Dialectique des mythes : Le▶ carrefour fabuleux (II) (mai 1961)be
Alternative ou alternance ?
◀L’▶antinomie Don Juan-Tristan, telle que je ◀l’▶ai formulée ailleurs, doit être ici rappelée en quelques phrases :
Considérons ◀le▶ Don Juan du théâtre comme ◀le▶ reflet inversé ◀de▶ Tristan.
◀Le▶ contraste est d’abord dans ◀l’▶allure extérieure des personnages, dans leur rythme. On imagine Don Juan toujours dressé sur ses ergots, prêt à bondir quand par hasard il vient de suspendre sa course. Au contraire, Tristan vient en scène avec ◀l’▶espèce ◀de▶ lenteur somnambulique ◀de▶ celui qu’hypnotise un objet merveilleux, dont il n’aura jamais épuisé ◀la▶ richesse. L’un posséda mille et trois femmes, l’autre une seule femme. Mais c’est ◀la▶ multiplicité qui est pauvre, tandis que dans un être unique et possédé à ◀l’▶infini se concentre ◀le▶ monde entier. Tristan n’a plus besoin du monde — parce qu’il aime ! Tandis que Don Juan, toujours aimé, ne peut pas aimer en retour. ◀D’▶où son angoisse et sa course éperdue.
L’un recherche dans ◀l’▶acte ◀d’▶amour ◀la▶ volupté ◀d’▶une profanation, l’autre accomplit en restant chaste ◀la▶ « prouesse » divinisante. ◀La▶ tactique ◀de▶ Don Juan, c’est ◀le▶ viol, et aussitôt remportée ◀la▶ victoire, il abandonne ◀le▶ terrain, et s’enfuit. Or ◀la▶ règle ◀de▶ ◀l’▶amour courtois faisait du viol précisément ◀le▶ crime des crimes, ◀la▶ félonie sans rémission ; et ◀de▶ ◀l’▶hommage un engagement jusqu’à ◀la▶ mort. Don Juan se rend donc tributaire ◀de▶ ◀la▶ morale dont il abuse. Il a grand besoin qu’elle existe pour trouver goût à ◀la▶ violer. Tristan, lui, se voit libéré du jeu des règles, des péchés et des vertus, par ◀la▶ grâce ◀d’▶une vertu qui transcende ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ Loi.
Enfin tout se ramène à cette opposition : Don Juan est ◀le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶immanence pure, ◀le▶ prisonnier des apparences du monde, ◀le▶ martyr ◀de▶ ◀la▶ sensation de plus en plus décevante et méprisable — quand Tristan est ◀le▶ prisonnier ◀d’▶un au-delà du jour et ◀de▶ ◀la▶ nuit, ◀le▶ martyr ◀d’▶un ravissement qui se mue en joie pure à ◀la▶ mort.
On peut noter encore ceci : Don Juan plaisante, rit très haut, provoque ◀la▶ mort lorsque ◀le▶ Commandeur lui tend ◀la▶ main, au dernier acte ◀de▶ Mozart, rachetant par cet ultime défi des lâchetés qui eussent déshonoré un véritable chevalier. Tristan, mélancolique et courageux, n’abdique au contraire son orgueil qu’à ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ mort lumineuse.
Je ne leur vois qu’un trait commun : tous deux ont ◀l’▶épée à ◀la▶ main.123
Ou simplement en quelques mots : Tristan, triste temps, joyeuse éternité. — Don Juan, joyeux moments, éternité ◀d’▶enfer.
Un contraste aussi pur, terme à terme, implique évidemment un lien ◀d’▶interaction ; bien plus : une relation complémentaire au sens ◀de▶ ◀la▶ physique actuelle. Don Juan n’est pas concevable sans Tristan, et sans lui n’eût pas vu ◀le▶ jour. Mais ce lien ◀de▶ genèse réciproque ne saurait s’exprimer ◀de▶ ◀la▶ même manière en termes d’histoire, ◀d’▶éthique, ou ◀de▶ psychologie.
◀L’▶Histoire constate ◀la▶ filiation des mythes, puis leurs retours, et enfin leur coexistence statistique dans ◀l’▶ensemble ◀d’▶une société aussi complexe que ◀la▶ nôtre.
◀L’▶Éthique condamne en principe ◀les▶ deux mythes. En fait, elle exige qu’à tout ◀le▶ moins, si l’un des deux prétend faire valoir sa vertu, ce soit au prix de ◀l’▶exclusion ◀d’▶autant plus radicale ◀de▶ l’autre. (Pire qu’un Don Juan, pire qu’un Tristan, seraient un Don Juan marié ou un Tristan coureur.)
Enfin, pour ◀la▶ Psychologie, toute apparition ◀de▶ l’un des mythes au niveau de ◀la▶ conscience individuelle correspond à ◀l’▶occultation ◀de▶ l’autre en ◀l’▶inconscient. ◀La▶ possibilité ◀d’▶une inversion du rapport subsiste donc en permanence. Au surplus, dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ conduite, ◀la▶ pensée et ◀l’▶affectivité ◀d’▶un même individu sont dissociées, Don Juan peut régir telle d’entre elles, Tristan telle autre.
◀La▶ filiation des mythes ne pose guère ◀de▶ problèmes. ◀La▶ légende ◀de▶ Tristan date du xiie siècle, celle ◀de▶ Don Juan ne remonte guère qu’à ◀la▶ Renaissance, et ne s’est vraiment constituée qu’à ◀la▶ faveur du refoulement temporaire ◀de▶ ◀la▶ « noble » passion dont parlait Nietzsche, pendant ◀le▶ siècle des Lumières.
Comme on voit, en fermant ◀les▶ yeux, une statue noire à la place de ◀la▶ blanche que ◀l’▶on vient de considérer, ◀l’▶éclipse du mythe ◀de▶ ◀la▶ passion devait faire apparaître ◀l’▶antithèse ◀de▶ Tristan. Si Don Juan n’est pas, historiquement, une invention du xviiie , du moins ce siècle a-t-il joué par rapport à ce personnage ◀le▶ rôle exact ◀de▶ Lucifer par rapport à ◀la▶ Création, dans ◀la▶ doctrine manichéenne : c’est lui qui a donné sa figure au Burlador de Molina, et qui lui a imprimé pour toujours ces deux traits si typiques ◀de▶ ◀l’▶époque : ◀la▶ noirceur et ◀la▶ scélératesse. Antithèse vraiment parfaite des deux vertus ◀de▶ ◀l’▶amour chevaleresque : ◀la▶ candeur et ◀la▶ courtoisie.124
Observons aussi que Don Juan succède normalement à Tristan, comme ◀le▶ cosmopolite au féodal. Si Tristan quitte ses terres, s’éloigne ◀de▶ ◀la▶ Cour, son « errance » traduit dans ◀l’▶espace ◀la▶ Quête ou ◀l’▶Exil spirituel. Mais ◀l’▶humeur voyageuse ◀de▶ Don Juan ne relève que du nomadisme ; elle traduit ◀l’▶infidélité systématique du rationaliste éclairé aux coutumes, préjugés et principes du groupe natif, ◀de▶ ◀la▶ tribu ou ◀de▶ ◀la▶ nation. C’est pourquoi ◀le▶ retour ◀de▶ ◀la▶ passion mortelle vers ◀le▶ milieu du xixe , s’il est d’abord ◀le▶ fait du romantisme, ne coïncide point par hasard avec ◀l’▶essor ◀de▶ ◀la▶ passion nationaliste, qui est sa transposition au niveau politique125.
Mais ◀le▶ nomadisme ◀de▶ Don Juan n’est pas seulement cosmopolite et donc moderne. ◀Les▶ succès du héros, comme ceux ◀de▶ Casanova, ne sont pas seulement ◀le▶ fait ◀d’▶un charme individuel. Des coutumes ancestrales, oubliées depuis des siècles, sont subitement réactivées par sa qualité ◀d’▶Étranger. À ◀la▶ question ◀d’▶une femme qu’il veut séduire : « Ah ciel ! Homme, qui es-tu ? » ◀le▶ Don Juan de Tirso de Molina répond : « Qui je suis ? Un homme sans nom. » Cet homme sans nom, sans passé ni lendemain, c’est l’un ◀de▶ ces cavaliers sortis des temps où ◀les▶ hordes nomades apparaissaient soudain sur ◀les▶ terres des premiers sédentaires, pillaient, prenaient ◀les▶ femmes, leur révélaient ◀le▶ plaisir dans ◀l’▶acuité ◀de▶ ◀l’▶épouvante, et fuyaient au galop vers leur désert. Et c’est aussi ◀le▶ prêtre ou ◀le▶ héros divin dans ◀les▶ religions antiques et primitives : celui qui est assez saint ou assez fort pour oser assumer ◀les▶ périls supposés ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ défloration, — périls ◀de▶ ◀l’▶âme, perte ◀de▶ ◀la▶ mana. Ainsi ◀le▶ jus primae noctis serait plutôt une sorte ◀de▶ devoir littéralement « religieux » du seigneur. Dans ◀la▶ nuit, sous ◀le▶ masque, hors ◀la▶ loi ou sacré, « ◀l’▶homme sans nom » vient d’ailleurs comme un ange, passe, étreint, dit ◀le▶ mot, révèle, et disparaît. Don Ottavio s’indigne au nom de ◀la▶ morale, mais ◀le▶ paysan Mazetto semble savoir un peu ce qu’il en est. En ce sens, uniquement, Don Juan procède ◀d’▶un état ◀de▶ civilisation bien antérieur au christianisme, et plus encore à ◀la▶ chevalerie courtoise.
Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ psychologie individuelle, ◀l’▶antériorité ◀de▶ Tristan me paraît encore plus évidente. ◀L’▶amour-passion n’est ressenti dans sa pureté animique que par ◀la▶ prime adolescence. Il est alors sentiment pur, douleur-joie pure, et ne sera plus jamais aussi nettement distinct ◀de▶ tout autre douleur ou joie. ◀Le▶ sentiment qu’expriment ◀les▶ troubadours est typiquement adolescent, et comme indépendant du sexe. S’il réussit à se fixer sur un seul être, sans obstacles insurmontables, il conduit normalement au mariage, c’est-à-dire au point ◀de▶ départ ◀d’▶une dialectique des plus complexes, dont ◀les▶ termes ◀de▶ base sont ◀le▶ sexuel, ◀le▶ social et ◀le▶ sentimental. Supposons que ◀la▶ synthèse des trois termes s’opère, et qu’il en résulte un vrai couple. Cela signifie qu’au sein de cette entité nouvelle, ◀les▶ relations entre ◀les▶ trois termes — échanges sexuels, échanges affectifs, échanges avec ◀la▶ société — aient trouvé leur régime ◀d’▶équilibre en mouvement, et que ◀la▶ résultante ◀de▶ ce système ◀d’▶échanges soit positive pour l’une et l’autre des personnes composant ◀le▶ couple. Une telle synthèse peut devenir plus ou moins stable, mais ne saurait être en aucun cas statique, au sens où ◀la▶ supposent ◀la▶ morale sociale et ses lois laïques ou religieuses. Car elle sera bientôt soumise à ◀l’▶épreuve imprévue ◀de▶ ◀la▶ durée, qui modifie nécessairement ◀l’▶importance relative ◀de▶ chacun des trois termes, et cela chez deux êtres différents. (Calculez ◀le▶ nombre des combinaisons et des permutations possibles : ce n’est pas ici mon sujet, mais celui ◀d’▶un traité du mariage.)
Si au contraire ◀le▶ sentiment, dans son essor vers ◀le▶ mariage, est arrêté par des obstacles insurmontables, qui sont généralement ◀de▶ nature sociale : ou bien il s’exalte et ◀les▶ nie — ou bien il renonce et ◀les▶ hait. Bientôt aimanté par ◀le▶ sexe, il y prend une nouvelle énergie, ou des raisons nouvelles ◀de▶ se renier. C’est alors que ◀les▶ mythes s’emparent ◀de▶ lui. Dans ◀les▶ deux cas, ◀le▶ mariage est condamné : puisqu’il est ◀la▶ durée sociale, l’un des deux mythes pousse à ◀le▶ dépasser, l’autre à ◀le▶ miner. L’un veut plus, infiniment plus, en direction du sentiment devenu passion : il oppose donc à ◀la▶ durée une éternité angélique. L’autre prétend que ◀le▶ sexe lui suffit : à ◀la▶ durée il n’oppose que ◀l’▶instant des brèves rencontres érotiques. ◀De▶ ce point de vue, Tristan serait un mari manqué pour avoir manqué ◀le▶ social et surcompensé cet échec par ◀la▶ passion ; tandis que Don Juan serait un Tristan manqué, pour avoir reculé à la fois devant ◀le▶ social et ◀le▶ sentimental126. Mais comme il n’est guère ◀de▶ mariage qui parvienne à maintenir sans crise une synthèse dans ◀la▶ durée des éléments variés dont nos deux mythes symbolisent ◀l’▶excès ou ◀l’▶échec, la plupart des couples réels sont soumis dans leurs crises à ◀l’▶action ◀de▶ l’un des deux.
◀La▶ morale et ◀la▶ société prononcent alors leurs décrets. S’ils suffisent à maintenir ◀l’▶équilibre du couple, ◀le▶ mythanalyste se tait. S’ils conduisent au divorce ou à ◀l’▶électrochoc, il demande à être écouté : non comme médecin psychiatre, non comme prêtre, et non comme avocat, et encore moins comme juge, mais simplement parce qu’il connaît ◀le▶ signalement des protagonistes invisibles du drame toujours latent qui vient de se déclarer.
Il fallait donc d’abord préciser ◀le▶ contraste des deux mythes ◀les▶ plus contraignants que subit ◀la▶ psyché occidentale. ◀La▶ fonction civilisatrice, ordonnatrice et dynamique qui pourrait aussi bien être ◀la▶ leur, exige une prise de conscience objective ◀de▶ leur véritable nature, et des fins vers lesquelles nous conduisent leurs structures.
Du point de vue ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀de▶ ◀la▶ psychologie — phylogenèse, ontogenèse —, c’est
◀l’▶alternance des mythes qui est manifeste — leur interdépendance génétique et leur coexistence dialectique —, l’un agissant dans ◀l’▶ombre quand l’autre agit au jour. Tout diagnostic ◀d’▶une situation, tout pronostic sur son évolution, devront donc s’établir sur cette base. Il en va de même pour une vie personnelle considérée dans sa durée biographique : ◀les▶ exemples évoqués ici ◀l’▶ont établi.
En revanche, aux heures ◀de▶ crise que ◀les▶ célibataires comme ◀les▶ couples mariés traversent quelquefois, c’est sous ◀la▶ forme ◀d’▶une alternative que ◀le▶ drame s’impose, qu’il est vécu, et que ◀la▶ morale formule ses exigences. Or, on ne saurait trancher ◀l’▶alternative qu’en connaissance des fins auxquelles chacun ◀de▶ ses termes s’ordonne et nous incline, selon sa loi.
Mais il se peut aussi qu’une fois ces fins reconnues, on ◀les▶ découvre essentiellement complémentaires. Ce ne serait plus alors ◀d’▶un dilemme à trancher qu’il s’agirait, mais ◀d’▶une tension à restaurer dans son équilibre vital…
Sens final des deux mythes
Quelles sont ◀les▶ fins ◀de▶ nos vies au-delà ◀de▶ survivre, travailler et gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, qui ne sont au vrai que des moyens ? Limitons-nous aux quatre que voici : ◀la▶ durée, ◀le▶ bonheur, ◀la▶ liberté, ◀l’▶amour.
◀La▶ durée. — Tout homme qui obtient ce qu’il désire, ou qui va ◀l’▶obtenir, veut ◀la▶ durée : rien de plus naturel que ◀les▶ serments prodigués par ◀les▶ amoureux. ◀Le▶ bonheur spontané veut ◀la▶ durée. Mais ◀de▶ ◀la▶ durée naît ◀l’▶ennui : c’est pourquoi beaucoup ◀les▶ confondent. J’imagine cependant deux raisons non médiocres ◀de▶ refuser ◀la▶ durée normale ; ou plutôt deux tempéraments qui ne pourront jamais s’y accommoder. L’un exige ◀l’▶intensité toujours accrue, l’autre ◀l’▶excitation toujours nouvelle. L’un cherchera ◀le▶ drame et l’autre ◀la▶ surprise. Que ce soit par dépit devant leur impuissance à intégrer ◀l’▶amour dans ◀l’▶existence normale, ou par goût ◀de▶ ◀l’▶excès en soi, l’un prétendra transcender ◀la▶ durée, l’autre en faire fi. L’un se voudra Tristan, l’autre Don Juan.
Don Juan nous chante qu’il n’est heureux que dans ◀l’▶instant, ◀la▶ nouveauté et ◀le▶ changement, et qu’il n’a jamais souhaité mieux. « ◀Le▶ croire malheureux parce qu’il va ◀de▶ l’une à l’autre, c’est ◀le▶ croire malheureux parce qu’il n’atteint pas un but qu’il ne poursuit pas », écrit l’un ◀de▶ ses apologistes127, qui ajoute aussitôt : « Il est heureux jusque dans ◀les▶ échecs ◀de▶ sa chasse, puisque son plaisir est dans ◀la▶ chasse plus que dans ◀la▶ prise. » ◀L’▶excitation ◀de▶ ◀la▶ chasse lui suffit donc, et ◀l’▶on insiste : elle est même pour lui « ◀l’▶essentiel ». Cet instinct « naturel au mâle » serait aussi un « instinct raisonnable ». (Saluons au passage cette nouveauté.) « J’ai cueilli une pomme ; je ◀l’▶ai trouvée bonne. J’en vois une autre : rien de plus raisonnable que ◀de▶ ◀la▶ cueillir aussi. » Il est vrai que Don Juan « raisonne » ainsi, en chacun ◀de▶ nous à ses heures. C’est qu’il oublie qu’une femme n’est pas une pomme. Et qu’elle en voudra mortellement à celui qui ne ◀l’▶aura pas « prise », s’étant contenté ◀de▶ ◀la▶ « goûter ». Dona Anna poursuit Don Juan ◀de▶ sa haine, parce que selon ◀la▶ légende primitive — que nous rappelle un analyste freudien — « il ne lui a pas donné ◀l’▶âme qu’il lui devait… Il a trompé ◀la▶ femme en elle, en abusant ◀de▶ son rôle divin ◀d’▶animateur pour satisfaire seulement ◀le▶ plaisir ◀de▶ ses sens »128. Toute magie sexuelle mise à part, ◀le▶ « divin » ramené à ◀l’▶humain, et ◀l’▶âme n’étant plus confondue avec ◀l’▶esprit ou ◀la▶ personne, ◀le▶ sens est clair : ◀le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ durée, chez Don Juan, équivaut au refus ◀de▶ ◀la▶ vraie possession, qui implique échange et don, entre humains tout au moins, et ◀l’▶on n’en finit pas si vite !
Il n’est que juste ◀d’▶observer d’ailleurs que ◀le▶ Don Juan mangeur ◀de▶ pommes qu’on vient de citer reste un peu court. Il n’accédera jamais à ◀l’▶érotisme, qui est dépassement ◀de▶ ◀l’▶instinct et des faims animales. Il n’intéresse pas plus que ◀les▶ pariades des autres, et n’a pas ◀de▶ prestige pour ◀l’▶imagination. Mozart n’en eût rien fait, ni même Da Ponte. Il sert ici ◀d’▶exemple extrême, pour déceler une certaine faiblesse intime ◀de▶ ◀l’▶érotisme donjuanesque, même dans ses manifestations ◀les▶ plus altières et ◀les▶ plus fascinantes pour ◀l’▶esprit. Il nous rappelle aussi que ◀la▶ durée n’est pas seulement ◀la▶ réalité du couple, mais celle ◀de▶ ◀l’▶objet désiré. La plupart des rêveries érotiques échouent devant ◀la▶ constatation que ◀l’▶objet humain vit encore, dure encore, et demeure lui-même avec tout ce que cela peut comporter ◀de▶ gênant ou ◀d’▶insupportable, après ◀l’▶accomplissement du phantasme excitant. Et c’est pourquoi ◀l’▶impératrice Théodora faisait tuer avant ◀l’▶aube ses amants ◀d’▶une nuit.
Tristan veut au contraire ◀l’▶éternité, car il veut échapper à ◀la▶ souffrance, et ◀la▶ souffrance est liée au temps et à ◀l’▶espace, qui modifient, distinguent et séparent — « mais toute joie veut ◀l’▶éternité, veut ◀la▶ profonde éternité ». Telle est ◀la▶ forme ◀de▶ son évasion, ◀de▶ son refus ◀de▶ ◀la▶ durée incarnée. Il veut plus, et non moins que ◀le▶ mariage ; plus, et non moins que ◀la▶ possession ◀de▶ ◀la▶ vérité « dans une âme et un corps », comme dit Rimbaud. ◀L’▶excitation ◀de▶ ◀la▶ nouveauté, il ◀la▶ trouve dans ◀le▶ drame renouvelé ◀d’▶une seule passion mais toujours plus intense, brûlant ◀la▶ vie. Psychose ou spiritualité ? Faiblesse ou force véritable ? Seule une estimation bien assurée ◀de▶ notre vie dans ce monde-ci, et ◀de▶ son sens ou ◀de▶ son absurdité, nous mettrait en mesure ◀de▶ répondre.
Si notre incarnation présente n’est que souffrance et illusion — souffrance à cause de ◀l’▶illusion, dit ◀le▶ bouddhisme — c’est Tristan qui a raison contre ◀le▶ mariage.
S’il n’est pas ◀d’▶autre vie ni ◀d’▶autre réalité qu’historique, matérielle et biologique, ◀le▶ mariage est un devoir civique, et Don Juan serait alors ◀la▶ liberté, un reflet inversé ◀de▶ ◀l’▶esprit que ◀l’▶on nie.
On peut aussi penser que ◀le▶ mariage est « ◀la▶ plénitude du temps » comme ◀le▶ dit ◀le▶ Mari ◀de▶ Kierkegaard, ◀la▶ synthèse vivante ◀de▶ ◀l’▶instant, ◀de▶ ◀la▶ durée et ◀de▶ ◀l’▶éternité. Celui qui a résolu ce problème dans sa vie est seul en mesure ◀de▶ condamner Don Juan et Tristan à la fois ; mais il n’a plus ◀de▶ raison ◀de▶ ◀le▶ faire…
◀Le▶ bonheur. — Moments ◀de▶ grand plaisir multipliés par ◀les▶ aventures sans lendemain, couples heureux dans ◀la▶ durée ◀de▶ leur amour, tourments bienheureux ◀de▶ ◀la▶ passion : ◀l’▶argument du bonheur sert à tous. Et ce n’est pas une raison pour qu’il soit faux. Il n’en fait pas moins ricaner ceux que ◀l’▶ennui, ◀la▶ satiété, ◀la▶ jalousie, ◀la▶ trahison, ◀les▶ frustrations ou ◀l’▶impuissance, ◀la▶ solitude ou ◀l’▶obsession ◀de▶ ◀l’▶abandon, ◀l’▶angoisse ou ◀la▶ vulgarité ◀d’▶esprit et ◀d’▶âme — ces deux cas sont ◀les▶ plus généraux — empêchent ◀de▶ jouer un rôle « heureux » dans ◀le▶ mariage, ou ◀le▶ libertinage, ou ◀la▶ passion. Sans parler du ressentiment qu’il arrive à chacun des trois types, même réussi, ◀d’▶éprouver à ◀l’▶endroit des deux autres : j’étais né pour ceci ou pour cela (◀le▶ contraire ◀de▶ ce que je suis en train de vivre), j’ai toujours rêvé ◀de▶…, si je pouvais refaire ma vie…
Mais rêver ◀d’▶autre chose est normal. Une certaine dualité est normale, dans ◀la▶ mesure où elle ne fait que traduire ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀la▶ vie sur tous ◀les▶ plans : spirituel, animique, biologique et physique. En effet, nulle vie n’est concevable hors de ◀la▶ tension permanente, voire ◀de▶ ◀la▶ lutte (latente ou déclarée) entre au moins deux tendances antagonistes.
Prenons ici ◀l’▶exemple élémentaire et primordial, celui ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶une cellule. On sait aujourd’hui que cette vie dépend ◀de▶ ◀l’▶action simultanée ◀de▶ deux acides nucléiques, concentrés dans ◀le▶ noyau mais également à ◀l’▶œuvre dans ◀le▶ cytoplasme, où ils sont ◀les▶ agents ◀d’▶induction ◀de▶ ◀la▶ synthèse des protéines. Tant que ◀les▶ deux sont à ◀l’▶œuvre, ◀la▶ cellule fonctionne bien, son régime ◀d’▶échanges et ◀de▶ synthèses est créateur : on pourrait dire qu’elle est « heureuse ». Mais voici qu’un virus y pénètre : elle ◀le▶ digère, ◀le▶ désintègre et ◀l’▶assimile, — il n’est plus là, matériellement. Et puis, quelques minutes ou quelques heures plus tard, c’est ◀la▶ cellule elle-même, modifiée dans son « âme » (c’est-à-dire dans ◀le▶ programme ◀d’▶activité dont ses chromosomes sont porteurs) qui se met à fabriquer ◀le▶ virus disparu — jusqu’à ce qu’elle meure par éclatement, infectant ◀les▶ cellules voisines. Ainsi se propage ◀la▶ contagion dans un organe. Mais après tout, qu’est-ce qu’un virus ? Voilà ◀le▶ point. Un virus est un composé ◀de▶ substances analogues à celles ◀de▶ ◀la▶ cellule, sauf en ceci qu’il ne renferme qu’un seul des acides nucléiques. À cela tient toute sa nocivité. (Notons aussi que ◀le▶ virus ne peut se propager et se reproduire qu’aux dépens de cellules vivantes : sans elles, il ne peut subsister.)
Imaginons maintenant une âme individuelle, ou même un couple, cette « cellule sociale » : son bonheur sera conditionné par ◀la▶ présence des deux tendances antagonistes, et sa durée sera ◀le▶ produit des synthèses qu’elles induisent en permanence. Qu’un seul des mythes vienne à convaincre et modifier ◀le▶ cœur secret, ◀le▶ « noyau » ◀de▶ cette âme, et voici ◀la▶ névrose déclarée, ◀le▶ drame et ◀l’▶éclatement du couple. Si au contraire ◀l’▶âme résiste, elle sera désormais immunisée. Ou bien encore, ◀l’▶effet nocif du mythe est simplement mis en latence, mais demeure susceptible ◀de▶ ressusciter sous ◀l’▶effet ◀d’▶un choc émotif.
Cette analogie biologique n’explique pas, on s’en doute, ◀la▶ nature en soi ◀de▶ nos mythes, qui sont phénomènes ◀de▶ ◀l’▶âme. Mais elle nous aide à mieux imaginer ◀le▶ processus ◀de▶ leur action ; peut-être aussi leurs éclipses apparentes, et leurs soudaines récurrences dans une vie. (Je songe par exemple au choc reçu par Nietzsche à ◀l’▶annonce ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Wagner : ◀le▶ motif ◀de▶ Tristan reparaît peu après dans le second Zarathoustra : « Car je t’aime, ô éternité ! »)
Une certaine dialectique formelle étant commune à tous ◀les▶ phénomènes qui relèvent ◀de▶ ◀la▶ vie en général, pourquoi refuser ◀l’▶hypothèse que ◀les▶ agents « morbides » se comportent eux aussi ◀d’▶une manière formellement analogue, quel que soit ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀la▶ « vie » considéré ? Je ne citerai — et en passant — qu’un seul exemple ◀d’▶application ◀de▶ cette même dialectique à ◀la▶ « vie » politique.
◀Le▶ totalitarisme est caractérisé par sa prétention unitaire et son refus ◀de▶ composer avec aucune espèce ◀d’▶opposition. Ce qui ◀le▶ distingue ◀de▶ tout autre régime — quelles que soient ses ressemblances avec plusieurs d’entre eux — c’est, ◀d’▶une manière précise, qu’il n’admet qu’une tendance, ◀la▶ centralisation universelle. ◀Le▶ fédéralisme, au contraire, se définit comme ◀la▶ synthèse perpétuelle ◀de▶ deux tendances antagonistes : ◀l’▶autorité centrale et ◀l’▶autonomie des régions, ◀l’▶unité et ◀la▶ diversité. ◀Le▶ fédéralisme figure ◀la▶ santé du corps politique, ou son bonheur ; ◀le▶ totalitarisme, sa maladie mortelle. Ayant vécu près ◀d’▶une année en Allemagne hitlérienne (comme lecteur ◀de▶ français) j’avais coutume ◀de▶ dire à ceux qui me questionnaient sur ◀les▶ motifs ◀de▶ ◀l’▶adhésion réelle ◀de▶ tant ◀d’▶Allemands à une doctrine évidemment démente : « J’ai vu certains ◀de▶ mes étudiants devenir nazis. J’ai vu qu’ils changeaient physiquement. Ils prenaient ce type dur, ce regard “objectif”, ce teint pâle, cette lourdeur dans ◀le▶ bas du visage, qui permet ◀de▶ reconnaître au premier regard un chef nazi. Si peu sérieux que cela puisse vous paraître, je crois que ◀le▶ totalitarisme est un virus, et si vous ◀l’▶attrapez, vous n’y pourrez plus rien. » Je ne croyais pas si bien dire129.
◀La▶ liberté. — Sur les premières mesures du Menuet en sourdine — ◀la▶ musique vient de ◀l’▶intérieur du palais —, ◀les▶ trois Masques vengeurs s’avancent en pleine lumière, et Don Juan ◀les▶ invite, provoquant ◀le▶ destin. (Nul doute qu’il ◀les▶ ait reconnus.) ◀La▶ fête tragique commence, ◀l’▶excitation grandit, ◀l’▶orchestre multiplie ◀les▶ appels au plaisir. (Nous sommes maintenant dans ◀le▶ palais.) Brusquement tout s’arrête à ◀l’▶entrée du Trio. Quelques accords puissants, un échange ◀de▶ saluts comme on croise ◀l’▶épée, toutes forces en alerte, et Don Juan s’écrie ◀d’▶une voix forte : « Que ce lieu s’ouvre à tous ! Vive ◀la▶ liberté ! » Et voici ◀l’▶étonnant : toutes ◀les▶ voix relèvent ce défi, et chacune ◀le▶ reprend dans son registre ! ◀Les▶ trois Masques, Zerline et son fiancé se joignent à Don Juan et à Leporello. Viva ◀la▶ libertà éclate à douze reprises, clamé par des voix différentes, alternées ou couplées, jusqu’au tutti final dans une harmonie triomphante. — Mais que peut signifier cette harmonie ? Car ◀la▶ liberté, pour ◀les▶ Masques, c’est ◀de▶ tuer ◀le▶ traître séducteur, et ◀de▶ se faire ◀les▶ exécutants ◀d’▶un destin qui ◀les▶ terrifie ; pour ◀le▶ valet, c’est ◀de▶ servir son maître tant qu’il ◀le▶ paye, et ◀de▶ ◀le▶ trahir si ◀les▶ choses tournent mal ; pour Mazetto, c’est ◀d’▶empêcher Zerline ◀de▶ succomber aux entreprises du seigneur ; pour Zerline, c’est ◀de▶ succomber ; et pour Don Juan ◀de▶ conquérir. Ici donc ◀la▶ morale des principes, ◀la▶ morale des esclaves et ◀la▶ morale des maîtres réclament ensemble et revendiquent leur liberté, et toutes ces libertés se contredisent, et toutes, à des degrés divers, ne font que servir ◀l’▶ordre assigné à chacun ! En somme, elles crient toutes : Vive ◀la▶ Loi ! Seule ◀la▶ liberté ◀de▶ Don Juan, qui d’ailleurs mène ◀le▶ chœur, fait exception : elle veut braver ◀le▶ destin, mais elle y succombera. Or cette liberté seule nous intéresse ; ◀les▶ autres ne sont guère que revendications déterminées dans ◀l’▶homme par son « emploi » social ou son éthique utilitaire. N’y a-t-il donc pas ◀de▶ liberté ? Ou bien ◀la▶ seule vraie liberté serait-elle dans ◀le▶ défi du Libertin à tout ce que ◀le▶ commun des hommes tient pour vrai, nécessaire et sacré ?
Lorsque ◀les▶ croisés se heurtèrent en Orient à ◀l’▶invincible ordre des Assassins — écrivait Nietzsche en humeur donjuanesque —, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur ◀le▶ fameux symbole, ◀le▶ principe essentiel dont ◀la▶ connaissance était réservée aux esprits supérieurs, seuls dépositaires ◀de▶ cet ultime secret : Rien n’est vrai, tout est permis. C’était là ◀de▶ ◀la▶ vraie liberté ◀d’▶esprit, une parole qui mettait en question ◀la▶ foi même ◀de▶ ◀la▶ vérité.130
On ne peut aller plus loin, on ne peut aller plus haut — mais peut-être est-ce aller trop haut — dans ◀la▶ défense et dans ◀l’▶illustration du libertinage ◀de▶ ◀l’▶esprit, contre ◀la▶ liberté chrétienne d’une part, qui est obéissance au Révélé, et d’autre part contre ◀l’▶ascèse scientifique, qui est elle aussi, à sa manière, une foi dans ◀le▶ vrai objectif, une obéissance au vérifiable. Pourtant, ◀la▶ liberté que Nietzsche veut aimer cessera vite ◀d’▶être désirable quand il aura tué ◀la▶ vérité elle-même : pas ◀de▶ « vraie » liberté sans vérité.
Comme Nietzsche ◀l’▶indique — pour ◀l’▶oublier tout aussitôt lorsqu’il attaque ◀l’▶esprit chrétien, métaphysique et ascétique et ◀le▶ « petit faitalisme » scientifique — ◀le▶ « Rien n’est vrai, tout est permis » est une connaissance réservée, un savoir religieux et un symbole mystique. « Tout est permis », déclare saint Paul. « Aime et fais ce que tu veux », dit Augustin. ◀L’▶Orient hindouiste et bouddhiste n’a pas dit autre chose avant eux, ni ◀les▶ mystiques ◀de▶ ◀l’▶islam après eux. Cette connaissance ne peut être obtenue par un défi à ◀la▶ morale courante, ni même par une révolte contre ◀la▶ Loi, à laquelle tous ◀les▶ vrais spirituels sont « morts… de sorte qu’ils servent dans un esprit nouveau, non selon ◀la▶ lettre. »131. Cette liberté seule « vraie » ne peut être ◀le▶ terme ◀d’▶aucune espèce ◀de▶ revendication, nécessairement tournée vers ◀l’▶extérieur, vers ◀les▶ vérités constituées : car celles-ci ne sont pas « vraies » (si elles sont souvent utiles), et leur renversement ne suffirait pas à révéler ◀la▶ Vérité, moins encore à ◀la▶ réfuter. Atteindre à ◀la▶ vraie liberté suppose un changement intérieur — instantané comme dans ◀la▶ conversion chrétienne et ◀l’▶illumination bouddhiste, ou lentement acquis par ◀le▶ yoga. Atteindre à ◀la▶ vraie liberté suppose donc une libération.
Libération est ◀la▶ voie ◀de▶ Tristan. Sa passion veut aimer sans limites, au-delà des formes et du temps, au-delà du moi distinct et désirant, au-delà ◀de▶ tous ◀les▶ attachements terrestres, — elle veut ce ciel où ◀l’▶amant et ◀l’▶aimée se confondent en un seul être, dans ◀le▶ règne sans fin ◀de▶ ◀l’▶Amour sans réveil. Là, rien n’est plus ni vrai ni faux, ni tien ni mien, ni séparé ni interdit, dans l’Un sans nom :
Du souffle du MondeS’engloutir —S’abîmer —Inconscient —Joie suprême !132
Mais si ◀le▶ moi est dépassé, qui est libre ? Et qui peut encore aimer qui ? C’est dans ◀l’▶énigme jamais résolue ◀de▶ ce nirvana romantique (où ◀le▶ Souffle du Monde est encore une « tourmente » !) que nous laissent ◀les▶ dernières mesures ◀de▶ Tristan.
◀L’▶amour. — Ici ◀la▶ dialectique des deux mythes se resserre. Elle atteint sa formulation ◀la▶ plus abstraite au moment de rejoindre enfin ce que ◀l’▶on croyait son origine concrète, et qui lui échappe.
Point ◀d’▶amour pour Don Juan, ◀le▶ désir seul ; ni ◀de▶ prochain, mais seulement des objets. Mais pour Tristan, si le dernier obstacle qui nourrit sa passion est dans ◀le▶ moi distinct, et si ce moi doit s’abîmer dans ◀l’▶inconscient tout englobant, il n’y a plus ◀d’▶objet, ni ◀de▶ prochain. Il n’y a plus que ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶amour dans un sujet qui, lui aussi, doit s’évanouir. Que reste-t-il ? Comme d’autres perdent pour sauver leur vie ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre, Tristan perd à cause de ◀l’▶amour ◀les▶ raisons humaines ◀d’▶aimer.
Dans ◀la▶ pureté ◀de▶ leur expression mythique, ◀l’▶extraversion ◀de▶ Don Juan et ◀l’▶introversion ◀de▶ Tristan anéantissent, chacune à sa manière, ◀la▶ réalité du prochain. Don Juan et Tristan, symboles ◀de▶ ◀l’▶âme, ne sont en fait que deux manières ◀d’▶aimer sans aimer ◀le▶ prochain. N’étant pas des personnes, mais des puissances, ils ne sauraient s’aimer eux-mêmes, ce qui est ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶amour ◀d’▶un autre, et donc ◀de▶ tout amour réel : car sans prochain, ◀l’▶amour ne sait plus où se prendre.
Tout amour véritable est relation réciproque. Cette relation s’établit tout d’abord à l’intérieur de chaque personne, entre ◀l’▶individu, qui est ◀l’▶objet naturel, et ◀la▶ vocation qu’il reçoit, sujet nouveau, — et tel est ◀l’▶amour ◀de▶ soi-même. Elle s’établit ensuite à ◀l’▶intérieur du couple, entre ◀les▶ deux sujets-objets que constituent ◀les▶ deux personnes mariées. Elle s’établit enfin entre ◀le▶ couple et ◀la▶ communauté humaine.
Telle est ◀la▶ plénitude ◀de▶ ◀l’▶amour — et sa rareté merveilleuse ! Mais nos arts devant elle ont toujours reculé. Et nos littératures, impuissantes à créer ◀le▶ mythe du mariage idéal, ont vécu ◀de▶ ses maladies…
En ce terme ◀d’▶une longue méditation au carrefour fabuleux qu’aucune carte n’indique, une conclusion que ◀l’▶on n’était pas sans pressentir dévoile enfin son visage ambigu. ◀Les▶ deux mythes ◀les▶ plus prestigieux ◀de▶ ◀l’▶amour que ◀l’▶on rêve en Occident sont en réalité deux négations ◀de▶ ◀l’▶amour vrai dans ◀le▶ mariage, bien qu’ils en soient inséparables : ils sont nés ◀de▶ lui, contre lui, et ne pourraient se perpétuer sans lui.
Mais ici se révèle en même temps leur fonction proprement vitale, ou devenue telle dans notre évolution. Ils ne sont pas seulement nos tentations majeures, mais des signes chargés ◀de▶ sens. Qu’ils se lèvent soudain devant nous, fascinants comme un rêve d’autres nuits, au lieu de nous accompagner dans ◀l’▶ombre, et nous savons que ◀le▶ moment est venu de virer ◀de▶ cap, ou bien ◀d’▶affronter ◀la▶ tempête et ◀les▶ orages désirés.
Tous ◀les▶ deux ont raison contre ◀la▶ vie, dès qu’elle relâche ses tensions. Tous ◀les▶ deux ont raison contre ◀l’▶amour, sitôt qu’il se ramène en soi, cessant ◀d’▶être un échange vivant. Enfin tous ◀les▶ deux ont raison contre nos morales ◀de▶ série, hygiéniques, étatiques, et sans style ni virtù. Dès qu’un déséquilibre se trahit en nous, ou provoque une crise dans ◀le▶ couple, ils s’y jettent et ◀l’▶aggravent à plaisir. Que l’un des deux gagne à ◀la▶ main, il aura tôt fait ◀de▶ ruiner mariage, modération, personne, et ◀la▶ vie même. Mais sans eux, que seraient nos amours ?