Le Temps de▶ la louange (été 1961)ac
Notre rencontre date ◀de▶ l’été 1947, à Paris. Nous étions quelques-uns dans le hall ◀d’▶un hôtel, vers quatre heures du matin, et je tirais les cartes. Un grand et fort garçon, dans la trentaine, beau visage plein et carré, aux yeux bleus écartés, le cheveu noir et dru, en bras ◀de▶ chemise, vint s’asseoir à côté de moi sur le tapis. Il arrivait tout droit ◀de▶ la rédaction ◀de▶ Combat et voulait savoir son avenir. Ce que je sus, c’est que nous aurions beaucoup à faire ensemble. Deux ans plus tard, il devenait mon collaborateur le plus actif et imaginatif au Centre européen de la culture, à Genève, qu’il ne devait quitter qu’un an avant sa mort.
Il était alsacien, né à Strasbourg, et son père descendait ◀d’▶une famille ◀de▶ Hambourg, quelque peu mêlée ◀de▶ sang slave et possédant la bourgeoisie ◀de▶ Bâle. Il avait épousé une Anglaise. Il rêvait ◀d’▶être un jour Suisse, ou Chilien peut-être. Avec tout cela, Français ◀de▶ bon langage, ◀d’▶impeccable ordonnance intellectuelle.
Il excellait en tout et passait au-delà, avec cette « casual brilliance » dont a parlé le Times au lendemain ◀de▶ sa mort. Reçu premier sur cent à l’agrégation ◀d’▶allemand, traducteur incomparable ◀de▶ Keyserling et ◀de▶ Rudolf Kassner, professeur ◀de▶ lycée à Marseille et Oran, puis successivement officier ◀de▶ parachutistes dans les Forces françaises libres en Angleterre et à Berlin, mémorable correspondant étranger du Combat ◀d’▶Albert Camus, titulaire ◀d’▶une émission française ◀de▶ la BBC qu’il rendit rapidement fameuse, finalement animateur et conseiller ◀d’▶organisations européennes et internationales auxquelles il prêtait le rayonnement ◀d’▶une culture exceptionnellement étendue, ◀d’▶une sagesse indulgente mais incisive et ◀d’▶un charme personnel infaillible, alliant le meilleur des qualités germaniques et françaises, — il semblait toujours que tout cela devait le conduire ailleurs, le préparait seulement… Rejoignant enfin sa vraie vocation, peut-être, il venait de donner les témoignages ◀d’▶une soudaine maîtrise poétique, ◀d’▶un ton nouveau dans les lettres françaises, ample, émouvant et pacifiant, compréhensif ◀de▶ tout l’humain du haut en bas, foncièrement réaliste et religieux. Puis, une fois de plus, il est passé au-delà, emporté par un mal qu’il avait su décrire dans un bref poème prophétique, quelques semaines avant ◀d’▶en subir la première attaque, suivie ◀d’▶une opération au cerveau. Fallait-il vraiment, écrivait-il alors, être « nettoyé » par cette maladie mortelle, en vue ◀d’▶un « nouveau travail » ?
Il n’aimait pas les discussions métaphysiques ni qu’on lui demandât ce qu’il croyait. ◀D’▶une thèse ou ◀d’▶un point de vue qu’on le pressait ◀d’▶adopter, ◀de▶ fonder ou ◀de▶ réfuter, il disait, coupant court, et comme en aparté : « Ceci n’est pas conforme à ma théologie. » Et l’on sentait qu’il s’agissait en lui non pas ◀d’▶une objection logique ou ◀de▶ doctrine, mais ◀d’▶une allergie spirituelle. Son parti pris fondamental, seul déclaré, était celui ◀d’▶un absolu monothéisme, au nom duquel il récusait toutes les constructions dogmatiques — saint Thomas, Calvin ou Karl Barth — comme étant affectées à la base ◀d’▶un « littéralisme » biblique décidément incompatible avec son sens du symbolisme universel.
Bach en automne est un poème luthérien, le seul que je connaisse en français. Luthérien par sa piété heureuse et nostalgique, par son acquiescement au monde charnel, par son sens cosmique du langage musical, par sa rondeur, sa pesanteur et sa bonhomie sensuelle, plus encore que par son arrière-plan mystique, presque bouddhiste, et par cet horizon ◀de▶ délivrance que dénude la chute assourdie ◀de▶ la strophe.
Le monde humain lui apparaissait lourd et fluent, informe et grouillant comme le ventre ténébreux ◀de▶ la baleine où médita Jonas, foncièrement incongru à le considérer dans ses manifestations positives et en fin de compte insignifiantes — la politique, la guerre, l’action, l’économie, et sans doute la morale. Pourtant, nul n’était moins que lui tenté par le nihilisme ou simplement par la révolte. Car il croyait que notre incohérence aveugle avait un sens ailleurs, heureux et grand pour l’âme, et des lois dont certains indices — nombres, accords, réminiscences — nous laissaient pressentir l’empire.
Ici-bas régnaient l’à-peu-près, l’injustice, les passions cannibales, la bêtise vaniteuse, les calculs dérisoires. Tous les projets humains, désirs et décisions évoluaient à ses yeux, comme il aimait à dire : « dans la confusion générale ». Tel étant ◀de▶ toute évidence le train du monde, il fallait naviguer dans la ◀vie▶ ◀d’▶un signe à l’autre, guidé par la seule intuition ◀d’▶une certaine qualité poétique des êtres ou ◀de▶ la conjoncture ; et les erreurs importaient peu, normales, parfois même agréables, petits remous dans la « platitude divine » du grand fleuve ◀d’▶un seul tenant reliant « l’origine et la perfection des temps ».
Sa faculté ◀de▶ travail n’était guère égalée que par sa faculté ◀d’▶évasion vagabonde ; son perfectionnisme intellectuel que par la négligence désinvolte ◀de▶ son comportement social ; ses accès ◀d’▶ambition presque mégalomane que par son mépris ◀de▶ l’arrivisme et des conditions élémentaires ◀d’▶une carrière.
Il avait ◀de▶ lui-même et du monde une idée telle que les soucis multipliés par une vie quotidienne mal ordonnée, et les besognes dont il s’acquittait pour s’en tirer ne l’atteignaient pas, quoique l’empêchant, hélas ! ◀d’▶écrire son œuvre. Il avait été Roi dans une autre existence, il le savait absolument ; il pouvait être dans cette ◀vie▶ reporter et bohème, romancier ou poète, — il voulut même, un temps, devenir banquier, et riche. L’insignifiance foncière ◀de▶ tout le laissait libre ◀d’▶accorder une espèce ◀d’▶intérêt passionné à certaines entreprises méthodiques, créatrices ◀de▶ structures, ◀d’▶événements en puissance : comme celle ◀de▶ Jean Monnet, qui le fascinait, ou comme celle, un peu clandestine, que nous poursuivions à Genève. Une espèce ◀de▶ rêve impérial ◀d’▶autorité sans pouvoir apparent passait parfois dans ses propos. (Il eût fait un fort bel empereur romain-germanique et ◀d’▶expression française.) Un certain ton ◀de▶ gouaille anarchisante, mais sans trace ◀de▶ vulgarité, et dans l’abord des êtres, un laisser-aller apparent (mais qui cachait beaucoup de fierté, et ◀de▶ références secrètes à son système ◀d’▶évaluations) lui permettaient ◀de▶ donner le change au premier venu. Il protégeait en lui le grand poète qu’il se sentait devenir dans « le temps saugrenu » ◀de▶ la ◀vie▶ brève, et qu’il deviendra parmi nous, pour quelques-uns, dans le temps signifiant ◀de▶ l’esprit, temps ◀de▶ louange au « Dieu qui nous traverse ».