3.
Synthèses historico-philosophiques (I)
Il y avait eu deux grandes figures isolées, qui avaient su voir l’▶Europe sur ◀l’▶arrière-plan du Monde : Leibniz, Vico. Puis il y eut ◀le▶ siècle français par excellence, celui du rayonnement européen ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ Montesquieu à Condorcet, par Voltaire ◀le▶ cosmopolite et Rousseau ◀le▶ fédéraliste.
C’est maintenant un siècle germanique qui vient brocher sur ◀les▶ xviiie et xixe siècles en prenant pour axe ◀la▶ Révolution. ◀De▶ Wieland à Schelling, ◀de▶ Herder à Hegel, en passant par un Kant ou par un Goethe, ◀l’▶Allemagne a pris ◀la▶ tête ◀d’▶une révolution intellectuelle et poétique qui évolue en marge de l’autre, s’en inspire, réagit contre elle, et ◀la▶ débordera largement : théories ◀de▶ ◀l’▶Histoire, systèmes métaphysiques, romantisme, inconscient, dialectique — naissance ◀de▶ ◀la▶ pensée moderne.
Groupons ici quatre écrivains et philosophes qui, tout en appartenant presque entièrement au xviiie siècle par leurs dates, inaugurent dans ◀les▶ universités et ◀les▶ petites cours allemandes ce grand renouvellement des valeurs dont ◀la▶ chute ◀de▶ Napoléon, après leur mort, semblera déclencher ◀le▶ processus européen.
Johann Christoph Friedrich von Schiller (1759-1805) lorsqu’il écrit son Histoire ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans (dès 1790) vient enfin ◀de▶ s’établir à Weimar. Son « Sturm und Drang » est terminé et ◀l’▶auteur des Brigands professe à ◀l’▶Université ◀d’▶Iéna ! C’est alors qu’il reçoit ◀de▶ ◀la▶ Convention ◀le▶ titre ◀de▶ citoyen français : et certes, son cœur et son tempérament sont avec ◀la▶ Révolution, dont il partage ◀les▶ grands espoirs humanitaires.
Comme Lessing, comme Herder et Kant, et comme ◀les▶ orateurs ◀de▶ ◀la▶ Révolution, Schiller s’inspire ◀de▶ Rousseau : et c’est parce qu’il a lu ◀l’▶Extrait du système ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre qu’il écrit cette strophe illustre chantée par ◀les▶ chœurs ◀de▶ Beethoven :
Seid umschlungen, Millionen,Diesen Kuss der ganzen Welt !Brüder, überm SternenzeltMuss ein lieber Vater wohnen.148
Mais il ne partage pas ◀les▶ illusions ◀d’▶un Cloots sur ◀l’▶unité ◀de▶ style néo-romain qu’il faudrait imposer à toute ◀l’▶humanité. Sa conception ◀de▶ ◀l’▶Europe est en effet bien plus fédéraliste que jacobine. C’est aux liens supranationaux noués par ◀la▶ Réformation qu’il attribue ◀l’▶origine véritable ◀de▶ ◀la▶ Communauté des peuples européens. ◀Le▶ contraste est total avec ◀les▶ conceptions des Schlegel, Novalis et Görres, ses cadets ◀d’▶une quinzaine ◀d’▶années — qui bientôt accuseront ◀la▶ Réforme ◀d’▶avoir brisé ◀l’▶antique union et marqué ◀le▶ commencement ◀de▶ ◀la▶ fin ◀d’▶une Europe germano-catholique, utopie nostalgique du romantisme allemand.
Dès la seconde page ◀de▶ ◀l’▶Histoire ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans, il expose sa thèse à grands traits :
C’est ◀la▶ Réformation, en grande partie, qui attira d’abord ◀les▶ puissances nordiques, ◀le▶ Danemark et ◀la▶ Suède, dans ◀le▶ système des États européens, parce que ◀la▶ confédération des États protestants se trouva renforcée par leur admission et qu’elle-même, d’autre part, leur était devenue indispensable. Des États qui n’existaient qu’à peine ◀les▶ uns pour ◀les▶ autres, commencèrent, grâce à ◀la▶ Réformation, à avoir un point ◀de▶ contact et à se rapprocher ◀les▶ uns des autres, mus par une sympathie politique réciproque. De même que ◀les▶ rapports ◀de▶ citoyen à citoyen, ◀de▶ souverain à sujet furent complètement transformés par ◀la▶ Réformation, de même des États entiers se trouvèrent également, ◀les▶ uns à l’égard des autres, dans des positions entièrement différentes. Ainsi, par ◀l’▶étrange tournure que prirent ◀les▶ choses, ◀la▶ séparation des Églises devint ◀la▶ cause ◀d’▶une union plus étroite entre ◀les▶ États. Il est vrai que les premiers effets par lesquels cette sympathie politique se manifesta un peu partout, furent terribles et désastreux : une guerre éclata, dévastatrice, et qui dura trente ans… Mais ◀l’▶Europe réchappa, insoumise et indépendante, ◀de▶ cette terrible guerre, pendant laquelle elle s’affirma pour la première fois comme une communauté ◀d’▶États cohérente ; et cette collaboration étroite entre États, qui s’institua réellement pour la première fois pendant cette guerre, représente un progrès assez considérable pour que ◀le▶ citoyen du monde voie ses craintes dissipées.
Au IIe Livre, Schiller évoque ◀d’▶une manière plus précise ◀la▶ nature des liens tissés par ◀la▶ Réforme entre ◀les▶ peuples ◀les▶ plus distants ◀les▶ uns des autres :
◀La▶ diversité des constitutions, des lois, des langues, des mœurs, des caractères nationaux, qui a fait ◀de▶ chaque pays et nation un « tout » isolé, élevant entre eux des cloisons durables, a rendu chaque État insensible aux difficultés ◀d’▶un autre, quand elle ne ◀les▶ a pas dressés ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres par ◀le▶ fait ◀d’▶une rivalité impitoyable ◀de▶ nation à nation. ◀La▶ Réformation abattit ces cloisons. Un intérêt plus vif, plus immédiat que ◀l’▶intérêt national ou que ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ patrie, sans rapport aucun avec ◀la▶ vie civique, commença à animer ◀les▶ citoyens, et même des États entiers. Cet intérêt fut capable ◀de▶ lier entre eux plusieurs États, même ◀les▶ plus éloignés ◀les▶ uns des autres, tandis que ce même lien pouvait fort bien disparaître entre ◀les▶ sujets ◀d’▶un même État. ◀Le▶ calviniste français avait donc avec ◀le▶ réformé genevois, anglais, allemand ou hollandais un point ◀de▶ contact qu’il n’avait plus avec son propre concitoyen catholique. Ainsi il cessait, sur un point important, ◀d’▶être ◀le▶ citoyen ◀d’▶un État particulier et ◀d’▶accorder à cet unique État toute son attention et sa collaboration. Son cercle s’élargit, il commence à faire dépendre son propre destin futur ◀de▶ celui des pays étrangers qui ont ◀la▶ même foi que lui et à considérer leurs problèmes et affaires comme les siens. Pour la première fois des gouvernants se permettent ◀de▶ soumettre à ◀l’▶assemblée ◀de▶ leurs États des questions provenant ◀de▶ pays étrangers, sachant très bien qu’ils peuvent espérer trouver des oreilles attentives et une aide rapide. Ces affaires étrangères sont devenues actuellement des affaires intérieures et on aime à tendre une main secourable à ses coreligionnaires, ce qu’autrefois on aurait refusé au simple voisin et encore plus à ◀l’▶étranger lointain. ◀Le▶ natif du Palatinat quitte sa patrie pour combattre, avec son frère en ◀la▶ foi français, ◀l’▶ennemi commun. ◀Le▶ sujet français tire ◀l’▶épée contre une patrie qui ◀le▶ maltraite et passe en l’autre camp, acceptant ◀de▶ mourir pour ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ Hollande. On voit maintenant, sur ◀les▶ rives ◀de▶ ◀la▶ Loire et ◀de▶ ◀la▶ Seine, ◀le▶ Suisse se battre contre ◀le▶ Suisse, ◀l’▶Allemand contre ◀l’▶Allemand, afin de trancher ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ succession du trône en France. ◀Le▶ Danois passe ◀l’▶Eider, ◀le▶ Suédois ◀le▶ Belt, afin de briser ◀les▶ chaînes qui furent forgées pour ◀l’▶Allemagne.
Schiller est d’ailleurs l’un des premiers à mettre en valeur ◀l’▶unité ◀de▶ mœurs et ◀la▶ similitude des institutions dans ◀l’▶Europe médiévale, en dépit de ◀l’▶absence ◀de▶ relations régulières et ◀d’▶échanges entre nos divers peuples. Dans un fragment sur ◀les▶ Croisades ◀de▶ son Universalhistorische Uebersicht, on lit :
◀L’▶Occident européen, quel que soit ◀le▶ nombre des États qui ◀le▶ composent, présente au xie siècle un aspect très uniforme. Occupé par des nations qui avaient atteint ◀le▶ même niveau de vie sociale, qui avaient dans ◀l’▶ensemble ◀le▶ même caractère dû à ◀la▶ souche unique dont elles étaient issues, qui se trouvaient, lors de ◀la▶ prise ◀de▶ possession du pays, à peu près dans ◀la▶ même situation, ◀l’▶Occident aurait dû offrir à ses nouveaux habitants un habitacle très varié, ce qui aurait eu pour conséquence ◀de▶ faire apparaître, par ◀la▶ suite, ◀d’▶importantes différences entre ces nations. Mais ◀la▶ même rage dévastatrice dont elles firent preuve lors de leur conquête rendit semblables ◀les▶ uns aux autres ◀les▶ pays qui en furent victimes, et qui étaient encore à ◀l’▶époque si différents par leur population et par leur agriculture ; elles foulèrent aux pieds et détruisirent ◀de▶ ◀la▶ même façon tout ce qui s’offrait à elles, transformant ces pays ◀de▶ telle manière que ◀l’▶État nouveau dans lequel ils se trouvèrent n’eut plus ◀le▶ moindre rapport avec ◀l’▶ancien. Si tant est que ◀le▶ climat, ◀la▶ nature du sol, ◀les▶ voisins immédiats, ◀la▶ situation géographique furent ◀la▶ cause ◀de▶ différences sensibles, que, d’autre part, ◀les▶ vestiges laissés par ◀la▶ civilisation romaine dans ◀les▶ régions méridionales et ceux dus à ◀l’▶influence des Arabes cultivés dans ◀les▶ pays du Sud-Ouest, ◀le▶ siège ◀de▶ ◀la▶ hiérarchie en Italie et ◀le▶ commerce actif ◀de▶ ce même pays avec ◀les▶ Grecs n’aient pas pu rester sans conséquences pour ◀les▶ habitants ◀de▶ toutes ces contrées, il faut tout de même reconnaître que toutes ces influences ont été trop faibles, trop lentes, trop peu marquées pour effacer ou transformer ◀de▶ façon visible ◀la▶ forte empreinte générique que ces nations avaient apportée dans leur nouveau territoire. C’est ◀la▶ raison pour laquelle ◀l’▶historien constate, en général, aux extrémités ◀de▶ ◀l’▶Europe, en Sicile, en Grande-Bretagne, sur ◀les▶ bords du Danube et ◀de▶ ◀l’▶Eider, sur ceux ◀de▶ ◀l’▶Elbe et ◀de▶ ◀l’▶Ebre, une similitude ◀de▶ constitutions et ◀de▶ mœurs qui ◀le▶ remplit ◀d’▶autant plus ◀d’▶admiration qu’elle s’accompagne ◀d’▶une très grande indépendance et ◀d’▶une absence presque complète ◀de▶ relations réciproques. Si nombreux soient ◀les▶ siècles qui ont passé sur ces peuples, si grands ◀les▶ changements qui auraient dû s’opérer ou qui se sont réellement opérés à l’intérieur de ces pays, par suite de tant de nouvelles situations, par suite du changement ◀de▶ religion et ◀de▶ langue, ◀de▶ ◀l’▶acquisition ◀de▶ nouveaux arts, ◀de▶ nouveaux objets ◀d’▶envie, ◀de▶ nouvelles jouissances et commodités ◀de▶ ◀la▶ vie, il n’en subsiste pas moins, en général, une structure ◀de▶ ◀l’▶État inchangée, édifiée par leurs ancêtres. Actuellement encore ils sont là, tels qu’ils furent en leur patrie scythe, dans un état ◀d’▶indépendance sauvage, armés pour ◀l’▶attaque et ◀la▶ défense, disséminés dans tous ces districts ◀d’▶Europe comme dans un immense camp militaire, ayant transplanté leur propre droit public en ces lointains cadres politiques et leur superstition nordique au cœur même du christianisme.
Comme la plupart de ses contemporains, Schiller voyant ◀l’▶Europe déchirée et concevant ◀la▶ possibilité ◀de▶ sa décadence, prend une conscience nouvelle du rôle qu’elle a joué dans ◀le▶ monde et pour ◀l’▶humanité entière. Il écrit, dans une lettre à Goethe, ◀le▶ 26 janvier 1798 :
Entre-temps je me suis passé ◀le▶ temps en lisant ◀le▶ voyage ◀de▶ Niebuhr et Volney en Syrie et en Égypte et je ne saurais qu’en recommander ◀la▶ lecture à tous ceux qui perdent courage en considérant ◀la▶ récente situation politique ; car on découvre réellement pour la première fois quel bienfait nous est échu ◀d’▶être nés en Europe. Il est véritablement incompréhensible que ◀la▶ force vivifiante en ◀l’▶homme n’ait un champ ◀d’▶action que dans une petite partie du monde et que des foules innombrables ◀de▶ peuples n’entrent absolument pas en ligne de compte pour ce qui est ◀de▶ ◀la▶ perfectibilité humaine. Je ne puis que difficilement concevoir que toutes ces nations et en général tous ◀les▶ non-Européens manquent totalement ◀de▶ dispositions morales ou esthétiques. ◀Le▶ réalisme ainsi que ◀l’▶idéalisme se manifestent bien chez eux, mais ces deux dispositions ne se fondent jamais en une forme humainement belle.
À quoi Goethe se borne à répondre :
Soyons donc contents ◀de▶ vivre sur cette partie du globe, même si ◀l’▶Europe doit connaître encore plus ◀de▶ remous.
Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) peut être considéré comme le premier et ◀le▶ plus impitoyable théoricien du nationalisme en Europe. Pourtant, ◀la▶ série des grandes œuvres politiques ◀de▶ ce disciple ◀de▶ Rousseau et ◀de▶ Kant, contemporaines ◀de▶ ◀la▶ Révolution française (qu’il défend dès 1793) et ◀de▶ Napoléon (qu’il attaquera violemment) s’ouvre par un projet ◀de▶ Société des Nations et ◀de▶ citoyenneté mondiale : Grundriss der Völker- und Weltbürgerrechts, 1796. ◀La▶ raison et ◀la▶ morale doivent faire triompher dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ liberté populaire conquises par ◀la▶ Révolution. Fichte n’abandonnera jamais cet idéal. Mais ◀les▶ voies théoriques qu’il propose pour y arriver semblent aussi aberrantes que ◀les▶ voies militaires par lesquelles Napoléon va tenter ◀d’▶imposer ◀la▶ révolution jacobine à ◀l’▶Europe. Dans l’un et l’autre cas, ◀les▶ moyens apparaissent contraires aux fins alléguées : Napoléon apportera ◀la▶ liberté à ◀la▶ pointe des baïonnettes, Fichte veut ◀l’▶instaurer par ◀la▶ contrainte ◀de▶ ◀l’▶État national autarcique.
Partant ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ société des peuples libres, Fichte constate d’abord que ◀l’▶expansion coloniale est ◀le▶ grand péché ◀de▶ ◀l’▶Europe : elle est inutile et immorale — Bentham pensait de même — et c’est elle qui a provoqué ◀la▶ dissolution anarchique ◀de▶ ◀l’▶Europe, jadis indivise, en États instables et belliqueux. ◀Le▶ mouvement ne peut être renversé tant que tous ◀les▶ États ne se seront pas solidifiés, ramenés à leurs « frontières naturelles », c’est-à-dire à leur optimum économique, et refermés chacun sur soi, sans espoir ni besoin ◀d’▶agrandissement. Alors, ◀l’▶État qui a ◀la▶ plus haute culture (« der auf der Höhe der Kultur steht ») et qui ne saurait être que ◀la▶ Prusse, deviendra ◀la▶ vraie patrie des Européens chrétiens ; il imposera sa culture, par ◀la▶ guerre s’il ◀le▶ faut, aux peuples du reste du monde, et ◀la▶ Science finalement réunira ◀le▶ genre humain.
◀Les▶ étapes ◀de▶ ce raisonnement — qui annonce souvent ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise ◀le▶ national-socialisme et ◀le▶ communisme — peuvent être illustrées par ◀les▶ citations suivantes, extraites ◀de▶ ◀l’▶ouvrage intitulé Der geschlossene Handelsstaat (◀L’▶État commercial fermé)149 publié en 1800.
◀Les▶ peuples du monde antique étaient séparés ◀les▶ uns des autres ◀d’▶une manière très rigoureuse, par une foule ◀de▶ conditions. Pour eux ◀l’▶étranger était un ennemi ou un barbare. On peut au contraire considérer ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ nouvelle Europe chrétienne comme formant une seule nation. Unis par une même origine, par ◀les▶ mêmes coutumes et ◀les▶ mêmes conceptions primitives des forêts ◀de▶ Germanie, ils furent aussi liés ◀les▶ uns aux autres, depuis leur expansion dans ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀l’▶Empire romain ◀d’▶Occident, par une même religion commune et ◀la▶ même soumission au chef visible ◀de▶ cette dernière. Aux peuples ◀de▶ race différente qui vinrent plus tard, on inculqua, en même temps que ◀la▶ nouvelle religion, ◀le▶ même système germanique fondamental ◀d’▶usages et ◀d’▶idées…
Quoi ◀d’▶étonnant si ces peuples qui, unis ◀de▶ toute manière, n’étaient pas séparés par ce qui ◀d’▶ordinaire sépare ◀les▶ hommes, ◀la▶ constitution ◀de▶ ◀l’▶État, n’en ayant point en fait, se considéraient et se comportaient comme une seule nation, s’ils se mêlaient, voyageaient, faisaient du commerce, prenaient du service et si chacun, arrivé dans ◀le▶ pays ◀d’▶autrui se croyait toujours chez lui.
Plus tard seulement, avec ◀l’▶introduction du droit romain et ◀l’▶application des concepts romains concernant ◀les▶ Imperators aux rois modernes et à ◀l’▶empereur moderne qui, sans doute à ◀l’▶origine, ne fut considéré que comme général ◀de▶ ◀la▶ chrétienté, devant être pour ◀l’▶Église entière ce qu’étaient ◀les▶ patrons pour ◀les▶ évêchés ou ◀les▶ couvents, — commencèrent à avoir cours des idées et des institutions proprement politiques…
◀Les▶ États modernes se sont ainsi formés ; — non, comme on a coutume ◀de▶ décrire dans ◀la▶ doctrine du droit ◀la▶ formation ◀d’▶un État, par ◀le▶ rassemblement et ◀la▶ réunion ◀d’▶individus isolés sous ◀l’▶unité ◀de▶ ◀la▶ loi, mais plutôt par ◀la▶ séparation et ◀la▶ division ◀d’▶une seule grande masse humaine, faiblement unie. Ainsi ◀les▶ divers États de l’Europe chrétienne sont ◀de▶ ces morceaux détachés ◀de▶ ◀l’▶ancien ensemble, déterminés en grande partie pour leur étendue par ◀le▶ hasard.
C’est à ◀l’▶époque ◀de▶ cette unité ◀de▶ ◀l’▶Europe chrétienne que s’est formé aussi, entre autres, ◀le▶ système commercial qui, tout au moins en ses traits fondamentaux s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Chaque partie ◀de▶ ce grand Tout et chaque individu, cultivait, fabriquait, acquérait par ◀le▶ commerce dans ◀les▶ autres parties du monde, ce qu’il pouvait, ◀de▶ ◀la▶ façon ◀la▶ plus pratique, suivant sa condition naturelle, et ◀le▶ portait au marché dans toutes ◀les▶ parties ◀de▶ ce même Tout, sans empêchement, et ◀les▶ prix des objets s’établissaient ◀d’▶eux-mêmes…
◀Les▶ citoyens ◀d’▶un même État doivent tous trafiquer entre eux. ◀L’▶Europe chrétienne formant un tout, ◀le▶ commerce des Européens entre eux devait être libre.
Il est facile ◀de▶ faire ◀l’▶application à ◀l’▶état actuel des choses. Si toute ◀l’▶Europe chrétienne avec ◀les▶ colonies et ◀les▶ places ◀de▶ commerce qui s’y sont ajoutées dans ◀les▶ autres parties du monde, forme encore un tout, alors assurément ◀le▶ commerce ◀de▶ toutes ◀les▶ parties entre elles doit rester libre, comme il ◀l’▶était à ◀l’▶origine. Si elle est au contraire divisée en plusieurs États sous divers gouvernements, elle doit être divisée de même en plusieurs États commerciaux complètement fermés.
Nous voici parvenus à ◀la▶ source ◀de▶ ◀la▶ plus grande partie des abus qui existent encore. Dans ◀l’▶Europe nouvelle, il n’y a pas eu ◀d’▶États du tout pendant un long espace ◀de▶ temps. On en est encore à ◀la▶ période des essais pour en former. De plus, on a jusqu’ici conçu ◀la▶ mission ◀de▶ ◀l’▶État seulement ◀d’▶une manière unilatérale et à moitié incomplète, comme une institution pour maintenir ◀le▶ citoyen par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ loi, dans ◀les▶ conditions ◀de▶ propriété où on ◀le▶ trouve. On a négligé ◀le▶ devoir plus profond ◀de▶ ◀l’▶État qui consiste à établir d’abord chacun dans ◀la▶ propriété qui lui revient. Or ceci n’est possible que si ◀l’▶anarchie commerciale est supprimée, comme on supprime peu à peu ◀l’▶anarchie politique et si ◀l’▶État se ferme, en tant qu’État commercial comme il s’est fermé en ce qui concerne sa législation et sa fonction ◀de▶ juge.150
Faut-il se lamenter sur ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Non, il serait vain ◀de▶ « déplorer ◀l’▶inévitable » :
Si ◀l’▶on veut supprimer ◀la▶ guerre, il faut en supprimer ◀la▶ cause. Il faut que chaque État obtienne ce qu’il projette ◀d’▶obtenir par ◀la▶ guerre et ce que seulement il peut projeter raisonnablement ◀d’▶obtenir, ses frontières naturelles. Dès lors, il n’a plus rien à demander à un autre État, car il a trouvé ce qu’il cherchait.151
Ainsi, à ◀l’▶utopie rousseauiste ◀de▶ ◀l’▶homme naturellement bon, correspond chez Fichte ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀l’▶État naturellement raisonnable.
Il n’y a plus qu’à tirer ◀les▶ conséquences logiques ◀de▶ ces prémisses : fermer ◀les▶ États, interdire entre eux ◀les▶ échanges, diversifier leurs monnaies, etc. C’est ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶autarcie absolue qui naît sous nos yeux. C’est ◀d’▶un processus exactement inverse ◀de▶ celui du Marché commun que Fichte se fait ◀l’▶avocat :
Toute ◀la▶ monnaie mondiale se trouvant dans ◀les▶ mains des citoyens, c’est-à-dire tout ◀l’▶or et ◀l’▶argent, sera retirée ◀de▶ ◀la▶ circulation et échangée contre une nouvelle monnaie nationale, c’est-à-dire n’ayant cours que dans ◀le▶ pays même, mais dans celui-ci exclusivement…
◀Le▶ gouvernement a mis ◀la▶ main sur ◀le▶ commerce extérieur en vue de restreindre périodiquement ce commerce et ◀de▶ ◀le▶ faire cesser entièrement après un laps ◀de▶ temps déterminé…
Tous ◀les▶ ans ◀l’▶importation étrangère doit diminuer. ◀D’▶une année à l’autre le public a moins besoin ◀de▶ ces marchandises qui ne peuvent être produites en leur pureté ni remplacées par des succédanés dans ◀le▶ pays, puisqu’il doit s’en déshabituer entièrement, entraîné d’ailleurs activement à cela par ◀la▶ constante hausse des prix. ◀L’▶introduction et ◀l’▶usage des marchandises où il n’est tenu compte que ◀de▶ ◀l’▶opinion, peuvent même être interdits sur ◀le▶ champ. ◀Le▶ besoin ◀de▶ ces marchandises importées ◀de▶ ◀l’▶étranger diminue également si elles-mêmes ou leurs succédanés, doivent désormais être produits dans ◀le▶ pays, car ◀la▶ production et ◀la▶ fabrication à ◀l’▶intérieur, dirigées méthodiquement et rationnellement, n’étant plus abandonnées à ◀l’▶aveugle hasard, se développent constamment et ainsi ◀les▶ produits ◀de▶ ◀l’▶extérieur sont remplacés par ceux ◀de▶ ◀l’▶intérieur.
◀L’▶exportation également doit diminuer… Car, suivant ◀le▶ plan, ◀le▶ gouvernement diminue ◀le▶ nombre des fabriques calculées pour ◀le▶ débit à ◀l’▶étranger, et consacre ◀les▶ bras qui travaillaient jusqu’ici pour ◀les▶ étrangers à des travaux pour ◀les▶ nationaux, ◀de▶ ◀la▶ manière convenable. Il ne cherche pas en effet à acquérir une prépondérance commerciale, ce qui est une tendance dangereuse, mais à rendre ◀la▶ nation entièrement indépendante et autonome.152
Ce ne sont pas seulement ◀les▶ échanges commerciaux qu’il faut supprimer, mais aussi ◀les▶ échanges culturels et ◀le▶ tourisme. Seule exception prévue : ◀les▶ voyages des savants. Et ce trait rappelle avec une étrange précision ◀les▶ pratiques totalitaires du xxe siècle :
◀Le▶ savant seul et ◀l’▶artiste supérieur ont besoin ◀de▶ voyager hors de ◀l’▶État commercial fermé : il ne doit pas être permis plus longtemps à une vaine curiosité et à ◀la▶ recherche ◀de▶ distractions ◀de▶ transporter en tout pays leur ennui. ◀Les▶ voyages des premiers s’effectuent pour ◀le▶ plus grand bien ◀de▶ ◀l’▶humanité et ◀de▶ ◀l’▶État ; loin de ◀les▶ empêcher, ◀le▶ gouvernement devrait même ◀les▶ encourager et faire voyager aux frais ◀de▶ ◀l’▶État savants et artistes.153
Il est évident que dans une nation ainsi fermée, dont ◀les▶ membres ne vivent qu’entre eux et fort peu avec des étrangers, qui acquiert par suite des mesures indiquées sa façon ◀de▶ vivre, son organisation et ses mœurs particulières, qui aime avec dévouement ◀la▶ patrie et tout ce qui est ◀de▶ ◀la▶ patrie, ◀l’▶honneur national se développera très vite, à un degré élevé, ainsi qu’un caractère national nettement marqué. Ce sera une autre nation, absolument nouvelle. Cette introduction ◀d’▶une monnaie nationale en est véritablement ◀la▶ création…
Un seul lien devra subsister entre ◀les▶ peuples : celui ◀de▶ ◀la▶ science.
Grâce à elle, mais à elle seule, ◀les▶ hommes s’uniront ◀de▶ manière durable et ils ◀le▶ doivent, quand pour tout ◀le▶ reste, leur division en peuples divers sera achevée. Elle seule demeure leur propriété commune, après qu’ils ont partagé entre eux tout ◀le▶ reste. Nul État fermé ne supprimera ce lien, il ◀le▶ favorisera plutôt, car ◀l’▶enrichissement ◀de▶ ◀la▶ Science par ◀la▶ puissance réunie ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine, avance même ces fins terrestres particulières. ◀Les▶ trésors des littératures étrangères seront importés par des académies rétribuées et échangés contre ceux du pays même.
Ce système une fois généralisé, et ◀la▶ paix perpétuelle établie parmi ◀les▶ peuples, aucun État sur terre n’aura ◀le▶ moindre intérêt à ne pas communiquer à un autre ses découvertes, puisque chaque État en effet ne peut ◀les▶ utiliser que pour lui à ◀l’▶intérieur et nullement pour en asservir d’autres et pour s’attribuer sur eux une prépondérance quelconque.154
◀De▶ toutes ◀les▶ utopies issues ◀de▶ ◀la▶ philosophie pré-romantique, il faut avouer que celle ◀de▶ Fichte, pour délirante qu’elle nous paraisse, se trouve avoir ◀le▶ mieux correspondu aux réalités historiques des 150 ans qui allaient suivre. Et cependant, il serait injuste ◀de▶ considérer Fichte sous ◀le▶ seul aspect ◀d’▶un précurseur ◀de▶ ◀l’▶Anti-Europe des nationalismes totalitaires. Par des voies « dialectiques » et tortueuses, c’est ◀l’▶union finale qu’il croyait atteindre. Cinq ans après ◀la▶ publication ◀de▶ son manifeste ◀de▶ ◀l’▶Autarcie, il écrivait, dans ses Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters (1804-1805) :
… ◀les▶ Européens ◀de▶ religion chrétienne ne forment en réalité qu’un seul peuple, ils ne reconnaissent pour seule vraie patrie que cette Europe qui est leur terre commune, et ◀d’▶une extrémité à l’autre du continent, ils ne poursuivent, à peu de choses près, que ◀le▶ même but qui ◀les▶ attire.
Si injustes que puissent paraître en soi ces desseins, grâce à eux cependant la première esquisse ◀de▶ ◀l’▶organisation mondiale se prépare et ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ culture universelle s’intensifient peu à peu ; et selon ◀la▶ même règle, cette progression se poursuivra sans relâche jusqu’au moment où ◀le▶ genre humain tout entier, qui habite notre globe, sera réuni par ◀les▶ institutions ◀de▶ ◀l’▶unique République universelle ◀de▶ ◀la▶ culture, qui comprendra tous ◀les▶ peuples.
À ◀l’▶expansion colonialiste, responsable ◀de▶ ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe en nations hostiles, puis au processus ◀de▶ fermeture totale ◀de▶ ces monades politiques, succédera donc un jour, selon Fichte, ◀l’▶expansion triomphale ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, portée par ◀la▶ Science et libérée ◀de▶ tout impérialisme. Nous n’en sommes pas si loin, dans cette seconde moitié du xxe siècle …
Cependant ◀le▶ processus « dialectique » aura coûté plus cher à ◀l’▶Europe et au monde que Fichte ne pouvait ◀l’▶imaginer : ne fût-ce que par ◀la▶ collusion ◀de▶ ◀la▶ science et des nationalismes…
Johann Gottfried von Herder (1744-1803) ouvre en Allemagne — comme Vico ◀l’▶avait fait en Italie, comme Gibbon ◀le▶ faisait en Angleterre — ◀l’▶ère des vastes méditations sur ◀le▶ destin des civilisations. Son œuvre est l’une des plus riches en jugements et en fécondes hypothèses contradictoires sur ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire. Il a célébré « ◀l’▶âme des peuples » en précurseur du nationalisme romantique, « ◀l’▶équilibre européen » en précurseur ◀de▶ ◀la▶ Sainte-Alliance, ◀les▶ vertus nordiques en précurseur du racisme, ◀la▶ supériorité spirituelle ◀de▶ ◀l’▶Orient en précurseur des philosophes modernes ◀de▶ notre « décadence fatale ». Tantôt il voit ◀l’▶Europe à ◀la▶ tête du progrès mondial, tantôt il ◀la▶ décrit comme promise à ◀la▶ juste vengeance des autres continents qu’elle a colonisés et pillés. Essayons cependant ◀de▶ saisir, dans ce balancement pendulaire ◀de▶ sa pensée, quelques-uns des moments ◀de▶ passage à ◀l’▶axe européen. Voici d’abord ◀l’▶Europe « République des savants », telle qu’un Voltaire pouvait ◀la▶ définir :
◀L’▶Europe entière est une République des savants qui, d’une part grâce à une grande rivalité interne, d’autre part, pendant ◀les▶ siècles derniers, grâce à des ressources précieuses qu’elle est allée chercher sur toute ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ Terre, a su se donner une forme idéale que seuls ◀le▶ savant perçoit et ◀l’▶homme d’État utilise. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous arrêter, alors que ◀les▶ choses suivent leur cours : nous poursuivons ◀l’▶image magique ◀d’▶une Science suprême et ◀d’▶une Connaissance universelle, que nous n’atteindrons jamais, mais qui nous maintient en mouvement, aussi longtemps que durera ◀la▶ Constitution politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ États qui ne sont jamais entrés dans ce conflit, ne comptent pour ainsi dire pas.155
Mais voici l’une ◀de▶ ces intuitions typiquement herdériennes, c’est-à-dire géo-historico-lyriques, qui annoncent ◀les▶ grands systèmes « weltgeschichtlich » ◀de▶ Schlegel à Spengler en passant par Hegel :
Est-ce ◀le▶ Nord ou ◀le▶ Sud, ◀le▶ Levant ou ◀le▶ Couchant qui a été ◀la▶ « vagina hominum » ? Quelle est ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine, des inventions, des arts et des religions ? Faut-il croire que ◀le▶ genre humain a émigré ◀de▶ ◀l’▶est vers ◀le▶ nord, pour s’y reproduire dans ◀les▶ montagnes du froid, mû par sa force ◀de▶ géant, comme ces monstrueux poissons conservés sous ◀les▶ glaces ? Ensuite, après avoir inventé cette religion ◀de▶ ◀la▶ cruauté conforme à son climat, il aurait envahi ◀l’▶Europe à ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶épée, y implantant ses mœurs et sa conception ◀de▶ ◀la▶ justice. S’il en est ainsi, je vois deux courants : l’un, venu ◀d’▶Orient, passe par ◀la▶ Grèce et ◀l’▶Italie et s’infléchit légèrement dans ◀le▶ sud ◀de▶ ◀l’▶Europe, inventeur ◀d’▶une douce religion méridionale, ◀d’▶une poésie ◀de▶ ◀l’▶imagination, ◀d’▶une musique, ◀d’▶un art, ◀d’▶une sagesse des mœurs, ◀d’▶une science qui forment ◀le▶ patrimoine du Sud-Ouest européen. Quant au deuxième courant, il part ◀d’▶Asie, par ◀le▶ nord rejoint ◀l’▶Europe où il submerge l’autre courant… S’il en est ainsi, le troisième courant ne viendra-t-il pas ◀d’▶Amérique et le dernier peut-être du cap de Bonne-Espérance ou des régions situées au-delà ?156
Sur ◀la▶ fonction mondiale ◀de▶ ◀l’▶Europe, Herder a des vues prophétiques, que vérifie ◀l’▶évolution anticolonialiste et nationaliste à laquelle nous assistons au xxe siècle. Déjà dans ses Idées pour une Philosophie ◀de▶ ◀l’▶Histoire (1784) il annonçait que ◀les▶ instruments et moyens inventés par ◀l’▶Europe pour subjuguer ◀les▶ autres continents se retourneraient un jour contre elle :
Nous autres Européens… sommes en train de forger ◀les▶ chaînes avec lesquelles vous nous traînerez, quand votre tour viendra !157
Aux yeux de Herder — et à cette date déjà — ◀l’▶Europe est en train de trahir sa mission mondiale. Dans ◀le▶ recueil intitulé Adrastea, on trouve ◀le▶ dialogue suivant entre un Européen et un Asiatique :
◀L’▶Asiatique : Un jour ◀la▶ Providence a mis entre ◀les▶ mains des Européens une jauge et une balance. Ils doivent mesurer, ils doivent peser. Mais s’ils mesurent tout à leur aune particulière uniquement pour s’avantager, que deviendra entre leurs mains ◀la▶ si importante balance du destin, qu’on leur a confiée pour contribuer au bonheur des peuples ?
Ce que Herder, l’un des premiers, a su comprendre, c’est que ◀l’▶Europe ne peut se concevoir comme entité fermée ou monade autonome. Elle est fonctionnellement liée au monde. Il ◀le▶ dit en une phrase décisive, dont Hegel a dû se souvenir :
On peut considérer ◀l’▶existence ◀d’▶un État en soi ou par rapport aux autres États ; ◀l’▶Europe se trouve dans ◀l’▶obligation ◀d’▶utiliser ◀les▶ deux échelles, ◀les▶ États d’Asie n’en ont qu’une seule.159
Johannes von Müller (1752-1809), historien des Suisses, combla ◀les▶ vœux ◀de▶ Herder en donnant à ses contemporains une Vue générale ◀de▶ ◀l’▶Histoire du Genre Humain (1797) dont ◀le▶ succès fut immense à ◀l’▶époque. Quoique centrée sur ◀l’▶Europe, comme ◀l’▶indique son titre en allemand (Vierundzwanzig Bücher allgemeiner Geschichte, besonders der europäischen Menschheit) cette vue générale ne laisse pas ◀d’▶être pessimiste. Selon Heinz Gollwitzer, J. von Müller « fut le premier grand esprit allemand qui ait pleinement saisi et parfois assumé ◀le▶ contenu affectif et conceptuel ◀d’▶une conscience ◀de▶ ◀la▶ décadence spécifiquement européenne, apparentée (mais non identique), au pessimisme ◀de▶ ◀la▶ vision chrétienne du monde »160. Comme Rousseau, il voyait « tous ◀les▶ États de l’Europe courir à leur ruine », et il pressentait que ◀l’▶avenir appartiendrait « soit à ◀la▶ Russie soit à ◀l’▶Amérique ».
Voici ◀le▶ tableau qu’il donne ◀de▶ ◀l’▶état des puissances européennes, tel qu’on pouvait ◀le▶ concevoir à ◀la▶ fin du xviiie siècle :
Toutes ◀les▶ puissances peuvent se diviser en trois classes ; ◀les▶ puissances maritimes, qui se subdivisent en deux classes : ◀les▶ princes Bourbons régnant en France, en Espagne, dans ◀les▶ Deux-Siciles ; et ◀la▶ Grande-Bretagne avec ◀les▶ Provinces-Unies, formant, jointes ensemble, ◀l’▶intérêt protestant dans cette partie ◀de▶ ◀l’▶Europe ; un jour ◀la▶ neutralité armée se joindra ici…
Parmi ◀les▶ puissances ◀de▶ la seconde classe, qui tiennent ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀la▶ liberté européenne, ◀l’▶empereur, ◀la▶ Russie et ◀la▶ Prusse sont par ◀le▶ nombre et ◀l’▶excellence ◀de▶ leurs troupes, naturellement ◀les▶ principales. D’autres leur disputeraient le premier rang, s’il devoit s’élever quelque nouveau Gustave Adolphe, qui par ◀l’▶énergie ◀de▶ son héroïsme, sût placer un petit peuple à ◀la▶ tête des Potentats.
À ◀la▶ tête des puissances barbares est ◀le▶ Padisha ; ◀l’▶Europe n’a point ◀de▶ relations avec ◀les▶ Cours ◀d’▶Asie ; en Afrique, Alger, Tunis, Tripoli, Maroc, sont dignes ◀de▶ remarque.
On peut traiter ◀de▶ ◀la▶ Suisse et des rois ◀de▶ Sardaigne et ◀de▶ Portugal après ◀la▶ maison ◀de▶ Bourbon, dont l’un est censé ◀d’▶être allié ; et dont ◀les▶ liaisons peuvent seules faire valoir ◀les▶ droits ou ◀les▶ désirs du duc de Savoye, concernant ◀la▶ Lombardie. ◀La▶ Scandinavie, ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶Empire, ◀la▶ Pologne, quelques États d’Italie peuvent être considérés après ◀les▶ trois puissances qui tiennent ◀l’▶équilibre, parce que leur alliance peut contribuer surtout à gêner ou à accélérer ◀les▶ progrès ◀de▶ l’une contre l’autre ◀de▶ ces puissances.
Parmi ◀les▶ États gouvernés par ◀les▶ Bourbons, ◀la▶ France par son étendue, sa situation, son terroir, sa population, et ◀le▶ caractère ◀de▶ ses habitants, pourroit seule donner ◀la▶ loi au monde, si un système suivi, approprié à ◀la▶ nature ◀d’▶une grande puissance, faisoit valoir ses prodigieuses ressources.161
On est frappé par ◀la▶ complication et ◀la▶ fragilité ◀de▶ ces divers groupes ◀de▶ puissances censées « tenir ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀la▶ liberté européenne ». Elles évoquent ◀la▶ page dans laquelle Kant, critiquant ◀l’▶idée ◀d’▶équilibre européen chère à Gentz et à Burke, rappelait cette maison décrite par Swift et qui était bâtie ◀d’▶une manière si conforme au seul principe ◀d’▶équilibre que lorsqu’un moineau se posa sur son toit, elle s’écroula.
D’ailleurs, Müller est surtout intéressant par ses essais ◀de▶ comparaison globale des civilisations. À cet égard, ◀le▶ Résumé du ixe Discours est très typique ◀de▶ cette apparition ◀d’▶une conscience ◀de▶ ◀l’▶Europe-dans-le-Monde qui marque ◀la▶ pensée germanique ◀de▶ ◀l’▶époque :
Pendant huit siècles depuis ◀la▶ ruine ◀de▶ ◀l’▶Empire romain nous avons vu ◀l’▶Orient toujours semblable à lui-même ; un empire, aussi prompt à s’élever que celui ◀de▶ Ninus et ◀de▶ Cyrus, s’affoiblir, se partager, et diverses dynasties se succéder, par ◀la▶ même mollesse des despotes ; ◀les▶ Mongols, comme ◀les▶ Scythes du temps ◀de▶ Cyaxares, envahir mille diverses tribus du genre humain, et disparoître aussitôt parce que leur armée ne pouvoit pas se renouveller ; dans ◀l’▶Occident, après ◀la▶ longue agitation des peuples, et ◀l’▶ascendant passager du premier empereur des Francs, ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ vie des anciens Germains à ◀l’▶état ◀de▶ police, quand ◀les▶ nations contenues l’une par l’autre, furent forcées à tirer ◀de▶ leur sol, ce qu’ils auraient mieux aimé conquérir. ◀De▶ cette application résulte ◀l’▶industrie, puis ◀le▶ courage ◀de▶ ◀la▶ liberté, parmi ◀les▶ bourgeois, enfin ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Toutes ◀les▶ religions sont venues ◀de▶ ◀l’▶Orient ; ◀le▶ sentiment y est plus vif, plus élevé ; ces connoissances intuitives ou adaptées au sens, prennent dans ◀l’▶Occident une force spéculative ; là ◀les▶ conquérans ◀les▶ emploient, ici elles accélèrent ◀le▶ grand ouvrage ◀de▶ ◀l’▶établissement ◀de▶ ◀l’▶ordre civil.
On voit plus ◀d’▶art, plus ◀de▶ persévérance dans ◀la▶ politique des Européens, dans celle des Orientaux plus ◀de▶ cette énergie momentanée. Nous sommes au milieu du Drame qu’ont ouvert ◀les▶ Géans du Nord, ◀les▶ destructeurs ◀de▶ ◀l’▶ancien Empire.