Culture et technique (juillet 1961)ae af
L’▶économie occidentale ◀d’▶aujourd’hui est dominée par ◀l’▶industrie ; or ◀le▶ moteur ◀de▶ notre développement industriel, c’est ◀la▶ technique, fille ◀de▶ ◀la▶ science, et ◀d’▶une science étroitement liée à toute ◀l’▶évolution culturelle ◀de▶ ◀l’▶Occident. C’est donc dans ◀la▶ technique, par son intermédiaire et à son sujet, que ◀la▶ culture et ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶Occident communiquent ◀le▶ plus directement, au niveau de ◀la▶ création comme à celui des effets extérieurs, et s’inter-déterminent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ mieux vérifiable.
◀Le▶ sujet ◀de▶ mes réflexions sera donc : ◀l’▶interaction ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ technique au sein de ◀la▶ civilisation dont ◀l’▶Europe constitue ◀le▶ foyer créateur.
Quel est ◀l’▶état présent ◀de▶ ce problème ? Et dans quelle situation concrète abordons-nous notre sujet ? C’est la première question que je me pose. J’y répondrai en citant trois faits qui ont ◀l’▶avantage ◀d’▶être connus ◀de▶ tous.
Fait n° 1. Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, une civilisation devient vraiment mondiale, et c’est ◀la▶ civilisation technique. Née ◀de▶ ◀l’▶Europe, développée par ◀l’▶Amérique, adoptée par ◀l’▶URSS et ◀de▶ là, transplantée en Chine, elle est devenue, au cours de ces dernières années, non seulement ◀l’▶idéal, mais ◀la▶ revendication parfois bruyante et turbulente ◀de▶ tous ◀les▶ pays du tiers-monde, même ◀les▶ plus farouchement hostiles à ◀l’▶Occident, en tout cas à ◀l’▶Occident politique.
Fait n° 2. Presque partout, on manque ◀de▶ techniciens, ◀d’▶ingénieurs et ◀de▶ contremaîtres, ◀de▶ managers, ◀de▶ spécialistes, et même ◀d’▶ouvriers qualifiés. ◀L’▶URSS est peut-être ◀la▶ seule exception. Il en résulte qu’on propose un peu partout ◀d’▶orienter ◀les▶ études, dès ◀l’▶enfance, vers ◀la▶ formation scientifique et technique, aux dépens de ◀la▶ culture générale et ◀de▶ ce que ◀les▶ Français et ◀les▶ Anglo-Saxons nomment encore ◀les▶ humanités.
Fait n° 3. Depuis plusieurs dizaines ◀d’▶années, ◀les▶ plus grands penseurs ◀de▶ ◀l’▶Europe et des États-Unis, suivis par ◀les▶ chroniqueurs des journaux et par ◀l’▶élite ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie, chantent sur tous ◀les▶ tons ◀la▶ plainte ◀de▶ ◀l’▶humanisme opprimé par ◀la▶ technique, et prédisent ◀la▶ mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀la▶ machine.
Au moment même où ◀l’▶Occident voit sa technique et ses valeurs techniques adoptées par ◀le▶ monde entier, ◀l’▶Occident se met à douter ◀de▶ son bon droit, et à diviser ses forces en deux camps : d’une part, ceux qui sont prêts à sacrifier ◀la▶ culture générale aux exigences techniques et qui se nomment ◀les▶ progressistes ; d’autre part, ceux qui défendent nos traditions humanistes, ceux qui s’opposent ◀de▶ toutes leurs forces instinctives à ◀la▶ technique, et qu’on nomme ◀les▶ réactionnaires. Leur erreur commune consiste à ne pas voir à quel point ◀la▶ technique résulte ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale et s’en nourrit, et à quel point cette culture occidentale peut à son tour bénéficier ◀de▶ ◀la▶ technique.
Je suis pour ma part convaincu que notre culture, dans son ensemble — théologie, philosophie et science, poésie et littérature —, a produit ◀la▶ technique occidentale ; et que ◀la▶ technique ne saurait faire ◀de▶ vrais progrès si elle se coupe ◀de▶ ◀la▶ culture. Je pense donc que ◀l’▶opposition entre ◀la▶ culture générale et une éducation spécialisée est ◀le▶ type même du faux problème. Car sans culture occidentale, point ◀de▶ technique, au sens actuel, au sens universel du terme ; et à ◀l’▶inverse, sans technique, point ◀d’▶avenir pour ◀la▶ culture, au sens occidental du terme. L’une se nourrit ◀de▶ l’autre et l’une sans l’autre serait condamnée à dépérir en peu de temps.
Pour établir cette thèse centrale, il faudrait des volumes et toute une vie ◀de▶ recherches. Je vais devoir me contenter ◀de▶ vous rappeler quelques exemples très typiques ◀d’▶inventions techniques décisives. Elles dépendent, non point des « lois ◀de▶ ◀l’▶économie » dont parlaient Marx et ◀les▶ théoriciens bourgeois ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme, mais au contraire des rêves ◀les▶ plus constants ◀de▶ ◀l’▶homme, des rêves qui déterminent dans nos vies ce qu’on nomme ◀les▶ hasards, ◀les▶ trouvailles par hasard, des rêves qui sont aussi ◀les▶ grands thèmes directeurs des créations ◀de▶ notre culture.
Pourquoi ◀l’▶homme fabrique-t-il des outils ? Quels sont donc ◀les▶ motifs profonds ◀de▶ ◀la▶ technique ? Tout ◀le▶ xixe siècle répond en chœur : que ◀l’▶homme invente pour des motifs utilitaires. Et presque tous ◀les▶ historiens ◀de▶ ◀la▶ technique répètent jusqu’à nos jours que ◀les▶ grandes inventions ont « répondu à des besoins », économiques, alimentaires et matériels. Quelques-uns cependant nous disent : si ◀l’▶homme invente, c’est par défi aux dieux, c’est pour ravir ◀le▶ feu du ciel, comme Prométhée, et pour soumettre ◀la▶ Nature à notre volonté ◀de▶ puissance et ◀de▶ richesse. Et pourtant, la plupart des exemples classiques ◀d’▶inventions et ◀de▶ découvertes, si ◀l’▶on y regarde ◀de▶ près, réfutent précisément ces théories. À ◀l’▶origine des inventions européennes du xvie au xixe siècle, qui ont décidé du sort ◀de▶ ◀la▶ technique moderne, et par suite de notre économie, nous ne trouvons pas ◀le▶ désir ◀de▶ gain, ni ◀le▶ besoin ◀de▶ confort, ni ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance, mais au contraire des rêves magiques ou religieux, affectifs, poétiques, archétypiques, et très généralement humains.
◀L’▶homme primitif crée des outils parce qu’il joue avec ◀les▶ démons cachés dans ◀le▶ feu ou dans ◀la▶ pierre, dans ◀l’▶eau courante ou ◀l’▶animal, dans ses songes et ses rêves éveillés. Il exorcise prudemment ◀la▶ Nature peuplée ◀de▶ dieux ou ◀de▶ malicieux lutins. ◀L’▶homme moderne est-il très différent ? Prenons quelques exemples ◀de▶ ses inventions techniques ◀les▶ plus spectaculaires : ◀la▶ machine à vapeur, ◀la▶ turbine, ◀l’▶auto et ◀l’▶avion.
C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né ◀l’▶avion, et non pas ◀de▶ ◀la▶ prévision des avantages économiques, touristiques et militaires que présenterait un jour ◀l’▶aviation. ◀L’▶histoire du vol ◀d’▶Icare est ◀le▶ récit ◀d’▶un rêve que presque tous ◀les▶ hommes ont fait une nuit ou l’autre, y compris Léonard de Vinci. ◀Le▶ motif onirique du vol, attesté par des centaines ◀d’▶auteurs depuis trois-mille ans, est ◀de▶ toute évidence antérieur à toute espèce ◀de▶ considération utilitaire.
C’est du rêve ◀de▶ partir au hasard sur ◀les▶ routes qu’est née ◀l’▶auto, comme ◀le▶ prouve ◀le▶ récit ◀de▶ cette invention que, dans son livre intitulé Ma Vie, nous donne ◀l’▶inventeur Henry Ford. Ce rêveur incurable, ce bricoleur dépourvu ◀de▶ connaissances scientifiques, cherchait à construire, nous dit-il, une « locomotive routière » qui ne fût pas astreinte à suivre ◀la▶ loi rigide des voies ferrées et des horaires, mais pût aller à ◀l’▶aventure le long des routes et des chemins dans ◀les▶ campagnes : rêve typique ◀de▶ ◀l’▶adolescence, qui est ◀l’▶âge des fugues. ◀Le▶ jeune Henry Ford ◀le▶ réalisa en 1893, quelques années après que ◀l’▶Allemand Otto eut inventé ◀le▶ moteur à explosion interne. Des douzaines ◀d’▶ingénieurs ou amateurs ◀de▶ mécanique, en France surtout, avaient construit d’autres voitures automobiles bien avant Ford, mais son invention ou sa ré-invention n’en demeure pas moins exemplaire.
L’un des inventeurs ◀de▶ ◀la▶ turbine fut Léonard Euler, mathématicien ◀de▶ génie, et ici, c’est ◀le▶ motif religieux qui est décisif. Élevé à Bâle dans un milieu ardemment piétiste, Euler pensait que ses livres ◀de▶ science pure, écrits en latin, ne servaient pas assez directement ◀l’▶humanité. En marge de ses travaux immenses sur ◀le▶ calcul différentiel et intégral et ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ Nature, il prit ◀le▶ temps ◀d’▶imaginer ◀les▶ plans ◀d’▶une machine nouvelle, qui devint ◀la▶ turbine.
Enfin, ◀la▶ machine à vapeur. Celle qui existait au début du xviiie siècle était des plus rudimentaire : il fallait qu’un surveillant introduise ◀de▶ temps à autre un jet ◀d’▶eau froide dans ◀le▶ réservoir contenant ◀la▶ vapeur, afin de produire sa condensation. Un jour, un jeune enfant chargé ◀de▶ cette besogne, Humphrey Potter, eut ◀l’▶idée ◀de▶ relier à un balancier ◀les▶ robinets commandant ◀l’▶arrivée ◀de▶ ◀la▶ vapeur et ◀de▶ ◀l’▶eau froide, rendant ainsi ◀le▶ processus automatique ; et il fit cela, nous disent ◀les▶ récits ◀de▶ ◀l’▶époque, afin de pouvoir aller jouer. James Watt, plus tard, ne fit que perfectionner ◀la▶ trouvaille du petit garçon qui avait été ainsi, sans ◀le▶ savoir, ◀l’▶inventeur ◀de▶ ◀l’▶automation créatrice ◀de▶ loisir.
Dans aucun ◀de▶ ces exemples ◀d’▶inventions techniques, ◀le▶ motif n’est utilitaire, économique ou financier. Ce sont des besoins ◀d’▶un tout autre ordre, psychologiques et moraux, qui ont guidé ◀l’▶intuition des inventeurs.
◀L’▶explication ◀de▶ ◀la▶ technique par des besoins utilitaires ou économiques repose en somme sur un anachronisme, et sur une confusion des effets et des causes. Au début, il y a ◀le▶ rêve, ◀le▶ jeu ; plus tard viennent ◀l’▶industrie et ◀les▶ gros dividendes : mais ceci n’explique pas cela. Au début, il y a ces jouets pour grandes personnes qui font sourire ◀l’▶économiste, ◀l’▶homme d’affaires et ◀l’▶homme politique. (Adolphe Thiers, historien et ministre français, déclare en 1833 que ◀la▶ locomotive est « une simple amusette scientifique ».) Plus tard, ◀l’▶industrie et ◀la▶ banque, avec ◀l’▶aide ◀de▶ savants économistes, échafaudent sur ◀de▶ telles amusettes ◀le▶ système compliqué ◀de▶ leurs « lois économiques », et prétendent que ces lois expriment ◀les▶ besoins matériels ◀de▶ ◀l’▶homme des masses. ◀La▶ vérité est simplement inverse : ◀l’▶homme moyen n’éprouve ◀le▶ besoin ◀de▶ prendre ◀le▶ train, ◀l’▶avion, ou son auto, que parce que quelques fous et rêveurs ◀de▶ génie inventèrent un beau jour ces mécaniques, qui devaient permettre ◀l’▶industrie moderne. Si ◀le▶ besoin matériel expliquait ◀les▶ créations ◀de▶ ◀la▶ technique, et si ◀les▶ produits ◀de▶ ◀l’▶industrie répondaient aux besoins matériels, pourquoi ferait-on ◀de▶ ◀la▶ publicité ?
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, ◀l’▶explication utilitaire ou économique, entièrement fausse pour ◀les▶ périodes qui nous précèdent, peut nous sembler en train de devenir vraie. La plupart des brevets ◀d’▶invention suivis ◀d’▶exploitation sont pris par ◀les▶ bureaux ◀d’▶études des grandes firmes industrielles ou des offices ◀de▶ recherches militaires. Mais ce sont, après tout, ◀de▶ petites inventions répondant à ◀de▶ petites nécessités ◀d’▶abaissement ◀d’▶un prix ◀de▶ revient ou ◀d’▶augmentation ◀d’▶un confort défini en termes physiques. ◀Les▶ très grandes inventions ◀de▶ notre siècle vérifient, en revanche, une fois de plus, ◀la▶ thèse du rêve créateur : ◀l’▶exemple des fusées vers ◀la▶ Lune et Vénus me suffira. ◀Les▶ plus grandes sommes — des milliards ◀de▶ dollars — que dépensent nos plus grands États, sont affectées à ◀la▶ recherche des moyens ◀d’▶explorer ◀le▶ cosmos. Personne ne peut savoir à quoi cela servira. Ce qui explique ces dilapidations délirantes et même scandaleuses, aux yeux de ◀l’▶utilitarisme, ce ne sont pas ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶économie et encore moins ◀les▶ besoins matériels — quand ◀les▶ 2/3 ◀de▶ ◀l’▶humanité souffrent ◀la▶ faim — mais c’est un rêve, un rêve universel et proprement irrésistible. Et si un jour nous découvrons sur Mars des substances nouvelles qui procurent à nos industries ou à nos États ◀de▶ nouveaux moyens ◀d’▶enrichissement ou ◀de▶ puissance, nos descendants diront : c’est à cause de cela, c’est pour cela que les premiers astronautes quittèrent ◀la▶ Terre. Mais vous êtes tous témoins qu’il n’en est rien.
C’est ◀la▶ nature ◀de▶ nos rêves constants qui détermine nos découvertes, donc nos techniques. Mais nos rêves à leur tour, ◀d’▶où viennent-ils ? Ils expriment nos croyances autant que nos instincts, ◀les▶ interdits sociaux et religieux autant que ◀les▶ désirs secrets ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀les▶ possibilités illimitées ◀de▶ ◀l’▶imagination : ce sont eux qui créent ◀la▶ culture, ◀les▶ arts, ◀les▶ sciences et ◀la▶ littérature. C’est évident. Mais il ne faut pas oublier qu’ils se nourrissent en retour ◀de▶ ◀la▶ culture : nos lectures, ◀les▶ tableaux que nous avons vus, ◀les▶ images du divin que nous livrent ◀les▶ siècles ◀de▶ notre civilisation, modifient sans nul doute notre pouvoir ◀de▶ rêve, son imagerie et ses orientations, — qui sont celles ◀de▶ nos découvertes.
En résumé — notre technique occidentale est née du rêve occidental, ◀de▶ ce même rêve qui a créé notre culture ; — ◀la▶ technique n’est donc pas un destin objectif et que nous aurions à subir, mais bien au contraire, elle exprime des vœux profonds dont nous sommes responsables.
Il en résulte que ◀la▶ culture et ◀la▶ technique ne sauraient être opposées dans leurs sources, puisqu’elles procèdent ◀de▶ nos mêmes rêves fondamentaux.
Cette thèse présente ◀l’▶avantage ◀de▶ nous faire mieux comprendre ◀la▶ nature des deux dangers majeurs que ◀la▶ technique risque ◀de▶ créer dans ce siècle : ◀le▶ danger — que je crois illusoire — ◀de▶ ◀la▶ mise en esclavage des Occidentaux par leurs machines, et ◀le▶ danger — beaucoup plus sérieux à mon sens — ◀d’▶un épuisement des sources vives ◀de▶ ◀l’▶invention, par ◀la▶ réduction ◀de▶ ◀la▶ culture générale dans ◀l’▶éducation au profit ◀de▶ ◀la▶ seule formation technique.
Dans la première moitié du xxe siècle, nous avons assisté à ce que ◀l’▶on nomme souvent ◀l’▶envahissement ◀de▶ notre vie par ◀la▶ machine. Et tous nos grands penseurs ◀de▶ se lamenter sur ◀le▶ déclin des valeurs spirituelles, et sur ◀la▶ mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀les▶ machines, ◀les▶ robots, ◀les▶ cerveaux électroniques. Que faut-il donc penser ◀de▶ cette longue plainte qui fut mise à ◀la▶ mode par Bergson, et ◀de▶ ce pessimisme général, que ◀l’▶invention ◀de▶ ◀la▶ bombe H risque ◀de▶ transformer en panique planétaire ?
Si je ne partage nullement ce pessimisme, c’est que ◀les▶ motifs ◀de▶ craindre ◀la▶ technique me paraissent déjà dépassés par ◀l’▶évolution même ◀de▶ ◀la▶ technique.
Quand on répète que ◀les▶ machines vont mettre ◀l’▶homme en esclavage, ou que ◀la▶ bombe va nous détruire, on oublie simplement que ◀les▶ machines et ◀la▶ bombe sont faites par ◀l’▶homme et ne feront rien sans lui.
J’écrivais au lendemain ◀d’▶Hiroshima :
◀La▶ bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est ◀l’▶homme. C’est lui qui a fait ◀la▶ bombe et se prépare à ◀l’▶employer. ◀Le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour ◀la▶ retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser ◀les▶ vases ◀de▶ Chine. Si on laisse ◀la▶ bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’▶homme.
Il n’est pas ◀d’▶invention, si simple et si utilitaire soit-elle, qui ne puisse être mise au service des passions meurtrières ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀le▶ couteau ◀de▶ cuisine a sûrement fait plus ◀de▶ victimes dans notre histoire que ◀les▶ bombes atomiques larguées sur ◀le▶ Japon.
C’est ◀l’▶homme lui-même qui reste responsable, et non pas ◀la▶ machine, parfaitement innocente, ou ◀la▶ technique qui ◀l’▶a produite. Dire que ◀la▶ machine domine ◀l’▶homme, ce n’est qu’une manière ◀de▶ parler. Ce qui par contre ne fut pas une illusion, ni une manière ◀de▶ parler, ce qui fut même une douloureuse tragédie depuis plus ◀d’▶un siècle pour une partie ◀de▶ nos populations occidentales, ce fut ◀le▶ sort du travailleur industriel, ◀de▶ cet immense prolétariat créé par ◀l’▶expansion subite du machinisme dès le premier tiers du xixe siècle — ◀l’▶homme attaché au service des machines jusqu’à seize heures par jour, dès sa jeunesse, puis ◀l’▶homme taylorisé, travaillant à ◀la▶ chaîne. Et certes ce n’étaient pas non plus ◀les▶ machines ou ◀les▶ chaînes qui forçaient ◀l’▶ouvrier à ◀les▶ servir, mais d’autres hommes conduits par leur passion ◀de▶ produire sans tenir compte du facteur humain et ◀de▶ ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, dans leurs plans ◀de▶ rendement à tout prix. C’est alors que Karl Marx peut décrire ◀le▶ prolétaire industriel comme ◀le▶ « complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort ».
Mais déjà nous voyons s’approcher ◀la▶ fin ◀de▶ cette ère primitive, inhumaine et cruelle, ◀de▶ ◀la▶ technique occidentale. Chose étrange et bien remarquable, ce ne sont pas ◀les▶ justes indignations ◀d’▶un Marx, ni ◀l’▶action politique des partis socialistes, et encore moins ◀la▶ révolution des communistes qui ont créé ◀les▶ moyens concrets ◀de▶ libérer ◀le▶ prolétariat, mais c’est ◀la▶ technique elle-même. Ce n’est pas en freinant ses progrès, mais au contraire en ◀les▶ accélérant, que nous sommes parvenus au seuil ◀d’▶une ère nouvelle, qui doit et peut, progressivement, nous permettre non plus seulement ◀d’▶améliorer ◀la▶ condition prolétarienne, mais ◀de▶ ◀la▶ supprimer, à ◀la▶ limite. ◀L’▶utopie ◀de▶ « ◀l’▶usine sans ouvriers » commence à se réaliser en Occident. Et ◀l’▶on s’aperçoit que ◀l’▶automatisme des machines, qui semblait inhumain tant que ◀l’▶ouvrier devait y adapter son rythme, devient au contraire libérateur dès qu’il est poussé jusqu’au bout, et qu’il n’a plus besoin ◀d’▶être servi, mais seulement surveillé par ◀l’▶homme. Mais il y a plus. ◀Le▶ principal produit ◀de▶ ◀la▶ technique moderne et ◀de▶ ◀l’▶automatisation ◀de▶ ◀l’▶industrie, en fin de compte, c’est ◀le▶ loisir !
◀La▶ réduction du temps ◀de▶ travail moyen à ◀l’▶usine ou au bureau, obtenue depuis trois quarts ◀de▶ siècle, est ◀d’▶environ deux-mille heures par an aux États-Unis. Ce chiffre se verra fatalement augmenté à mesure que se développera ◀l’▶automation. Imaginons donc notre humanité occidentale partiellement libérée du travail mécanique, pourvue ◀de▶ loisirs tout nouveaux, et privée du même coup du droit ◀de▶ se plaindre qu’elle n’a pas ◀le▶ temps ◀de▶ se cultiver ! Bien sûr, nous ne confondrons pas ◀le▶ simple loisir et ◀la▶ culture. ◀La▶ culture ne consiste pas seulement à se cultiver, à lire des livres, à écouter des disques, mais d’abord à écrire des livres, à composer ◀de▶ ◀la▶ musique, à méditer, à inventer et à créer. C’est un travail, c’est même ◀le▶ vrai travail humain. Mais il est clair que si ◀le▶ temps libre est augmenté, ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ culture augmentera elle aussi, et que par suite, ◀les▶ conditions du producteur ◀de▶ ◀la▶ culture seront sensiblement améliorées. Donc, tout ce que ◀la▶ technique permet ◀de▶ gagner sur ◀le▶ temps ◀de▶ travail mécanique et routinier sera gagné pour ◀la▶ culture, ou pourra ◀l’▶être. Nous allons vers un temps où ◀les▶ loisirs deviendront quantitativement plus importants que ◀le▶ travail routinier. Il en résultera que ◀la▶ culture deviendra ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie.
Je résume cette première partie ◀de▶ mon propos : ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe a produit ◀la▶ technique ; on a pu craindre alors que cette technique asservisse ◀l’▶homme et tue ◀la▶ vraie culture ; mais nous voyons que ◀les▶ progrès techniques ◀les▶ plus récents nous ramènent au contraire vers ◀la▶ culture, et lui donnent un sérieux nouveau, une importance économique croissante.
Cependant un danger subsiste. ◀L’▶ère ◀de▶ ◀l’▶automation et ◀de▶ ◀l’▶électronique exige ◀la▶ formation scientifique très poussée non seulement ◀d’▶une petite élite, mais ◀d’▶une masse importante ◀de▶ techniciens. Deux exemples : ◀la▶ France déclare qu’elle manque dès aujourd’hui ◀d’▶environ cinquante mille techniciens et ingénieurs. Quant à ◀l’▶URSS, elle subordonne toute son éducation scolaire et universitaire à ◀la▶ seule formation technique. Cette formation obligatoire absorbe 67 % du temps ◀d’▶étude, et ne laisse à peu près aucune place à ◀la▶ culture générale, réduite aux cours ◀de▶ marxisme-léninisme. Mais ◀le▶ fait est que ◀les▶ Russes ont lancé les premiers Spoutniks, et tout le monde veut ◀les▶ imiter. En Europe comme en Afrique, on réclame à grands cris ◀l’▶intensification ◀de▶ ◀la▶ formation ◀de▶ techniciens, aux dépens de ◀la▶ culture générale.
◀Le▶ danger qui apparaît ici, c’est celui ◀de▶ stériliser ◀les▶ sources vives ◀de▶ ◀l’▶invention technique qui tient à ◀l’▶ensemble ◀de▶ notre culture et à ses rêves directeurs. Gardons-nous ◀de▶ scier ◀la▶ branche sur laquelle est assise notre puissance technique ; elle se nomme culture générale. ◀Les▶ plus grands inventeurs ◀de▶ tous ◀les▶ temps n’ont pas été des techniciens au sens étroit, mais des poètes, des philosophes et des rêveurs, quelquefois des théologiens, ou des peintres, ou des touche-à-tout. ◀La▶ brouette, ◀la▶ roulette et ◀les▶ lois du hasard, ◀la▶ machine à calculer, ancêtre des cerveaux électroniques, c’est Pascal qui ◀les▶ inventa ; et ◀la▶ turbine c’est Léonard Euler, mathématicien et mystique ; et ◀le▶ gramophone, c’est un poète français un peu loufoque, Charles Cros. Ces successeurs modernes ◀d’▶un Archimède et ◀d’▶un Léonard de Vinci, on ◀les▶ imagine mal sortant ◀d’▶écoles techniques politiquement disciplinées, ou même ◀d’▶écoles où ils n’auraient reçu qu’une instruction purement technique. ◀L’▶ère nouvelle exigera, c’est entendu, des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶ingénieurs, mais si ◀l’▶on subordonne tout notre enseignement à leur seule formation spécialisée, il en résultera 1° que nous aurons moins ◀de▶ grands inventeurs et 2° que c’est alors que nous courrons ◀le▶ risque ◀d’▶être spirituellement soumis à nos machines, étant dressés ◀d’▶avance à ◀les▶ servir, au lieu d’être éduqués pour vivre mieux en disposant ◀de▶ leurs services.
◀De▶ ces trop rapides analyses — je tirerai maintenant quelques conclusions :
1. Gardons-nous ◀d’▶opposer théoriquement ◀la▶ culture et ◀la▶ technique comme s’il s’agissait ◀de▶ deux entités indépendantes et au surplus rivales.
Nous avons vu que leurs sources créatrices sont communes, qu’elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes ◀de▶ ◀la▶ psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique. Et nous pouvons aisément vérifier que leurs effets, au stade présent ◀de▶ leur évolution, loin de se contrecarrer et ◀de▶ se nuire sont au contraire en relation ◀de▶ promotion réciproque. ◀La▶ technique ne permet pas seulement une augmentation quantitative du temps libre, mais une meilleure utilisation qualitative des loisirs : par ◀la▶ radio, ◀la▶ télévision et ◀les▶ disques, toute ◀la▶ musique occidentale est mise à ◀la▶ portée instantanée ◀de▶ tous ◀les▶ amateurs ◀de▶ musique, et ◀le▶ nombre ◀de▶ ces amateurs est en même temps multiplié. Il en va de même pour ◀les▶ pièces ◀de▶ théâtre, grâce à ◀la▶ radio, pour ◀les▶ œuvres d’art grâce aux procédés ◀de▶ reproduction en couleur, et pour toute ◀la▶ littérature, et même pour ◀la▶ philosophie. ◀Le▶ succès stupéfiant des pocket books, aux États-Unis d’abord puis en Europe a été rendu possible par ◀les▶ perfectionnements techniques ◀de▶ ◀l’▶édition et par ◀la▶ généralisation ◀de▶ ◀la▶ curiosité intellectuelle, résultant ◀de▶ loisirs accrus. Bergson, qui réclamait si anxieusement un « supplément ◀d’▶âme » pour notre société technique se voit doté, grâce aux paperbacks, ◀d’▶un supplément posthume ◀de▶ 200 000 lecteurs aux États-Unis !
Deuxième conclusion : Gardons-nous ◀d’▶opposer technique et culture générale dans nos programmes ◀d’▶éducation scolaire et universitaire.
Car cela reviendrait à opposer ◀l’▶arbre et ◀le▶ fruit, au détriment final ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre. On nous répète que notre société a besoin ◀d’▶innombrables techniciens, et qu’il s’agit ◀de▶ ◀les▶ former ◀d’▶urgence aux dépens des humanités et ◀de▶ ◀la▶ culture générale. ◀L’▶URSS a décidé ◀de▶ sacrifier ◀la▶ culture générale, et elle a produit ◀les▶ Spoutniks. Je crains pour elle que ses premiers succès ne ◀l’▶aveuglent et que sa politique éducative ne soit à courte vue ; elle repose en effet sur ◀l’▶idée que ◀la▶ formation technique exclusive favorise au maximum ◀le▶ progrès technique. Mais toute ◀l’▶expérience européenne dément cette conception simpliste. Je demandais un jour à l’un des trois physiciens qui ont réalisé ◀la▶ fission ◀de▶ ◀l’▶atome comment il travaillait à cette époque. Il me décrivit en détail ses méthodes, et il conclut : « Vous voyez, notre activité réelle, c’est un mélange ◀de▶ poésie et ◀de▶ cuisine. ◀Les▶ procédés techniques et ◀l’▶élaboration mathématique viennent plus tard. »… Et de même, Robert Oppenheimer ne cesse ◀d’▶insister sur ◀la▶ nécessité absolue ◀d’▶une vaste culture générale et synthétique, englobant ◀la▶ littérature et ◀la▶ métaphysique religieuse, si ◀l’▶on veut que ◀la▶ recherche scientifique et technique n’aboutisse pas à des impasses, à ◀la▶ stagnation, ou à des monstruosités. S’il nous faut davantage ◀de▶ techniciens et ◀de▶ chercheurs scientifiques, il nous faut donc davantage ◀de▶ culture générale, et non pas moins, et seulement un peu plus ◀de▶ formation technique pendant ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ scolarité : car ◀le▶ métier ne s’apprend qu’en dehors des études. Cherchons d’abord à concevoir ◀les▶ grands buts spirituels ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ technique sera donnée par-dessus.
Troisième conclusion : Ne perdons jamais ◀de▶ vue ◀le▶ contexte culturel ◀de▶ ◀la▶ technique.
Car c’est ce contexte culturel qui agit dans ◀les▶ pays sous-développés, à ◀l’▶insu des bénéficiaires ◀de▶ nos techniques, mais alors ◀d’▶une manière anarchique, souvent néfaste. ◀Les▶ machines inventées par ◀l’▶Occident et transportées dans ◀les▶ pays sous-développés sont ◀les▶ équivalents modernes du cheval ◀de▶ Troie. Et si nous persistons à ◀l’▶ignorer, nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs et destructeurs ◀de▶ leurs traditions ancestrales et ◀de▶ leurs équilibres traditionnels, sans leur expliquer ◀les▶ dangers et ◀les▶ bienfaits ◀de▶ notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode ◀d’▶emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.
Il est donc temps, pour nous Occidentaux, ◀d’▶adjoindre à ◀l’▶assistance technique dont tout le monde parle et que tout le monde exige ◀de▶ nous, une assistance éducatrice et culturelle, sans laquelle tous nos dons, même désintéressés, ne créeront outre-mer que ◀le▶ chaos, et n’engendreront que ◀la▶ haine.
Quatrième et dernière conclusion : ◀L’▶économie occidentale qui sait bien qu’elle dépend ◀de▶ ◀la▶ technique, doit comprendre aussi que ◀la▶ technique dépend ◀de▶ ◀la▶ culture créatrice.
Il est vital pour ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶économie en Occident, ◀de▶ soutenir ◀la▶ culture sous toutes ses formes : cette culture qui n’est pas seulement ◀la▶ source ◀de▶ nos inventions mais ◀la▶ seule garantie ◀d’▶un progrès véritable. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident ne dépend pas ◀de▶ nos dividendes immédiats, mais ◀de▶ notre faculté ◀d’▶imaginer un développement plus harmonieux ◀de▶ nos rêves et ◀de▶ notre action. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident ne peut se lire seulement dans ◀les▶ indices ◀de▶ production, mais dans ce que je voudrais appeler ◀l’▶indice ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain. Il appartient à ◀la▶ culture ◀de▶ concevoir cet équilibre, ◀d’▶en formuler ◀les▶ conditions morales ; à ◀la▶ technique ◀de▶ ◀le▶ servir, ◀d’▶en fournir ◀les▶ moyens matériels. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident est donc entre ◀les▶ mains ◀de▶ ceux qui assumeront à la fois ◀les▶ conditions morales et matérielles ◀d’▶un équilibre humain assez riche et assez souple pour servir ◀de▶ modèle à tous ◀les▶ hommes. Il appartient donc conjointement à ◀la▶ culture et à ◀l’▶économie, qui trouvent là leur commune responsabilité.