6.
En marge des grands plans, l’▶utopie prolifère
Autour des cinq projets majeurs publiés entre 1623 et 1713, gravitent plusieurs douzaines ◀d’▶utopies politico-mystiques, ◀de▶ plans ◀de▶ fédérations, ◀d’▶anticipations pacifistes ou ◀d’▶élucubrations : ◀les▶ titres seuls souvent vaudraient ◀d’▶être cités, dans ◀la▶ mesure où ils nomment ◀l’▶Europe comme unité, mais il y faudrait trop ◀de▶ pages. Bornons-nous à quelques exemples choisis aux quatre coins du continent.
En 1614, avait paru à Cassel un ouvrage anonyme dont ◀le▶ titre tient en dix lignes ; voici ◀le▶ début : Allgemeine und General Reformation der gantzen weiten Welt. Beneben der Fama Fraternitatis des löblichen Ordens des Rosenkreutz, an alle Gelehrten und Haüpter Europæ geschrieben…
C’était ◀l’▶œuvre ◀d’▶un jeune théologien luthérien, Valentin Andreæ, inspirée ◀de▶ ◀la▶ Riforma Generale dell’Universo du satiriste italien Trajano Boccalini. Des historiens sérieux tiennent aujourd’hui que ◀l’▶ordre des rose-croix n’a jamais existé, en dehors de cette mystification ; ils prétendent que Descartes et Leibniz, malgré tous leurs efforts, n’auraient jamais pu trouver au cours de leurs voyages, un seul membre ◀de▶ cette société. Cependant, il est établi que Leibniz fut, à vingt ans, ◀le▶ secrétaire ◀d’▶une confrérie ◀de▶ rose-croix, à Nuremberg…
En 1691, un commerçant suisse du nom ◀de▶ Goudet publiait en Hollande un ouvrage aujourd’hui introuvable, et que ◀l’▶on ne connaît que par ◀les▶ polémiques qui opposèrent à son sujet Jurieu et Pierre Bayle. Ces Huit Entretiens ◀d’▶Irène et Ariste proposaient aux Européens ◀de▶ s’unir pour se partager ◀l’▶Empire ottoman102. ◀La▶ paix perpétuelle devait être assurée « par une armée ◀de▶ 40.000 Suisses équipée et maintenue sous ◀les▶ armes après accord ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀d’▶Europe, ainsi que par 30.000 hommes recrutés chez d’autres nations européennes »103. Jurieu ayant dénoncé Bayle — à tort — comme auteur du libelle, ce dernier perdit ◀la▶ chaire ◀de▶ philosophie qu’il occupait à Rotterdam.
◀Le▶ Projet ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre devait donner lieu à une série ◀d’▶ouvrages plus ou moins analogues, tout au long du xviiie siècle.
En Italie, voici ◀le▶ Progetto del Cardinal Alberoni per ridurre ◀l’▶Impero Turchesco all’obbedienza dei Principi Christiani e per dividere tradi essi ◀la▶ conquista del medesimo 104. ◀Le▶ Cardinal veut associer à son plan chrétien ◀les▶ protestants et ◀les▶ orthodoxes, mais non ◀le▶ pape ! Un Congrès européen, siégeant à Ratisbonne, exercerait un arbitrage permanent entre ◀les▶ princes. On en revient donc aux plans ◀de▶ ◀l’▶abbé.
En Allemagne c’est ◀le▶ Dr Eobald Toze qui reprend ◀l’▶idée dans Die allgemeine Christliche Republik in Europa, Mecklembourg, 1752. Il passe en revue ◀les▶ projets ◀d’▶« Henry IV » (Sully), ◀de▶ Goudet, et ◀de▶ ◀l’▶abbé, et ◀les▶ juges irréalistes, parce que contraires au principe triomphant ◀de▶ ◀la▶ souveraineté des États. Il n’a ◀d’▶espoirs que dans une lente éducation « ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ justice, ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain et ◀de▶ ◀la▶ maîtrise ◀de▶ soi, aussi bien chez ◀les▶ princes que chez ◀les▶ peuples »105.
Dans un manuscrit retrouvé à Nancy, et datant ◀de▶ 1748, ◀le▶ roi Stanislas Leczinski critique lui aussi ◀le▶ Projet ◀de▶ ◀l’▶abbé, et propose que ◀le▶ roi de France prenne ◀la▶ tête ◀d’▶une union des républiques européennes, car, dit-il avec un bel optimisme, jamais république ne fit ◀la▶ guerre pour s’agrandir.
Un aventurier français, auteur ◀d’▶un ouvrage ◀d’▶économie, Ange Goudar, fait paraître à Rotterdam en 1757 un écrit intitulé ◀La▶ paix ◀de▶ ◀l’▶Europe ne petit s’établir qu’à ◀la▶ suite ◀d’▶une longue trêve : par ◀le▶ Chevalier G. ◀La▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe est assez triste à ◀l’▶en croire :
On ne parle que des machines ◀de▶ Guerre et ◀les▶ plus destructives sont toujours ◀les▶ mieux reçues. Un Particulier qui découvriroit un moyen ◀d’▶exterminer une nation entière, d’un seul coup, seroit regardé aujourd’hui comme un grand homme d’État.
Ce sont d’ailleurs ◀les▶ Européens, observe-t-il, qui ont propagé ◀le▶ fléau ◀de▶ leurs guerres sur ◀les▶ autres continents, et cela du fait ◀de▶ leur expansion économique. ◀Les▶ armes économiques sont devenues décisives :
Ce ne sont plus ◀les▶ armées aujourd’hui qui font ◀la▶ guerre, ce sont ◀les▶ Arts, parce qu’ils procurent ◀les▶ richesses qui sont ◀les▶ nerfs ◀de▶ ◀la▶ Guerre.
Cet esprit très moderne, et sobre, ne voit ◀d’▶espoir que dans une trêve ◀de▶ vingt ans pour apaiser ◀les▶ fièvres guerrières des souverains ◀d’▶Europe.
Un grand seigneur livonien, J. H. von Lilienfeld, publie à Leipzig, en 1767, un fort volume intitulé Neues Staats-Gebaüde. Il propose lui aussi ◀la▶ réunion ◀d’▶un congrès des puissances chrétiennes, mais il ajoute deux importantes innovations aux plans précédents : 1° ◀la▶ souveraineté des États participants serait transférée au congrès ; 2° un « Tribunal souverain » appliquerait aux États un Code ◀de▶ droit international, et désignerait en cas ◀de▶ besoin ◀les▶ forces armées chargées ◀d’▶exécuter contre tel État récalcitrant ◀les▶ sanctions requises par ◀le▶ congrès106. Après quoi, bien entendu, ◀l’▶on irait montrer aux Infidèles ce que ◀l’▶Europe unie sait faire.
Ainsi partout, ◀les▶ mêmes motifs militent en faveur d’un même type ◀d’▶union : c’est toujours pour assurer ◀la▶ paix, et donc pour juguler ◀les▶ souverainetés que ◀l’▶on se propose ◀d’▶unir ◀les▶ puissances chrétiennes par quelque lien ◀de▶ droit confédéral. Et toujours, ◀l’▶élément fédérateur apparemment indispensable, est procuré par ◀la▶ menace ottomane. Il faut aller jusqu’aux dernières aimées du siècle des Lumières, en pleine Révolution française pour voir paraître un plan ◀d’▶union qui change ◀de▶ « tête ◀de▶ Turc » si ◀l’▶on ose dire. Anticipons sur ◀la▶ chronologie, pour marquer cette fin ◀d’▶une époque.
Il s’agit du Plan ◀d’▶une pacification générale en Europe par ◀le▶ Citoyen Delaunay, Consul ◀de▶ ◀la▶ République, Paris 1794. ◀L’▶auteur commence par avertir que quand on rêve pour ◀le▶ public, il faut prendre garde ◀de▶ s’endormir et ◀de▶ mettre sa sensibilité à la place de son jugement. Il s’agit ◀de▶ créer une Convention européenne. Mais, à cette fin, qu’on n’attende pas un soulèvement des peuples, car ils ignorent souvent leurs propres droits. Qu’on ne cherche pas non plus à dicter un programme aux futurs députés, mais qu’on se contente ◀d’▶indiquer ◀les▶ moyens ◀de▶ parvenir à cette Convention. Enfin et surtout, qu’on se garde ◀de▶ recourir au mythe ◀de▶ ◀la▶ croisade contre ◀les▶ Turcs : car il faut au contraire ◀les▶ avoir avec nous et ◀les▶ aider… contre ◀les▶ Russes ! Sans une ferme organisation européenne, on doit tout craindre ◀de▶ ◀l’▶influence russe :
Si on réfléchit sur ◀l’▶étonnante augmentation ◀de▶ puissance ◀de▶ ◀la▶ Russie, depuis un siècle, sur ce qu’elle peut devenir, et sur son ambition, on approuvera généralement qu’on mette un frein à ◀la▶ seule puissance ◀de▶ ◀l’▶Europe qui puisse y lancer ◀de▶ grandes révolutions.
◀D’▶où ◀l’▶idée ◀d’▶instituer deux grands groupes : une Confédération ◀d’▶Occident, centrée sur ◀la▶ France, ◀l’▶Angleterre et ◀l’▶Espagne, et une Confédération ◀d’▶Orient, centrée sur ◀la▶ Russie, ◀l’▶Autriche et ◀le▶ corps germanique. Quant à ◀la▶ Suisse, elle serait entièrement neutre et deviendrait ◀le▶ siège ◀de▶ ◀la▶ Confédération ◀d’▶Occident, tandis que Danzig serait ◀le▶ siège ◀de▶ celle ◀d’▶Orient.
Au reste, qu’on ne croie pas que ◀l’▶uniformité économique soit un facteur ◀d’▶union, bien au contraire :
C’est parce que ◀le▶ sol ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est pas ◀le▶ même partout, n’est pas également fertile, produit des fruits différents et des trésors ◀de▶ diverses natures, que ◀les▶ Européens sont appelés à s’unir et à se bien entendre, pour se procurer, par des échanges faciles, tout ce qui peut leur être ◀de▶ nécessité, ◀d’▶utilité ou ◀de▶ luxe.107