Les▶ quatre amours (9 mai 1961)h i
Que toute ◀la▶ matière du cosmos, rassemblée, puisse tenir dans un dé ; que sur cette petite Terre suspendue dans ◀le▶ vide, nous marchions sur du vide et vers ◀le▶ vide, n’étant nous même que furtifs agrégats d’infimes tourbillons statistiques ; que tout soit vide en vérité de science, dans ◀les▶ dimensions de ◀l’▶Univers (millions d’années-lumière dans ◀l’▶espace, milliards d’années terrestres dans ◀le▶ temps), et qu’au fond du réel calculé soit ◀le▶ Vide — mais que, scintillements d’une seconde dans ◀l’▶histoire de ce grain, notre Terre, des civilisations passées nous apparaissent grandes et majestueuses, bien plus, qu’au détour d’un sentier suivi dans ◀la▶ forêt d’avril nous attende une révélation du bonheur pur : qu’il ait suffi de ◀l’▶inflexion d’une voix pour que cette rencontre, demain, soit soudain ◀le▶ point de ◀la▶ vie ; qu’il y ait tels moments où nous sommes convaincus que « tout » dépend d’une décision à prendre ; qu’un monde coloré, déployé, dense et stable s’étende autour de nous qui allons dans sa durée ; qu’il y ait donc tout cela, mais ◀le▶ vide, tout cela dans ◀le▶ vide et composé de vide, compénétré et imprégné de vacuité, ce vertige accompagne en silence ◀la▶ pensée des hommes d’aujourd’hui et leur action.
◀Le▶ miracle est qu’il y ait des formes ! Qu’il ait de ◀la▶ consistance, des paysages, des visages, une Nature autour de nous, qui apparaît désormais grâce et don, miraculeuse ; et que ◀la▶ vacuité ait pu donner naissance à ◀la▶ plénitude des corps, que ◀la▶ lumière soit devenue vision, ◀l’▶énergie sentiment, ◀la▶ structure mythe, et ◀la▶ gravitation désir.
Ce qui trouble d’abord et enfin scandalise ◀l’▶esprit du mystique oriental, c’est cela justement qui fait ma joie et c’est ◀le▶ passage du tourbillon de billions d’agrégats divisibles au désir d’un corps animé, d’une forme libérée pour un peu de temps de cette transparence incolore qui est ◀la▶ malédiction originelle, ◀l’▶enfer cosmique.
◀L’▶incarnation présente est notre grâce. Elle seule crée du même coup ◀la▶ couleur, ◀le▶ toucher, ◀la▶ vue lointaine et ◀la▶ musique, ◀la▶ souple résistance de ◀la▶ chair, et ◀le▶ désir qui ne s’arrêtera plus dans sa lancée vers un au-delà de plénitude, vers ◀le▶ Plérôme.
Car cette nature qui nous paraît miraculeuse n’est encore qu’un mirage reflété sur ◀le▶ Vide, si elle n’est pas une parabole de ◀l’▶éternel. Ces formes demeurent allusives, ces corps souffrent et meurent, ces sentiments s’égarent, ce désir exige un Ailleurs où ◀la▶ possession soit entière.
Certes, ◀la▶ science nous donne, dès maintenant, des « ailleurs » dont ◀les▶ siècles derniers croyaient avoir banni jusqu’à ◀la▶ possibilité : elle ◀les▶ calcule exactement. Que sont-ils pour notre désir ? Ce vide qui baigne tout ? ◀L’▶antimatière ? D’autres mondes parallèles, qui seraient le nôtre en creux ? Mais nous voulons ◀l’▶au-delà, et non pas ◀le▶ contraire de nos angoisses et de nos joies, ◀l’▶au-delà qui transforme et non pas un reflet !
Un poète mineur et parfait de ce temps ◀l’▶a découvert un jour non sans stupeur : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là. »
Qu’entendait-il ? Qu’avait-il vu ? Quel autre monde ? Et pourquoi n’y en aurait-il qu’un ?
Il y a ◀le▶ monde du Vide, l’autre monde de ◀la▶ science ; il est là, parmi nous et tout autour de nous, ici et maintenant, et nous ne ◀le▶ voyons pas, quoique étant assurés de sa présence instante. Il n’est pas nous.
Mais il y a en nous ◀le▶ Royaume ! ◀Le▶ Royaume « qui n’est pas de ce monde », et qui pourtant est « au-dedans de nous », car il est plus nous-mêmes que nous, parce qu’il est en chacun de ceux qui ◀le▶ reçoivent « ◀le▶ Fils de Dieu », ◀la▶ part céleste, ◀le▶ répondant de ◀l’▶Ange qui sera « notre effigie » au cercle de feu qu’a vu Dante. Et par quelle parabole ◀le▶ représenterons-nous ? « Il est semblable à un grain de sénevé, ◀la▶ plus petite de toutes ◀les▶ semences qui sont sur ◀la▶ terre, mais lorsqu’il a été semé, il monte… et pousse de grandes branches, en sorte que ◀les▶ oiseaux du ciel (◀les▶ anges) peuvent habiter sous son ombre. » Il n’est pas dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, qui étendent ◀le▶ Vide aux dimensions de ◀l’▶univers ; il n’est pas loin d’ici ou d’à présent, du monde des formes, qui est ◀la▶ Nature, ◀la▶ Parabole — mais ici, maintenant, et en toi-même.
◀Le▶ Royaume du ciel est un point, ◀le▶ point d’éternité posé dans toi, ◀la▶ semeuse du Plérôme à venir, quand « ◀la▶ figure de ce monde passera », et que ◀l’▶invisible sera vu. Quand tu ◀le▶ sais, ◀l’▶amour commence, ◀l’▶amour a déjà commencé, car c’est lui qui ◀le▶ sait dans toi.
À ◀la▶ question fondamentale que pose ◀le▶ Vide : Pourquoi pas rien ? — si ◀la▶ pensée ne trouve pas de réponse, elle se rend au vide et s’annule. Ce qui peut ◀la▶ retenir au bord du rien, c’est ◀l’▶intuition directe de ◀l’▶amour.
C’est à cause de ◀l’▶amour qu’il y a quelque chose, que ◀le▶ vide s’anime et se différencie, qu’il y a des forces qui s’attirent et se repoussent, donc se composent, qu’il y a par suite forme et mouvement proche et lointain dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, monde et personne, désir, souffrance et joie. Et nous pouvons aimer ces formes parce que ◀l’▶amour ◀les▶ a formées : nous ◀le▶ reconnaissons en elle, comme il ◀les▶ appelait en nous.
◀L’▶amour seul explique tout, et ◀l’▶être-en-soi n’est qu’un mot désignant ◀l’▶inconcevable : ce qui serait sans ◀l’▶amour, « ce qui est » moins ◀l’▶amour par qui seul il y a quelque chose. ◀L’▶amour seul peut donc dire : je suis. Sans ◀l’▶amour il n’y aurait pas même ◀le▶ vide. ◀L’▶amour a créé ◀le▶ vide en déployant ◀l’▶attrait, que ◀l’▶on nomme énergie ou désir, selon ◀l’▶ordre physique ou animique. Et cela seul donne un sens à tout : au vide cosmique où danse tel brouillard d’électrons empruntés à droite et à gauche et qui tout d’un coup peut dire moi, peut dire toi quand il voit ◀le▶ moi dans l’autre, peut dire : je suis ; mais aussi à ce coin de sentier perdu dans ◀la▶ forêt d’avril, petit monde complexe et fortuit, terre et pierres, herbe humide, ciel clair entre ◀les▶ branches, aubépines, profondeur des bois, ici, nulle part, et pourquoi ◀l’▶ai-je aimé ? Pourquoi pas rien ? Parce que ce coin de sentier m’a fait un signe et fut un signe à cet instant pour moi, existant dans ma re-connaissance, et que tout signe ou sens manifeste ◀l’▶amour ; et rien d’autre n’importe en vérité ; rien d’autre au monde ne m’appelle.
J’ai pu douter de ◀l’▶être et du devenir, et de toutes nos idées sur « Dieu », je n’ai jamais douté de ◀l’▶amour même. J’ai pu douter jusqu’au vertige de presque toutes ◀les▶ vérités de ◀la▶ morale et de ◀la▶ culture occidentale, avant d’en retrouver quelques-unes mieux comprises, au retour d’un Orient de ◀l’▶esprit. J’ai douté de la plupart des vérités successivement démontrées par nos sciences ; et je ne cesse de douter de notre image du monde, du vide et des distances inconcevables calculées à partir de nos formes. (Je pressens trop de raccourcis, et qu’on trouvera !) Mais je crois bien n’avoir jamais douté de tout cela, qu’en vertu et au nom de ◀l’▶Amour. Il est ◀la▶ grâce indubitable. Je n’ai pas d’autre foi certaine, d’autre espérance, et je ne vois pas de sens hors d’elle, ni d’autres raisons de douter, je veux dire : de chercher jusqu’au bout ce qu’un jour nous pourrons aimer de tout notre être enfin réalisé dans ◀le▶ Tout enfin contemplé. Quand ◀l’▶Amour sera tout en tous, lors du renouvellement de toutes ◀les▶ choses.
◀L’▶amour étant ◀l’▶initiateur de tout ce qui existe, on appellera néant ◀l’▶absence d’amour.
◀L’▶amour divin, venant de Dieu retourne à Dieu, posant en son point de réflexion et de résonance dans ◀la▶ créature, un moi nouveau qui transcende ◀l’▶ancien parce qu’il ◀le▶ totalise et ◀l’▶ordonne à ◀l’▶esprit. (Cette action d’ordonnance, d’orientation de soi dans ◀l’▶axe d’efficacité majeure, est ◀la▶ prière. Prier n’est pas demander mais s’orienter, de manière à recevoir et à réaliser.)
◀Le▶ mot posé, quelle est ◀la▶ voie de ◀l’▶amour en ◀l’▶homme ? ◀L’▶expérience méditée, — et que j’espère banale (au sens propre), dans sa forme du moins — me suggère quatre états que ◀l’▶on peut distinguer par leur ordre d’apparition. Ils se mêleront et combineront dans ◀l’▶homme achevé.
◀La▶ vision intuitive, forme de ◀l’▶amour est ◀l’▶acte de ◀l’▶esprit ; et elle est connaissance active en même temps que reconnaissance. Elle naît et se développe quand je découvre en moi, mais devine aussitôt dans l’autre, ◀la▶ personne. Nul ne peut distinguer ◀le▶ bien d’autrui s’il n’a su distinguer d’abord son propre bien. Qui s’aime mal, comme ◀l’▶égoïste, ne peut que mal aimer ◀les▶ autres et penser que « ◀l’▶enfer c’est ◀les▶ autres » : c’est qu’il se croit inacceptable et se voudrait (inconsciemment) anéanti. Nul ne voit ◀la▶ personne chez autrui s’il ne ◀l’▶a vu d’abord en soi : or, aimer c’est vouloir que ◀la▶ personne unique s’édifie dans ◀l’▶individu. Cette règle d’or est ◀la▶ norme morale, par excellence, en tout domaine, bien dans celui de ◀l’▶érotique que ◀l’▶éducation, ◀l’▶amitié et ◀le▶ mariage.
◀L’▶émotion, ou ◀l’▶Éros, seconde forme de ◀l’▶amour procède de ◀l’▶âme. Dans sa genèse, elle correspond, quel que soit ◀l’▶âge, à ◀l’▶état de première adolescence, quand ◀l’▶amour « point ◀le▶ cœur », oppresse ◀le▶ souffle, brûle en rêve, et reste loin d’imaginer ◀la▶ possession.
Mais s’il précède ◀le▶ désir dit physique, je crois que ◀l’▶amour émotif animique n’apparaît pas sans que ◀l’▶ait éveillé un regard de ◀l’▶intuition. ◀Les▶ très jeunes gens ◀l’▶ignorent encore ; la plupart des adultes ont cessé de ◀le▶ sentir ; mais un homme qui se connaît bien et ◀les▶ femmes surtout savent cela : une certaine perception instantanée du secret singulier de l’autre — et surtout s’il paraît lui-même ◀l’▶ignorer — est ◀la▶ condition nécessaire de ◀l’▶émotion vraiment envahissante. Dans ce domaine de ◀l’▶âme intermédiaire entre ◀le▶ spirituel et ◀le▶ sensuel, ◀les▶ risques d’erreur sont plus grands, parce que ◀l’▶émotion ◀la▶ plus vive peut bien se suffire en soi.
◀La▶ sexualité mérite ◀le▶ nom d’amour
◀Le▶ plaisir sexuel, troisième forme de ◀l’▶amour est dit physique, encore que nous sachions très bien que ◀le▶ sexe est lié comme nulle autre fonction à ◀la▶ volonté de ◀l’▶intellect, à ◀l’▶âme et à ◀l’▶imaginaire et qu’en tant qu’il ne serait qu’un instinct animal, il n’aurait rien à voir avec ◀l’▶amour. ◀Les▶ animaux ne font pas ◀l’▶amour, mais subissent ◀la▶ sexualité quand vient son temps. ◀Les▶ confusions de notre langage courant semblent parfois assimiler ◀l’▶amour au sexe, mais elles proviennent d’une contamination en sens inverse : si ◀la▶ sexualité peut signifier ◀l’▶amour, c’est parce qu’elle est, chez ◀l’▶homme, autre chose que ◀l’▶instinct, elle s’ordonne à des fins nouvelles qui ne sont plus celles de ◀l’▶espèce mais de ◀la▶ personne, ◀la▶ sexualité mérite ce nom d’amour que lui donne ◀l’▶Occident moderne — quoi qu’en pense ◀la▶ morale moyenne (très rarement codifiée, longuement invétérée) qui forme ◀le▶ climat des milieux bien-pensants dans ◀le▶ peuple et ◀la▶ bourgeoisie, catholiques, protestants ou laïques.
Cette morale tient ◀le▶ sexe pour mauvais en principe. Comme elle sent qu’une telle attitude est plus hérétique que chrétienne, ou plus religieuse que rationnelle et « scientifique », elle se garde de ◀la▶ déclarer, mais trahit constamment son intime conviction par des jugements et des indignations qui ressemblent à s’y méprendre à des réflexes conditionnels. Voici un test : à ◀la▶ lecture des phrases suivantes comment allez-vous réagir ?
Celui qui voit, qui comprend, qui désire ◀le▶ soi, qui joue avec ◀le▶ Soi, qui fait ◀l’▶amour au Soi, qui atteint son plaisir dans ◀le▶ Soi, devient son propre maître et se meut à sa fantaisie parmi ◀les▶ mondes. Mais celui qui pense autrement reste dépendant. Il demeure dans ◀les▶ sphères périssables et ne peut en sortir quand il veut. (Chandogya upanishad, 7, 25.)
Pensez-vous que ◀la▶ comparaison qui est faite ici entre ◀l’▶acte de ◀la▶ connaissance religieuse et ◀l’▶acte de ◀l’▶union sexuelle, rabaisse ◀le▶ spirituel ou élève ◀l’▶érotique ? (J’entends bien ; élève ◀l’▶érotique au niveau de signification où ◀l’▶homme spirituel doit atteindre avec ◀l’▶ensemble de ses facultés.)
◀La▶ sexualité en elle-même ne me paraît pas indifférente pour ◀l’▶esprit. Mais elle n’est ni mauvaise ni bonne : en tant que fonction, je ◀la▶ verrais moralement neutre. Et cependant, dès qu’elle accède à ◀la▶ liberté de ◀l’▶érotisme (qui transcende ◀la▶ fonction naturelle et vitale) elle devient justiciable à la fois de ◀la▶ morale et de ◀l’▶esprit, comme tout autre élément impliqué dans ◀la▶ synthèse de ◀la▶ personne.
◀L’▶amour qui meut ◀le▶ soleil et ◀les▶ étoiles
◀L’▶Énergie cosmique, dernière forme de ◀l’▶amour n’est atteinte que par ◀la▶ pensée, mais à travers ◀le▶ monde des sensations, lorsque au-delà des corps à notre échelle, au-delà du domaine de ◀l’▶individuation, au-delà même de ◀la▶ matière que ◀l’▶on dit brute, mais encore tangible et sensible, elle découvre, et mesure ◀l’▶énergie et ◀le▶ mystère de ◀l’▶attraction universelle. Et il est beau que ◀l’▶aventure de ◀l’▶intellect, descendant des clartés instantanées de ◀l’▶esprit intuitif au clair-obscur de ◀l’▶âme, à ◀l’▶obscur de ◀la▶ chair, à ◀l’▶opaque de ◀la▶ matière et au noir absolu de ◀l’▶espace électronique, débouche enfin sur des lueurs nouvelles qui sont peut-être celles qu’entrevoyaient ◀les▶ sages de ◀l’▶Inde et de ◀la▶ Grèce, et que Dante dit avoir contemplées au prix de sa vue « consumée »
mais déjà mon désir et ma volonté étaient mus — comme une roue tournant d’une manière uniforme — par ◀l’▶Amour qui meut aussi ◀le▶ soleil et ◀les▶ autres étoiles.
◀L’▶extrême : ◀la▶ vue mystique
◀La▶ forme de pensée qui se révèle ici transcende ◀la▶ recherche moderne des secrets d’un champ unifié. Elle implique ◀l’▶équation plus générale encore qui embrasserait à la fois ◀le▶ phénomène humain, ◀les▶ lois cosmiques, et ◀l’▶amour créateur. Théorie de ◀l’▶amour unifiant c’est autant dire de ◀l’▶amour même.
◀La▶ science naturelle, guidée par ◀l’▶intuition d’Einstein, conçoit déjà ◀la▶ possibilité d’une explication unitaire des phénomènes énergétiques et magnétiques, mais elle met que ◀l’▶affectif demeure pour elle ◀le▶ plus impénétrable des mystères. Il est capital qu’elle ◀l’▶admette. Ce qui était écarté depuis des siècles, renvoyé au chapitre des magies puériles, redevient ◀l’▶objet fascinant des spéculations créatrices. Déjà, ◀les▶ grandes « écoles » de mathématiciens, de physiciens et d’astronomes, reconnaissent qu’elles diffèrent essentiellement par leurs options métaphysiques. Ainsi ◀l’▶extrême de ◀l’▶amour cognitif, de ◀la▶ passion de savoir, d’inventer ◀le▶ savoir et d’y soumettre ◀la▶ pensée, poussé jusqu’au dernier degré de ◀l’▶abstraction et de ◀l’▶audace logique, semble en voie de rejoindre en perspective ◀l’▶extrême de ◀l’▶amour intuitif : ◀la▶ vue mystique.
◀Les▶ cartes de ◀l’▶amour
Tout le monde connaît ◀les▶ cartes à jouer, au moins de vue, mais presque personne ne prend la peine ou ◀le▶ plaisir d’en déchiffrer ◀l’▶idéogramme. C’est trop sérieux pour ◀les▶ joueurs, et pour ◀les▶ sérieux ce n’est qu’un jeu. Pourtant, si ◀l’▶on regarde un moment, mais sans jouer, ◀les▶ « couleurs » du jeu de cartes ordinaire, on ne tardera à découvrir qu’elles correspondent trait pour trait aux quatre amours que nous venons d’identifier (et si ◀l’▶on remonte aux tarots, on verra qu’il ne s’agit pas d’un hasard ou d’une fantaisie, comme ◀l’▶ont montré ◀les▶ belles études de ◀l’▶indianiste Heinrich Zimmer).
On aura reconnu au passage ◀les▶ quatre fonctions fondamentales de C. G. Jung : pensée, sensation, intuition, sentiments, bien que placés ici dans une succession différente, traduisant ◀la▶ logique particulière et ◀l’▶ontogenèse de ◀l’▶amour. Ces quatre fonctions coexistent dans ◀la▶ vie de tout homme normal, mais l’une, en général, est dominante, plus fortement actualisée ; par là même, elle potentialise dans ◀l’▶inconscient ◀la▶ fonction ◀la▶ plus différente d’elle-même. ◀Les▶ couples d’opposés décrits par Jung : intuition-sensation (signes noirs du jeu de cartes) et sentiment-pensée (signes rouges) se retrouvent.
Cœur
◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 2.
Elle suggère : palpiter, contracter-dilater, être vulnérable ou blessé, transpercé par une pique (« Une épée te transpercera ◀l’▶âme », dit Siméon à Marie).
Correspond à ◀l’▶Âme et au sentiment (Amour-passion, tendresse. Éros).
Tempérament : émotif-dépressif, oblatif-envahissant, réceptif-imaginatif, nostalgique-enthousiaste.
Déviations typiques : Masochisme. (Seul celui qui a une âme, et ◀le▶ sait, a lieu d’être masochiste et de s’en réjouir). Goût de ◀la▶ mort à deux. Paranoïa.
Conception de ◀l’▶amour : « ◀La▶ beauté fait pleurer ◀les▶ meilleures larmes » — Tristan.
Preuve : sentir intensément.
Pique
◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 1.
Elle suggère : pénétrer, traverser, voler d’un trait, blesser, tuer, féconder.
Correspond à ◀l’▶Esprit et à ◀l’▶intuition (◀l’▶Amour spirituel, regard inquiet, spirituel, Agapè).
Tempérament : mystique, innovateur, secourable, détaché, rapide, désintéressé, autoritaire.
Déviations typiques : impérialisme et sadisme, ou à ◀l’▶inverse, ascétisme et goût de ◀l’▶autosacrifice vers l’autre : crime, vers soi : suicide.
Conception de ◀l’▶amour : un roi de pique dira que « ◀l’▶Amour n’est pas un sentiment, mais ◀la▶ situation totale de celui qui aime, orienté vers ◀la▶ vérité. »
Trèfle
◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 3.
Elle suggère : pousser, enlacer, s’épanouir dans ◀les▶ trois dimensions (esprit, âme, chair)
Correspond au Corps et à ◀la▶ sensation. (« Toute chair est comme ◀l’▶herbe. » Amour de ◀la▶ chair pour ce qui ◀la▶ transcende et ◀l’▶anime, car ◀la▶ poussée vient d’en bas, mais ◀l’▶éclosion et ◀l’▶épanouissement dépendent de ◀la▶ lumière reçue, de ◀l’▶air et de ◀la▶ rosée.
Tempérament : sensuel-impulsif-curieux ; prédateur-exclusif-fabricateur (d’objets, non de concepts).
Déviations typiques : Don Juan. Aberrations de ◀l’▶instinct. Naturisme mystique. (C’est ◀l’▶utopie magique, quelquefois réalisée, du trèfle à quatre feuilles : transformer ◀la▶ tige de ◀l’▶instinct en quatrième feuille).
Conception de ◀l’▶amour : ◀la▶ gourmandise.
« Ce qui est vrai, ce qui est beau, c’est ce qui m’est bon. »
Carreau
◀La▶ forme indique ◀le▶ nombre 4.
Elle suggère : définir, délimiter (◀le▶ carré), mais aussi pénétrer partout, dans tous ◀les▶ sens (angles aiguisés, rappelant que ce carré fut d’abord un carreau d’arbalète, une flèche à quatre pans), contredire et mettre en parallèle, opposer pour équilibrer.
Correspond à ◀l’▶intellect, à ◀la▶ pensée.
Tempérament : exclusif, bâtisseur, critique, prudent (« se garder à carreau »), abstracteur, classique, impudent, inventif (de structures et de concepts).
Déviations typiques : Schizophrénie. Goût du viol. Impuissance sexuelle par méfiance de ◀l’▶âme. (◀L’▶Intellectuel, au mauvais sens, est celui qui est coupé de ◀l’▶âme, ou ne sait qu’en faire et ◀la▶ nie).
Conception de ◀l’▶amour : ◀l’▶équilibre exigeant ◀l’▶échange, ◀le▶ maintien de chacun dans ses justes limites.