouvernements. Il obtient que la France défende le projet ◀d’▶un Conseil de l’Europe devant les cinq puissances du Pacte ◀de▶ Bruxelles. Il élabore la procédure qui va conduire à l’adoption du projet en janvier 1949, au palais ◀de▶ Saint-James, à Londres, puis à la signature du traité instituant le Conseil de l’Europe, le 5 mai 1949. En neuf mois ◀de▶ travail fiévreux, ◀de▶ voyages continuels, ◀d’▶interventions rapides et pressantes, toujours au bon moment et à la bonne adresse, sans perdre un jour et sans un seul discours, Retinger, on peut le dire, a forcé le destin, et vaincu l’inertie la plus lourde du monde : celle des gouvernements devant une idée neuve. Il ne fut pas seulement le père spirituel, mais l’accoucheur du Conseil de l’Europe.
Ce premier résultat spectaculaire ne saurait cependant le contenter. Grâce à lui, le Mouvement européen sera durant les trois ou quatre années suivantes non point l’avant-garde du fédéralisme, mais l’intermédiaire indispensable entre cette avant-garde et les pouvoirs, c’est-à-dire les gouvernements et parlements, les milieux politiques et financiers. C’est Retinger en étroite coopération avec Duncan Sandys, alors président du Mouvement européen, qui met sur pied les grands congrès politique ◀de▶ Bruxelles, économique ◀de▶ Westminster, social ◀de▶ Rome, et culturel ◀de▶ Lausanne. Grâce à eux, l’idée européenne progresse en profondeur autant qu’en extension dans les élites dirigeantes. Il est difficile ◀de▶ mesurer exactement l’efficacité ◀de▶ ce vaste effort ◀de▶ préparation du terrain, mais sans lui, les réalisations que nous connaissons aujourd’hui et que le grand public européen tient pour toutes naturelles, n’eussent probablement pas vu le jour.
Certes, ce n’est pas Westminster qui a créé techniquement la CECA, par exemple, ni Lausanne qui a créé le CEC ; ce que ces deux congrès ont créé en revanche, ce sont les conditions psychologiques et politiques qui ont permis la mise en place ◀de▶ ces institutions, et ◀de▶ bien d’autres. Je ne crois pas que Jean Monnet et Retinger ont jamais travaillé ensemble : leurs méthodes étaient trop différentes, et ne pouvaient être que complémentaires. Mais ce n’est pas sans raison que Retinger fut invité à assister à la signature par Jean Monnet et Duncan Sandys du traité ◀d’▶association entre la CECA et la Grande-Bretagne. Et ce n’est pas sans raison qu’il se trouvait être, en 1960, le seul membre du Conseil du CEC qui en eût fait partie dès l’origine, et n’eût jamais manqué une seule ◀de▶ ses séances. En fait, il est certain que le CEC n’eût pas vu le jour sans les efforts tenaces ◀de▶ Retinger non seulement au sein du Mouvement européen, mais dès avant le congrès ◀de▶ La Haye.
J’ai dit plus haut comment il vint me chercher à Ferney, en février 1948, pour m’embarquer dans cette longue entreprise, et me persuader ◀de▶ tenter l’aventure. Lorsque plus tard, avec Raymond Silva, nous en vînmes à reconnaître la nécessité ◀de▶ créer à côté du CEC une Fondation européenne, c’est encore grâce à Retinger que l’idée réussit à prendre corps. Ses avis et ses interventions furent ◀de▶ loin les plus efficaces au cours des deux années ◀de▶ préparation qui devaient aboutir à la constitution ◀d’▶un imposant Conseil ◀de▶ gouverneurs, couronné par la présidence du Prince Bernhard des Pays-Bas.
Dans la genèse ◀de▶ tant d’autres actions communes, fondées sur le principe du groupe complexe ◀d’▶influences et ◀de▶ compétences, tels que la Commission des pays ◀de▶ l’Est (avec Harold Macmillan et Sir Edward Beddington-Behrens), la Campagne européenne ◀de▶ la jeunesse, puis le groupe ◀de▶ Bilderberg, le rôle ◀de▶ Retinger ne fut pas moins décisif, pas moins « instrumental », au sens anglais du mot, qui implique un élément créateur autant que réalisateur.
Quelques semaines avant sa mort, lors du dernier Conseil du CEC auquel il prit part — le 24 mars 1960 —, ce fut lui encore qui lança l’idée ◀d’▶une nouvelle Conférence européenne ◀de▶ la culture, ayant pour mission ◀d’▶établir le bilan ◀d’▶une douzaine ◀d’▶années ◀d’▶activités à l’intérieur de nos pays, puis ◀de▶ faire face aux problèmes immenses que posent les relations entre l’Europe et le Monde. Lui qui ◀d’▶ordinaire se bornait, dans les comités, à quelques interruptions ◀d’▶une sagesse volontiers sarcastique, tandis qu’il se taisait absolument dans les congrès dont il était l’inspirateur, il nous frappa ce jour-là par une sorte ◀d’▶éloquence pressante et sans apprêt, née du cœur et ◀d’▶un besoin peut-être prémonitoire ◀de▶ réaffirmer les principes qui avaient conduit sa ◀vie▶ et qui devaient inspirer selon lui, toute notre action européenne. Il rappela le rôle décisif des idées, des doctrines, ◀de▶ la culture enfin, à l’origine ◀de▶ toutes les réalisations historiques, et ◀de▶ l’entreprise européenne en particulier. Il évoqua la mission particulière ◀de▶ la Suisse dans cette perspective : « L’idée culturelle européenne a sa résidence en Suisse. C’est un avantage pour les autres, mais aussi pour les Suisses ! » Puis, se tournant vers les membres suisses du Conseil, il ajouta : « Vous ne voulez pas faire ◀de▶ politique internationale, mais vous en avez fait avec la Croix-Rouge, et c’est une raison ◀de▶ fierté pour tous les Suisses. »
Le soir même, dînant seul avec nous, il se vantait en riant ◀d’▶être devenu bavard dans les comités, et répétait qu’il se sentait beaucoup moins fatigué que ◀d’▶habitude et prêt à reprendre la rédaction ◀de▶ ses Mémoires. Mais quand ma femme, à propos de projets que nous avions en commun, lui dit : « l’année prochaine », il répondit très vite comme on signale qu’on sera pris ce jour-là : « L’année prochaine, je serai mort » — et avec autorité, parla ◀d’▶autre chose.
L’éminence grise
Son idée ◀d’▶une Pologne indépendante me semble avoir préfiguré son idée ◀d’▶une Europe unie. Dans les deux cas, il s’agissait peut-être moins ◀d’▶un but en soi que ◀d’▶une étape vers le plus grand Ensemble. Dans les deux cas, le problème consistait à créer ◀de▶ toutes pièces un capital ◀d’▶Histoire, sans avoir ◀d’▶autre mise initiale que l’Idée. Ni fonds ni meubles, ni régiments mobilisables, ni parti influent, ni grand mouvement social. Il fallait inventer les moyens ◀de▶ l’Idée. Et tout d’abord convaincre ceux qui pouvaient y aider.
Il avait publié plusieurs ouvrages, surtout aux débuts ◀de▶ sa carrière, mais Gide avait raison, il n’était pas un écrivain. Je ne connais pas ◀d’▶articles ◀de▶ lui. Ses lettres n’étaient jamais que ◀de▶ quelques lignes dictées à la hâte. Il n’était pas non plus un orateur. Sa culture était vaste et variée. Chaque matin, réveillé dès 5 heures, il lisait ◀de▶ gros livres ◀d’▶histoire, ◀de▶ politique, ou ◀de▶ philosophie religieuse. Mais son travail réel ne commençait qu’à l’heure où il pouvait se mettre à téléphoner et à fixer des rendez-vous. C’est alors qu’il entrait en action créatrice. Sa méthode était l’entretien, et ◀de▶ préférence seul à seul.
Certes, on le retrouvait partout où des hommes étaient réunis pour agir au nom d’une idée — l’indépendance polonaise et l’action syndicaliste aux débuts, l’union européenne ou la coopération atlantique, à la fin ◀de▶ sa ◀vie▶. Les yeux non avertis ne le distinguaient pas, dans la cohue des Importants. Mais celui qui regardait les choses ◀de▶ près, s’apercevait bientôt que la grande idée dont on parlait était celle ◀de▶ ce petit homme sans apparence et silencieux ; que le groupe était réuni grâce à lui seul ; que son art avait été ◀de▶ mettre les intérêts personnels les plus variés, et même les vanités, au service ◀de▶ quelque chose qui dépassait inexplicablement la somme des valeurs rassemblées. Les objectifs du groupe n’étaient pas toujours clairs pour beaucoup de ceux qui en faisaient partie, mais les résultats finissaient par parler ◀d’▶eux-mêmes.
Lors ◀d’▶une réunion du groupe ◀de▶ Bilderberg, à l’heure du cocktail, je dis un jour à Bob Boothby, en lui montrant Retinger qui circulait ◀d’▶un groupe à l’autre : « Je crois que j’ai trouvé le secret ◀de▶ sa méthode. Il s’assied seul à une petite table, commande une fine à l’eau, et l’idée lui vient de mettre ensemble un certain nombre ◀de▶ personnalités. À chacune, il explique que son idée est tellement importante qu’il vaut mieux ne pas en parler trop clairement. Puis il réunit tout son monde dans une belle salle, retourne s’asseoir à sa petite table, commande une fine à l’eau, et regarde ce qui va se passer. » Boothby répéta sur le champ l’histoire à Retinger, qui en fut ravi. Comme il le fut une autre fois, quand je lui demandai s’il était exact qu’il fût à la fois l’agent ◀de▶ l’IS, ◀de▶ la franc-maçonnerie et du Vatican, ainsi qu’on le chuchotait : il me pria ◀de▶ laisser entendre à qui voudrait que c’était vrai, mais incomplet !
Ce qui était vrai, en fait, et ce qui explique les attaques et les calomnies dont il fut trop souvent l’objet, c’était son désintéressement presque incroyable et sa totale absence ◀d’▶ambitions personnelles. Beaucoup ne pouvaient simplement pas y croire, et le soupçonnaient ◀de▶ desseins tortueux, quand il ne faisait que suivre une idée simple et grande : celle ◀de▶ grouper nos forces et nos faiblesses, de manière à les faire servir, comme malgré elles, au bien commun. Sa franchise également paraissait incroyable : elle était si directe, et percutante, que ses victimes n’y voyaient qu’insolence, ou même manœuvre. Et il est vrai, aussi qu’il n’avait pas le physique ni les manières suaves du Grand Idéaliste selon les conventions. Ni grand, ni beau, ni blond, l’œil ironique, irascible, fumant à la chaîne, et ◀d’▶une simplicité déconcertante, il mettait tout en place et s’effaçait. À l’heure ◀de▶ la distribution des prix, des remerciements et des hommages émus, on ne savait où le trouver. « Celui qui s’abaisse sera élevé », certes, mais pas dans ce monde-ci, qui ne pardonne pas la modestie si elle n’est pas feinte, et n’admire guère que ceux qui ont pris la peine ◀de▶ briguer ses applaudissements, selon les règles publicitaires. Il était l’exemple type ◀d’▶une activité décisive, unissant toutes les qualités indispensables pour passer inaperçue aux yeux des historiens futurs. (Puisse le petit ouvrage que nous publions aujourd’hui mettre en garde les chroniqueurs contre une omission ◀d’▶importance, et qui fausserait le tableau des vraies forces qui ont fait notre temps.)
Interrogé sur les derniers jours ◀de▶ notre ami, Jan Pomian, qui fut longtemps son plus proche collaborateur, m’écrit : « Il s’est confessé et il a reçu les derniers sacrements. Il avait certainement le sentiment ◀d’▶avoir accompli sa tâche et ◀d’▶avoir fait ce qu’il avait voulu faire (sauf ◀d’▶écrire ses mémoires). Il n’avait plus ◀de▶ « responsabilités » depuis plusieurs mois, mais il ne cessait ◀de▶ faire des plans, des démarches et des interventions au sujet de différentes causes et entreprises qui lui tenaient à cœur. Sa santé se détériora très rapidement durant ses dernières semaines, mais cela n’eut pas ◀d’▶effets perceptibles sur son humeur, ni sur l’intérêt qu’il portait aux hommes et aux problèmes, ni même sur les plans et les projets qu’il élabora jusqu’au dernier jour. »