3.
Évolution : vers le▶ progrès ou vers ◀la▶ décadence ?
Pour Montesquieu déjà, Rome telle qu’il ◀l’▶étudie dans ses « Considérations sur ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ grandeur et ◀de▶ ◀la▶ décadence des Romains » formait une sorte ◀d’▶organisme soumis à des lois immanentes ◀de▶ développement, ou, pour s’en tenir à ses propres termes, « à des causes générales » gouvernant ◀le▶ détail des événements, à une « allure principale entraînant avec elle tous ◀les▶ accidents particuliers ».
Avec le troisième tiers du xviiie siècle s’ouvre ◀l’▶ère des vues générales ◀de▶ ◀l’▶Histoire du monde. ◀L’▶idée ◀d’▶un développement organique ou « dialectique » des civilisations s’impose peu à peu aux historiens et aux philosophes. Elle implique des conséquences incalculables. Car s’il existe des « lois » ◀d’▶évolution, il en résulte à première vue qu’à toute ascension vers ◀la▶ grandeur doit succéder une décadence, comme à toute maturité une vieillesse et ◀la▶ mort. Ainsi s’insinue lentement dans ◀la▶ conscience européenne un doute anxieux sur ◀le▶ destin ◀de▶ notre civilisation : ◀d’▶où ◀la▶ naissance exactement simultanée des idées ◀de▶ Progrès à ◀l’▶infini et ◀de▶ Déclin fatal ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Robertson entreprend ◀d’▶écrire une histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe comme ensemble organique. Gibbon, quelques années plus tard, reprend ◀le▶ sujet ◀de▶ Montesquieu mais dans une vue plus historique, moins moraliste : il entend tirer ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ Rome des conclusions instructives pour ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶Europe, et elles sont, ◀de▶ justesse, optimistes. Mais ◀le▶ problème ◀de▶ notre décadence n’en demeure pas moins posé, dès ce moment. Condorcet ◀le▶ voit bien, mais répond au défi en lançant ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès. Volney cède au contraire, premier des romantiques, aux vertiges ◀de▶ ◀la▶ Décadence. Quant à Wieland, dernier des philosophes « éclairés », il croira jusqu’au dernier jour — celui ◀de▶ ◀la▶ Révolution — et même au-delà, que ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ raison « cosmopolite » a été instaurée pour toujours par ◀l’▶Europe…
William Robertson (1721-1793), chapelain du roi pour ◀l’▶Écosse et principal ◀de▶ ◀l’▶Université ◀d’▶Édimbourg, peut être considéré comme le premier historien qui ait pris pour objet ◀de▶ son étude ◀l’▶Europe entière, considérée comme unité, non comme une addition ◀de▶ chroniques régionales. ◀Le▶ lecteur ◀d’▶aujourd’hui ne manquera pas ◀de▶ voir dans cette méthode ◀l’▶annonce ◀de▶ ◀la▶ thèse ◀de▶ Toynbee sur ◀les▶ « champs ◀d’▶étude intelligibles ». Dans ◀la▶ Préface à son Histoire ◀de▶ Charles-Quint (1769), Robertson déclare expressément qu’il entend « borner ◀l’▶étude ◀de▶ ◀l’▶Histoire à cette période surtout où ◀les▶ différentes Puissances ◀de▶ ◀l’▶Europe s’étant plus étroitement unies, ◀les▶ opérations ◀d’▶un État ont affecté toutes ◀les▶ autres, au point ◀d’▶influer sur leurs projets et ◀de▶ régler leurs démarches ». C’est pourquoi il a entrepris ◀de▶ présenter ◀l’▶histoire ◀de▶ Charles-Quint, car, écrit-il :
Il est une époque, avant laquelle chaque Pays, n’ayant que peu de liaisons avec ceux qui ◀l’▶environnaient, avait à part sa propre Histoire, et après laquelle ◀les▶ événements ◀de▶ chaque nation considérable ◀de▶ ◀l’▶Europe deviennent instructifs et intéressants pour toutes ◀les▶ autres : c’est cette époque qu’il faudrait déterminer. C’est dans cette vue que j’ai entrepris ◀d’▶écrire ◀l’▶Histoire ◀de▶ ◀l’▶empereur Charles-Quint. Ce fut pendant son règne que ◀les▶ Puissances ◀de▶ ◀l’▶Europe formèrent un vaste système politique, où chacune prit un rang, qu’elle a conservé depuis avec beaucoup plus ◀de▶ stabilité qu’on n’aurait pu ◀l’▶attendre… ◀Le▶ siècle ◀de▶ Charles-Quint peut donc être regardé comme ◀la▶ période à laquelle ◀l’▶état politique ◀de▶ ◀l’▶Europe commença ◀de▶ prendre une nouvelle forme.
Deux passages ◀de▶ cette préface, intitulée « Tableau des progrès ◀de▶ ◀la▶ société en Europe, depuis ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶Empire romain jusqu’au commencement du xvie siècle », éclairent et définissent ◀l’▶historiographie européenne initiée par Robertson136 :
Il paroit que ◀les▶ nations ◀d’▶Europe se sont regardées pendant plusieurs siècles comme des sociétés séparées, à peine liées ensemble par quelque intérêt commun, et fort indifférentes sur ◀les▶ affaires et ◀les▶ opérations ◀les▶ unes des autres. ◀Les▶ princes n’avoient pas un commerce étendu et suivi, qui leur donnât une occasion ◀d’▶observer et ◀de▶ pénétrer leurs vues et leurs projets réciproques. Ils n’avoient point ◀d’▶ambassadeurs qui, résidant constamment dans chaque cour, fussent à portée ◀d’▶épier tous ses mouvements et ◀d’▶en donner sur ◀le▶ champ avis à leurs maîtres. ◀L’▶espérance ◀de▶ quelques avantages éloignés, ou ◀la▶ crainte ◀de▶ quelques dangers incertains ou possibles, n’étoient pas des motifs suffisans pour faire prendre ◀les▶ armes à une nation. Il n’y avoit que celles qui se trouvoient exposées à un danger imminent ou à des insultes inévitables, qui se crussent intéressées à se mêler dans une querelle ou à prendre des précautions pour leur propre sûreté.
Quiconque veut écrire ◀l’▶histoire ◀de▶ quelqu’un des grands États de l’Europe pendant ◀les▶ deux derniers siècles, est obligé ◀d’▶écrire ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe entière. Depuis cette époque, ◀les▶ différens royaumes n’ont formé qu’un seul et vaste système, si étroitement, uni, que chacun ◀d’▶entr’eux ayant un rang déterminé, ◀les▶ opérations ◀de▶ l’un se font sentir à tous ◀les▶ autres assez puissamment pour influer sur leurs conseils et diriger leurs démarches. Mais avant ◀le▶ xve siècle, ◀les▶ affaires et ◀les▶ intérêts des differens pays se mêloient rarement, excepté lorsque ◀le▶ voisinage ◀de▶ territoire rendoit ◀les▶ occasions ◀de▶ querelles fréquentes et inévitables…
Cependant, ◀la▶ connaissance des diversités ◀de▶ ◀l’▶Europe n’en est pas moins essentielle à ◀l’▶historien que celle ◀de▶ son unité :
Tandis que ◀les▶ institutions et ◀les▶ événemens que j’ai décrits sembloient devoir donner ◀les▶ mêmes mœurs aux habitans ◀de▶ ◀l’▶Europe, en ◀les▶ conduisant ◀de▶ ◀la▶ barbarie à ◀la▶ civilisation, par ◀les▶ mêmes sentiers et à peu près ◀d’▶un pas égal, il se rencontra d’autres circonstances qui produisirent une grande diversité dans leurs établissemens politiques, et donnèrent naissance à ces formes particulières ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶où résulta une si grande variété dans ◀le▶ caractère et ◀le▶ génie des nations.
◀La▶ connoissance ◀de▶ ces dernières circonstances n’est pas moins nécessaire que celle des premières. ◀Le▶ tableau que j’ai tracé des causes et des événemens dont ◀l’▶influence a été universelle, mettra mes lecteurs en état ◀d’▶expliquer cette singulière ressemblance qu’on remarque dans ◀la▶ police intérieure et dans ◀les▶ expéditions militaires des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais sans une connoissance exacte ◀de▶ ◀la▶ forme particulière et du caractère ◀de▶ leur gouvernement civil, une grande partie ◀de▶ leur histoire paroîtroit mystérieuse et inexpliquable. ◀Les▶ auteurs qui ont écrit ◀l’▶histoire ◀d’▶une nation particulière, ne se sont guère proposé que ◀d’▶intéresser et ◀d’▶instruire leurs compatriotes, à qui ils pouvoient supposer que ◀les▶ mœurs et ◀les▶ institutions intérieures étoient parfaitement connues ; en conséquence ils ont souvent négligé ◀d’▶entrer à cet égard, dans des détails suffisans pour faire connoître aux étrangers tous ◀les▶ rapports des événemens qu’ils racontoient. Mais une histoire qui embrasse ◀les▶ révolutions ◀de▶ tant de pays divers, serait extrêmement imparfaite, sans un examen préliminaire ◀de▶ leur constitution et ◀de▶ leur état politique.137
Robertson, en définitive, sera donc ramené à examiner l’une après l’autre ◀les▶ composantes nationales ◀de▶ son Tableau, comme vient de ◀le▶ faire Voltaire dans son Essai sur ◀les▶ Mœurs et comme ◀le▶ fera bientôt Jean de Müller. C’est ◀le▶ centre ◀de▶ référence des jugements ◀de▶ ◀l’▶historien qui a changé : décrivant telle ou telle évolution nationale, il mentionne ◀l’▶Europe à chaque page.
Edward Gibbon (1737-1794) ne se doutait pas qu’il fondait une redoutable tradition par ◀le▶ titre ◀de▶ ◀l’▶ouvrage monumental dont il nous dit aux dernières lignes qu’il a « occupé et amusé vingt années ◀de▶ sa vie » : ◀l’▶Histoire ◀de▶ ◀la▶ Décadence et ◀de▶ ◀la▶ Chute ◀de▶ ◀l’▶Empire romain. Son exemple n’a cessé ◀d’▶inspirer jusqu’à nos jours ◀les▶ auteurs ◀de▶ grandes synthèses ◀de▶ ◀l’▶histoire des civilisations. Mais à ◀la▶ différence ◀d’▶un Spengler ou ◀d’▶un Toynbee, Gibbon, comme ◀les▶ Schlegel, Hegel et Comte, qui écrivirent avant Darwin et Marx, ne déduit pas ◀de▶ ◀la▶ décadence du monde antique ◀la▶ fatalité organique ◀d’▶une décadence ◀de▶ ◀l’▶Europe. Bien au contraire ! Dans ◀les▶ Observations générales sur ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶Empire romain ◀d’▶Occident (qui font suite au chapitre XXXVIII ◀de▶ son grand ouvrage), il examine ◀les▶ trois grandes causes, qui, selon lui, ayant contribué à ◀la▶ ruine ◀de▶ Rome, motivent désormais ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et certes il serait aisé ◀de▶ renverser, au nom des expériences ◀de▶ notre siècle, ◀les▶ prévisions qu’il fondait sur ◀l’▶observation du sien. Mais s’il était trop optimiste, il se peut que nous soyons trop pessimistes, ces deux erreurs ◀d’▶appréciation ne changeant rien aux faits ◀de▶ civilisation que Gibbon énumère avec lucidité. ◀Les▶ « 10 000 vaisseaux » prêts à porter vers ◀les▶ États-Unis ◀les▶ trésors ◀de▶ ◀l’▶Europe ont déjà plus ◀d’▶une fois traversé ◀l’▶Atlantique…
Un patriote doit sans doute préférer et chercher exclusivement ◀l’▶intérêt et ◀la▶ gloire ◀de▶ son pays natal ; mais il est permis à un philosophe ◀d’▶étendre ses vues, et ◀de▶ considérer ◀l’▶Europe entière comme une république dont tous ◀les▶ habitants ont atteint à peu près au même degré ◀de▶ culture et ◀de▶ perfection. ◀La▶ prépondérance continuera ◀de▶ passer successivement ◀d’▶une puissance à l’autre, et ◀la▶ prospérité ◀de▶ notre patrie ou des royaumes voisins peut alternativement s’accroître ou diminuer. Mais ces faibles révolutions n’influeront pas profondément sur ◀le▶ bonheur général ; elles ne détruiront point ◀le▶ système des arts, des lois et des mœurs, qui distinguent si avantageusement ◀les▶ Européens et leurs colonies. ◀Les▶ peuples sauvages sont ◀les▶ ennemis communs ◀de▶ toutes ◀les▶ sociétés civilisées ; nous allons examiner si ◀l’▶Europe peut craindre encore une répétition des calamités qui renversèrent ◀l’▶empire ◀de▶ Rome et anéantirent ses institutions. ◀La▶ même réflexion servira peut-être à expliquer ◀les▶ causes qui contribuèrent à ◀la▶ ruine ◀de▶ ce puissant empire, et celles qui motivent aujourd’hui notre sécurité.
I. ◀Les▶ Romains ignoraient ◀l’▶étendue ◀de▶ leur danger et ◀le▶ nombre ◀de▶ leurs ennemis. Au-delà du Danube et du Rhin, ◀les▶ pays septentrionaux ◀de▶ ◀l’▶Europe étaient remplis ◀d’▶innombrables tribus ◀de▶ pâtres et ◀de▶ chasseurs, pauvres, voraces et turbulents, intrépides dans ◀les▶ combats, et avides ◀de▶ s’emparer des fruits ◀de▶ ◀l’▶industrie. ◀La▶ rapide impulsion ◀de▶ ◀la▶ guerre agita ◀le▶ monde barbare, et ◀les▶ révolutions ◀de▶ ◀la▶ Chine entraînèrent celles ◀de▶ ◀la▶ Gaule et ◀de▶ ◀l’▶Italie. ◀Les▶ Huns, qui fuyaient devant un ennemi victorieux, dirigèrent leur marche vers ◀l’▶Occident, et ◀le▶ torrent s’augmenta par ◀l’▶accession des captifs et des alliés. ◀Les▶ tribus fugitives qui cédaient aux Huns entreprirent à leur tour des conquêtes. ◀Le▶ poids accumulé ◀d’▶une multitude ◀de▶ barbares qui se précipitaient ◀les▶ uns sur ◀les▶ autres fondit avec impétuosité sur ◀l’▶Empire romain ; à peine les premiers étaient-ils détruits, que d’autres occupaient leur place et présentaient ◀de▶ nouveaux assaillans. On ne voit plus sortir du Nord ces émigrations formidables ; et ◀le▶ long repos qui a été attribué au décroissement ◀de▶ ◀la▶ population est ◀la▶ suite heureuse des progrès des arts et ◀de▶ ◀l’▶agriculture. Au lieu de quelques villages placés ◀de▶ loin en loin, au milieu des bois et des marais, ◀l’▶Allemagne compte aujourd’hui deux-mille-trois-cents villes environnées ◀de▶ murs. ◀Les▶ royaumes chrétiens du Danemarck, ◀de▶ ◀la▶ Suède et ◀de▶ ◀la▶ Pologne se sont élevés successivement ; ◀les▶ négocians hanséatiques et ◀les▶ chevaliers teutoniques ont étendu leurs colonies le long des côtes ◀de▶ ◀la▶ mer Baltique jusqu’au golfe de Finlande. Depuis ◀le▶ golfe de Finlande jusqu’à ◀l’▶océan Oriental, ◀la▶ Russie prend aujourd’hui ◀la▶ forme ◀d’▶un empire puissant et civilisé. On voit sur ◀les▶ bords ◀de▶ ◀la▶ Volga, ◀de▶ ◀l’▶Obi et du Lena, ◀le▶ laboureur conduire sa charrue, ◀le▶ tisserand travailler à son métier, et ◀le▶ forgeron battre ◀le▶ fer sur son enclume ; ◀les▶ plus féroces des Tartares ont appris à craindre et à obéir. ◀Les▶ barbares indépendans n’occupent plus qu’un bien petit espace ; et ◀les▶ restes des Calmouks et des Usbeks ne peuvent pas inquiéter sérieusement ◀la▶ grande république ◀d’▶Europe. Cependant cette sécurité apparente ne doit pas nous faire oublier qu’un peuple obscur, à peine visible sur ◀la▶ carte du monde, peut nous présenter ◀de▶ nouveaux ennemis et des dangers imprévus. ◀Les▶ Arabes ou Sarrasins, qui étendirent leurs conquêtes depuis ◀l’▶Inde jusqu’en Espagne, languissaient dans ◀l’▶indigence et dans ◀l’▶obscurité, lorsque Mahomet anima leurs corps sauvages du souffle ◀de▶ ◀l’▶enthousiasme.
II. ◀L’▶empire ◀de▶ Rome était solidement établi sur ◀la▶ parfaite union ◀de▶ toutes ses parties. ◀Les▶ peuples, devenus des sujets, renoncèrent à ◀l’▶espoir et même au désir ◀de▶ ◀l’▶indépendance, et se trouvèrent honorés du titre ◀de▶ citoyens romains. Forcées ◀de▶ céder aux barbares, ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀l’▶Occident se virent avec douleur séparées ◀de▶ leur mère-patrie ; mais elles avaient acheté cette union par ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ liberté nationale et ◀de▶ ◀l’▶esprit militaire. Renonçant à tout sentiment ◀de▶ vigueur et ◀d’▶activité, ◀les▶ provinces asservies attendaient leur salut ◀de▶ troupes mercenaires et ◀de▶ gouvernemens dirigés par ◀les▶ ordres ◀d’▶une cour éloignée. ◀Le▶ bonheur ◀de▶ cent-millions ◀d’▶individus dépendait du mérite personnel ◀d’▶un ou ◀de▶ deux hommes, peut-être ◀de▶ deux enfans, dont ◀l’▶éducation, ◀le▶ luxe et ◀le▶ despotisme avaient corrompu ◀le▶ caractère et ◀les▶ inclinations. Ce fut sous ◀les▶ minorités des fils et des petits-fils ◀de▶ Théodose que ◀l’▶empire éprouva ◀les▶ plus funestes calamités ; et, lorsque ces princes méprisables eurent atteint ◀l’▶âge ◀de▶ ◀la▶ virilité, ils abandonnèrent ◀l’▶église aux évêques, ◀l’▶état aux eunuques, et ◀les▶ provinces aux barbares.
Aujourd’hui ◀l’▶Europe est divisée en douze royaumes puissans, quoique inégaux, trois républiques respectables, et un grand nombre d’autres souverainetés plus petites, mais indépendantes. ◀Les▶ chances ◀de▶ talens dans ◀les▶ rois et ◀les▶ ministres sont au moins multipliées en raison du nombre des souverains ; et un Julien et une Sémiramis peuvent régner dans ◀le▶ nord en même temps qu’un Arcadius et un Honorius sommeilleront sur ◀les▶ trônes du sud. ◀L’▶influence ◀de▶ ◀la▶ crainte et ◀la▶ honte arrêtent ◀l’▶abus ◀de▶ ◀la▶ tyrannie. ◀Les▶ républiques ont acquis ◀de▶ ◀l’▶ordre et ◀de▶ ◀la▶ stabilité ; ◀les▶ monarchies ont adopté des maximes ◀de▶ liberté, ou au moins ◀de▶ modération ; et ◀les▶ mœurs générales du siècle ont introduit quelques sentiments ◀d’▶honneur et ◀de▶ justice dans ◀les▶ constitutions ◀les▶ plus défectueuses. En temps ◀de▶ paix, ◀l’▶émulation active ◀de▶ tant de rivaux accélère ◀les▶ progrès des sciences et ◀de▶ ◀l’▶industrie ; en temps ◀de▶ guerre, des contestations passagères et peu décisives exercent ◀les▶ forces militaires ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si un conquérant sauvage sortait des déserts ◀de▶ ◀la▶ Tartarie, il faudrait qu’il vainquît successivement ◀les▶ paysans robustes ◀de▶ ◀la▶ Russie, ◀les▶ nombreuses armées ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀la▶ vaillante noblesse ◀de▶ France, et ◀les▶ intrépides citoyens ◀de▶ ◀la▶ Bretagne, que ◀la▶ défense commune pourrait peut-être réunir. En supposant que ◀les▶ barbares victorieux portassent ◀l’▶esclavage et ◀la▶ désolation jusqu’à ◀l’▶océan Atlantique, dix mille vaisseaux mettraient ◀les▶ restes ◀de▶ ◀la▶ société civilisée à ◀l’▶abri ◀de▶ leurs poursuites, et ◀l’▶Europe renaîtrait et fleurirait en Amérique, où elle a déjà fait passer ses institutions avec ses nombreuses colonies.
III. ◀Le▶ froid, ◀la▶ pauvreté, ◀l’▶habitude des dangers et ◀de▶ ◀la▶ fatigue entretiennent ◀les▶ forces et ◀le▶ courage des peuples barbares. Dans tous ◀les▶ siècles, ils ont fait ◀la▶ loi aux nations paisibles et policées ◀de▶ ◀la▶ Chine, ◀de▶ ◀l’▶Inde, et ◀de▶ ◀la▶ Perse, qui négligeaient et négligent encore ◀de▶ suppléer à ces avantages naturels par ◀les▶ ressources ◀de▶ ◀l’▶art militaire. ◀Les▶ nations guerrières ◀de▶ ◀l’▶antiquité, ◀de▶ ◀la▶ Grèce, ◀de▶ ◀la▶ Macédoine et ◀de▶ Rome, élevaient une race ◀de▶ soldats, exerçaient leurs corps, disciplinaient leur courage, multipliaient leurs forces par des évolutions régulières, et convertissaient ◀le▶ fer en armes utiles pour ◀l’▶attaque et pour ◀la▶ défense. Mais ◀la▶ corruption ◀de▶ leurs mœurs et ◀de▶ leurs lois fit disparaître insensiblement cette supériorité. ◀La▶ politique faible ◀de▶ Constantin et ◀de▶ ses successeurs arma et introduisit ◀la▶ valeur indisciplinée des mercenaires barbares qui renversèrent ◀l’▶empire. ◀L’▶invention ◀de▶ ◀la▶ poudre a produit une grande révolution dans ◀l’▶art militaire, en soumettant au pouvoir ◀de▶ ◀l’▶homme ◀l’▶air et ◀le▶ feu, ◀les▶ deux plus redoutables agens ◀de▶ ◀la▶ nature. ◀Les▶ mathématiques, ◀la▶ chimie, ◀la▶ mécanique, et ◀l’▶architecture, ont appliqué leurs découvertes au service ◀de▶ ◀la▶ guerre ; et ◀les▶ combattans emploient aujourd’hui ◀les▶ méthodes ◀les▶ plus savantes et ◀les▶ plus compliquées pour ◀l’▶attaque et pour ◀la▶ défense. ◀Les▶ historiens peuvent observer avec indignation qu’avec ◀l’▶argent dépensé pour ◀les▶ préparatifs ◀d’▶un siège on établirait et entretiendrait une colonie florissante ; mais on n’en regardera pas moins comme une chose heureuse que ◀la▶ destruction ◀d’▶une ville soit une entreprise difficile et dispendieuse, ou qu’un peuple industrieux fasse servir à sa défense ◀les▶ arts qui survivent et suppléent à ◀la▶ valeur militaire. ◀Le▶ canon et ◀les▶ fortifications forment une barrière impénétrable à ◀la▶ cavalerie des Tartares, et ◀l’▶Europe n’a plus à redouter une irruption ◀de▶ barbares, puisqu’il serait indispensable qu’ils se civilisassent avant de pouvoir conquérir. Leurs découvertes dans ◀la▶ science ◀de▶ ◀la▶ guerre seraient nécessairement accompagnées comme ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Russie ◀le▶ démontre, ◀de▶ progrès proportionnels dans ◀les▶ arts paisibles et dans ◀la▶ politique civile ; ils mériteraient alors ◀d’▶être comptés au nombre des nations civilisées qu’ils auraient soumises.138
◀Le▶ marquis Antoine de Condorcet (1743-1794), partisan ◀de▶ ◀la▶ Révolution et tué par elle, avait écrit un an avant sa mort, caché chez des amis, son Esquisse ◀d’▶un tableau historique des progrès ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Il fut ◀le▶ précurseur des assurances sociales « par ◀le▶ calcul des probabilités ◀de▶ ◀la▶ vie », et ◀le▶ précurseur ◀de▶ ◀la▶ coopération scientifique internationale139. Nous citerons ◀les▶ pages ◀de▶ ◀l’▶Esquisse où il prévoit avec lucidité (mais résout avec trop ◀d’▶optimisme) ◀les▶ problèmes que créera dans ◀le▶ monde ◀l’▶expansion ◀de▶ nos concepts et techniques, ou comme il dit « des lumières et ◀de▶ ◀la▶ raison en Europe ».
Toutes ◀les▶ nations doivent-elles se rapprocher un jour ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ civilisation où sont parvenus ◀les▶ peuples ◀les▶ plus éclairés, ◀les▶ plus libres, ◀les▶ plus affranchis ◀de▶ préjugés, tels que ◀les▶ Français et ◀les▶ Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples ◀de▶ ◀la▶ servitude des nations soumises à des rois, ◀de▶ ◀la▶ barbarie des peuplades africaines, ◀de▶ ◀l’▶ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ?
Y a-t-il sur ◀le▶ globe des contrées dont ◀la▶ nature ait condamné ◀les▶ habitants à ne jamais jouir ◀de▶ ◀la▶ liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
Cette différence ◀de▶ lumière, ◀de▶ moyens ou ◀de▶ richesses, observée jusqu’à présent chez tous ◀les▶ peuples civilisés, entre ◀les▶ différentes classes qui composent chacun ◀d’▶eux ; cette inégalité, que les premiers progrès ◀de▶ ◀la▶ société ont augmentée et pour ainsi dire produite, tient-elle à ◀la▶ civilisation même, ou aux imperfections actuelles ◀de▶ ◀l’▶art social ? doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité ◀de▶ fait, dernier but ◀de▶ ◀l’▶art social, qui, diminuant même ◀les▶ effets ◀de▶ ◀la▶ différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à ◀l’▶intérêt ◀de▶ tous, parce qu’elle favorisera ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ civilisation, ◀de▶ ◀l’▶instruction et ◀de▶ ◀l’▶industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement ?
… Enfin, ◀l’▶espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par des nouvelles découvertes dans ◀les▶ sciences et dans ◀les▶ arts, et par conséquence nécessaire, dans ◀les▶ moyens ◀de▶ bien-être particulier et ◀de▶ prospérité commune ; soit par des progrès dans ◀les▶ principes ◀de▶ conduite et dans ◀la▶ morale pratique ; soit enfin par ◀le▶ perfectionnement des facultés intellectuelles, morales et physiques, ou ◀de▶ ◀l’▶organisation naturelle ◀de▶ ◀l’▶homme ?
En répondant à ces trois questions, nous trouverons… ◀les▶ motifs ◀les▶ plus forts ◀de▶ croire que ◀la▶ nature n’a mis aucun terme à nos espérances.
Si nous jetons un coup d’œil sur ◀l’▶état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans ◀l’▶Europe, ◀les▶ principes ◀de▶ ◀la▶ constitution française sont déjà ceux ◀de▶ tous ◀les▶ hommes éclairés. Nous ◀les▶ y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que ◀les▶ efforts des tyrans et des prêtres puissent ◀les▶ empêcher ◀de▶ pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes ◀de▶ leurs esclaves ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste ◀de▶ bon sens, et cette sourde indignation que ◀l’▶habitude ◀de▶ ◀l’▶humiliation et ◀de▶ ◀la▶ terreur ne peuvent étouffer dans ◀l’▶âme des opprimés.
… Peut-on douter que ◀la▶ sagesse ou ◀les▶ divisions insensées des nations européennes, secondant ◀les▶ effets lents, mais infaillibles, des progrès ◀de▶ leurs colonies, ne produisent bientôt ◀l’▶indépendance du Nouveau Monde ; et dès-lors, ◀la▶ population européenne, prenant des accroissements rapides sur cet immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, ◀les▶ nations sauvages qui y occupent encore ◀de▶ vastes contrées ?
Parcourez ◀l’▶histoire ◀de▶ nos entreprises, ◀de▶ nos établissements en Afrique et ou en Asie, vous verrez nos monopoles ◀de▶ commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour ◀les▶ hommes ◀d’▶une autre couleur ou ◀d’▶une autre croyance, ◀l’▶insolence ◀de▶ nos usurpations, ◀l’▶extravagant prosélytisme ou ◀les▶ intrigues ◀de▶ nos prêtres, détruire ces sentiments ◀de▶ respect et ◀de▶ bienveillance que ◀la▶ supériorité ◀de▶ nos lumières et ◀les▶ avantages ◀de▶ notre commerce avaient d’abord obtenu.
Mais ◀l’▶instant approche sans doute où, cessant ◀de▶ ne leur montrer que des corrupteurs ou des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou des généreux libérateurs…
Alors ◀les▶ Européens, se bornant à un commerce libre, trop éclairé sur leurs propres droits pour se jouer ◀de▶ ceux des autres peuples, respecteront cette indépendance, qu’ils ont jusqu’ici violée avec tant ◀d’▶audace. Leurs établissements, au lieu de se remplir ◀de▶ protégés des gouvernements qui, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une place ou ◀d’▶un privilège, courent amasser des trésors par ◀le▶ brigandage et ◀la▶ perfidie, pour revenir acheter en Europe des honneurs et des titres, se peupleront ◀d’▶hommes industrieux, qui iront chercher dans ces climats heureux ◀l’▶aisance qui ◀les▶ fuyait dans leur patrie. ◀La▶ liberté ◀les▶ y retiendra ; ◀l’▶ambition cessera ◀de▶ ◀les▶ rappeler, et ces comptoirs ◀de▶ brigands deviendront des colonies ◀de▶ citoyens qui répandront dans ◀l’▶Afrique et dans ◀l’▶Asie ◀les▶ principes et ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ liberté, ◀les▶ lumières et ◀la▶ raison ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Le▶ comte Constantin-François Chassebœuf de Volney, né en 1757, voyageur en Turquie, en Syrie, en Égypte et en Amérique, orientaliste, philosophe et écrivain, député à ◀l’▶Assemblée nationale mais emprisonné par ◀la▶ Révolution, finalement sénateur et pair ◀de▶ France sous ◀la▶ Restauration, dut sa célébrité à un ouvrage ◀Les▶ Ruines (publié en 1791) qui fit pleurer plusieurs générations : il ne s’y montre pas seulement ◀le▶ précurseur du romantisme, mais aussi des auteurs du xxe siècle qui ont rêvé sur ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Europe, « sur ◀la▶ cendre des peuples et ◀la▶ mémoire ◀de▶ leur grandeur ». (Paul Valéry s’en est sans doute souvenu en écrivant ses pages fameuses sur ◀la▶ « Crise ◀de▶ ◀l’▶Esprit ».)
Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente : ici fut ◀le▶ siège ◀d’▶un empire puissant. Oui ! ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentissaient sans cesse ◀le▶ bruit des arts, et ◀les▶ cris ◀d’▶allégresse et ◀de▶ fête : ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers ; ces colonnes abattues ornaient ◀la▶ majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinaient ◀les▶ places publiques. Là, pour ◀les▶ devoirs respectables ◀de▶ son culte, pour ◀les▶ soins touchans ◀de▶ sa subsistance, affluait un peuple nombreux : là, une industrie créatrice ◀de▶ jouissances appelait ◀les▶ richesses ◀de▶ tous ◀les▶ climats, et ◀l’▶on voyait s’échanger ◀la▶ pourpre ◀de▶ Tyr pour ◀le▶ fil précieux ◀de▶ ◀la▶ Sérique, ◀les▶ tissus moelleux ◀de▶ Kachemire, pour ◀les▶ tapis fastueux ◀de▶ ◀la▶ Lydie, ◀l’▶ambre ◀de▶ ◀la▶ Baltique pour ◀les▶ perles et ◀les▶ parfums arabes, ◀l’▶or ◀d’▶Ophir pour ◀l’▶étain ◀de▶ Thulé.
Et maintenant voilà ce qui subsiste ◀de▶ cette ville puissante, un lugubre squelette ! Voilà ce qui reste ◀d’▶une vaste domination, un souvenir obscur et vain ! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a succédé une solitude ◀de▶ mort. ◀Le▶ silence des tombeaux s’est substitué au murmure des places publiques. ◀L’▶opulence ◀d’▶une cité ◀de▶ commerce s’est échangée en une pauvreté hideuse. ◀Les▶ palais des rois sont devenus ◀le▶ repaire des fauves ; ◀les▶ troupeaux parquent au seuil des temples, et ◀les▶ reptiles immondes habitent ◀les▶ sanctuaires des dieux !… Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire !… Comment se sont anéantis tant de travaux !… Ainsi donc périssent ◀les▶ ouvrages des hommes ! ainsi s’évanouissent ◀les▶ empires et ◀les▶ nations !
Et ◀l’▶histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée ; je me rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces contrées ; … Cette Syrie, me disais-je, aujourd’hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes… Que sont devenus tant de brillantes créations ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ ◀l’▶homme ? Où sont-ils ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylonie, ces palais ◀de▶ Persépolis, ces temples ◀de▶ Balbeck et ◀de▶ Jérusalem ? Où sont ces flottes ◀de▶ Tyr, ces chantiers ◀d’▶Arad, ces ateliers ◀de▶ Sidon, et cette multitude ◀de▶ matelots, ◀de▶ pilotes, ◀de▶ marchands, ◀de▶ soldats ? et ces laboureurs, et ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création ◀d’▶êtres vivants dont s’enorgueillissait ◀la▶ face ◀de▶ ◀la▶ terre ? Hélas ! je ◀l’▶ai parcourue, cette terre ravagée ! J’ai visité ◀les▶ lieux qui furent ◀le▶ théâtre ◀de▶ tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude.
… Et à ces mots, mon esprit suivant ◀le▶ cours des vicissitudes qui ont tour à tour transmis ◀le▶ sceptre du monde à des peuples si différens ◀de▶ cultes et ◀de▶ mœurs, depuis ceux ◀de▶ ◀l’▶Asie antique jusqu’aux plus récens ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce nom ◀d’▶une terre natale réveilla en moi ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀la▶ patrie ; et tournant vers elle mes regards, j’arrêtai toutes mes pensées sur ◀la▶ situation où je ◀l’▶avais quittée.
Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées, ces routes si somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses flottes répandues sur toutes ◀les▶ mers, ses ports couverts des tributs ◀de▶ l’une et ◀de▶ l’autre Inde ; et comparant à ◀l’▶activité ◀de▶ son commerce, à ◀l’▶étendue ◀de▶ sa navigation, à ◀la▶ richesse ◀de▶ ses monumens, aux arts et à ◀l’▶industrie ◀de▶ ses habitants, tout ce que ◀l’▶Égypte et ◀la▶ Syrie purent jadis posséder ◀de▶ semblable, je me plaisais à retrouver ◀la▶ splendeur passée ◀de▶ ◀l’▶Asie dans ◀l’▶Europe moderne ; mais bientôt ◀le▶ charme ◀de▶ ma rêverie fut flétri par un dernier terme ◀de▶ comparaison. Réfléchissant que telle avait été jadis ◀l’▶activité des lieux que je contemplais : Qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour ◀l’▶abandon ◀de▶ nos propres contrées ? Qui sait si sur ◀les▶ rives ◀de▶ ◀la▶ Seine, ◀de▶ ◀la▶ Tamise ou du Zuydersée, là où maintenant, dans ◀le▶ tourbillon ◀de▶ tant de jouissances, ◀le▶ cœur et ◀les▶ yeux ne peuvent suffire à ◀la▶ multitude des sensations ; qui sait si un voyageur comme moi ne s’asseoira pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur ◀la▶ cendre des peuples et ◀la▶ mémoire ◀de▶ leur grandeur ?140
Christoph Martin Wieland (1733-1813), à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ Révolution, exprimera une dernière fois ◀l’▶idéal des Montesquieu et des Voltaire, symbolisé par ◀la▶ figure épurée du « Cosmopolite » :
◀Le▶ cosmopolite obéit à toutes ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶État dans lequel il vit, quand celles-ci reflètent manifestement ◀la▶ sagesse, ◀la▶ justice et ◀l’▶intérêt général ; quant aux autres, il s’y soumet par nécessité. Il est ◀de▶ bonne foi à l’endroit de sa nation, mais aussi à ◀l’▶endroit des autres nations ; et il est incapable ◀de▶ vouloir fonder ◀le▶ bien-être, ◀la▶ gloire et ◀la▶ grandeur ◀de▶ sa patrie sur une oppression et une exploitation volontaire des autres États.
C’est pourquoi ◀les▶ cosmopolites ne se laissent jamais enrôler dans une organisation particulière dont ◀les▶ buts soient incompatibles avec leur idéal. Ils s’abstiennent ◀de▶ faire partie ◀de▶ toute administration ◀d’▶État qui prescrirait des principes contraires à leurs propres maximes.
◀Le▶ cosmopolite considère donc ◀les▶ différents régimes existants comme autant
… ◀d’▶échafaudages pour ◀l’▶édification ◀de▶ ce temple immortel ◀de▶ ◀la▶ félicité universelle, à laquelle, en un certain sens, tous ◀les▶ siècles passés ont travaillé.
◀La▶ page que ◀l’▶on va lire, extraite ◀d’▶un ouvrage intitulé Das Geheimnis des Kosmopoliten-Ordens — et qui parut par une tragique ironie, en 1788 ! — donne toute ◀la▶ mesure du complaisant aveuglement dans lequel ◀les▶ Lumières avaient plongé ◀l’▶élite du siècle :
Ils furent peu nombreux parmi ◀les▶ peuples des temps passés ceux qui connurent comme il convient ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ liberté ; ◀les▶ Grecs ◀le▶ surent et c’est grâce à eux — dont ◀les▶ mérites ne pourront jamais assez être reconnus par ◀l’▶Humanité — que ◀l’▶Europe devint peu à peu ce qu’elle est et ce qu’elle sera vraisemblablement toujours, ◀la▶ véritable patrie des arts et des sciences, ◀le▶ continent où ◀la▶ culture a atteint son apogée et qui a conquis pour toujours ◀l’▶hégémonie, bien qu’il soit ◀le▶ plus petit, en vertu de ◀la▶ supériorité que ses habitants ont su conserver sur ◀les▶ autres peuples ◀de▶ ◀la▶ terre de par un perfectionnement des facultés naturelles ◀de▶ ◀l’▶homme toujours plus grand et poussé toujours plus loin.
On connaît bien cet effet issu ◀de▶ causes également connues : malgré ◀les▶ progrès très rapides ◀de▶ ◀la▶ civilisation dans ◀le▶ domaine des arts et des sciences particulières, progrès dus au génie inventif, à ◀l’▶industrie, au zèle opiniâtre, à ◀l’▶esprit ◀de▶ compétition que ◀l’▶homme puise dans ◀la▶ rivalité —, ◀l’▶art suprême qui surpasse tous ◀les▶ autres, ◀l’▶art royal qui consiste à faire et à assurer ◀le▶ bonheur des peuples, par une législation et une direction responsable des affaires ◀de▶ ◀l’▶État est ◀de▶ loin, comparativement, ◀le▶ moins avancé. Dans ◀la▶ plus grande et ◀la▶ plus belle partie ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ forces ◀les▶ plus nobles ◀de▶ ◀l’▶Humanité étouffent encore sous ◀le▶ poids ◀de▶ tous ces résidus ◀de▶ ◀la▶ constitution barbare, ◀de▶ ◀l’▶incertitude et des erreurs ◀d’▶un millénaire sauvage et sombre. Et cela en Europe, dans un siècle où ◀l’▶art et ◀la▶ science, ◀le▶ goût, ◀la▶ civilisation et ◀le▶ raffinement ont gravi, en un laps ◀de▶ temps relativement court, tant ◀d’▶échelons, que ce n’est pas sans une sorte ◀de▶ vertige qu’on regarde ◀les▶ siècles précédents.
Mais après ces étapes importantes, si essentielles pour ◀le▶ bonheur des peuples, ◀l’▶Europe, en sa situation actuelle, semble aller vers une révolution bienfaisante qui ne sera pas causée par des insurrections et des guerres civiles, mais par une résistance à la fois tranquille et opiniâtre, inébranlablement fidèle aux devoirs qu’elle s’est fixés ; révolution qui ne sera pas non plus causée par ◀la▶ lutte funeste que ◀la▶ passion livre à ◀la▶ passion, ◀la▶ violence à ◀la▶ violence, mais par ◀la▶ douce, persuasive et, en fin de compte, irrésistible puissance ◀de▶ ◀la▶ raison ; bref, une révolution qui, sans souiller ◀l’▶Europe ◀de▶ sang, ni mettre partout ◀le▶ feu, saura n’être qu’une œuvre toute simple et bienfaisante, apprenant aux hommes quel est leur véritable intérêt, quels sont leurs droits et leurs devoirs, quel est ◀le▶ but ◀de▶ leur existence et quels sont ◀les▶ moyens qui permettront ◀d’▶atteindre sûrement et immanquablement ce but.
En 1796, Wieland lui-même ajoute à ce passage ◀la▶ note suivante :
À quel point ◀les▶ cosmopolites peuvent se tromper dans leurs suppositions et être déçus dans leurs espérances, c’est ce qui s’est avéré, pendant ◀les▶ huit années qui se sont écoulées depuis ◀la▶ rédaction ◀de▶ cet essai, ◀d’▶une manière telle que tous nos concitoyens ne peuvent plus guère considérer ◀l’▶homme comme plus sage et plus honnête qu’ils ne ◀l’▶ont été eux-mêmes par ◀le▶ passé, du moins quand ils agissaient ◀de▶ concert, en grande foule.
Il est admirable que ◀le▶ démenti sanglant infligé à son idéal cosmopolite n’ait pas empêché Wieland ◀de▶ poursuivre ◀le▶ projet ◀d’▶une association des peuples européens. C’est ainsi que dans ses Gespräche unter vier Augen, parus en 1798, il fait dire à un Français qu’il nomme « Frankgall » :
À quel degré ◀de▶ perfection et ◀de▶ bien-être ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe ne parviendraient-ils, avec nous ou indépendamment ◀de▶ nous, s’ils renonçaient définitivement à tous ces résidus honteux ◀de▶ ◀la▶ vieille barbarie, à cette sanguinaire haine ◀de▶ nation à nation, au bas préjugé, à ce bonheur étranger qu’on veut assurer au détriment du nôtre à toutes ces ruses ◀d’▶épicier et tours ◀de▶ coupeur ◀de▶ bourse que ◀l’▶on nommait autrefois politique et qui ne trompent plus personne. Ils pourraient atteindre ce résultat par une association ◀de▶ peuples, constituée sans tenir compte ◀de▶ cette variété des formes ◀de▶ gouvernement peu importante dans ◀le▶ fond ; et ainsi serait créée et organisée, ◀de▶ façon durable, une communauté ◀d’▶États européenne.
Quelques années plus tard, en 1806, Wieland exposera encore dans sa revue Teutscher Merkur, un plan ◀de▶ Tribunal européen, comptant cette fois-ci sur Napoléon pour ◀le▶ réaliser. Et là encore, ◀le▶ démenti ◀le▶ plus cruel ne tardera pas à ◀le▶ frapper…