Découvrons l’▶Europe (août 1961)o
Je vais parler ◀d’▶un continent bien plus mystérieux que ◀l’▶Asie. Ses habitants eux-mêmes ◀le▶ connaissent mal. Beaucoup, parmi ◀les▶ plus savants, doutent qu’il existe, qu’il forme une unité distincte. C’est qu’ils ne savent comment ◀le▶ définir sans tomber dans ◀les▶ plus curieuses contradictions.
Il n’est qu’une péninsule ◀de▶ médiocre étendue : 4 % des terres du globe, comme ◀le▶ constatent ◀les▶ géographes. Mais il a dominé ◀le▶ monde pendant des siècles.
Il a perdu tout récemment son hégémonie politique, comme ◀le▶ rappellent ◀les▶ historiens. Et cependant sa civilisation devient ◀la▶ plus universelle que ◀l’▶histoire ait jamais connue.
Il se croit écrasé entre deux grands empires, comme ◀le▶ répètent ◀les▶ journaux. Mais il est, à lui seul, plus peuplé que ◀les▶ deux Grands additionnés.
Il est en train de se faire, comme on ◀le▶ dit à Strasbourg, à Luxembourg et à Bruxelles. Et pourtant il existe depuis des millénaires.
Enfin, c’est lui qui a découvert ◀la▶ Terre entière, et personne n’est venu ◀le▶ découvrir. Il est donc temps ◀de▶ nous mettre à sa recherche, dans ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶histoire comme dans ◀l’▶espace.
◀L’▶histoire ◀de▶ notre Europe, depuis trois millénaires, est celle ◀d’▶un mythe devenu réalité, et ◀d’▶un cap de l’Asie devenu centre du monde.
Europe était ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ fille ◀d’▶un roi de Tyr, qui fut enlevée par Zeus lui-même sous ◀la▶ forme ◀d’▶un taureau blanc. Conduite en Crète, elle y fonda ◀la▶ dynastie des Minoens. Puis son nom fut donné par ◀les▶ Grecs aux terres mal connues du Couchant, et c’était bien ◀le▶ nom qui leur convenait, puisqu’Europe vient sans doute du mot Ereb qui, dans ◀la▶ langue sémitique des Tyriens, veut dire précisément pays du soir.
Cette légende traduit fidèlement ◀le▶ mouvement général ◀d’▶une civilisation qui se répandit du Proche-Orient vers ◀l’▶ouest, par ◀les▶ étapes crétoise et grecque, puis dans tout ◀l’▶Empire romain.
◀De▶ ◀la▶ conquête des Gaules par Jules César jusqu’aux invasions des Barbares, lentement éduqués par ◀l’▶Église après ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶Empire ◀de▶ Rome, une première Europe continentale se dessine, comme entité distincte, séparée ◀de▶ ◀l’▶Orient : elle va ◀de▶ ◀l’▶Espagne à ◀la▶ Saxe, et ◀de▶ ◀la▶ Sicile à ◀l’▶Écosse.
Dans quelle mesure est-elle consciente ◀d’▶elle-même ?
C’est dans une chronique espagnole, relatant ◀la▶ victoire ◀de▶ Poitiers remportée par Charles Martel sur ◀les▶ Arabes, que ◀le▶ terme ◀d’▶Européens apparaît pour la première fois : il désigne ◀l’▶ensemble des soldats du roi franc, venus de ◀la▶ Germanie, ◀de▶ ◀l’▶Italie du Nord, des Pays-Bas et ◀de▶ ◀la▶ France actuelle. Et nous sommes à ◀la▶ fin du viii e siècle. Peu après, Charlemagne se fait sacrer à Rome, et devient le premier empereur du continent : ◀les▶ annales ◀de▶ ◀l’▶époque ◀le▶ saluent sous ◀le▶ nom ◀de▶ « Roi, père de l’Europe ».
Durant ◀les▶ siècles qui suivront, ◀le▶ courant civilisateur venu ◀d’▶Orient vers ◀l’▶Occident sera filtré ou arrêté par ◀le▶ barrage ◀de▶ ◀l’▶islam. Sur ◀la▶ péninsule enfermée entre ◀les▶ Slaves et ◀les▶ Arabes, entre Byzance et ◀l’▶Océan, ◀les▶ apports civilisateurs si différents, voire si contradictoires, ◀de▶ ◀la▶ Grèce, ◀de▶ Rome et ◀de▶ ◀la▶ Palestine, se combineront lentement, difficilement, avec ◀les▶ coutumes germaniques, dans une longue effervescence ◀d’▶hérésies, ◀de▶ doctrines antagonistes, ◀de▶ luttes sanglantes entre papes et empereurs, communes urbaines et seigneurs féodaux. Du creuset ◀d’▶alchimiste où s’opère cette synthèse ◀d’▶une culture originale, des énergies incalculables vont se dégager. Il devient impossible ◀de▶ ◀les▶ comprimer sur ◀le▶ petit cap européen. ◀L’▶Orient interdit par ◀l’▶islam, elles ne trouvent pour se déployer que ◀l’▶espace inconnu ◀de▶ ◀l’▶Océan. Elles y frayent des voies idéales, où ◀l’▶imagination s’élance. ◀Les▶ hommes et ◀les▶ bateaux suivront. Et ce sera ◀le▶ départ pour ◀l’▶aventure mondiale, au matin ◀de▶ Palos de Moguer : découverte des Amériques et ◀de▶ ◀l’▶océan Pacifique, tour du monde, colonisation pénétrant par ◀les▶ côtes dans tous ◀les▶ continents. Au mouvement ◀de▶ systole du Moyen Âge succède ◀le▶ mouvement ◀de▶ diastole ◀de▶ ◀la▶ Renaissance : il s’étendra sur plus ◀de▶ quatre-cents ans.
Au début ◀de▶ notre xx e siècle, ◀les▶ hommes venus ◀d’▶Europe dominent sur toute ◀l’▶Afrique, ◀l’▶Arabie, ◀les▶ deux Amériques, ◀l’▶Australasie et ◀les▶ trois-quarts ◀de▶ ◀l’▶Asie. ◀La▶ Chine elle-même et ◀le▶ Japon n’ont sauvé leur indépendance qu’en s’ouvrant au commerce, aux techniques et aux idées ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀L’▶expansion planétaire ◀de▶ ◀l’▶Europe semble tout près ◀d’▶unifier ◀le▶ genre humain…
Mais voici qu’au cœur même ◀de▶ ce système mondial ◀de▶ circulation vivifiante éclate une crise presque mortelle. Crise ◀d’▶un mal qui couvait depuis longtemps, qui se nomme ◀le▶ nationalisme, et qui se traduit par un délire soudain : ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914. Dès cette date, ◀l’▶Europe épuisée, encombrée ◀de▶ barrières intérieures qui paralysent ◀le▶ libre jeu ◀de▶ ses échanges, ne paraît plus capable ◀d’▶animer son empire. Çà et là, ◀les▶ peuples commencent à contester ◀les▶ droits mondiaux qu’elle s’était arrogés sans scrupules au temps de sa plus grande vitalité. Divisée contre elle-même, elle cesse ◀d’▶en imposer. Encore une crise sanglante et convulsive, ◀la▶ guerre ◀d’▶Hitler, suprême accès ◀de▶ ◀la▶ folie nationaliste évoluant vers ◀le▶ stade ultime ◀de▶ ◀la▶ rigidité totalitaire, et c’en sera fait ◀de▶ son hégémonie économique et politique. Vingt ans plus tard, elle a perdu ses colonies, protectorats, zones ◀d’▶influence, bases et comptoirs, en Afrique, en Asie, et dans ◀le▶ Proche-Orient. ◀La▶ voilà donc réduite à ce qu’elle était au départ ◀de▶ sa grande aventure, réduite à ce qu’elle est sur ◀la▶ carte et même à moins : car elle a perdu ◀la▶ Russie et une dizaine ◀de▶ ses nations ◀de▶ ◀l’▶Est.
Serait-ce ◀la▶ fin ◀de▶ son histoire et ◀de▶ son rôle ◀d’▶animatrice universelle ? Beaucoup ◀le▶ croient, beaucoup de ses meilleurs esprits parlent éloquemment ◀de▶ sa décadence fatale. Mais non pas tous !
Car dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, un mouvement ◀de▶ renouveau se prononce, sous ◀la▶ conduite ◀d’▶hommes jeunes, issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance. Objectif immédiat : fédérer nos patries, éliminer ◀le▶ virus nationaliste qui a fait ◀de▶ nos fécondes diversités des divisions ruineuses pour ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶ensemble. Churchill prête au mouvement son prestige et sa voix. Un Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, réuni à La Haye en mai 1948, demande ◀la▶ création ◀d’▶une Assemblée et ◀la▶ mise en commun ◀de▶ nos ressources. Grâce à ◀l’▶action prudente ◀de▶ quelques hommes d’État et ◀de▶ grands techniciens ◀de▶ ◀l’▶économie, un Conseil de l’Europe s’institue à Strasbourg, puis un pool du charbon et ◀de▶ ◀l’▶acier à Luxembourg. ◀Le▶ plan Marshall permet ◀de▶ redresser ◀l’▶industrie, ◀les▶ finances et ◀le▶ commerce des pays ruinés par ◀la▶ guerre. Enfin ◀le▶ Marché commun abaisse ◀les▶ barrières entre six nations, grandes et petites, qui forment à elles seules une bonne moitié ◀de▶ ◀la▶ population du continent. D’autres pays — sept jusqu’ici — sollicitent leur entrée dans cette Communauté. ◀L’▶élan est pris, ◀la▶ marche vers ◀l’▶union doit nous conduire, sans guerre, à refaire une Europe capable ◀d’▶assumer sa fonction dans ◀le▶ monde.
Quelle est aujourd’hui cette fonction ?
Certes, ◀l’▶Europe ne prétend pas recouvrer son hégémonie. Mais elle reste ◀le▶ cœur ◀d’▶une civilisation qui, pour la première fois dans toute ◀l’▶histoire, étend son influence à toute ◀la▶ Terre. Elle doit au monde ◀de▶ lui donner ◀les▶ modes ◀d’▶emploi ◀de▶ ses découvertes techniques et ◀de▶ ses coutumes politiques, sous peine de voir ces découvertes et ces coutumes se retourner contre elle, ou ruiner des cultures mal préparées à ◀les▶ recevoir. Elle doit au monde ◀d’▶animer ◀les▶ échanges économiques et culturels dont elle fut, dès ◀la▶ Renaissance, ◀l’▶initiatrice. Enfin, elle doit au monde ◀de▶ tenir son rang ◀de▶ grande puissance intellectuelle et libérale. C’est pourquoi son union fédérale n’est pas moins nécessaire aux autres qu’à elle-même.
Cette Europe qui a perdu ◀le▶ monde après ◀l’▶avoir révélé à lui-même n’en demeure pas moins ◀le▶ centre du monde — je compte vous dire une autre fois comment ce fait est démontrable. C’est ◀la▶ terre décisive ◀de▶ ◀la▶ planète.
Plus petite, mais plus dense et plus complexe que tous ◀les▶ autres continents, riche ◀de▶ contrastes, ◀de▶ tensions et ◀de▶ contradictions fécondes, ◀d’▶anciens trésors insoupçonnés et ◀de▶ nouveautés stupéfiantes, elle attend ◀d’▶être découverte par des millions ◀d’▶Européens. Dans son visage infiniment varié, ils liront un profond passé et ◀les▶ signes ◀d’▶un grand avenir : celui ◀de▶ leur patrie commune.