3.
Le problème de▶ ◀la▶ guerre et ◀l’▶essor des États (xvie
siècle)
Trois événements majeurs, durant ◀le▶ xvie siècle, ont transformé ◀l’▶image du monde et ◀l’▶image des relations entre ◀les▶ peuples que pouvaient se faire ◀les▶ penseurs et ◀les▶ hommes politiques du temps : ce sont ◀les▶ grandes découvertes et ◀les▶ débuts du colonialisme, ◀la▶ Réforme, et ◀l’▶échec ◀de▶ ◀la▶ grandiose tentative impériale ◀de▶ Charles-Quint. Leurs répercussions sur « ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶Europe » ont été diverses et contradictoires.
◀Les▶ grandes découvertes n’entraînent pas encore une prise de conscience nouvelle ◀de▶ ◀la▶ singularité ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde (il faut attendre ◀le▶ xviiie siècle pour ◀la▶ voir se manifester) ni, à plus forte raison, une mise en question ◀de▶ ◀l’▶excellence ◀de▶ notre civilisation, qu’elles paraissent au contraire confirmer. Elles inaugurent ◀l’▶ère ◀d’▶un aventureux impérialisme économique au moment où sombre ◀l’▶idée du Saint-Empire continental. Elles déplacent ◀les▶ foyers créateurs ◀de▶ notre civilisation vers ◀les▶ rivages atlantiques. Elles créent ◀les▶ bases du capitalisme et ◀de▶ ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶État. Mais ces transformations ne sont guère enregistrées que par ◀les▶ « Utopies » relatives au Nouveau Monde ◀de▶ Thomas More et ◀de▶ Campanella.
Pour ◀les▶ meilleurs esprits du temps, ◀l’▶Europe ne pose pas ◀de▶ problème : elle va de soi, comme ◀l’▶air que ◀l’▶on respire. Ils ◀la▶ connaissent, ils y circulent librement, ils y entretiennent un commerce continuel ◀d’▶idées, ◀de▶ colloques, ◀de▶ correspondances érudites, ◀de▶ polémiques nobles ou virulentes. « ◀L’▶Europe en un seul corps », comme ◀la▶ décrit Guillaume Postel 75, reste au centre du monde agrandi par ◀les▶ découvertes ibériques. Sa royauté universelle, incontestée, n’est menacée que par ◀les▶ Turcs à ◀l’▶extérieur : eux seuls, parfois, réveillent ◀le▶ sens ◀d’▶une certaine union nécessaire, mais celle-ci n’est imaginée que sous ◀la▶ forme ◀d’▶une coalition des Souverains.
◀La▶ crise profonde ◀de▶ ◀la▶ Réforme n’est pas ressentie comme divisant ◀l’▶Europe, mais seulement ◀la▶ chrétienté. (Nos jugements modernes, sur ce point, sont donc frappés ◀d’▶anachronisme.) Si ◀l’▶on s’en tient aux témoignages du temps, on voit qu’en fait, jamais ◀le▶ concept ◀d’▶Europe n’est invoqué par l’une ou l’autre des parties en présence, en faveur de sa thèse 76. Calvin, Luther et Loyola sont ◀de▶ très grandes figures européennes, mais aucun n’a jamais parlé ◀de▶ ◀l’▶Europe comme telle, encore moins ◀de▶ son unité.
Dans ◀le▶ domaine politique, au contraire, ◀la▶ conscience ◀d’▶une Europe rassemblée sous ◀la▶ couronne du Saint-Empire paraît plus près que jamais ◀de▶ se traduire en une grandiose réalité. Charles-Quint, à son avènement, se trouve être à la fois ◀le▶ maître des Allemagnes, des Espagnes, des Pays-Bas, ◀de▶ Naples et ◀de▶ Milan, et ◀d’▶une partie ◀de▶ ◀la▶ France actuelle, c’est-à-dire des trois quarts ◀de▶ ◀l’▶Europe continentale, tandis que ◀les▶ conquistadores vont lui apporter ◀les▶ titres ◀de▶ souverain des Indes et ◀de▶ ◀la▶ Terre ferme ◀de▶ ◀la▶ mer Océane, et ◀de▶ dominateur ◀de▶ ◀l’▶Afrique et ◀de▶ ◀l’▶Asie. Et pourtant à sa mort, en 1558, que reste-t-il ◀de▶ ce grand rêve ◀d’▶une monarchie universelle dont ◀le▶ foyer eût été ◀l’▶Europe unie ? Tout s’est défait, dénaturé et disloqué. ◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Église est brisée pour des siècles, ◀la▶ France s’est alliée aux Turcs contre ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀l’▶Espagne a perdu la plupart de ses anciennes libertés communales et régionales, ◀la▶ Bohême et ◀la▶ Hongrie ont été écrasées à Mohacs, Rome a été mise à sac et ◀l’▶Italie asservie, ◀les▶ Allemagnes sont en pleine anarchie, et ◀la▶ « mise en valeur » du Nouveau Monde, qui eût pu devenir ◀l’▶œuvre commune des grandes compagnies commerciales, des armateurs et des banquiers ◀de▶ toute ◀l’▶Europe, fait place à une exploitation stérilisante sous ◀le▶ monopole ibérique. Échec immense aux yeux de ◀l’▶Histoire plus qu’aux yeux des contemporains, qui ne semblent pas avoir mesuré son ampleur.
◀L’▶idéal impérial, idée platonicienne qui n’a cessé ◀de▶ fasciner ◀les▶ ambitions des grands monarques, ◀de▶ Charlemagne à Charles-Quint en passant par Othon III et Frédéric II, et qui, pour Dante, fondait ◀la▶ Paix chrétienne, entre dans une éclipse qui durera plusieurs siècles.
En revanche, ◀l’▶essor des nations et ◀les▶ prétentions des États à ◀la▶ souveraineté absolue posent au premier plan ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ guerre et du droit ◀de▶ guerre ; tandis que ◀l’▶expansion du commerce vers d’autres continents pose ◀le▶ problème ◀d’▶un droit international qui sera fondé au début du xviie siècle par Hugo Grotius, à partir du droit maritime ; et ◀le▶ problème ◀d’▶un droit des gens (jus gentium), à partir du drame des colonies : Francisco de Vitoria. ◀L’▶unité du genre humain — idée métaphysique et religieuse, profondément européenne — est exaltée en nobles phrases ; mais ◀l’▶union des Européens, mesure politique immédiate, n’est simplement pas mentionnée.
◀De▶ Francisco de Vitoria (1580-1546), dominicain, professeur à Salamanque, l’un des fondateurs, avec Suárez, du droit des gens, célèbre auteur du ◀De▶ Indis, citons deux pages sur ◀la▶ guerre :
Nulle guerre n’est légitime, s’il est évident qu’elle est menée au détriment de ◀la▶ République, plutôt qu’à son profit et avantage… Et puisqu’un État n’est qu’une partie du monde entier, puisque, encore davantage, une province chrétienne n’est qu’une partie ◀de▶ toute ◀la▶ République, j’estime que même si une guerre est utile à une province, ou à un État, mais que d’autre part elle est au détriment du monde ou ◀de▶ ◀la▶ chrétienté, alors ◀la▶ guerre est par cela même injuste. Si par exemple une guerre ◀de▶ ◀l’▶Espagne contre ◀la▶ France était entreprise par des motifs justes, et qu’elle fût sous d’autres rapports utile au royaume ◀d’▶Espagne, mais que, toutefois, elle fût menée avec un préjudice plus grand et aux risques ◀de▶ ◀la▶ chrétienté (si par exemple ◀les▶ Turcs occupent, sur ces entrefaits, ◀les▶ provinces des chrétiens) alors il faudrait s’abstenir ◀de▶ telle guerre.77
On ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que Montesquieu, dans sa célèbre déclaration qui se termine par ces mots : « Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à ◀l’▶Europe et au genre humain, je ◀la▶ regarderais comme un crime »78, a paraphrasé Vitoria.
Dans une lettre au connétable ◀de▶ Castille, Vitoria revient sur ◀l’▶idée que ◀les▶ guerres ne pourraient être justifiées que par ◀le▶ bien des peuples, mais qu’elles ne servent pas ce bien, en fait ; leur condamnation globale est donc implicite :
Maintenant je ne demanderai pas à Dieu grâce plus grande que celle ◀de▶ faire ◀de▶ ces deux princes (Charles V et François Ier) des frères dans leur volonté comme ils ◀le▶ sont en parenté ; car alors, il n’y aurait plus ◀d’▶hérétiques dans ◀l’▶Église ni plus ◀de▶ Maures qui ◀la▶ tourmentent, et ◀l’▶Église serait réformée, que ◀le▶ pape ◀le▶ veuille ou non ; et avant que je n’aie vu cela, je ne donnerai pas un maravedis pour ◀le▶ concile ni pour tous ◀les▶ remèdes et devises que ◀l’▶on puisse imaginer. Il ne faut pas chercher ◀le▶ coupable dans ◀la▶ personne du roi de France et moins encore ◀de▶ ◀l’▶empereur. Que Dieu pardonne aux princes ou à leurs opposants ; mais il ne leur pardonnera pas ◀les▶ guerres ; elles ne sont pas inventées pour ◀le▶ bien des princes mais pour ◀le▶ bien des peuples ; et ◀les▶ choses étant ainsi, veuillez voir, ô hommes ◀de▶ bien, si nos guerres sont au profit ◀de▶ ◀l’▶Espagne, ou ◀de▶ ◀la▶ France, ou ◀de▶ ◀l’▶Italie ou ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ou plutôt pour ◀la▶ destruction ◀de▶ tous ces pays.79
Curieusement, ◀les▶ grands pacifistes du xvie siècle ne semblent pas avoir cherché dans un droit supranational ◀le▶ moyen ◀de▶ combattre ◀la▶ cause principale des guerres : ◀l’▶arrogante et anarchique souveraineté des États80. En régression notable sur Dante et Pierre Dubois, qui avaient vu ◀la▶ nécessité ◀d’▶instaurer un pouvoir supérieur à celui des souverains nationaux, ils se contentent ◀de▶ vitupérer ◀la▶ guerre et ◀de▶ ridiculiser ses prétextes (voir plus loin Érasme) au nom de ◀la▶ morale chrétienne et ◀de▶ ◀la▶ raison. Quant aux juristes, en régression sur ◀la▶ coutume du Moyen Âge, c’est à peine s’ils mentionnent encore ◀la▶ possibilité ◀de▶ ◀l’▶arbitrage. Et quant aux penseurs politiques, loin de songer à contester ou à limiter ◀la▶ souveraineté absolue des États, ils s’appliquent à ◀la▶ légitimer, comme Jean Bodin, ou se bornent à décrire ses dures nécessités, comme Machiavel.
Certes, pour Jean Bodin (1529-1596), dans sa Méthode pour faciliter ◀la▶ connaissance ◀de▶ ◀l’▶histoire, publiée en 1566 à Paris, ◀le▶ genre humain forme une unité. Grâce au commerce mondial dont ◀les▶ Européens ont ouvert ◀les▶ routes, « tous ◀les▶ hommes sont reliés entre eux et participent merveilleusement à ◀la▶ République universelle ». Mais cette universalité reste purement morale, sinon simplement rhétorique ; elle n’entraîne aucune conséquence politique, ni pour ◀le▶ monde, ni pour ◀l’▶Europe, qui reste fatalement livrée à ◀l’▶anarchie des souverainetés :
Tous ◀les▶ royaumes, empires, tyrannies ou républiques ◀de▶ ◀la▶ terre sont réunis par un lien qui n’est pas autre chose que ◀l’▶autorité ◀de▶ ◀la▶ raison ou du droit des gens. ◀D’▶où il résulte que ce monde est comme une grande cité et tous ◀les▶ hommes coulés pour ainsi dire dans un même droit, afin qu’ils comprennent qu’ils sont tous de même sang et sous ◀la▶ protection ◀d’▶une même raison. Mais parce que cet empire ◀de▶ ◀la▶ raison est dépourvu ◀de▶ contrainte, on ne saurait réunir en une seule république toutes ◀les▶ nations existantes. C’est pourquoi ◀les▶ princes ont recours aux armes et aux traités.
Nous voici donc ramenés à ◀la▶ seule réalité sérieuse, celle des États et ◀de▶ leurs luttes fratricides sans « raison », sans fin, sans merci. En effet, dira ◀le▶ même Jean Bodin dans sa République :
◀La▶ grandeur ◀d’▶un prince, à en bien parler, n’est autre chose que ◀la▶ ruine, ou diminution ◀de▶ ses voisins : et sa force n’est rien que ◀la▶ faiblesse ◀d’▶autrui.
◀L’▶égoïsme sacré serait donc le dernier mot ◀de▶ ◀la▶ sagesse politique ? Il en est bien ainsi, dès qu’on admet ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans limites que s’arrogent un prince ou une république.
En regard de ce texte ◀d’▶un ton machiavélien, citons cependant une page célèbre ◀de▶ Francisco Suárez (1548-1617). ◀Le▶ grand jésuite espagnol ne se contente pas ◀d’▶exalter ◀la▶ communauté du genre humain, mais suggère et implique ◀l’▶idée ◀d’▶un droit des gens, imposant sa réelle autorité à ◀la▶ prétendue potestas suprema des États :
◀Le▶ genre humain, quoique partagé en peuples et en royaumes divers, n’en a pas moins une unité non seulement spécifique, mais aussi pour ainsi dire politique et morale. Cette unité est indiquée par ◀le▶ précepte naturel ◀de▶ ◀l’▶amour mutuel et ◀de▶ ◀la▶ miséricorde, précepte qui s’étend à tous, même aux étrangers, ◀de▶ quelque condition qu’ils soient. C’est pourquoi tout État souverain, république ou royaume, quoique complet en soi et fermement assis, est néanmoins en même temps ◀d’▶une certaine manière membre ◀de▶ cet univers, en tant qu’il regarde ◀le▶ genre humain. Jamais aucun État ne peut se suffire au point ◀de▶ n’avoir besoin ◀d’▶aucun appui, ◀d’▶association et ◀de▶ rapports mutuels, tantôt pour son bien-être et pour une fin ◀d’▶utilité, tantôt à cause ◀d’▶une nécessité et ◀d’▶un besoin moral, comme il ressort ◀de▶ ◀l’▶expérience même. Il faut donc aux États un droit qui ◀les▶ dirige et ◀les▶ gouverne, dans ce genre ◀de▶ communauté et ◀de▶ société. Sans doute à ce point de vue ◀la▶ raison naturelle fait beaucoup, mais elle ne suffit pas à tous ◀les▶ égards ; et ainsi des droits spéciaux ont pu s’introduire par ◀la▶ coutume des mêmes nations. Car tout comme dans un État, ou dans une province, ◀la▶ coutume introduit ◀le▶ droit, ainsi ◀le▶ droit des gens a pu s’introduire par ◀les▶ mœurs dans tout ◀le▶ genre humain.81
Dans ◀l’▶immense production intellectuelle du xvie siècle, nous n’avons donc trouvé que peu de pages témoignant ◀d’▶une conscience européenne comme telle. Deux textes cependant méritent ◀d’▶être cités. Ils montrent à quel point ◀la▶ vision des penseurs ◀de▶ ce temps est naturellement européenne, en ce sens qu’elle ne cesse ◀de▶ comparer entre elles nos diverses nations comme parties ◀d’▶un tout implicite. Mais ils montrent aussi combien, à cette époque, ◀la▶ spéculation sur ◀la▶ guerre et ◀la▶ paix reste abstraite chez ◀les▶ uns, ou cynique chez ◀les▶ autres, loin de conduire à ◀la▶ conscience ◀d’▶une politique positive, visant à juguler ◀l’▶anarchie des États.
Voici d’abord des pages peu connues ◀de▶ Machiavel (1469-1527), tirées ◀de▶ son Art ◀de▶ ◀la▶ guerre 82. Il y développe une thèse que ◀l’▶on a vue plus haut esquissée par Aristote, dans son parallèle entre ◀l’▶Asie et ◀l’▶Europe :
Vous savez que ◀l’▶Europe célèbre ◀la▶ renommée ◀d’▶innombrables grands hommes qui se sont illustrés à ◀la▶ guerre. ◀L’▶Afrique n’en a eu qu’un petit nombre, et ◀l’▶Asie encore moins. Cette différence résulte ◀de▶ ce que, dans ces deux dernières parties du monde, il n’y eut qu’une ou deux grandes monarchies et peu de républiques ; tandis qu’en Europe il y eut beaucoup de républiques et quelques royaumes seulement. Mais, ◀les▶ hommes n’excellent dans un art ou ne font briller leur courage, que lorsque ◀l’▶État ◀les▶ emploie ou ◀les▶ tire ◀de▶ leur obscurité, qu’ils vivent dans une monarchie ou dans une république. Ainsi plus il y a ◀d’▶États, plus il y a ◀de▶ grands hommes. Ils sont plus rares à mesure que ◀le▶ nombre des États diminue. On trouve en Asie un Ninus, un Cyrus, un Artaxerxès, un Mithridate ; on ne peut guère trouver d’autres noms dignes ◀de▶ leur être comparés. Et sans parler ◀de▶ ◀l’▶ancienne Égypte, ◀l’▶Afrique nomme ses Massinissa, ses Jugurtha, et ◀les▶ capitaines que ◀la▶ république ◀de▶ Carthage a élevés dans son sein. Cependant ces guerriers illustres sont bien peu nombreux en comparaison de ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe : c’est en Europe en effet que ◀l’▶on voit briller sans nombre ◀les▶ hommes qui ont excellé dans tous ◀les▶ genres et ils seraient plus nombreux encore si ◀l’▶on pouvait ajouter tous ceux dont ◀le▶ temps jaloux a effacé ◀le▶ nom ; car ◀l’▶époque où ◀les▶ vertus ont brillé ◀d’▶un plus grand éclat, est celle où il s’est trouvé ◀le▶ plus ◀d’▶États à ◀les▶ favoriser, poussés par ◀la▶ nécessité ou par toute autre passion humaine. Ainsi ◀l’▶Asie ne compte que peu ◀d’▶hommes illustres. Cette immense contrée où dominait pour ainsi dire un seul maître et où, en raison de ◀la▶ grandeur du continent, ◀la▶ paix régnait trop souvent, ne pouvait enfanter que peu ◀d’▶hommes illustres. Il en est allé de même en Afrique. Cependant cette contrée a vu naître quelques grands hommes de plus grâce à ◀la▶ république ◀de▶ Carthage. Car ◀les▶ grands hommes sont plus nombreux dans une république que dans une monarchie. Dans l’une ◀la▶ vertu est presque toujours honorée, dans l’autre elle est toujours redoutée. Il en résulte que dans la première tout tend à nourrir ◀la▶ vertu, dans la seconde tout tend à ◀l’▶étouffer.
Que si ◀l’▶on considère toutes ◀les▶ contrées ◀de▶ ◀l’▶Europe, on constate qu’elles furent remplies ◀d’▶une foule ◀de▶ républiques et ◀de▶ principautés qui, vivant dans ◀la▶ crainte continuelle ◀les▶ unes des autres, ont été obligées ◀de▶ conserver leurs institutions militaires et ◀de▶ combler ◀d’▶honneurs ceux qui se distinguaient dans ◀l’▶art ◀de▶ ◀la▶ guerre. En effet, en Grèce, sans compter ◀le▶ royaume ◀de▶ Macédoine, il y avait ◀de▶ nombreuses républiques qui toutes ont eu des hommes remarquables. ◀L’▶Italie a eu ◀les▶ Romains, ◀les▶ Samnites, ◀les▶ Étrusques, ◀les▶ Gaulois cisalpins. ◀La▶ Gaule et ◀la▶ Germanie n’étaient que républiques et principautés. ◀L’▶Espagne offrait ◀le▶ même spectacle. Et si hormis ◀les▶ Romains, il en est peu hélas qui furent glorifiés, il faut en accuser ◀la▶ malignité des auteurs qui visent ◀la▶ fortune et qui n’honorent que ◀le▶ vainqueur. Il n’est pas raisonnable ◀de▶ croire que pendant ◀les▶ cent-cinquante années où ◀les▶ Samnites et ◀les▶ Toscans combattirent ◀les▶ Romains avant ◀d’▶être vaincus, ils n’aient pas donné ◀le▶ jour à ◀de▶ nombreux hommes illustres. Il en a été de même dans ◀les▶ Gaules et dans ◀l’▶Espagne. Mais ce courage que ◀les▶ historiens n’ont pas célébré chez ◀de▶ simples citoyens, ils ◀l’▶ont du moins loué chez ◀les▶ peuples dont ils portent aux nues ◀la▶ persévérance à défendre ◀la▶ liberté. Puisqu’il est vrai que plus il y a ◀d’▶empires, plus on voit ◀de▶ grands hommes se distinguer, il s’ensuit nécessairement qu’empêcher leur élévation, c’est étouffer peu à peu ◀la▶ vertu que ◀l’▶on empêche ◀de▶ se manifester dans ◀les▶ actions ◀de▶ ceux qu’elle inspire.
Ainsi, lorsque ◀l’▶Empire romain au faîte ◀de▶ sa grandeur eut vaincu toutes ◀les▶ républiques et toutes ◀les▶ monarchies ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀l’▶Afrique, et la plupart de celles ◀de▶ ◀l’▶Asie, Rome resta ◀la▶ seule carrière ouverte au courage. Et ◀les▶ grands hommes se firent aussi rares en Europe qu’en Asie. ◀La▶ vertu tomba alors au dernier degré ◀de▶ ◀l’▶abaissement. Car limitée comme elle ◀l’▶était pour ainsi dire à Rome seule, dès que ◀la▶ ville fut corrompue, ◀la▶ corruption entraîna celle du monde entier. C’est alors que ◀les▶ hordes des Scythes vinrent et se partagèrent ◀l’▶empire en ◀de▶ nombreux États, mais ◀la▶ vertu n’a pu y renaître : d’abord, parce qu’il est difficile ◀de▶ faire revivre des institutions entièrement viciées, et, ensuite parce que ◀les▶ mœurs nouvelles introduites par ◀la▶ religion chrétienne sont telles que ◀l’▶homme n’a plus ◀le▶ même besoin ◀de▶ se défendre qu’autrefois.
On tuait alors ◀les▶ vaincus ou on ◀les▶ livrait à un esclavage perpétuel dans lequel ils traînaient une misérable existence. On ravageait ◀les▶ villes conquises, ou ◀l’▶on en chassait ◀les▶ habitants ; et, après ◀les▶ avoir dépouillés ◀de▶ leurs biens on ◀les▶ dispersait dans tout ◀l’▶univers. ◀Les▶ vaincus supportaient ◀les▶ infortunes ◀les▶ plus grandes. ◀Les▶ hommes en proie à cette terreur toujours renaissante auraient craint ◀de▶ négliger leurs institutions militaires et ils honoraient donc tous ceux qui s’y distinguaient. Mais aujourd’hui cette terreur a presque complètement disparu. On ne massacre guère ◀les▶ vaincus, et ◀les▶ prisonniers sont libérés facilement. ◀Les▶ villes, dussent-elles se révolter mille fois, n’ont plus à craindre qu’on ◀les▶ détruise. On conserve ◀les▶ biens ◀de▶ leurs habitants et ◀le▶ plus grand malheur qu’elles aient à redouter, c’est ◀de▶ payer des contributions. ◀Les▶ hommes répugnent à se soumettre aux obligations militaires et à s’y livrer pour éviter des dangers qu’ils ne redoutent plus. Par comparaison d’ailleurs, ◀les▶ diverses contrées ◀de▶ ◀l’▶Europe ont bien peu de chefs aujourd’hui. En effet, ◀la▶ France entière n’obéit qu’à un seul monarque. ◀L’▶Espagne également. ◀L’▶Italie est divisée en peu ◀d’▶États ; de sorte que ◀les▶ villes faibles se défendent en s’attachant au parti du vainqueur, et que ◀les▶ États plus puissants, pour ◀les▶ mêmes raisons, n’ont pas à redouter une ruine totale.
Où sont ◀les▶ temps où un Sulpice Sévère, louait ◀l’▶Europe pour ses saints, et ne ◀la▶ mettait que par ◀la▶ grâce ◀d’▶eux seuls au-dessus des nations du Proche-Orient ! (Car c’est au Proche-Orient, bien entendu, que se limite « ◀l’▶Asie » dont on nous parle ici.)
Érasme (1466-1536)
En contraste éclatant avec ◀l’▶auteur du Prince, pour qui ◀la▶ force seule définit, en fin de compte, ◀la▶ raison et ◀la▶ liberté, voici ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀l’▶Éloge ◀de▶ ◀la▶ Folie et du traité Dulce bellum inexpertis (« ◀La▶ guerre est douce à ceux qui ne ◀la▶ connaissent pas »). Ce n’est pas lui qui nommerait « excellent » ◀l’▶homme ◀d’▶armes, qu’il tient plutôt pour une apparition monstrueuse et qui répugne à ◀la▶ nature : « Regarde-toi, si tu ◀le▶ peux, guerrier furieux… Je t’ai imaginé comme un animal ◀d’▶un certain caractère divin.83 »
Érasme est ◀le▶ type même ◀de▶ ces grands hommes du xvie siècle qui ne parlent pas ◀de▶ ◀l’▶Europe parce qu’en somme ils ne voient rien qu’elle. Ce Hollandais ◀de▶ naissance a vécu à Bruxelles, à Paris, en Angleterre et en Suisse, et il a visité ◀l’▶Italie et ◀l’▶Allemagne. On a pu dire ◀de▶ lui que « s’il avait une patrie, c’était ◀l’▶Europe » (Lange). Par toute sa vie et ses travaux, par toutes ◀les▶ fibres ◀de▶ son être, il a bien mérité ◀le▶ titre ◀de▶ « premier Européen », sinon par ◀l’▶intention, du moins par ◀le▶ fait.
◀De▶ sa Querela pacis 84, voici quelques pages qui résument ses idées sur ◀la▶ guerre, sur ◀la▶ stabilité des États européens, sur ◀les▶ Turcs, et sur ◀le▶ nationalisme naissant :
XXXIV. — On rougit ◀de▶ rappeler pour quels motifs honteux ou frivoles ◀les▶ princes chrétiens font prendre ◀les▶ armes aux peuples. L’un a prouvé ou simulé quelque droit suranné, comme s’il importait beaucoup que tel ou tel prince gouvernât ◀l’▶État, pourvu que ◀les▶ intérêts publics fussent bien administrés. Un autre prend pour prétexte un point omis dans un traité ◀de▶ cent chapitres. Celui-ci a un ressentiment contre celui-là au sujet ◀d’▶une fiancée refusée ou enlevée ou ◀de▶ quelque raillerie un peu trop libre ; et, ◀le▶ comble ◀de▶ ◀l’▶infamie, c’est qu’il y a des princes qui, sentant leur autorité faiblir par suite ◀d’▶une paix trop longue et ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ leurs sujets, s’entendent en secret, ◀de▶ façon diabolique, avec ◀les▶ autres princes qui, lorsque ◀le▶ prétexte est trouvé, provoquent ◀la▶ guerre, afin de tout diviser par ◀la▶ discorde ◀de▶ ceux qui vivaient étroitement unis et ◀de▶ dépouiller ◀le▶ malheureux peuple, grâce à cette autorité sans frein que donne ◀la▶ guerre…
XXXV. — Ils ne sont jamais unis que pour nuire et ils ne s’entendent jamais que pour opprimer leurs États. Et ceux qui agissent ◀de▶ cette manière sont considérés comme des chrétiens ? Ainsi souillés ◀de▶ sang osent-ils entrer dans ◀les▶ Églises et s’approcher des autels ? Ô fléaux des nations, dignes ◀d’▶être déportés dans ◀les▶ îles ◀les▶ plus éloignées ! S’ils sont ◀les▶ membres ◀d’▶un seul corps chrétien, pourquoi chacun ◀d’▶eux ne s’estime-t-il pas heureux du bonheur ◀de▶ l’autre ?
XXXVI. — Aujourd’hui ◀le▶ voisinage ◀d’▶un royaume un peu trop florissant est presque un motif légitime ◀de▶ guerre. En effet, si nous voulons être justes, quelle autre cause a poussé et pousse encore maintenant tant de peuples à prendre ◀les▶ armes contre ◀la▶ France, sinon ◀le▶ fait que ce pays est ◀le▶ plus florissant ◀de▶ tous ? Nul ne possède une étendue plus vaste ; nulle part ◀le▶ Sénat n’est plus auguste, ◀l’▶Académie plus célèbre ; aucun ne jouit de plus ◀de▶ concorde et par cela même de plus ◀de▶ pouvoir. Nulle part ◀les▶ lois ne sont mieux appliquées et, en ce qui concerne ◀la▶ religion, nulle part ◀l’▶intégrité du Dogme n’est plus respectée. Elle n’est ni corrompue par ◀le▶ commerce des Juifs, comme chez ◀les▶ Italiens ; ni empoisonnée par ◀le▶ voisinage des Turcs ou des Maures, comme chez ◀les▶ Hongrois ou ◀les▶ Espagnols. ◀L’▶Allemagne, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ Bohême, est divisée en une foule ◀de▶ royaumes et on ne voit cependant chez elle nulle ombre ◀d’▶autorité. Seule ◀la▶ France, fleur intacte du royaume du Christ, est son asile ◀le▶ plus sûr. Si par hasard quelque orage survient, elle sera attaquée ◀de▶ toutes ◀les▶ façons, assaillie par toutes ◀les▶ ruses ◀de▶ ceux qui ◀la▶ bouleversent, pour ◀le▶ seul plaisir ◀de▶ se féliciter ◀de▶ ◀l’▶orage qu’ils auront provoqué. Et après cela, peut-on dire que ces hommes jouissent ◀de▶ ◀la▶ moindre parcelle ◀de▶ ◀l’▶esprit chrétien ?
LV. — ◀La▶ guerre, qui est ◀la▶ chose ◀la▶ plus dangereuse qui soit, ne doit être faite qu’avec ◀le▶ consentement ◀de▶ toute ◀la▶ nation. Il faut supprimer ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ guerre dès qu’elles se manifestent…
LVII. — Mais, si ◀la▶ guerre, cette maladie funeste, est à ce point inhérente à ◀la▶ nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi ◀les▶ chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur ◀les▶ Turcs ? Il serait, naturellement préférable ◀de▶ convertir ◀les▶ Turcs au christianisme, par ◀la▶ persuasion, par ◀les▶ bienfaits, et par ◀l’▶exemple ◀d’▶une vie pure, plutôt que par ◀les▶ armes : cependant, si ◀la▶ guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si ◀les▶ chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si ◀l’▶amour réciproque n’est pas ◀de▶ nature à ◀les▶ unir, que du moins ils soient unis contre ◀l’▶ennemi commun…85 Malheureusement, c’est ◀le▶ contraire qui arrive.
LIX. — Ainsi ◀l’▶Anglais hait ◀le▶ Français uniquement parce qu’il est Français. ◀Le▶ Breton hait ◀l’▶Écossais simplement parce qu’il est Écossais. ◀L’▶Allemand ne s’entend pas avec ◀le▶ Français. Ô cruelle perversité humaine ! ◀La▶ diversité des noms qu’ils portent suffit à elle seule à ◀les▶ diviser à ce point et ◀le▶ titre commun ◀d’▶hommes et ◀de▶ chrétiens ne peut pas ◀les▶ unir ! Pourquoi une chose ◀de▶ si peu ◀d’▶importance agit-elle avec plus ◀de▶ force sur eux que ◀les▶ liens ◀de▶ ◀la▶ nature et du Christ ? ◀La▶ distance ◀d’▶un pays à l’autre sépare ◀les▶ corps et non ◀les▶ âmes. Jadis ◀le▶ Rhin séparait ◀le▶ Français de l’Allemand, mais ◀le▶ Rhin ne peut séparer ◀le▶ chrétien du chrétien. ◀Les▶ Pyrénées mettent une frontière entre ◀les▶ Gaulois et ◀les▶ Espagnols ; mais ces mêmes monts ne peuvent partager ◀la▶ communauté chrétienne. ◀La▶ mer sépare ◀les▶ Anglais des Français, mais elle ne peut rompre ◀les▶ liens ◀de▶ ◀la▶ société du Christ. ◀L’▶apôtre Paul s’indigna un jour, en entendant des chrétiens prononcer ces paroles : Je suis Apollinien ; je suis Cephéen ; je suis Paulicien. Il ne permit pas des dénominations ◀de▶ ce genre qui eussent pu blesser ◀le▶ Christ, ◀le▶ conciliateur ◀de▶ toute chose. Et nous considérons cette dissemblance ◀de▶ noms communs à chaque pays, comme un motif suffisant pour que ◀les▶ nations se heurtent contre ◀les▶ nations et s’entredétruisent ?
Comment ne pas applaudir à ces sarcasmes contre ◀les▶ « causes ◀de▶ guerre », alléguées par ◀les▶ « princes » ? Mais comment ne pas voir, en même temps, qu’en se faisant ◀l’▶avocat ◀d’▶une cristallisation des frontières et ◀d’▶une sorte ◀de▶ « nationalisation » des princes, de même qu’en proposant que ◀la▶ guerre ne soit faite « qu’avec ◀le▶ consentement ◀de▶ toute ◀la▶ nation », loin de « supprimer ◀les▶ causes ◀de▶ guerre », Érasme fait ◀le▶ jeu ◀de▶ ces forces collectives et régressives dont ◀l’▶avenir devait révéler qu’elles ne pourraient que dévaster ◀l’▶Europe par des guerres nationales, puis totales ?
Il est mieux inspiré lorsqu’en 1530, dans sa Consultation sur ◀la▶ guerre aux Turcs, il en vient enfin à ◀l’▶idée ◀d’▶un Pouvoir supranational : il ne peut toutefois ◀l’▶imaginer qu’à l’instar de ◀la▶ Monarchie ◀de▶ Dante, qui lui semble idéale mais utopique ; il faut donc se rabattre à quelque équilibre plus ou moins fédératif des puissances :
◀D’▶aucuns sont effrayés par ◀le▶ mot ◀de▶ Monarchie universelle, que certains paraissent ambitionner… Certes, ◀la▶ Monarchie serait ◀la▶ meilleure des choses, s’il se trouvait un prince semblable à Dieu ; cependant, ◀les▶ mœurs des hommes étant ce qu’elles sont, ◀les▶ États ◀de▶ grandeur moyenne (moderata imperia) sont ◀les▶ plus sûrs, s’ils sont unis par des pactes chrétiens.
Cependant, à l’autre extrémité ◀de▶ ◀l’▶Europe, en Scandinavie, une voix ◀de▶ rude bon sens s’élève contre ◀l’▶exaltation machiavélienne ◀de▶ ◀la▶ virtù guerrière. C’est celle du réformateur ◀de▶ ◀la▶ Suède, Olaus Petri (1497-1552), qui fut ◀le▶ chancelier du roi Gustav Vasa, et le premier pasteur ◀de▶ Stockholm :
Nos chroniques suédoises font grand honneur à nos ancêtres des hauts faits qu’ils ont accomplis en pays étrangers. Mais si ◀l’▶on y réfléchit, il y avait peu ◀d’▶honneur en tout cela… Loue qui veut ◀les▶ anciens Goths : ceux qui eurent affaire avec eux ne ◀les▶ louèrent pas, mais ◀les▶ appelèrent une horde ◀de▶ bandits et ◀de▶ tyrans, pour avoir pillé et brûlé campagnes et cités, et privé ◀de▶ leurs biens et ◀de▶ leur vie des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶hommes. Tel fut leur courage tant vanté, ainsi que ◀les▶ chroniques ◀le▶ font voir clairement. Et de même, ils causèrent à ◀la▶ langue latine et aux ouvrages des savants des dommages tels qu’on ne pourra plus jamais ◀les▶ réparer. Celui qui pense s’acquérir ◀de▶ ◀l’▶honneur par ◀l’▶incendie, ◀le▶ meurtre et ◀la▶ guerre devrait pouvoir se réclamer ◀d’▶une juste cause, sinon ◀l’▶on verra que c’est une grossière brutalité, non pas ◀le▶ courage, qui ◀l’▶anime.86