4.
Napoléon et l’▶Europe
Cependant, un nouvel Empire allait s’élever. J. de Müller lui-même, après avoir servi successivement ◀l’▶Autriche et ◀la▶ Prusse, et combattu toute idée ◀d’▶hégémonie européenne, estima qu’il était temps « ◀de▶ substituer aux formes surannées ◀de▶ ◀la▶ vieille Europe un nouvel ordre des choses »162 et devint ministre du roi Jérôme de Westphalie. C’était ◀le▶ temps où ◀la▶ Gazette ◀de▶ France écrivait sous ◀le▶ titre ◀de▶ « Tableau ◀de▶ ◀l’▶Europe »163 :
Ce ne seront plus des forces égales qui, par leur opposition, se maintiendront en repos ; mais une seule puissance prépondérante, trop forte désormais, pour être attaquée et trop grande pour avoir besoin ◀de▶ s’étendre, tiendra tout en paix autour ◀d’▶elle… Désormais ◀la▶ France sera ◀le▶ point ◀d’▶appui sur lequel reposera ◀l’▶Europe entière.
C’était ◀le▶ temps aussi où un Laplace, préconisant ◀le▶ système décimal et une rationalisation générale des mesures déclarait :
Quelle circonstance peut être plus favorable à leur adoption, que celle, où Napoléon le Grand réunit ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶Europe sous son empire et par ◀l’▶ascendant ◀de▶ son exemple exerce sur l’autre moitié ◀la▶ plus heureuse influence ? Grâce à son Génie, ◀l’▶Europe entière ne formera bientôt qu’une immense famille, unie par ◀la▶ même religion, ◀le▶ même Code des lois et ◀les▶ mêmes mesures.164
Plusieurs ouvrages parurent en France et en Allemagne, reprenant ◀les▶ anciens projets ◀de▶ paix en Europe par ◀l’▶union des États, mais cette fois sous ◀l’▶égide du Premier Consul, puis ◀de▶ ◀l’▶empereur : ainsi ◀le▶ Tableau politique ◀de▶ ◀l’▶Europe par Echassériaux (1802), Die Europäische Republik par Niklas Vogt (1802 et 1808), ◀De▶ ◀la▶ Paix ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ses bases par Delisle de Sales, Du droit public et du droit des gens, suivi ◀d’▶un projet ◀de▶ paix générale et perpétuelle par Gondon (1807), Das Urbild der Menschheit par Karl Christian Friedrich Krause (1807-1811), et vingt autres… On sait d’ailleurs ◀de▶ quel étrange prestige Napoléon bénéficia auprès des grands esprits ◀de▶ Weimar et ◀de▶ Iéna, un Goethe, un Wieland, un Hegel, ◀les▶ plus « européens » du monde germanique, et même auprès ◀d’▶un poète aussi peu politique que Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter, 1763-1825). Cet enthousiaste a été jusqu’à louer ◀l’▶empereur ◀d’▶avoir tenté ◀de▶ transformer ◀le▶ continent tout entier en ◀l’▶« État commercial fermé » que réclamait Fichte ! Mais c’est en réalité ◀l’▶imagination ◀de▶ ◀l’▶Humanité unie et ◀de▶ ◀l’▶Europe s’ouvrant au monde qui inspirent ◀les▶ écrits politiques ◀de▶ Jean Paul, tels que Dämmerungen für Deutschland et Politische Fastenpredigten. Il y décrit souvent ◀l’▶Europe comme sa véritable patrie, et ◀l’▶Allemagne en serait ◀le▶ cœur. Ainsi dans ce passage qui rappelle si curieusement ◀la▶ description ◀de▶ ◀l’▶Europe en un seul corps par Guillaume Postel et par ◀les▶ graveurs ◀de▶ ◀la▶ Renaissance.
Non seulement ◀l’▶Allemagne occupe ◀le▶ centre géographique ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais elle en est aussi ◀le▶ centre moral. À juste titre, on ◀la▶ représente souvent sur ◀l’▶effigie ◀d’▶une jeune fille sous ◀la▶ forme du cœur, tandis que mainte autre partie ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est que ◀la▶ tête ou ◀le▶ bras avec ◀le▶ poing. Ce bon cœur si honnête que presque toutes ◀les▶ guerres européennes ont transpercé à coups ◀de▶ canon !165
Que pensait dans ◀le▶ même temps ◀le▶ héros ◀de▶ ces utopistes, ◀le▶ porteur ◀de▶ leurs espoirs européens, celui qui avait rêvé ◀d’▶une conquête ◀de▶ ◀l’▶Asie mais que son échec égyptien avait contraint ◀de▶ limiter ses ambitions au continent dont on prétend qu’il dit un jour : « Cette vieille Europe m’ennuie » ?
Tout le monde répète que ◀l’▶empereur n’a « révélé » ses intentions ◀d’▶unir ◀l’▶Europe qu’au temps de Sainte-Hélène, quand il était trop tard. Ce n’est pas exact. Si ◀l’▶Acte additionnel aux Constitutions ◀de▶ ◀l’▶Empire, rédigé au retour ◀de▶ ◀l’▶île d’Elbe, fut comme on sait ◀l’▶œuvre ◀de▶ Benjamin Constant, son préambule porte ◀les▶ marques ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ ◀l’▶empereur. Or on y lit :
Nous avions alors pour but ◀d’▶organiser un grand système fédératif européen, que nous avions adopté comme conforme à ◀l’▶esprit du siècle, et favorable aux progrès ◀de▶ ◀la▶ civilisation. Pour parvenir à ◀le▶ compléter et à lui donner toute ◀l’▶étendue et toute ◀la▶ stabilité dont il était susceptible, nous avions ajourné ◀l’▶établissement ◀de▶ plusieurs institutions intérieures, plus spécialement destinées à protéger ◀la▶ liberté des citoyens…
On conçoit que ◀l’▶inaction forcée ◀de▶ Sainte-Hélène ait seule permis au despote déposé ◀de▶ se former une vue cohérente des motifs qui animaient son action politique. ◀D’▶où ◀les▶ déclarations fréquentes faites à Las Cases sur ◀l’▶organisation qu’il souhaite pour ◀l’▶Europe. À ◀la▶ question ◀de▶ savoir ce qui fût advenu s’il était sorti victorieux ◀de▶ ◀la▶ campagne ◀de▶ Russie, Napoléon répond :
◀La▶ paix dans Moscou accomplissait et terminait mes expéditions ◀de▶ guerre. C’était, pour ◀la▶ grande cause, ◀la▶ fin des hasards et ◀le▶ commencement ◀de▶ ◀la▶ sécurité. Un nouvel horizon, ◀de▶ nouveaux travaux allaient se dérouler, tous pleins du bien-être et ◀de▶ ◀la▶ prospérité ◀de▶ tous. ◀Le▶ système européen se trouvait fondé ; il n’était plus question que ◀de▶ ◀l’▶organiser.
Satisfait sur ces grands points, et tranquille partout, j’aurais eu aussi mon Congrès et ma Sainte-Alliance. Ce sont des idées qu’on m’a volées. Dans cette réunion ◀de▶ tous ◀les▶ souverains, nous eussions traité ◀de▶ nos intérêts en famille, et compté ◀de▶ clerc à maître avec ◀les▶ peuples.
◀L’▶empereur, ajoute Las Cases dans ◀le▶ Mémorial ◀de▶ Sainte-Hélène,
passait ensuite en revue ce qu’il eût proposé pour ◀la▶ prospérité, ◀les▶ intérêts, ◀la▶ jouissance et ◀le▶ bien-être ◀de▶ ◀l’▶association européenne. Il eût voulu ◀les▶ mêmes principes, ◀le▶ même système partout. Un Code européen ; une Cour ◀de▶ Cassation européenne, redressant, pour tous, ◀les▶ erreurs, comme ◀la▶ nôtre redresse chez nous celles ◀de▶ nos tribunaux. Une même monnaie sous des coins différents ; ◀les▶ mêmes poids, ◀les▶ mêmes mesures, ◀les▶ mêmes lois, etc., etc.
◀L’▶Europe, disait-il, n’eût bientôt fait ◀de▶ ◀la▶ sorte véritablement qu’un même peuple, et chacun en voyageant, partout se fût trouvé toujours dans ◀la▶ patrie commune.
Il eût demandé toutes ◀les▶ rivières navigables pour tous ; ◀la▶ communauté des mers ; que ◀les▶ grandes armées permanentes fussent réduites désormais à ◀la▶ seule garde des souverains, etc., etc.
Dans son esprit, demeuré jacobin — et nullement fédéraliste ! — ◀la▶ condition ◀de▶ toute union européenne résidait dans une « simplification sommaire » des codes, des opinions, des sentiments et des intérêts, préalablement unifiés à ◀l’▶intérieur des grandes nations :
Une ◀de▶ mes plus grandes pensées avait été ◀l’▶agglomération, ◀la▶ concentration des mêmes peuples géographiques, qu’ont dissous, morcelés, ◀les▶ révolutions et ◀la▶ politique. Ainsi ◀l’▶on compte en Europe, bien qu’épars, plus ◀de▶ trente millions ◀de▶ Français, quinze millions ◀d’▶Espagnols, quinze millions ◀d’▶Italiens, trente millions ◀d’▶Allemands : j’eusse voulu faire ◀de▶ chacun ◀de▶ ces peuples un seul et même corps ◀de▶ nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau ◀de▶ s’avancer dans ◀la▶ postérité et ◀la▶ bénédiction des siècles. Je me sentais digne ◀de▶ cette gloire !
Après cette simplification sommaire, il eût été plus possible ◀de▶ se livrer à ◀la▶ chimère du beau idéal ◀de▶ ◀la▶ civilisation : c’est dans cet état de choses qu’on eût trouvé plus ◀de▶ chances ◀d’▶amener partout ◀l’▶unité des codes, celle des principes, des opinions, des sentimens, des vues et des intérêts. Alors peut-être, à ◀la▶ faveur des lumières universellement répandues, devenait-il permis ◀de▶ rêver, pour ◀la▶ grande famille européenne, ◀l’▶application du Congrès américain, ou celle des amphictions ◀de▶ ◀la▶ Grèce ; et quelle perspective alors ◀de▶ force, ◀de▶ grandeur, ◀de▶ jouissances, ◀de▶ prospérité ! Quel grand et magnifique spectacle ! …
Quoi qu’il en soit, cette agglomération arrivera tôt ou tard, par ◀la▶ force des choses, ◀l’▶impulsion est donnée, et je ne pense pas qu’après ma chute et ◀la▶ disparition ◀de▶ mon système, il y ait en Europe ◀d’▶autre grand équilibre possible que ◀l’▶agglomération et ◀la▶ confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera ◀de▶ bonne foi ◀la▶ cause des peuples, se trouvera à ◀la▶ tête ◀de▶ toute ◀l’▶Europe, et pourra tenter tout ce qu’il voudra.