4.
« Têtes de▶ Turcs »
Nous avons dit, au reste, que ◀le▶ xvie siècle n’apporte rien ◀de▶ neuf quant à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe : il n’y penserait plus sans ◀les▶ Turcs. Ceux-ci ont certes assiégé Vienne en 1552, au grand effroi ◀de▶ ◀la▶ chrétienté. Mais don Juan d’Autriche a battu leur flotte à Lépante en 1571. Ne voit-on pas que ◀les▶ guerres intestines font plus ◀de▶ mal à ◀l’▶Europe que ◀le▶ Turc ? Peut-être, mais on n’ose appeler ◀l’▶union qu’en se réclamant du mythe ◀de▶ ◀la▶ croisade, levier traditionnel, cause bien vue par ◀les▶ princes.
Ainsi ◀l’▶humaniste espagnol Jean-Louis Vives (né à Valence en 1492, mort à Bruges en 1540, après avoir vécu à Louvain auprès ◀d’▶Érasme, puis en Angleterre au service ◀d’▶Henry VIII) se persuade que pour pacifier ◀l’▶Europe, il suffirait ◀de▶ convaincre quelques princes et leurs conseillers. À cette fin, il écrit au pape :
Ce qu’on attend d’abord ◀de▶ toi, c’est ◀de▶ faire ◀la▶ paix entre ◀les▶ princes… Dis que ◀la▶ guerre entre chrétiens est criminelle ; blâme-◀la▶ absolument, comme une dispute entre ◀les▶ membres ◀d’▶un même corps.87
Cette exhortation étant restée sans effets, il recourt à ◀l’▶argument turc, dans une lettre au roi d’Angleterre :
Vous êtes deux ou trois dans ◀le▶ monde chrétien : ◀les▶ victoires des Turcs nous ont porté dans un péril extrême : et vous voulez vous quereller ! Quel Dieu vous protégera ?…88
Son ouvrage ◀le▶ plus connu porte un titre significatif : ◀De▶ Europæ Dissidiis et Bello Turcico Dialogus.
Vives y reprend, après Machiavel et tant d’autres Renaissants, ◀le▶ vieux thème grec ◀de▶ ◀l’▶opposition Asie-Europe :
Aristote, grand sectateur ◀de▶ ◀la▶ sagesse, et avec lui beaucoup d’autres grands hommes qui se sont dédiés à ◀l’▶étude fatigante ◀de▶ ◀la▶ Nature et des causes des choses, nous ont tous confirmé que ◀la▶ race ◀la▶ plus vigoureuse, ◀la▶ plus courageuse et ◀la▶ plus résistante est celle qui peuple ◀l’▶Europe ; que ◀les▶ Asiatiques sont craintifs et ne valent rien pour ◀la▶ guerre, étant pareils aux femmes plutôt qu’aux hommes. Au reste, ◀l’▶Europe ne produit pas seulement des hommes supérieurs aux autres par ◀le▶ courage et ◀la▶ force, mais il en va de même ◀de▶ ses bêtes sauvages. ◀Les▶ lions nés en Europe ont plus ◀de▶ courage que ◀les▶ lions puniques ; cela vaut également pour ◀les▶ chiens, ◀les▶ loups et ◀les▶ autres animaux, quoique ceux ◀de▶ ◀l’▶Afrique semblent avoir plus ◀de▶ férocité…
◀La▶ discorde ◀de▶ ◀l’▶Europe, notamment celle qui s’enflamma entre ◀les▶ princes ◀de▶ Constantinople, a livré ◀l’▶Asie aux mains des Turcs ; elle leur a ouvert ◀les▶ portes ◀de▶ ◀la▶ Thrace. Par ◀la▶ suite, ◀les▶ dissensions entre ◀les▶ rois ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀les▶ guerres naissant l’une ◀de▶ l’autre comme ◀les▶ têtes ◀de▶ ◀l’▶hydre ont encouragé ◀les▶ Turcs à s’étendre sur ◀l’▶Europe plus largement encore… N’importe qui peut gouverner ◀le▶ timon sur une mer tranquille. Mais par votre faute, tant de succès ont rendu ◀les▶ Turcs un peu plus audacieux. Parfois ◀l’▶art arrive à corriger quelques défauts ◀de▶ ◀la▶ Nature, mais il n’en supprime pas ◀la▶ racine ; et quand ◀l’▶art recule, ◀la▶ Nature retourne toujours, peu à peu, à elle-même, et quand ◀l’▶art est supprimé ou se montre impuissant, elle réclame impérieusement ce qui lui appartient. Si ◀le▶ vent cessait un peu de souffler et si vous tourniez votre haine et votre fureur contre ◀le▶ Turc, vous connaîtriez immédiatement ce qu’est ◀le▶ temple des Asiatiques. ◀L’▶adversité révélerait ce qu’une série ◀de▶ succès ininterrompue a caché, et ferait voir en toute clarté que ◀les▶ Turcs ne furent pas forts ◀de▶ leur propre force et courage, mais ◀de▶ vos erreurs.
… ◀Les▶ chrétiens possèdent encore ◀la▶ part ◀la▶ plus solide ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀l’▶Allemagne. Qu’ils cessent ◀de▶ se combattre, sinon ils sont perdus. Qu’ils fortifient ◀l’▶Allemagne, oui, qu’ils ◀la▶ fortifient par des citadelles et des murailles, mais tout d’abord, qu’ils travaillent en commun pour que ◀le▶ Turc ne s’empare ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ; sinon il n’y a plus ◀d’▶espoir que tout ◀l’▶Occident ne tombe au pouvoir des Turcs, et que ceux qui refusent ◀de▶ vivre sous ce joug, n’émigrent en grandes flottes vers ◀le▶ Nouveau Monde. Mais là même, ils ne seront pas à ◀l’▶abri des attaques ◀de▶ ce tyran piqué par ◀le▶ taon ◀de▶ ◀l’▶avidité et ◀de▶ ◀l’▶ambition. Quelle redoute pourrions-nous encore lui opposer s’il s’emparait ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ? Tout autre obstacle serait un château ◀de▶ cartes. Il est douloureux ◀d’▶avoir à dire que seule ◀la▶ faiblesse pourrait être opposée au souverain ◀de▶ ◀l’▶Allemagne et ◀d’▶un si grand nombre ◀de▶ races et ◀de▶ royaumes. Il est vrai que ◀l’▶Europe est très forte ; mais ◀de▶ quoi cela lui servirait-il, si ◀le▶ Turc possédait ◀la▶ meilleure partie ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
Vives rejoint ici ◀l’▶opinion ◀d’▶un autre champion ◀de▶ ◀la▶ résistance aux Turcs, Gaspard Peucer (1525-1602), savant allemand, gendre ◀de▶ Melanchton, dont il partageait ◀la▶ conviction que seule ◀la▶ pulchra coniuncto ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀l’▶Italie serait capable ◀de▶ sauver ◀l’▶Europe. C’est en s’appuyant avant tout sur ◀les▶ Allemagnes que ces luthériens entrevoyaient ◀la▶ création possible ◀d’▶une respublica cristiana en Europe, c’est-à-dire une confédération antipapale et anti-impériale à la fois.
◀De▶ son côté, Vives dans un écrit complémentaire à celui qu’on vient de citer : ◀De▶ Concordia et Discordia in Humano Genere 89 dit ◀la▶ nécessité ◀d’▶une « reconstruction générale ◀de▶ ◀l’▶Europe », mais n’en décrit pas ◀les▶ moyens : ◀les▶ « grands desseins » n’apparaîtront que cent ans plus tard :
Dès lors, dans une série si longue ◀de▶ guerres qui sont nées l’une ◀de▶ l’autre par une fécondité incroyable, toute ◀l’▶Europe a souffert des dommages gigantesques et aura besoin, dans presque tous ◀les▶ domaines, ◀d’▶une grande et quasi universelle reconstruction ; mais ◀de▶ nulle autre chose ◀la▶ nécessité n’est plus pressante, que ◀d’▶une immédiate réconciliation et concorde, qui s’étendent et se communiquent à toutes ◀les▶ activités humaines.
Du côté calviniste enfin, ◀les▶ conceptions du catholique Vives et des luthériens Peucer et Melanchton se voient reprises et précisées dans ◀les▶ Discours politiques et militaires écrits en captivité, aux Pays-Bas espagnols, par ◀le▶ grand soldat huguenot François de La Noue, dit Bras-de-Fer (1531-1591) : Que ◀les▶ princes chrestiens estans bien unis ensemble, peuvent en quatre ans chasser ◀les▶ Turcs ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀La▶ Noue propose une confédération entre ◀les▶ princes chrétiens réunis à Augsbourg sous ◀la▶ présidence ◀de▶ ◀l’▶empereur :
Ayant basti une telle confédération, il conviendrait encores passer outre et trouver des bons expediens pour ◀la▶ continuer au moins ◀l’▶espace ◀de▶ quatre années.
Projet modeste, en vérité, mais qui n’en eut pas plus ◀de▶ suites.
Il convient ◀de▶ citer enfin dans ce contexte Guillaume Postel (1510-1581), humaniste excentrique et polyglotte. (Il écrit en français, en italien, en latin et traduit ◀les▶ Saintes Écritures ◀de▶ ◀l’▶hébreu et du grec en arabe.) Postel croit à ◀la▶ Monarchie universelle, mais non pas à la manière de Dante. Ayant longuement séjourné en Orient, il entend convertir d’abord ◀les▶ mahométans ou « Ismaéliens », par ◀la▶ propagation ◀d’▶un « christianisme raisonnable ». Cela fait, quand tous seront un :
Donnons au monde entier, s’il est possible, un seul prince… meilleure image du Dieu unique ◀d’▶où procède ◀l’▶ordre du monde.
Un tel monarque universel ne saurait être que ◀le▶ roi de France, puisque ce roi descend du fils aîné ◀de▶ Japhet, Gomer, fondateur ◀de▶ ◀la▶ race gallique au témoignage ◀de▶ Josèphe… Toutefois, Postel est loin de se regarder comme un impérialiste « gaulois ». Dans l’un ◀de▶ ses livres intitulé ◀La▶ République des Turcs (1560), il se nomme au contraire et à plusieurs reprises cosmopolite. On ◀le▶ tient aujourd’hui pour ◀l’inventeur du mot, promis à des fortunes diverses.