Imagination de▶ New York (novembre 1961)p
Toute ville est un piège… plus ou moins efficace, où se prend l’inconscient collectif, un labyrinthe offert à la rêverie des solitaires, errants des rues, claustrés, imaginant ◀de▶ loin. (Qu’elle soit habitable au surplus n’est pas sans agrément pour les gens ◀de▶ passage, ou ceux du petit commerce et des spectacles.)
Toute ville est histoire autant que mythe et formes. L’histoire commence avec les villes. Mais les villes en nous sont l’histoire ◀d’▶une vision, ◀d’▶une approche, ◀d’▶un usage, et ◀d’▶un amour ou non.
Vision (du pont ◀d’▶un bateau, fin septembre 1940).
Dans la brume épaissie, mais lumineuse, des ombres géométriques découpent l’espace aussi haut qu’on peut voir. Nous défilons lentement près de leur base. Des pans ◀de▶ brique rosée, ocrée, légère, s’éclairent dans les profondeurs embuées, montent et fusent comme des orgues, de toutes parts. La « sensation ◀de▶ reconnaissance » m’a saisi. Cette rumeur, cet élan vertical, cet élancement solennel, unanime, c’est New York identique à son rêve. Premiers accords ◀d’▶une symphonie dont on savait les thèmes par cœur pour avoir étudié la partition, mais voici qu’on l’entend, c’est elle, combien plus vaste, chaleureuse et vibrante !
Approche I : New York alpestre (octobre 1940)
Personne ne m’avait dit que New York est une île en forme de gratte-ciel couché. C’est la ville la plus simple du monde. Douze avenues parallèles, dans le sens ◀de▶ la longueur, qui est ◀de▶ vingt-cinq kilomètres environ — elles figurent assez bien les ascenseurs ◀d’▶un grand building — et deux-cent-cinquante rues coupant les avenues à angle droit : autant ◀d’▶étages. Au milieu, Central Park, rectangulaire. C’est tout, c’est la cité ◀de▶ Manhattan. Mais les faubourgs, au-delà ◀de▶ l’Hudson et ◀de▶ l’East River qui entourent l’île, s’étendent sur des espaces bien plus vastes, îles et plaines reliées par un immense réseau ◀de▶ ponts, ◀de▶ tunnels, ◀d’▶autostrades surélevées.
Personne ne m’avait dit, non plus, que New York est une ville alpestre ! Je l’ai senti le premier soir ◀d’▶octobre, quand le soleil couchant flambait les hauteurs des gratte-ciel ◀de▶ cette couleur orangée, aérienne qu’on voit aux crêtes des parois rocheuses alors que la vallée s’emplit ◀d’▶une ombre froide. Et j’étais bien au fond ◀d’▶une gorge, dans cette rue ◀de▶ briques noircies où circulait un vent âpre et salubre.
La mer et la montagne se ressemblent partout. Ici, elles se rejoignent et se mêlent. Les grands souffles océaniques, chargés ◀de▶ sel et ◀d’▶aventure, viennent frapper les « faces » argentées ◀de▶ l’Empire State, du Chrysler, du Centre Rockefeller, ◀de▶ vingt autres ◀de▶ ces sommités célèbres que les New-Yorkais vous désignent comme les Suisses énumèrent leurs Alpes au visiteur qui en contemple la chaîne.
Le vent fou, l’air ozoné et la lumière éclatant très haut dans le ciel sur des parois violemment découpées, c’est un climat que je connais… Mais il y a plus. Il y a le sol qui est alpestre dans sa profondeur. À Central Park, au milieu des prairies, vous voyez affleurer ◀de▶ larges dalles ◀de▶ granit. Autrefois les glaciers sont venus jusqu’ici ! Ils couvraient la moitié ◀de▶ l’île, et la moraine s’étendait bien plus avant. Voici l’un des secrets ◀de▶ la démesure ◀de▶ Manhattan : seules ces assises ◀de▶ granit étaient capables ◀de▶ supporter le formidable poids ◀d’▶un gratte-ciel ◀de▶ cent étages. Et les blocs erratiques, débités en tranches, polis et luisants comme du marbre, ont été plaqués sur les façades et dans les vestibules des plus riches bâtiments, reliques scellées ◀d’▶une antiquité souterraine.
À Chicago et Saint-Louis au contraire, sur les plaines ◀d’▶alluvions ou dans les marécages, les gratte-ciel, déjà, me dit-on, menacent ◀de▶ suivre l’inquiétant exemple ◀de▶ la célèbre tour ◀de▶ Pise.
Bien des aspects physiques et moraux ◀de▶ la cité ◀de▶ Manhattan s’expliquent par ce sol et ce climat. Entre la Prairie proche et l’Océan, ce lieu ◀d’▶extrême civilisation matérielle demeure hanté par on ne sait quelle sauvagerie des hauteurs ; et ce lieu ◀d’▶extrême densité humaine demeure baigné dans une atmosphère irrémédiablement désertique. Les Américains des plaines ◀de▶ l’Ouest, venant à New York, ont coutume ◀de▶ se plaindre ◀de▶ l’inhumanité que revêtent ici les rapports quotidiens. Ils pensent, dans leur ignorance, que c’est une ville « trop européenne »… Mais moi je m’y sens contemporain ◀de▶ la préhistoire ◀de▶ quelque avenir démesuré.
Approche II : Ville pure (3 novembre 1940)
Entre la Trente-troisième et la Soixantième rue, le cœur ◀de▶ Manhattan c’est la ville pure.
Ici, tout ce que le regard touche et mesure dans les trois dimensions ◀de▶ l’espace, sauf un découpage ◀de▶ ciel mat, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme sur table rase, imbriqué, condensé, superposé, pour un usage massif, exactement prévu.
Plus une trace ◀de▶ campagne primitive ne subsiste, plus un seul coin ◀de▶ terre à nu, et plus une ligne indécise, ni ◀d’▶eau qui court, ni ◀de▶ feuillage. Tout est pans ◀de▶ brique peinte et ◀de▶ ciment armé, diversement coupés et étagés, asphalte plane, parois ◀de▶ verre et angles droits, circulation horizontale et verticale, intensité suprême ◀de▶ la présence humaine jusqu’à trois-cents mètres du sol. Pour la première fois, je vois une ville aussi purifiée ◀de▶ nature que l’est ◀de▶ prose un objet ◀de▶ mots ◀de▶ Mallarmé.
Paris, Rome, en comparaison, sont ◀d’▶immenses parcs semés ◀de▶ groupes ◀de▶ monuments. Le site et le paysage y sont partout sensibles. Les rues montent et tournent, épousant les collines. Le sol des plaines environnantes paraît encore à nu dans les cours des hôtels, entre les pavés provinciaux, aux esplanades, aux terrains vagues envahis ◀d’▶herbes. Les arbres cachent les façades, moutonnent à la hauteur des toits, et la rivière ouvre l’espace, double le ciel, qui règne seul au coucher du soleil.
À New York, la lumière du soir évacue rapidement les rues profondes, remonte au sommet des buildings, se perd dans un dernier éclat ◀d’▶avion fuyant, et c’est la ville alors qui s’empare du ciel, s’en fait un dôme à sa mesure et le referme sur sa nuit ◀de▶ ville.
Usage : Beekman Place la nuit (août 1943)
Parallèle à l’East River dont la sépare une rangée ◀d’▶hôtels particuliers aux façades étroites, cette rue très courte est l’une des rares — j’en connais trois dans Manhattan — qui à la fois ne portent pas ◀de▶ numéro et ne coupent point les avenues à angle droit. Hors série, modèle ◀de▶ grand luxe, elle s’orne ◀d’▶arbres, ◀de▶ silence et ◀de▶ grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant l’été, emplit cet espace fermé par les hauts bâtiments ◀de▶ la 51e rue, en brique vernie, tous luisants ◀de▶ fenêtres dépourvues ◀d’▶ornements.
Beekman Place est un ◀de▶ ces lieux où l’exilé s’écrie : mais c’est l’Europe ! parce qu’il y trouve un charme, simplement. Mais quand je la vois du haut ◀de▶ mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée ◀d’▶asphalte et ◀de▶ brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici la perspective ◀de▶ l’hiver jusqu’à Brooklyn.
Un paysage immense ◀de▶ minéral et ◀d’▶eau. La rivière, sillonnée ◀de▶ remorqueurs toussotants, luit ◀d’▶un éclat ◀d’▶étain pâli. Les ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle ◀d’▶un kilomètre, toute menue dans la distance. Cheminées, mâts, clochers, usines plates et réclames lumineuses en plein jour. Le seul vestige ◀de▶ nature — car l’eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots ◀de▶ granit noir couverts ◀de▶ mouettes, et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement le feu vert — cinq secondes ◀de▶ révolution — et le feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme sauf les mouettes. Qu’on ne me parle plus des lois économiques et ◀de▶ leurs fatales réalités : car ce sont les réalités ◀d’▶un monde tout artificiel que nous, les hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour ◀de▶ goûts et ◀d’▶ambition, ce paysage se transformerait.
Si je me tourne vers le nord, je vois un monde ◀de▶ terrasses, du dixième au trentième étage du River Club, où vivent les milliardaires et les acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent ◀de▶ jeunes femmes en maillot ◀de▶ bain. Elles se penchent sur leurs géraniums, elles ajustent des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, le soir. Un violoniste s’escrime à vingt reprises sur le deuxième Concerto Brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’on entend siffler dans la rue…
Je me souviens ◀de▶ ce que j’ai sous les yeux : je le vois déjà comme je me le rappellerai, une fois ◀de▶ retour en Europe. J’en connais par avance la nostalgie. Le soir vient dans un luxe américain ◀d’▶ocres, ◀de▶ roses, ◀d’▶argents et ◀d’▶éclats ◀d’▶or sur les fenêtres des usines. Des fumées traînent, les ponts s’éteignent, le sommet des gratte-ciel se met à luire sous la lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s’ouvre au travail paisible.
◀D’▶heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait le tour ◀de▶ mes chambres blanches posées sur le onzième étage et festonnées ◀de▶ tuiles provençales. La brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas, dans les buildings voisins séparés ◀de▶ ma terrasse par un gouffre profond, mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée en peignoir rose ouvre son frigidaire, sort ◀de▶ la glace, ôte enfin le peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent ◀d’▶une terrasse obscure, un cliquetis ◀de▶ tiges ◀de▶ verre dans les highballs. Je rentre et j’aligne mes mots.
Petits matins déjà doux des terrasses, moments les plus aigus ◀de▶ la ◀vie▶, au jour qui point, quand toutes choses et les souvenirs ◀d’▶hier changent ◀de▶ poids et ◀de▶ millésime, quand les mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans la brume ◀d’▶été flottant sur la rivière… Une langue ◀de▶ lumière orangée vient râper doucement le crépi des murs bas, sur la terrasse toute voisine. Un autre jour, le même amour, mais le cœur s’ouvre — l’aube est l’heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain !
Sur le grand fond sonore à bouche fermée des usines ◀de▶ l’autre rive, les sirènes des ferry-boats poussaient leur solo ◀de▶ désastre, ◀de▶ faux désastre et ◀d’▶appel commercial, dans le matin strident ◀de▶ l’East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes.
Soudain, passant la tranche ocrée ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ trente étages, à mi-hauteur, sur la rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout l’équipage en fête saluant New York ◀d’▶adieux, filant pavois au vent vers l’Europe et la guerre…
Opinion ◀de▶ Le Corbusier (note ◀de▶ 1953)
— Que pensez-vous ◀de▶ notre ville ? demandèrent à Le Corbusier les journalistes et les architectes qui venaient de le promener dans Manhattan.
— Les maisons sont trop basses ! dit sobrement ce Suisse.
C’était sa première visite, dans les années 1930, je crois. Et il avait raison à cette époque : pour quelques dizaines ◀de▶ gratte-ciel groupés à la proue ◀de▶ Manhattan, New York, c’était sur ◀de▶ grandes étendues plusieurs dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ maisons ◀de▶ briques à trois ou quatre étages.
Tout cela change rapidement. On démolit des rues entières, ◀d’▶un coup, pour les rebâtir en vingt étages transparents et resplendissants ◀de▶ tous les feux ◀de▶ la ville et du ciel réfléchis.
Ce sont les rues qui deviennent trop étroites : un jour l’embouteillage sera définitif. Un million ◀de▶ voitures abandonnées par leurs propriétaires d’abord seulement pressés, puis un peu affamés, et enfin pris ◀de▶ panique boucheront les artères principales ◀de▶ Manhattan, bel infarctus ! Comment les déplacer ? Il y faudra des semaines, et après ? Découragement, méfiance, colères folles, sabotages. Système grippé.
Il faut projeter autre chose.
Idée nouvelle ◀de▶ New York (novembre 1961)
Le Lever House, Park Avenue, inaugure à mes yeux une ère nouvelle : au lieu d’un rez-de-chaussée opaque, ces fuites lumineuses ◀de▶ gazon, ◀de▶ chemins dallés ◀de▶ granit et qui serpentent entre des piliers minces, des maisons basses, des terrasses ◀de▶ cafés, des étangs et du ciel par larges échappées. Et pas ◀de▶ voitures ! On se promène en toute sécurité ! Cela n’arrivait, ◀de▶ mon temps, qu’en rêve.
La verticalité sublime des gratte-ciel ◀de▶ New York ne pouvait « entraîner vers la hauteur » que les regards ◀de▶ corps emprisonnés au niveau de la boue et ◀de▶ l’odeur du mazout. Ici, l’horizontalité, qui est la dimension sociale, reprend ses droits, que dis-je, ses séductions sans fin.
J’imagine Manhattan sur pilotis.
Les huit avenues longitudinales ◀de▶ vingt-cinq kilomètres, reliées par une sur deux des cent-cinquante-six rues transversales ◀de▶ quatre à cinq kilomètres sont livrées à la circulation des petits taxis électriques à deux places que l’on prend aux abords ◀de▶ la Cité et que l’on range après usage gratuit à peu près n’importe où, dans les zones ◀de▶ parcage.
Mais entre ces rivières au flot facile et au ronronnement monotone, dans les espaces beaucoup plus vastes aménagés sous les buildings, j’imagine la renaissance ◀d’▶une ville horizontale. Ville des piétons, des échoppes et des kiosques, des étals et des éventaires, des baigneurs, des boulistes, des partisans — politiciens, prêcheurs, et Noirs professionnels… (L’habitation est dans la verticale, on y accède par les ascenseurs. Les jeux et les spectacles dans les profondeurs, labyrinthes ◀de▶ sombres passages, ou sur les terrasses des sommets…)
J’imagine la renaissance ◀de▶ l’agora, du forum, ◀de▶ la place ou du square. Mille villages ◀d’▶un bloc ou deux et leurs ruelles ; des espaces verts et des bosquets ; une ville vouée à une ethnie, puis une autre à un stylo, sans trop ◀de▶ rigueur, ou à un groupe ◀de▶ professions apparentées… Chacune bien séparée, mais très proche des autres, quelques minutes…
J’imagine la renaissance ◀d’▶une Communauté, par un nouvel agencement des Formes.