1.
La Révolution française et l’▶Europe
◀Les▶ illusions ◀d’▶un Wieland n’ont-elles pas été partagées par ceux-là mêmes qui donnèrent son impulsion première au plus brutal bouleversement subi par ◀l’▶Europe depuis sa formation carolingienne ? ◀L’▶éloquence « cosmopolite » et « philanthropique » ◀d’▶un Mirabeau, ◀d’▶un Robespierre, est certainement sincère. Mais comme elle change vite ◀de▶ registre quand il s’agit ◀de▶ reconnaître que ◀l’▶idéal qu’elle exalte ne saurait entrer dans ◀l’▶Histoire qu’en se confondant avec ◀les▶ intérêts ou ◀la▶ survie militaire ◀d’▶une nation ! Partie pour instaurer ◀la▶ fraternité mondiale et « ◀la▶ société du genre humain », ◀la▶ Révolution va se voir rapidement entraînée dans une suite ◀de▶ guerres qui créeront ◀le▶ nationalisme moderne. Une déclaration ◀de▶ Mirabeau, ◀le▶ 25 août 1790, annonce, par ◀le▶ coup ◀de▶ frein des derniers mots, cette dramatique évolution :
◀La▶ France aura-t-elle besoin ◀d’▶alliés, lorsqu’elle n’aura plus ◀d’▶ennemis ? Il n’est pas loin de nous peut-être, ce moment où ◀la▶ liberté, régnant sans rivale sur ◀les▶ deux mondes, réalisera ◀le▶ vœu ◀de▶ ◀la▶ philosophie, absoudra ◀l’▶espèce humaine du crime ◀de▶ ◀la▶ guerre et proclamera ◀la▶ paix universelle ; alors ◀le▶ bonheur des peuples sera ◀le▶ seul but des législateurs, ◀la▶ seule force des lois, ◀la▶ seule gloire des nations ; alors ◀les▶ passions particulières, transformées en vertus publiques, ne déchireront plus par des querelles sanglantes ◀les▶ nœuds ◀de▶ ◀la▶ fraternité qui doivent unir tous ◀les▶ gouvernements et tous ◀les▶ hommes ; alors se consommera ◀le▶ pacte ◀de▶ ◀la▶ fédération du genre humain ; mais avouons-◀le▶ à regret, ces considérations, toutes puissantes qu’elles sont, ne peuvent pas seules, dans ce moment, déterminer notre conduite.
◀Les▶ considérations plus immédiates qui déterminent ◀la▶ Révolution sont en fait dictées par ◀la▶ guerre, qu’elle mène au nom de ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ paix universelle. Robespierre ◀l’▶a dit en une phrase dans son discours du 15 mai 1790 à ◀l’▶Assemblée nationale :
Il est ◀de▶ ◀l’▶intérêt des nations ◀de▶ protéger ◀la▶ nation française, parce que c’est ◀de▶ ◀la▶ France que doit partir ◀la▶ liberté et ◀le▶ bonheur du monde.
Il faut donc protéger par ◀les▶ armes cette France qui annonce ◀la▶ paix universelle et qui représente ◀la▶ Liberté. Deux ans plus tard, ◀le▶ 9 novembre 1792, ◀la▶ Convention décide ◀de▶ célébrer ◀les▶ victoires ◀de▶ ◀l’▶armée ◀de▶ ◀la▶ Liberté par une « fête ◀de▶ ◀l’▶Humanité », que Vergniaud célèbre en ces termes :
Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle ◀de▶ ◀l’▶humanité. Il a péri des hommes ; mais c’est pour qu’il n’en périsse plus. Je ◀le▶ jure, au nom de ◀la▶ fraternité universelle que vous allez établir, chacun ◀de▶ vos combats sera un pas ◀de▶ fait vers ◀la▶ paix, ◀l’▶humanité et ◀le▶ bonheur des peuples.
Déjà, ◀le▶ Patriote français avait publié ◀le▶ 15 décembre 1791, cet appel à ◀la▶ « guerre sainte » ◀de▶ ◀la▶ Raison anticléricale :
◀La▶ guerre ! ◀la▶ guerre ! tel est ◀le▶ cri ◀de▶ tous ◀les▶ patriotes, tel est ◀le▶ vœu ◀de▶ tous ◀les▶ amis ◀de▶ ◀la▶ liberté répandus sur ◀la▶ surface ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui n’attendent plus que cette heureuse diversion pour attaquer et renverser leurs tyrans…
C’est à cette guerre sainte qu’Anacharsis Cloots est venu inviter ◀l’▶Assemblée nationale, au nom du genre humain dont il n’a jamais mieux mérité ◀d’▶être appelé ◀l’▶ami.
C’est en effet à Jean-Baptiste, dit Anacharsis Cloots, Prussien ◀de▶ naissance, mais aristocrate hollandais ◀d’▶ascendance, qu’il appartiendra ◀de▶ formuler ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus théâtrale ◀l’▶idéal unitaire ◀de▶ ◀la▶ Révolution, étendu à un genre humain totalement « nivelé » par ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ Liberté. Cloots, lui aussi, est parti ◀de▶ ◀l’▶idéal cosmopolite. Il s’écrie dans son discours du 13 juin 1790 :
Il n’y aura plus ni provinces, ni armées, ni vaincus, ni vainqueurs… ◀L’▶Océan sera couvert ◀de▶ navires qui formeront un superbe pont ◀de▶ communication, et ◀les▶ grandes routes ◀de▶ France se prolongeront jusqu’aux confins ◀de▶ ◀la▶ Chine. On ira en poste ◀de▶ Paris à Pékin, comme ◀de▶ Bordeaux à Strasbourg, sans que rien ne nous arrête, ni barrières, ni murailles, ni commis, ni chasseurs. Il n’y aura plus ◀de▶ déserts ; toute ◀la▶ terre sera un jardin. ◀L’▶Orient et ◀l’▶Occident s’embrasseront au champ ◀de▶ ◀la▶ Fédération.
Et il ajoute, dans ◀le▶ même sens, ◀le▶ 26 avril 1793 :
Nous ne sommes pas libres, si un seul obstacle moral arrête notre marche physique sur un seul point du globe. ◀Les▶ droits de l’homme s’étendent sur ◀la▶ totalité des hommes. Une corporation qui se dit souveraine, blesse grièvement ◀l’▶humanité, elle est en pleine révolte contre ◀le▶ bon sens et ◀le▶ bonheur ; elle coupe ◀les▶ canaux ◀de▶ ◀la▶ prospérité universelle ; sa Constitution, manquant par ◀la▶ base, sera contradictoire, journalière et chancelante.
Mais ce libéralisme universel vire sans transition au collectivisme totalitaire. Cloots poursuit en effet dans ces termes :
Nous ne voulons pas ◀d’▶autre maître que ◀l’▶expression ◀de▶ ◀la▶ volonté générale, absolue, suprême. Or, si je rencontre sur ◀la▶ terre une volonté particulière qui croise ◀l’▶instinct universel, je m’y oppose ; cette résistance est un état ◀de▶ guerre et ◀de▶ servitude dont ◀le▶ genre humain, ◀l’▶être suprême, fera justice tôt ou tard.
◀Le▶ 21 avril 1792, Cloots remet à ◀la▶ Convention un ouvrage intitulé ◀La▶ République universelle, dans lequel il demande ◀la▶ suppression des gouvernements locaux, et leur remplacement par une République mondiale centralisée :
Un corps ne se fait pas ◀la▶ guerre à lui-même, et ◀le▶ genre humain vivra en paix, lorsqu’il ne formera qu’un seul corps, ◀la▶ nation unique… ◀La▶ commune ◀de▶ Paris sera ◀le▶ point ◀de▶ réunion, ◀le▶ fanal central ◀de▶ ◀la▶ communauté universelle.
Il pense qu’il ne serait pas difficile ◀de▶ régir ◀le▶ monde à partir de Paris :
Quand un Lama ◀de▶ Rome et un Lama ◀de▶ ◀la▶ Mecque donnent des lois aux Péruviens et aux Malais ; quand des marchands ◀d’▶Amsterdam et ◀de▶ Londres dominent sur ◀le▶ Bengale et ◀les▶ Moluques, je conçois ◀la▶ facilité avec laquelle une Assemblée séante à Paris conduirait ◀le▶ char du genre humain.
◀La▶ formule fédéraliste lui paraît réactionnaire :
Nombre ◀d’▶écrivains politiques ont présenté des projets ◀de▶ paix perpétuelle, ◀de▶ confédérations ◀d’▶États, ◀de▶ nations ; mais aucun homme ne s’est élevé au véritable principe ◀de▶ ◀l’▶unité souveraine, ◀de▶ ◀la▶ confédération individuelle.
Au nom — pour ◀le▶ moins paradoxal — ◀de▶ cette « confédération individuelle », Cloots dépose en conclusion ◀le▶ Projet ◀de▶ décret suivant :
◀La▶ Convention nationale voulant mettre un terme aux erreurs, aux inconséquences, aux prétentions contradictoires des corporations (États) et des individus qui se disent souverains, déclare solennellement, sous ◀les▶ auspices des droits de l’homme :
Art. I. — Il n’y a pas ◀d’▶autre souverain que ◀le▶ genre humain.
Art. II. — Tout individu, toute commune qui reconnoîtra ce principe lumineux et immuable, sera reçu ◀de▶ droit dans notre association fraternelle, dans ◀la▶ République des Hommes, des Germains, des Universels.
Art. III. — À défaut de contiguïté ou ◀de▶ communication maritime, on attendra ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀la▶ vérité, pour admettre ◀les▶ communes, et ◀les▶ enclaves lointaines.
Mais ◀le▶ dantoniste Robert fait repousser ce Projet fantastique en adjurant ◀la▶ Convention ◀de▶ revenir à ◀la▶ « réalité » :
Laissons aux philosophes, laissons-leur ◀le▶ soin ◀d’▶examiner ◀l’▶humanité sous tous ◀les▶ rapports : nous ne sommes pas ◀les▶ représentants du genre humain. Je veux donc que ◀le▶ législateur ◀de▶ ◀la▶ France oublie un instant ◀l’▶univers pour ne s’occuper que ◀de▶ son pays ; je veux cette espèce ◀d’▶égoïsme national sans lequel nous trahirons nos devoirs, sans lequel nous stipulerons ici pour ceux qui ne nous ont pas commis, et non en faveur de ceux au profit desquels nous pouvons stipuler. J’aime tous ◀les▶ hommes ; j’aime particulièrement tous ◀les▶ hommes libres ; mais j’aime mieux ◀les▶ hommes libres ◀de▶ ◀la▶ France que tous ◀les▶ autres hommes ◀de▶ ◀l’▶univers.
◀Le▶ refus jacobin ◀de▶ ◀la▶ formule fédéraliste, tant pour ◀la▶ France que pour ◀l’▶Europe, ◀le▶ délire ◀d’▶unité universelle nivelée et centralisée, devait conduire ◀la▶ Révolution, par une nécessité concrète, à ◀la▶ négation même ◀de▶ ses premiers principes : à ◀l’▶« égoïsme national », au nationalisme agressif.
On ne saurait assez souligner ◀l’▶importance décisive pour ◀l’▶Europe ◀de▶ cette évolution ◀de▶ ◀la▶ pensée politique et du vocabulaire français.
◀Les▶ girondins qui se disaient partisans du fédéralisme — et leur ennemi Robespierre fut le premier à dire ◀le▶ mot, si ◀l’▶on en croit ◀le▶ dictionnaire étymologique ◀de▶ Warburg — furent dénoncés par ◀les▶ jacobins comme traîtres à ◀la▶ Patrie, traîtres à ◀la▶ Nation, c’est-à-dire traîtres à ◀la▶ Liberté et à ◀la▶ Révolution. Fédéralisme signifiait liberté pour ◀les▶ Américains, ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Suisses ; mais signifiait pour un Conventionnel ◀la▶ guillotine dans ◀les▶ quarante-huit heures. Ce traumatisme agit encore, réflexe conditionné par ◀la▶ Terreur, dans ◀l’▶esprit des Français et des Européens qui tiennent à se réclamer ◀de▶ ◀la▶ Révolution et ◀de▶ ◀la▶ tradition jacobine. ◀D’▶où ◀le▶ malentendu permanent qui ◀les▶ oppose dès cette date, aux démocrates empiriques du monde anglo-saxon et des petits pays. Un Français ◀d’▶aujourd’hui, s’il tient à s’assurer du sens ◀de▶ ce mot décrié, recourt au dictionnaire Littré, et lit ceci à ◀l’▶article Fédéralisme :
Néologisme, doctrine du gouvernement fédératif. — ◀Le▶ fédéralisme était une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages, Chateaubriand, Amérique, Gouvernement. Pendant ◀la▶ révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre ◀l’▶unité nationale et ◀de▶ transformer ◀la▶ France en une fédération ◀de▶ petits États. — Aux jacobins, on agita gravement ◀la▶ question du fédéralisme et on souleva mille fureurs contre ◀les▶ girondins, Thiers, Hist. ◀de▶ ◀la Rév.