1.
Sur plusieurs siècles de▶ silence « européen »
À partir du milieu du xie siècle jusqu’à ◀la▶ Renaissance, et spécialement pendant ◀la▶ haute époque du Moyen Âge, peu ou point ◀de▶ textes sur ◀l’▶Europe. Et pourtant, c’est précisément cette période des xiie et xiiie siècles que tant ◀d’▶ouvrages récents désignent, dans leurs titres, comme étant celle, par excellence, ◀de▶ « ◀la▶ Naissance », ou ◀de▶ « ◀l’▶Essor », ou ◀de▶ « ◀l’▶Ascension », ou ◀de▶ ◀la▶ « Formation », ou même des « Origines » ◀de▶ ◀l’▶Europe53. Ainsi ◀les▶ historiens modernes considéreraient comme ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀l’▶Europe — son « toit », dit l’un d’entre eux — ces temps où nos ancêtres n’ont manifesté nulle conscience ◀de▶ former une Europe ? Cette période ◀d’▶unité exemplaire serait aussi celle où ◀le▶ sujet ◀de▶ cette unité eût ignoré qu’il existât ? J. Calmette ouvre son livre sur ◀l’▶Effondrement ◀d’▶un Empire et ◀la▶ naissance ◀d’▶une Europe 54 par cette phrase paradoxale : « ◀L’▶Europe occidentale est issue ◀de▶ ◀la▶ désintégration ◀de▶ ◀l’▶Empire carolingien. » Or, ◀l’▶Empire carolingien était une Europe occidentale unie. ◀L’▶Europe serait donc née ◀de▶ ◀la▶ désintégration ◀de▶ son unité politique ?
Là-dessus, des centaines ◀d’▶essais et ◀de▶ gros volumes. Essayons ◀de▶ simplifier. ◀L’▶Europe de Charlemagne est un empire sacerdotal. À partir de ◀la▶ querelle des Investitures, elle cessera ◀d’▶être une en esprit. Elle retombera donc au niveau ◀d’▶une entité purement géographique. Ce qui compte désormais, ce qui passionne c’est ◀l’▶Empire et ◀la▶ papauté se disputant ◀la▶ primauté, et ◀les▶ deux parties n’en appellent (ne sauraient d’ailleurs en appeler) qu’à ◀l’▶idée ◀de▶ chrétienté, seule commune. ◀L’▶apparition ◀d’▶un tiers parti interne, menaçant à la fois ◀les▶ deux autres, changera ◀la▶ situation dès ◀le▶ xive siècle. Alors, ◀l’▶idée ◀d’▶Europe poindra de nouveau obscurément, comme ◀le▶ nouveau symbole pressenti ◀d’▶une unité qui allait de soi, et que ◀l’▶empereur, pas plus que ◀le▶ pape, ne songeait à mettre en question : il ne voulait qu’en disposer.
◀De▶ ◀l’▶extérieur vient une autre menace, propre à réveiller, elle aussi, ◀la▶ conscience ◀de▶ ce qui reste commun, malgré tout, aux gibelins et aux guelfes.
◀L’▶islam a séparé ◀la▶ part ◀de▶ Japhet ◀de▶ celle ◀de▶ Sem et ◀de▶ celle ◀de▶ Cham. Il n’y a donc plus, en tête à tête et en contacts guerriers ou culturels, que ◀la▶ chrétienté et ◀les▶ Infidèles. Pratiquement refoulée sur ◀le▶ territoire ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ chrétienté définit ◀l’▶unité ◀la▶ plus visible, ◀la▶ plus profonde et ◀la▶ mieux ressentie ◀de▶ tous ◀les▶ peuples qui habitent ce continent. Mais ◀les▶ dissensions internes qui ◀la▶ travaillent et ◀la▶ séparation d’avec Byzance, ◀la▶ laissent impuissante et vulnérable. La dernière croisade vient ◀d’▶échouer, celle ◀de▶ saint Louis. Marco Polo, redécouvrant ◀la▶ Chine, vient ◀d’▶ajouter une dimension nouvelle au monde connu. Cette situation ne va pas manquer ◀de▶ poser à ◀la▶ conscience européenne deux problèmes concrets : celui ◀de▶ ◀l’▶établissement ◀de▶ ◀la▶ paix entre ◀les▶ peuples chrétiens et celui ◀d’▶une reprise ◀de▶ ◀la▶ guerre contre ◀les▶ Infidèles. La plupart des projets ◀de▶ pacification, et par suite ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe se trouveront donc organiquement liés — et cela jusqu’au xviiie siècle ! — à des projets ◀de▶ reconquête des lieux saints, puis ◀de▶ coalition défensive contre ◀les▶ Turcs.
Trois grands motifs commandent ces projets : ◀la▶ paix, ◀la▶ croisade, ◀la▶ lutte pour ou contre ◀l’▶hégémonie ◀d’▶une puissance à l’intérieur de ◀l’▶Europe. On ◀les▶ voit combinés chez ◀le▶ juriste Pierre Dubois et chez ◀le▶ roi Georges Podiebrad, chez ◀le▶ guerrier François de la Noue et chez ◀l’▶humaniste Vives, chez ◀le▶ génial illuminé Guillaume Postel et chez ◀l’▶astucieux politique Léon X ; et jusque chez ◀l’▶universel Leibniz. ◀Le▶ motif ◀de▶ ◀la▶ croisade contre ◀les▶ Turcs n’est guère absent que chez trois des auteurs marquants que nous citerons : chez Dante, surtout préoccupé ◀de▶ faire triompher ◀le▶ principe impérial ; chez Sully, surtout préoccupé ◀de▶ contenir ◀la▶ Maison ◀d’▶Autriche ; et chez Émeric Crucé, pacifiste intégral, qui voudrait englober ◀les▶ Turcs dans son système.
Mais pourquoi les premiers appels à ◀l’▶union des princes ◀de▶ ◀l’▶Europe n’ont-ils été lancés — en vain d’ailleurs — qu’au début du xive siècle ? Ne serait-ce point parce qu’en ce temps paraît la première nation qui défie à la fois ◀l’▶Empire et ◀le▶ Pontife : ◀la▶ France de Philippe le Bel ? (◀L’▶attentat ◀d’▶Anagni date ◀de▶ 1303.) Jusqu’ici ◀les▶ tensions qui animaient ◀le▶ corps chrétien étaient ◀de▶ nature « universelle » ou pouvaient apparaître telles. Elles concernaient tout homme et tout état social. Elles vont devenir, ◀d’▶une manière avouée, particulières, nationales, donc séparatistes. À ◀la▶ mesure des prétentions dynastiques, régionales et bientôt étatiques, va donc se développer, comme par compensation, ◀la▶ nostalgie ◀de▶ ◀l’▶unité. Dante en est le premier témoin, viril, sublime et absolu.
Situons-◀le▶ dans ◀le▶ débat du siècle, entre ◀l’▶Empire, ◀la▶ papauté et ◀les▶ nations.