1.
Perspectives élargies
Leibniz
Gottfried Wilhelm von Leibniz (1646-1716) fut mathématicien, physicien, alchimiste, naturaliste, psychologue, logicien, métaphysicien, historien, juriste, philosophe, diplomate, théologien, conseiller des princes, voyageur et correspondant universel. Deux passions maîtresses : tout connaître, tout unir. Utique enim delectat nos varietas, sed in unitatem reducta : la▶ variété du monde est délectable, surtout si on ◀la▶ ramène à ◀l’▶unité. Il a vécu dans la plupart de nos pays, il souffre ◀de▶ leurs dissensions, il veut ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ses diversités, en fait un plan et ◀le▶ propose à Louis XIV : fédéralisme. Il a étudié toutes ◀les▶ sciences et ◀les▶ a toutes fait progresser, mais il veut ◀les▶ harmoniser : encyclopédisme. Luthérien convaincu, mais admirateur sincère du catholicisme romain et ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie russe, il s’épuise à ◀les▶ concilier, ◀d’▶où sa correspondance fameuse avec Bossuet : œcuménisme. Européen conscient ◀de▶ nos valeurs spécifiques, il voit ◀le▶ monde s’agrandir et s’en réjouit : universalisme. Il a cherché ◀le▶ moyen ◀de▶ correspondre en toutes ◀les▶ langues, par ◀le▶ moyen ◀d’▶un ars combinatoria, et sa plus glorieuse découverte mathématique, ◀le▶ calcul infinitésimal, est encore un moyen ◀de▶ passage du discontinu au continu, une harmonie… « ◀Les▶ académies qu’il s’efforçait ◀de▶ fonder dans ◀les▶ différents pays n’étaient dans sa pensée que ◀les▶ fragments épars et provisoires ◀d’▶une vaste Académie européenne, ◀d’▶une fédération des savants dont elles eussent constitué simplement des collèges distincts.108 »
Comment citer ce grand génie protéiforme ? Depuis trois siècles, personne encore n’a réussi à publier ses œuvres complètes écrites en latin, en allemand et en français. Limitons-nous à quelques thèmes spécifiquement européens, qu’il a traités dans sa correspondance et dans un écrit pseudonyme.
Voici d’abord ◀le▶ citoyen du monde :
Je ne suis pas ◀de▶ ceux qui sont fanatisés par leur pays ou encore par une nation particulière ; mais je vais pour ◀le▶ service du genre humain tout entier ; car je considère ◀le▶ Ciel comme ◀la▶ Patrie et tous ◀les▶ hommes ◀de▶ bonne volonté comme ◀les▶ concitoyens en ce Ciel ; et j’aime mieux accomplir beaucoup de bien parmi ◀les▶ Russes que peu parmi ◀les▶ Allemands et autres Européens… Car mon inclination et mon goût vont au Bien Général.109
En 1670, déjà, Leibniz redoutant ◀les▶ ambitions ◀de▶ Louis XIV avait cherché à ◀les▶ détourner vers ◀l’▶Orient. ◀De▶ là ◀l’▶ébauche du plan qu’il soumit au roi, intitulé Consilium Ægypticmorum. Il s’agissait ◀de▶ se tourner contre ◀les▶ Turcs, une fois de plus, ◀de▶ conquérir ◀l’▶Égypte et ◀de▶ percer ◀l’▶isthme ◀de▶ Suez. Leibniz espérait ainsi pacifier ◀l’▶Europe et provoquer son union. Louis XIV appela ◀le▶ jeune homme à Paris, mais ne ◀le▶ reçut pas, ◀les▶ difficultés ◀de▶ ◀la▶ France avec ◀le▶ Sultan s’étant aplanies entre-temps…
En 1676, ◀la▶ paix ◀de▶ Nimègue ayant affirmé ◀la▶ prédominance menaçante ◀de▶ Louis XIV en Europe, Leibniz publie un traité en latin sous ◀le▶ pseudonyme ◀de▶ Cæsarius Fursterinus, dans lequel il prend ◀la▶ défense des princes du Saint-Empire et ◀de▶ leur autonomie. Il rappelle qu’au Moyen Âge ◀la▶ double autorité ◀de▶ ◀l’▶empereur et du pape ménageait ◀la▶ liberté des souverainetés fédérées :
Dans ce royaume du Christ ayant maintenant ◀le▶ Christ lui-même pour chef et Seigneur, il fut communément admis que deux magistrats suprêmes, ◀le▶ pape et ◀l’▶empereur, exerçaient ◀le▶ pouvoir ◀de▶ sa part, l’un ◀le▶ pouvoir spirituel, l’autre ◀le▶ pouvoir temporel. Et il était manifestement dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ tous que ◀les▶ chrétiens fussent réunis sous une autorité commune, en sorte qu’ils pussent ensemble sauvegarder ◀la▶ paix et qu’en même temps ils se fissent craindre davantage des ennemis ◀de▶ ◀la▶ foi… Et parce que manifestement, dans ◀le▶ monde chrétien, ◀la▶ majesté sacrée ◀de▶ ◀l’▶empereur romain repose sur cette base, il s’ensuit qu’elle ne doit pas être contestée, mais défendue par nos princes…
Si on agit donc conformément au droit, ◀l’▶empereur doit être investi, dans une grande partie ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀d’▶un pouvoir, ainsi que ◀d’▶une sorte ◀de▶ souveraineté suprême correspondant à celle ◀de▶ ◀l’▶Église ; et de même que, dans notre Empire, en vue du maintien ◀de▶ ◀la▶ paix universelle, des contributions communes sont exigées pour ◀la▶ guerre contre ◀les▶ incroyants et que ◀l’▶on y fait régner ◀la▶ justice entre ◀les▶ princes, de même nous savons que ◀l’▶Église universelle tranche ◀les▶ différends entre ◀les▶ princes, convoque ◀les▶ princes à des conciles, a réglé ◀la▶ préséance lors de ces conciles et que ceux-ci, au nom du Christ, ont déclaré ◀la▶ guerre aux ennemis du nom chrétien.
On reconnaît ici ◀les▶ thèses fondamentales ◀de▶ ◀la▶ Monarchie ◀de▶ Dante. Par ailleurs, ◀la▶ sympathie qu’éprouvait ce luthérien pour ◀la▶ papauté se manifeste à maintes reprises, quoique parfois teintée ◀de▶ quelque ironie. Ainsi une lettre relative au projet du prince de Hesse-Rheinfels : celui-ci proposait ◀d’▶établir un « Tribunal catholique européen » et ◀d’▶en fixer ◀le▶ siège à Lucerne. Leibniz commente :
S’il existait un conseil permanent ou un Sénat créé par ce concile, chargé ◀de▶ veiller aux intérêts généraux ◀de▶ ◀la▶ chrétienté, ce qui se fait maintenant par ◀les▶ alliances, et, comme on ◀les▶ appelle, ◀la▶ médiation et ◀les▶ garanties, pourrait alors être décidé par un pouvoir public fondé par ◀le▶ pape et ◀l’▶empereur en qualité ◀de▶ chefs ◀de▶ ◀la▶ chrétienté ; donc par ◀le▶ moyen ◀d’▶une entente amicale et ◀d’▶une manière plus pratique et convenable qu’actuellement.
… Pour moi, je serois ◀d’▶avis ◀de▶ ◀l’▶établir à Rome même et ◀d’▶en faire ◀le▶ pape président, comme en effet il faisoit autrefois figure ◀de▶ juge entre ◀les▶ princes chrétiens. Mais il faudroit en même temps que ◀les▶ ecclésiastiques reprissent leur ancienne autorité, et qu’un interdit et une excommunication fît trembler des rois et des royaumes, comme du tems ◀de▶ Nicolas Ier ou ◀de▶ Grégoire VII. Et pour y faire consentir ◀les▶ protestants, il faudroit prier sa Sainteté ◀de▶ rétablir ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶Église telle qu’elle fut du tems ◀de▶ Charlemagne, lorsqu’il tenait ◀le▶ concile ◀de▶ Francfort ; et ◀de▶ renoncer à tous conciles tenus depuis, qui ne sauroient passer pour œcuméniques. Il faudroit aussi que ◀les▶ papes ressemblassent aux premiers évêques ◀de▶ Rome. Voilà des projets qui réussiront aussi aisément que celui ◀de▶ M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Saint-Pierre, mais puisqu’il est permis ◀de▶ faire des romans, pourquoi trouverons-nous sa fiction mauvaise, qui nous ramènerait ◀le▶ siècle ◀d’▶or.110
Au sujet de ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, Leibniz s’exprimera un peu plus tard avec son habituelle courtoisie, mais non sans scepticisme. Il écrit à ◀l’▶abbé, en 1715 :
J’ai fait enfin quelque effort pour me tirer à ◀l’▶écart et lire votre excellent ouvrage avec soin. J’y ai trouvé ◀le▶ solide et ◀l’▶agréable ; et après avoir compris votre système, j’ai pris un plaisir particulier à ◀la▶ variété des objections, et à votre manière nette et ronde ◀d’▶y répondre. Il n’y a que ◀la▶ volonté qui manque aux hommes pour se délivrer ◀d’▶une infinité ◀de▶ maux. Si cinq ou six personnes vouloient, elles pourroient faire cesser ◀le▶ grand Schisme ◀d’▶Occident, et mettre ◀l’▶Église dans un bon ordre. Un Souverain qui ◀le▶ veut bien peut préserver ses États ◀de▶ ◀la▶ peste ; ◀la▶ maison ◀de▶ Brunswick n’y a pas mal réussi, grâces à Dieu ; ◀la▶ peste s’est arrêtée ◀de▶ mon tems à ses frontières. Un Souverain pourrait encore garantir ses États ◀de▶ ◀la▶ famine. Mais pour faire cesser ◀les▶ guerres, il faudroit qu’un autre Henri IV, avec quelques grands princes ◀de▶ son tems, goûtât votre Projet. ◀Le▶ mal est qu’il est difficile ◀de▶ ◀le▶ faire entendre aux grands princes.
Il n’y a point ◀de▶ Ministre maintenant qui voudrait proposer à ◀l’▶empereur ◀de▶ renoncer à ◀la▶ succession ◀de▶ ◀l’▶Espagne, et des Indes. ◀Les▶ Puissances Maritimes et tant d’autres y ont perdu leur latin. Il y a ◀le▶ plus souvent des fatalités qui empêchent ◀les▶ hommes ◀d’▶être heureux…
Leibniz, conseiller ◀de▶ Pierre le Grand, considérait que ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ Russie devait être celui ◀d’▶un trait ◀d’▶union chrétien entre ◀l’▶Europe et ◀la▶ Chine, en vue ◀d’▶une synthèse supérieure des civilisations.
Il semble encore, que c’est une fatalité singulière, ou plustost un coup ◀de▶ ◀la▶ Providence, qu’à même temps dans ◀le▶ Nord, dans ◀l’▶Est et dans ◀le▶ Sud, ◀les▶ trois plus grands monarques ont des intentions semblables et toutes fort singulières. Car outre ◀le▶ tsar Pieter Alexiewiecz, souverain Seigneur des Russes et presque ◀de▶ tout ◀le▶ Nord, nous apprenons que Cam-hi, Amalogdo-Chan, monarque ◀de▶ ◀la▶ Chine et des Tartares ◀les▶ plus orientaux, et Jakso Adjam-Saugbed, roy des Abyssins, qui a fait aussi des grandes conquêtes sur ses voisins barbares — ont tous conçu des desseins, qui surpassent ◀de▶ beaucoup ceux ◀de▶ leurs ancestres, comme nous apprenons tant par ◀les▶ relations nouvelles ◀de▶ ◀la▶ Chine, où ◀le▶ christianisme vient ◀d’▶être autorisé et appuyé ◀d’▶un édit du roy, que par ◀l’▶ambassade des Abyssins à Batavie en 1692. ◀Le▶ tsar et (◀le▶) roy des Abyssins sont chrétiens tous deux, ennemis et frontiers du Turc, quoique bien éloignés l’un ◀de▶ l’autre. Mais ◀le▶ tsar et ◀le▶ monarque des Chinois sont frontiers entre eux et tous deux merveilleusement portés à attirer dans leur pays ◀les▶ sciences, ◀les▶ arts et ◀les▶ bonnes manières particulièrement ◀de▶ notre Europe, et ils se peuvent prester ◀la▶ main et obliger mutuellement à cet égard.111
Leibniz souhaite que des missions protestantes se joignent à celles des jésuites :
J’insinue qu’il serait ◀de▶ ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀l’▶honneur des protestants ◀de▶ prendre part à cette grande aventure dans ◀le▶ champ du Seigneur, afin que ◀la▶ religion respurgée soit portée dans ce pays, aussi bien que ◀les▶ superstitions romaines.112
Je juge que cette mission est ◀la▶ plus grande affaire ◀de▶ notre temps, tant pour ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu et ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀la▶ religion chrétienne, que pour ◀le▶ bien général des hommes et ◀l’▶accroissement des Sciences et des Arts, chez nous aussi bien que chez ◀les▶ Chinois ; car c’est un commerce ◀de▶ lumière qui nous peut donner d’un seul coup leurs travaux ◀de▶ quelques milliers ◀d’▶années… et doubler, pour ainsi dire, nos véritables richesses ◀de▶ part et ◀d’▶autre.113
Enfin ce trait final : dans un fragment latin intitulé : « État de l’Europe au début du nouveau siècle », Leibniz écrit :
Finis sæculi novam rerum faciem aperuit. (À ◀la▶ fin du siècle, une face nouvelle des choses se découvrit.)
En découvrant ◀le▶ monde, ◀l’▶Europe se découvre
Ces dernières citations ◀de▶ Leibniz sont importantes. Elles témoignent ◀d’▶une révolution ◀de▶ ◀l’▶esprit qui se produit à ◀la▶ fin du xviie et au début du xviiie siècle. Tout ce qui compte en Europe s’est remis à voyager, plus encore qu’aux beaux jours ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, et surtout bien plus loin. Ce ne sont plus seulement ◀les▶ élites qui apprennent à connaître ◀les▶ diversités européennes ; c’est ◀l’▶Europe comme un tout qui se découvre elle-même, en se comparant aux peuples ◀d’▶outre-mer.
Au début et au terme ◀de▶ cette vaste enquête, plaçons en épigraphes quatre cartes postales du temps :
Miguel de Cervantès (1547-1616) :
Je sortis ◀de▶ notre nation pour entrer en France, et quoique nous y fussions bien accueillis, je désirai voir tout ◀le▶ reste. Je passai donc en Italie puis en Allemagne, et là, il me sembla que ◀l’▶on pouvait vivre avec ◀le▶ plus ◀de▶ liberté.114
Balthazar Gracian (1601-1658), célèbre auteur ◀de▶ « ◀L’▶Homme ◀de▶ Cour » :
◀L’▶Europe est ◀la▶ face admirable du monde : grave en Espagne, jolie en Angleterre, ◀de▶ bel air en France, fine en Italie, fraîche en Allemagne, précieuse en Suède, affable en Pologne, molle en Grèce et sombre en Moscovie.115
Montesquieu (vers 1730) :
◀L’▶Allemagne est faite pour y voyager, ◀l’▶Italie pour y séjourner, ◀l’▶Angleterre pour y penser et ◀la▶ France pour y vivre.
Carl von Linné (1707-1778), ◀le▶ « premier botaniste ◀de▶ ◀l’▶Europe », aussi zoologiste, et ici anthropologue :
Homo Europæus. Albus sanguineus, torosusPilis flavescentibus prolixis ; oculis cæruleis.Levis argutus, inventor.Tegitur vestimentis arctis. Regitur ritibus.116
◀Le▶ Grand Dictionnaire historique ◀de▶ Louis Moreri, publié en 1674, donne une description sommaire ◀de▶ ◀l’▶Europe où déjà se retrouvent tous ◀les▶ clichés sur ◀la▶ psychologie des peuples qui ont subsisté jusqu’à nos jours :
On dit que ◀les▶ Français sont polis, adroits, généreux, mais prompts et inconstants ; ◀les▶ Allemands sincères, laborieux, mais pesans et trop adonnés au vin ; ◀les▶ Italiens agréables, fins, doux en leur language, mais jaloux et traîtres ; ◀les▶ Espagnols secrets, prudens, mais rodomonts et trop formalistes ; ◀les▶ Anglais courageux jusqu’à ◀la▶ témérité, mais orgueilleux, méprisans et fiers jusqu’à ◀la▶ férocité. ◀Les▶ peuples ◀d’▶Europe, par leur adresse et par leur courage, se sont soumis ceux des autres parties du Monde. Leur esprit paraît dans leurs ouvrages, leur sagesse dans ◀le▶ gouvernement, leur force dans ◀les▶ armes, leur conduite dans ◀le▶ commerce et leur magnificence dans leurs villes. ◀L’▶Europe surpasse aussi en toutes choses ◀les▶ autres parties du monde, soit pour ◀les▶ édifices saints et profanes, soit pour ◀les▶ génies différents des peuples qui ◀l’▶habitent. Nous devons encore ajouter aux avantages ◀de▶ ◀l’▶Europe, celui qu’elle a ◀d’▶être presque toute éclairée des lumières ◀de▶ ◀l’▶Évangile.
Suit une « liste des auteurs qui parlent ◀de▶ ◀l’▶Europe » (premier sommaire pour une Anthologie européenne !) qui va ◀de▶ Strabon et Ptolémée jusqu’aux géographes modernes, comme Rabbe.
◀L’▶historien ◀de▶ ◀la▶ culture Paul Hazard a décrit mieux que personne, ◀de▶ nos jours, ce phénomène ◀de▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶Europe par elle-même117 :
Quand Boileau prenait ◀les▶ eaux ◀de▶ Bourbon, il pensait être au but du monde ; Auteuil lui suffisait. Paris suffisait à Racine ; et tous deux, Racine et Boileau, furent bien gênés, lorsqu’ils durent suivre ◀le▶ roi dans ses expéditions. Bossuet n’alla jamais à Rome ; ni Fénelon. ◀Les▶ grands classiques sont stables. ◀Les▶ errants, ce seront Voltaire, Montesquieu, Rousseau ; mais on n’a pas passé des uns aux autres sans un obscur travail.
◀Le▶ fait est qu’à ◀la▶ fin du xviie siècle, et au commencement du xviiie , ◀l’▶humeur des Italiens redevenait voyageuse ; et que ◀les▶ Français étaient mobiles comme du vif argent : à en croire un observateur contemporain, ils aimaient tant ◀la▶ nouveauté qu’ils faisaient ◀de▶ leur mieux pour ne pas conserver longtemps un ami ; qu’ils inventaient tous ◀les▶ jours des modes différentes ; et que, s’ennuyant dans leur pays, ils partaient tantôt pour ◀l’▶Asie et tantôt pour ◀l’▶Afrique, afin de changer ◀de▶ lieu et ◀de▶ se divertir118. ◀Les▶ Allemands voyageaient, c’était leur habitude, leur manie ; impossible ◀de▶ ◀les▶ retenir chez eux. « Nous voyageons ◀de▶ père en fils, sans qu’aucune affaire nous en empêche jamais », dit ◀l’▶Allemand que Saint-Évremond met en scène dans son amusante comédie cosmopolite, Sir Politick Wouldbe : « Si tôt que nous avons appris ◀la▶ langue latine, nous nous préparons au voyage ; la première chose dont on se fournit, c’est ◀d’▶un Itinéraire, qui enseigne ◀les▶ voies ; la seconde, ◀d’▶un petit livre qui apprend ce qu’il y a ◀de▶ curieux en chaque pays. Lorsque nos voyageurs sont gens ◀de▶ lettres, ils se munissent en partant ◀de▶ chez eux ◀d’▶un livre blanc, bien relié, qu’on nomme Album Amicorum, et ne manquent pas ◀d’▶aller visiter ◀les▶ savants ◀de▶ tous ◀les▶ lieux où ils passent, et ◀de▶ ◀le▶ leur présenter afin qu’ils y mettent leur nom…
◀Les▶ Anglais voyageaient, c’était ◀le▶ complément ◀de▶ leur éducation ; ◀les▶ jeunes seigneurs fraîchement sortis ◀d’▶Oxford et ◀de▶ Cambridge, bien pourvus ◀de▶ guinées et flanqués ◀d’▶un sage précepteur, franchissaient ◀le▶ détroit et entreprenaient ◀le▶ grand tour. On en a vu ◀de▶ toute espèce ; certains se contentaient ◀de▶ connaître ◀le▶ muscat ◀de▶ Frontignan et ◀de▶ Montefiascone, ◀les▶ vins ◀d’▶Ay, ◀d’▶Arbois, ◀de▶ Bordeaux, ◀de▶ Xérez, tandis que d’autres, avec conscience, étudiaient tous ◀les▶ cabinets ◀d’▶histoire naturelle, toutes ◀les▶ collections ◀d’▶antiquités. À chacun son caractère : « ◀Les▶ Français voyagent ordinairement pour épargner, de sorte qu’ils apportent quelquefois plus ◀de▶ dommage que ◀de▶ profit dans ◀les▶ endroits où ils logent. ◀Les▶ Anglais, au contraire, sortent ◀d’▶Angleterre avec ◀de▶ bonnes lettres ◀de▶ change, avec un bel équipage et une grande suite, et font ◀de▶ magnifiques dépenses. On compte que, dans ◀la▶ seule ville ◀de▶ Rome, il y a pour ◀l’▶ordinaire plus ◀de▶ cinquante gentilshommes anglais, et toujours avec des gens à leurs gages, et qu’à tout prendre ils dépensent chacun pour ◀le▶ moins deux-mille écus par an ; de sorte que ◀la▶ seule ville ◀de▶ Rome tire tous ◀les▶ ans ◀d’▶Angleterre plus ◀de▶ trente mille pistoles effectives. » C’est Gregorio Leti qui nous ◀le▶ dit, aventurier et migrateur : Gregorio Leti119, qui eut au moins cinq patries, puisqu’il naquit à Milan, se fit calviniste à Genève, panégyriste ◀de▶ Louis XIV à Paris, historien ◀d’▶Angleterre à Londres, pamphlétaire au service des États en Hollande, où il mourut ◀l’▶année 1701. Des savants enrichissaient leur science ◀de▶ ville en ville, comme Antonio Conti, Padouan, qui fut en 1713 à Paris, en 1715 à Londres, où il intervint dans ◀la▶ querelle du calcul infinitésimal ; il se rendit à Hanovre pour conférer avec Leibniz, et, en passant par ◀la▶ Hollande, eut soin ◀de▶ rendre visite à Leuwenhœck. Des philosophes voyageaient, et non pas afin d’aller méditer en paix dans un poêle, mais pour voir ◀les▶ curiosités du monde ; tels Locke et Leibniz. Des rois voyageaient ; Christine de Suède meurt à Rome en 1689 ; et ◀le▶ tsar Pierre part pour ◀l’▶Europe en 1696.
Genre littéraire aux frontières indécises, commode parce qu’on y pouvait tout verser, ◀les▶ dissertations érudites, ◀les▶ catalogues des musées, ou ◀les▶ histoires ◀d’▶amour, ◀le▶ Voyage triomphait.
… Il existe un titre charmant, qu’on ne peut lire sans avoir envie ◀de▶ prendre ◀la▶ poste, sans entrevoir un horizon plein ◀de▶ douces promesses : ◀les▶ Délices. ◀Les▶ Délices ◀de▶ ◀l’▶Italie ; ◀Les▶ Délices et Agréments du Danemark et ◀de▶ ◀la▶ Norvège ; ◀Les▶ Délices ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀l’▶Irlande ; ◀L’▶État et ◀les▶ Délices ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Et toutes ces Délices, réunies, donnent ◀Les▶ Merveilles ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Mais ◀la▶ Galerie agréable du monde, n’est-elle pas plus séduisante encore ?
◀L’▶Europe, en effet, ne cessait plus ◀de▶ travailler à découvrir ◀le▶ monde, et à ◀l’▶exploiter ; ◀le▶ xviie siècle continuait ◀la▶ tâche que ◀le▶ xvie lui avait léguée. Dès 1636 Tommaso Campanella, professait ceci : ◀l’▶exploration du globe ayant contredit quelques-unes des données sur lesquelles reposait ◀la▶ philosophie ancienne, doit provoquer une nouvelle conception des choses. Cette idée, qui d’abord a cheminé lentement, s’accélère à mesure que ◀les▶ Hollandais non seulement organisent ◀le▶ commerce des Indes orientales, mais décrivent ◀les▶ étrangetés qu’ils y trouvent ; à mesure que ◀les▶ Anglais, non seulement font flotter leur pavillon sur toutes ◀les▶ mers, mais publient ◀la▶ plus copieuse littérature ◀de▶ voyages qui soit au monde ; à mesure que Colbert propose à ◀l’▶activité des Français ◀les▶ riches colonies et ◀les▶ comptoirs lointains : que ◀de▶ récits en reviendront, « faits par ordre du roi » ! ◀Le▶ roi ne se doutait pas que ◀de▶ ces récits eux-mêmes, naîtraient des idées capables ◀d’▶ébranler ◀les▶ notions ◀les▶ plus chères à sa croyance, et ◀les▶ plus nécessaires au maintien ◀de▶ son autorité.
… Il est parfaitement exact ◀d’▶affirmer que toutes ◀les▶ idées vitales, celle ◀de▶ propriété, celle ◀de▶ liberté, celle ◀de▶ justice, ont été remises en discussion par ◀l’▶exemple du lointain. D’abord, parce qu’au lieu de réduire spontanément ◀les▶ différences à un archétype universel, on a constaté ◀l’▶existence du particulier, ◀de▶ ◀l’▶irréductible, ◀de▶ ◀l’▶individuel. Ensuite parce qu’aux opinions reçues, on peut opposer des faits ◀d’▶expérience, mis sans peine à ◀la▶ portée des penseurs.
… ◀De▶ toutes ◀les▶ leçons que donne ◀l’▶espace, ◀la▶ plus neuve peut-être fut celle ◀de▶ ◀la▶ relativité. »
Jésuites missionnaires, réformés chassés par ◀la▶ révocation ◀de▶ ◀l’▶édit de Nantes, « dissenters » embarqués pour ◀la▶ Nouvelle Amsterdam qui sera New York, explorateurs, colonisateurs, commerçants, marins et soldats : ◀les▶ Relations qu’ils envoient des antipodes donnent surtout une vision nouvelle … ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀D’▶une Europe relativisée, certes, mais mieux vue dans son unicité, et aussi dans son unité.
Plus ◀d’▶un, d’ailleurs, a cru trouver chez ◀les▶ « barbares » ◀l’▶idéal qu’il avait dans son cœur en fuyant une Europe intolérante. ◀L’▶éloge du Primitif lointain sert d’abord ◀d’▶argument contre certains voisins. ◀De▶ là ◀les▶ nombreux mythes ◀de▶ compensation qui se développent au xviiie siècle : ◀le▶ bon sauvage, ◀le▶ Huron sans fraude, ◀l’▶Hindou tolérant et surtout ◀le▶ Chinois philosophe. ◀De▶ là ◀les▶ « utopies » (mot créé par Thomas More au xvie siècle) et ◀les▶ voyages imaginaires : Savinien Cyrano de Bergerac et ses Estats et empires ◀de▶ ◀la▶ Lune puis du Soleil, Swift et ses Voyages ◀de▶ Gulliver, Giovanni Paolo Marana et son Espoir du Grand Seigneur, Montesquieu et ses Lettres persanes, Voltaire et son Ingénu, Rousseau et son Homme né bon. Autant ◀de▶ pamphlets d’ailleurs, autant ◀de▶ manœuvres politiques et philosophiques, autant ◀de▶ prises ◀de▶ conscience critiques du rôle ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde. ◀Le▶ xviiie siècle marque ainsi ◀le▶ mouvement ◀de▶ réflexion sur ◀l’▶Europe ◀de▶ ses propres « grandes découvertes ».
Vico
Jean-Baptiste Vico naquit à Naples en 1668 et y mourut en 1744. Esprit sublime, universel, et souvent désordonné, historien aux vues amples et poétiques mais peu capable ◀d’▶exactitude, métaphysicien baroque mais devançant plus ◀d’▶une fois ◀la▶ science physique et ◀la▶ sociologie des siècles à venir, il fut en plein xviiie siècle à la fois le dernier des Renaissants et le premier des Modernes, ◀le▶ continuateur ◀de▶ Pic ◀de▶ ◀la▶ Mirandole, ◀de▶ Giordano Bruno, ◀de▶ Cardan, et ◀le▶ précurseur ◀de▶ Hegel et ◀de▶ Croce. C’est à son œuvre principale, ◀la▶ Scienza Nuova que nous empruntons cette « Description du Monde Moderne », très caractéristique ◀de▶ ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ sa place dans ◀le▶ monde, que pouvait prendre un grand esprit ◀de▶ cette époque.
À notre époque ◀la▶ civilisation se trouve répandue dans toutes ◀les▶ nations et un petit nombre seulement ◀de▶ grands monarques règnent dans ◀le▶ monde ; s’il s’en trouve encore ◀de▶ barbares c’est qu’ils ont pu maintenir leur autorité grâce à des croyances barbares sur lesquelles se fonde ◀la▶ sagesse vulgaire des hommes, et que certains des peuples soumis semblent peu favorisés par ◀la▶ nature.
Pour commencer par ◀les▶ pays froids du Nord, nous rencontrons ◀le▶ tsar ◀de▶ Moscovie, prince chrétien sans doute mais qui commande à des hommes ◀d’▶une grande paresse ◀d’▶esprit ; ◀le▶ khan ◀de▶ Tartarie étend son autorité sur un peuple sans énergie comme ◀le▶ furent ◀les▶ anciens Sères qui formaient ◀la▶ majeure partie ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ son empire et dont ◀le▶ pays a été rattaché à ◀la▶ Chine ; quant au négus ◀d’▶Éthiopie et aux puissants rois ◀de▶ Fez et du Maroc, ils régnent sur des peuples faibles et très simples ◀de▶ goûts.
Mais si ◀l’▶on passe à ◀la▶ zone tempérée, on trouve que ◀la▶ nature y a davantage favorisé ◀les▶ hommes ; pour commencer par ◀l’▶Extrême-Orient c’est d’abord ◀le▶ Japon dont ◀les▶ mœurs rappellent Rome au temps des guerres puniques ; c’est ◀le▶ même esprit farouche et belliqueux et ◀la▶ langue même — au dire ◀de▶ certains doctes voyageurs — rappelle par ses consonances ◀le▶ latin ; ce qui y retient une certaine nature héroïque, c’est ◀la▶ religion effrayante et cruelle, des dieux terribles couverts ◀d’▶armes redoutables. ◀Les▶ missionnaires qui ont visité ces régions, rapportent que ◀le▶ plus grand obstacle qu’ils y aient rencontré à ◀la▶ conversion des habitants au christianisme, c’est que ◀les▶ nobles ne veulent point admettre que ◀les▶ gens du peuple sont hommes comme eux. Il y a beaucoup ◀d’▶humanité chez ◀les▶ Chinois car leur religion est faite ◀de▶ douceur et ◀de▶ mansuétude et ◀les▶ lettres y sont fort cultivées ; il en est de même des Indes où ◀l’▶on s’adonne surtout aux occupations pacifiques ; Persans et Turcs enfin ont mêlé à ◀la▶ mollesse ◀de▶ ◀l’▶Asie qu’ils ont soumise, ◀les▶ croyances grossières ◀de▶ leur religion ; ◀les▶ Turcs en particulier tempèrent leur orgueil par ◀la▶ magnificence, ◀la▶ libéralité et une extrême gratitude.
Fondé sur ◀la▶ croyance en un Dieu infiniment pur et parfait, ◀le▶ christianisme qui fait ◀de▶ ◀la▶ charité un devoir envers tous ◀les▶ hommes, domine partout en Europe ; là ◀de▶ puissantes monarchies entretiennent une civilisation des plus évoluées. Sans doute trouvera-t-on au nord — ◀de▶ nos jours en Pologne et en Angleterre comme ce fut ◀le▶ cas il y a quelque cent-cinquante ans ◀de▶ ◀la▶ Suède et du Danemark — des monarchies gouvernées aristocratiquement, mais avec ◀le▶ temps et si ◀les▶ événements extraordinaires ne font point obstacle au cour naturel des choses, ◀la▶ monarchie véritable finira par s’établir dans ces pays. Dans cette partie du monde où ◀l’▶on cultive beaucoup ◀les▶ sciences, il y a un plus grand nombre ◀d’▶États populaires que dans ◀les▶ trois autres. ◀Le▶ retour des mêmes besoins, des mêmes intérêts a renouvelé en Europe ◀la▶ forme des anciennes républiques étoliennes et achéennes ; ◀les▶ Grecs avaient adopté pareil régime politique pour se défendre contre ◀la▶ puissance grandissante ◀de▶ Rome et c’est ce qu’on observe aujourd’hui avec ◀les▶ cantons Suisses et ◀les▶ Provinces-Unies ou États de Hollande, où plusieurs cités libres à gouvernement populaire ont formé par leur union deux aristocraties ; unies entre elles par une ligue perpétuelle, elles se trouvent ainsi liées ◀les▶ unes aux autres en temps ◀de▶ paix et ◀de▶ guerre ; ◀l’▶Empire germanique lui-même n’est qu’un ensemble ◀de▶ cités libres dont ◀les▶ souverains sont indépendants et à ◀la▶ tête desquelles se trouve ◀l’▶empereur…
Lorsque des puissances souveraines s’unissent en des ligues perpétuelles ou temporaires, elles forment naturellement des états aristocratiques entraînant une atmosphère ◀de▶ soupçon et ◀de▶ crainte propres à ces sortes ◀d’▶états comme nous ◀l’▶avons déjà montré. C’est là ◀la▶ forme ultime des sociétés politiques et ◀l’▶on ne saurait imaginer ◀d’▶État qui fût supérieur à ces aristocraties ; ce fut également ◀la▶ forme primitive, la première à apparaître avec ◀l’▶union des pères, ces véritables rois ◀de▶ ◀l’▶âge des familles qui gouvernèrent aristocratiquement les premières cités ; telle est bien en effet ◀la▶ nature des véritables principes ◀d’▶être à ◀l’▶origine, et ◀de▶ marquer ◀la▶ fin des choses.120
Pour revenir à notre sujet, nous dirons qu’on ne trouve ◀de▶ nos jours en Europe que cinq aristocraties, Venise, Gênes et Lucques en Italie, Raguse en Dalmatie et Nuremberg en Allemagne ; toutes d’ailleurs ne couvrent qu’un territoire fort limité. Mais cette Europe chrétienne brille ◀d’▶une admirable civilisation ; tous ◀les▶ biens auxquels ◀l’▶homme peut aspirer et qui assurent une vie heureuse s’y trouvent en abondance, qu’il s’agisse des besoins matériels ou des plaisirs spirituels ; ces avantages c’est au christianisme qu’on ◀les▶ doit car d’une part cette religion enseigne des vérités si sublimes que ◀les▶ plus profonds d’entre ◀les▶ systèmes philosophiques ◀de▶ ◀l’▶antiquité païenne ◀la▶ secondent et que, d’autre part, elle cultive trois admirables langues : ◀la▶ plus ancienne, ◀la▶ langue hébraïque ; ◀la▶ plus délicate, ◀la▶ langue grecque ; ◀la▶ plus importante, ◀la▶ langue latine ; disons enfin qu’à ne s’en tenir qu’aux fins humaines, ◀la▶ religion chrétienne apparaît comme supérieure à toutes ◀les▶ autres, puisqu’elle sait unir ◀la▶ sagesse fondée sur ◀l’▶autorité à celle qui se fonde sur ◀la▶ raison seule, recourant autant aux doctrines des philosophes qu’à ◀la▶ profonde érudition des philologues.
Franchissons enfin ◀l’▶océan pour passer dans ◀le▶ Nouveau-Monde ; nous pouvons être sûrs que ces Américains auraient connu ◀la▶ même évolution que nous venons de retracer, si ◀les▶ Européens n’avaient fait leur découverte.121