5.
L’Europe des adversaires de▶ l’empereur
Napoléon avait raison sur ce dernier point : le seul « équilibre possible » après la chute ◀de▶ son empire, eût été la fédération. ◀De▶ fait, l’équilibre impossible ◀de▶ la Sainte-Alliance fut imposé par des souverains qui, très loin ◀d’▶« embrasser ◀de▶ bonne foi la cause des peuples », ne purent nouer au nom de la stabilité qu’une précaire Ligue des rois. Toutefois, l’idée européenne avait pris assez ◀de▶ force et rassemblé assez ◀d’▶espoirs divers pour que les négociateurs des Traités ◀de▶ paix se sentissent obligés ◀de▶ l’honorer au moins des lèvres :
Extrait du protocole ◀de▶ la séance du 5 février 1814, au congrès ◀de▶ Châtillon :
Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent qu’ils ne se présentent point aux conférences comme uniquement envoyés par les quatre cours ◀de▶ la part desquelles ils sont munis ◀de▶ pleins pouvoirs, mais se trouvant chargés ◀de▶ traiter la paix avec la France au nom de l’Europe, ne formant qu’un seul tout.
Extrait du traité ◀de▶ Chaumont, 1er mars 1814 :
Le présent traité ◀d’▶alliance défensive, ayant pour but ◀de▶ maintenir l’équilibre en Europe, ◀d’▶assurer le repos et l’indépendance des puissances et ◀de▶ prévenir les envahissements qui, depuis tant ◀d’▶années, ont désolé le monde, les Hautes Parties contractantes sont convenues entre elles ◀d’▶en étendre la durée ◀de▶ vingt ans, à date du jour ◀de▶ la signature.
Extrait ◀de▶ la Déclaration ◀de▶ Vichy, 15 mars 1814 :
La marche des événements (a donné) aux Cours alliées le sentiment ◀de▶ toute la force ◀de▶ la ligue européenne… La paix sera celle ◀de▶ l’Europe, toute autre est inadmissible.
Extrait ◀de▶ l’Acte ◀de▶ reconnaissance ◀de▶ la neutralité ◀de▶ la Suisse, 1814 et 1815 :
Les Puissances signataires… reconnaissent… que la neutralité et l’inviolabilité ◀de▶ la Suisse… sont dans les vrais intérêts ◀de▶ l’Europe tout entière.
Et Metternich lui-même, l’un des principaux inspirateurs ◀de▶ ces Traités, déclarait :
Depuis longtemps, l’Europe est pour moi une patrie.
Toute l’Europe se mit donc à parler ◀de▶ l’Europe, contre Napoléon qui avait voulu la faire. Mais ce concert des Intellectuels est aussi discordant que celui des Puissances se prétend harmonieux. Trois groupes principaux s’y distinguent : les libéraux, les réactionnaires (désespérés ou visionnaires) et les auteurs des grands systèmes (mystico-métaphysiques ou socioéconomiques).
Domaine ◀d’▶expression française : deux libéraux suisses, Constant et Mme de Staël ; un ultramontain savoyard, Joseph de Maistre ; et un économiste pré-socialiste, Saint-Simon.
Domaine germanique : un groupe ◀de▶ romantiques catholicisants, Novalis, Görres, Baader et Adam Müller ; et un groupe ◀de▶ philosophes aux vues profondes, systématiques et mondiales à la Fichte, les deux Schlegel, Hegel et Schelling.
Mme de Staël servira ◀de▶ trait ◀d’▶union entre les deux domaines. Et Goethe les dominera ◀de▶ sa stature, mais non pas ◀de▶ son influence.
C’est au moment où Napoléon vient de quitter l’île d’Elbe que Benjamin Constant (1767-1830) publie son célèbre pamphlet : ◀De▶ l’Esprit ◀de▶ conquête et ◀de▶ l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne. Certes, il n’y propose pas un plan ◀d’▶union166, mais l’idée ◀de▶ l’Europe comme formant un ensemble n’est pas seulement dans le titre : elle est le sous-entendu ◀de▶ l’ouvrage entier. Napoléon, c’est l’esprit ◀de▶ conquête et ◀d’▶uniformité imposé par les armes, c’est l’anti-Europe. La polémique ◀de▶ Benjamin Constant contre la guerre se lie donc à une attaque contre l’idée jacobine ◀de▶ la nation centralisée. Par là même, Benjamin Constant se fait le précurseur des fédéralistes modernes, partisans ◀d’▶une Europe unie dans ses diversités et opposant au nationalisme abstrait, niveleur et fermé, d’une part l’union pacifique des peuples, d’autre part la renaissance des réalités locales, écrasées par l’État-nation167.
Il est assez remarquable que l’uniformité n’ait jamais rencontré plus ◀de▶ faveur que dans une révolution faite au nom des droits et ◀de▶ la liberté des hommes. L’esprit systématique s’est d’abord extasié sur la symétrie. L’amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que le patriotisme n’existe que par un vif attachement aux intérêts, aux mœurs, aux coutumes ◀de▶ localité, nos soi-disant patriotes ont déclaré la guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du patriotisme, et l’ont voulu remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée ◀de▶ tout ce qui frappe l’imagination et ◀de▶ tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l’édifice, ils commençaient par broyer et réduire en poudre les matériaux qu’ils devaient employer. Peu s’en est fallu qu’ils ne désignassent par des chiffres les cités et les provinces, comme ils désignaient par des chiffres les légions et les corps ◀d’▶armée, tant ils semblaient craindre qu’une idée morale ne pût se rattacher à ce qu’ils instituaient !
… Même dans les États constitués depuis longtemps, et dont l’amalgame a perdu l’odieux ◀de▶ la violence et ◀de▶ la conquête, on voit le patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre ◀de▶ patriotisme véritable, renaître comme des cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence, même trompeuse, ◀d’▶être constitués en corps ◀de▶ nation, et réunis par des hens particuliers. On sent que s’ils n’étaient arrêtés dans le développement ◀de▶ cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte ◀d’▶honneur communal, pour ainsi dire, ◀d’▶honneur ◀de▶ ville, ◀d’▶honneur ◀de▶ province, qui serait à la fois une jouissance et une vertu. Mais la jalousie ◀de▶ l’autorité les surveille, s’alarme, et brise le germe prêt à éclore.
L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait ◀de▶ la rébellion ! Qu’arrive-t-il ? que dans tous les États où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre : dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts : là vont s’agiter toutes les ambitions : le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au heu ◀de▶ leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent ◀d’▶une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune ◀de▶ ses parties.
La variété, c’est ◀de▶ l’organisation : l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie : l’uniformité, c’est la mort.
L’année même où paraissait la brochure ◀de▶ Constant, manifeste du libéralisme politique, où mourait Fichte, théoricien du nationalisme autarcique, où Napoléon partait pour Sainte-Hélène tandis que Gentz, le « chevalier ◀de▶ l’Europe » se voyait placé au cœur des grandes affaires, un obscur aristocrate français, le comte Henri de Saint-Simon-Sandricourt (1760-1825), ancien officier, ancien spéculateur, ancien détenu ◀de▶ la Terreur, économiste, ingénieur, écrivain, et futur fondateur ◀d’▶une secte religieuse, publiait un plan ◀d’▶États-Unis d’Europe ◀d’▶une conception absolument nouvelle. En voici le titre complet :
◀De▶ la réorganisation ◀de▶ la Société européenne, ou ◀de▶ la nécessité ◀de▶ rassembler les peuples ◀de▶ l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale.
Sans même tenir compte ◀de▶ l’influence que Saint-Simon devait exercer par la suite sur l’historiographie par Augustin Thierry, sur la philosophie et la sociologie par Auguste Comte, sur les grandes œuvres du capitalisme industriel par F. de Lesseps (canal ◀de▶ Suez) et sur le socialisme français par Enfantin, Fourier et les phalanstériens, on doit reconnaître à son plan européen deux qualités majeures : 1° il rompt avec la tradition Dubois — Sully — Saint-Pierre des alliances des princes, que Metternich et Alexandre allaient tenter ◀de▶ réaliser, en vain, et il propose l’élection ◀de▶ députés européens par les « corporations », ou professions qu’ils représenteront ; 2° il place le problème européen sur le terrain des « intérêts communs et des engagements solides ». Plus que tout autre auteur ◀de▶ Plans antérieurs, il se fonde sur l’économie. Il est le vrai précurseur ◀de▶ la tendance institutionnaliste du xxe siècle, qui a produit le Marché commun et l’OCDE. Qu’on en juge :
Le traité ◀de▶ Westphalie établit un nouvel ordre ◀de▶ choses par une opération politique, qu’on appela équilibre des puissances. L’Europe fut partagée en deux confédérations qu’on s’efforçait ◀de▶ maintenir égales : c’était créer la guerre et l’entretenir constitutionnellement ; car deux ligues ◀d’▶égale force sont nécessairement rivales, et il n’y a pas ◀de▶ rivalités sans guerres.
Dès lors chaque puissance n’eut ◀d’▶autre occupation que ◀d’▶accroître ses forces militaires. Au lieu de ces chétives poignées ◀de▶ soldats levées pour un temps et bientôt licenciées, on vit partout des armées formidables, toujours sur pied, presque toujours actives ; car depuis le traité ◀de▶ Westphalie la guerre a été l’état habituel ◀de▶ l’Europe…
L’Europe a formé autrefois une société confédérative unie par des institutions communes, soumise à un gouvernement général qui était aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus : un pareil état de choses est le seul qui puisse tout réparer.
Je ne prétends pas sans doute qu’on tire ◀de▶ la poussière cette vieille organisation qui fatigue encore l’Europe ◀de▶ ses débris inutiles : le xixe siècle est trop loin du xiiie . Une constitution, forte par elle-même, appuyée sur des principes puisés dans la nature des choses et indépendans des croyances qui passent et des opinions qui n’ont qu’un temps : voilà ce qui convient à l’Europe, voilà ce que je propose aujourd’hui…
À toute réunion ◀de▶ peuples comme à toute réunion ◀d’▶hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par la force.
Vouloir que l’Europe soit en paix par des traités et des congrès, c’est vouloir qu’un corps social subsiste par des conventions et des accords : des deux côtés il faut une force coactive qui unisse les volontés, concerte les mouvemens, rende les intérêts communs et les engagemens solides…
… L’Europe aurait la meilleure organisation possible, si toutes les nations qu’elle renferme, étant gouvernées chacune par un parlement, reconnaissaient la suprématie ◀d’▶un parlement général placé au-dessus ◀de▶ tous les gouvememens nationaux et investi du pouvoir ◀de▶ juger leurs différens.
… Il en est du gouvernement européen, comme des Gouvernemens nationaux, il ne peut avoir ◀d’▶action sans une volonté commune à tous ses membres. Or, cette volonté ◀de▶ corps qui, dans un gouvernement national, naît du patriotisme national, dans le gouvernement européen ne peut provenir que ◀d’▶une plus grande généralité ◀de▶ vues, ◀d’▶un sentiment plus étendu, qu’on peut appeler le patriotisme européen.
C’est l’institution qui forme les hommes, dit Montesquieu ; ainsi, ce penchant qui fait sortir le patriotisme hors des bornes ◀de▶ la patrie, cette habitude ◀de▶ considérer les intérêts ◀de▶ l’Europe, au lieu des intérêts nationaux, sera pour ceux qui doivent former le parlement européen, un fruit nécessaire ◀de▶ son établissement.
Il est vrai ; mais aussi ce sont les hommes qui font l’institution, et l’institution ne peut s’établir si elle ne les trouve tout formés ◀d’▶avance, ou du moins préparés à l’être.
C’est donc une nécessité ◀de▶ n’admettre dans la chambre des députés du parlement européen, c’est-à-dire dans l’un des deux pouvoirs actifs ◀de▶ la constitution européenne, que des hommes qui, par des relations plus étendues, des habitudes moins circonscrites dans le cercle des habitudes natales, des travaux dont l’utilité n’est point bornée aux usages nationaux, et se répand sur tous les peuples, sont plus capables ◀d’▶arriver bientôt à cette généralité ◀de▶ vues qui doit être l’esprit ◀de▶ corps, à cet intérêt général qui doit être l’intérêt ◀de▶ corps du parlement européen.
Des négocians, des savans, des magistrats et des administrateurs doivent être appelés seuls à composer la chambre des députés du grand parlement.
Et en effet, tout ce qu’il y a ◀d’▶intérêts communs à la société européenne, peut être rapporté aux sciences, aux arts, à la législation, au commerce, à l’administration et à l’industrie.
Chaque million ◀d’▶hommes sachant lire et écrire en Europe, devra députer à la chambre des communes du grand parlement un négociant, un savant, un administrateur et un magistrat. Ainsi, en supposant qu’il y ait en Europe soixante millions ◀d’▶hommes sachant lire et écrire, la chambre sera composée ◀de▶ deux-cent-quarante membres.
Les élections ◀de▶ chacun des membres se feront par la corporation à laquelle il appartiendra. Tous seront nommés pour dix années…
Toute question ◀d’▶intérêt général ◀de▶ la société européenne sera portée devant le grand parlement, et examinée et résolue par lui. Il sera le seul juge des contestations qui pourront s’élever entre les Gouvememens.
Le parlement européen devra avoir en propriété et souveraineté exclusive une ville et son territoire.
Le parlement aura le pouvoir ◀de▶ lever sur la confédération tous les impôts qu’il jugera nécessaires.
Toutes les entreprises ◀d’▶une utilité générale pour la société européenne, seront dirigées par le grand parlement : ainsi, par exemple, il joindra par des canaux le Danube au Rhin, le Rhin à la Baltique, etc.
Sans activité au-dehors, il n’y a point ◀de▶ tranquillité au-dedans. Le plus sûr moyen ◀de▶ maintenir la paix dans la confédération sera ◀de▶ la porter sans cesse hors ◀d’▶elle-même, et ◀de▶ l’occuper sans relâche par des grands travaux intérieurs. Peupler le globe ◀de▶ la race européenne, qui est supérieure à toutes les autres races ◀d’▶hommes ; le rendre voyageable et habitable comme l’Europe, voilà l’entreprise par laquelle le parlement européen devra continuellement exercer l’activité ◀de▶ l’Europe, et la tenir toujours en haleine.
L’instruction publique dans toute l’Europe, sera mise sous la direction et la surveillance du grand parlement.
Un code ◀de▶ morale tant générale que nationale et individuelle, sera rédigé par les soins du grand parlement, pour être enseigné dans toute l’Europe. Il y sera démontré que les principes sur lesquels reposera la confédération européenne, sont les meilleurs, les plus solides, les seuls capables ◀de▶ rendre la société aussi heureuse qu’elle puisse l’être, et par la nature humaine, et par l’état ◀de▶ ses lumières.
Le grand parlement permettra l’entière liberté ◀de▶ conscience, et l’exercice libre ◀de▶ toutes les religions ; mais il réprimera celles dont les principes seraient contraires au grand code ◀de▶ morale qui aura été établi.
Ainsi, il y aura entre les peuples européens ce qui fait le lien et la base ◀de▶ toute association politique : conformité ◀d’▶institutions, union ◀d’▶intérêts, rapport ◀de▶ maximes, communauté ◀de▶ morale et ◀d’▶instruction publique…
Après ◀de▶ grands efforts et ◀de▶ grands travaux, je me suis placé du point de vue ◀de▶ l’intérêt commun des peuples européens. Ce point est le seul duquel on puisse apercevoir et les maux qui nous menacent et les moyens ◀d’▶éviter ces maux. Que ceux qui dirigent les affaires s’élèvent à la même hauteur que moi, et tous verront ce que j’ai vu…
Il viendra sans doute un temps où tous les peuples ◀de▶ l’Europe sentiront qu’il faut régler les points ◀d’▶intérêt général, avant de descendre aux intérêts nationaux ; alors les maux commenceront à devenir moindres, les troubles à s’apaiser, les guerres à s’éteindre ; c’est là que nous tendons sans cesse, c’est là que le cours ◀de▶ l’esprit humain nous emporte ! mais lequel est le plus digne ◀de▶ la prudence ◀de▶ l’homme ou ◀de▶ s’y traîner, ou ◀d’▶y courir ?
Le comte Joseph de Maistre (1754-1821) né en Savoie, longtemps ministre du roi de Sardaigne à St-Petersbourg, représente en marge de la France, — quoique grand écrivain ◀de▶ langue française — l’opposition la plus fanatique à la Révolution libérale ou jacobine, à Napoléon, au nationalisme et à la démocratie. Convaincu que l’Europe (audax Japeti genus, comme l’écrivait Horace) est à la tête ◀de▶ l’humanité, il n’en énonce pas moins les prophéties les plus sombres sur son avenir, car il ne peut imaginer pour elle qu’un seul salut : le retour ◀de▶ tous les peuples à Rome, et leur subordination sans condition au pape, « grand Démiurge ◀de▶ la civilisation », fondateur ◀de▶ la « monarchie européenne » et « source ◀de▶ la souveraineté ◀de▶ l’Europe ». Mais comment croire à la réalisation ◀de▶ cette grandiose rêverie théocratique ? On doute que son auteur y ait cru. Il écrit en effet, le 9 août 1819 (lettre au comte de Marcellus) : « Je meurs avec l’Europe, je suis en bonne compagnie. »
Dans son livre intitulé Du pape 168, publié deux ans plus tard, il n’en définit pas moins la supériorité ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ la liberté sur l’Asie et le despotisme :
L’univers s’est partagé en deux systèmes ◀d’▶une diversité tranchante.
La race audacieuse ◀de▶ Japhet n’a cessé, s’il est permis ◀de▶ s’exprimer ainsi, ◀de▶ graviter vers ce qu’on appelle la liberté, c’est-à-dire vers cet État où le gouvernement est aussi peu gouvernant, et le gouverné aussi peu gouverné qu’il est possible. Toujours en garde contre ses maîtres, tantôt l’Européen les a chassés, et tantôt il leur a opposé des lois. Il a tout tenté, il a épuisé toutes les formes imaginables ◀de▶ gouvernement, pour se passer ◀de▶ maîtres ou pour restreindre leur puissance.
L’immense postérité ◀de▶ Sem et ◀de▶ Cham a pris une autre route. Depuis les temps primitifs jusqu’à ceux que nous voyons, toujours elle a dit à un homme : Faites tout ce que vous voudrez, et lorsque nous serons las, nous vous égorgerons.
Du reste, elle n’a jamais pu ni voulu comprendre ce que c’est qu’une république ; elle n’entend rien à la balance des pouvoirs, à tous ces privilèges, à toutes ces lois fondamentales, dont nous sommes si fiers. Chez elle, l’homme le plus riche et le plus maître ◀de▶ ses actions, le possesseur ◀d’▶une immense fortune mobilière, absolument libre ◀de▶ la transporter où il voudroit, sûr d’ailleurs ◀d’▶une protection parfaite sur le sol européen, et voyant déjà arriver à lui le cordon ou le poignard, les préfère cependant au malheur ◀de▶ mourir ◀d’▶ennui au milieu de nous.
Personne sans doute n’imaginera ◀de▶ conseiller à l’Europe le droit public, si court et si clair, ◀de▶ l’Asie et ◀de▶ l’Afrique ; mais puisque le pouvoir chez elle est toujours craint, discuté, attaqué ou transporté ; puisqu’il n’y a rien ◀de▶ si insupportable à notre orgueil que le gouvernement despotique, le plus grand problème européen est donc ◀de▶ savoir : Comment on peut restreindre le pouvoir souverain sans le détruire.
On s’est demandé si le vrai but du livre n’était pas ◀de▶ ramener à l’obédience ◀de▶ Rome l’empereur Alexandre Ier. Pour une négociation ◀de▶ cette nature, de Maistre a peu ◀d’▶atouts : il condamne ◀d’▶avance toute idée ◀de▶ rapprochement avec l’orthodoxie ou avec les protestants, qui n’ont qu’à se soumettre. Pour les premiers, le retour à Rome serait le seul moyen ◀de▶ « s’élever au plus haut niveau ◀de▶ la culture européenne » ; pour les seconds, il s’agirait ◀d’▶une abdication ◀de▶ leur « orgueil » et ◀d’▶une conversion totale, car, dit-il, « la moitié (protestante) ◀de▶ l’Europe est sans religion ». Bien plus, à l’en croire :
Le plus grand ennemi ◀de▶ l’Europe, qu’il importe ◀d’▶étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils ◀de▶ l’orgueil, le père ◀de▶ l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme.
Fille ◀de▶ Necker, ministre genevois, protestant et libéral, ◀de▶ Louis XVI, la baronne de Staël-Holstein (1766-1817) est aux antipodes spirituels ◀de▶ son voisin ◀de▶ Chambéry, le ministre savoyard du roi de Sardaigne. Elle est née pour unir, pour admirer, Maistre pour provoquer et jeter l’anathème ; elle exalte la paix, pendant que lui profère que la guerre est divine ; elle voit dans le catholicisme et le protestantisme deux besoins complémentaires du cœur humain, et lui ne voit dans la Réforme que l’ennemi juré ◀de▶ l’unité. Ne serait-ce pas qu’il se fait ◀de▶ l’unité la même idée formelle et coercitive que les jacobins exécrés ? Mme de Staël est ◀de▶ l’école fédéraliste, qui est aussi œcuménique :
Il y a dans l’esprit humain deux forces très distinctes : l’une inspire le besoin ◀de▶ croire, l’autre celui ◀d’▶examiner. L’une ◀de▶ ces facultés ne doit pas être satisfaite aux dépens de l’autre : le protestantisme et le catholicisme ne viennent point ◀de▶ ce qu’il y a eu des papes et Luther ; c’est une pauvre manière ◀de▶ considérer l’histoire que ◀de▶ l’attribuer à des hasards. Le protestantisme et le catholicisme existent dans le cœur humain ; ce sont des puissances morales qui se développent dans les nations, parce qu’elles existent dans chaque homme.
… Il se peut qu’un jour un cri ◀d’▶union s’élève, et que l’universalité des chrétiens aspire à professer la même religion théologique, politique et morale ; mais avant que ce miracle soit accompli, tous les hommes qui ont un cœur et qui lui obéissent, doivent se respecter mutuellement…
Au reste, cette même religion chrétienne n’a-t-elle pas commencé par unir les contraires, fondant ainsi l’Europe ?
La religion chrétienne a été le lien des peuples du Nord et du Midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des mœurs opposés ; et, rapprochant des ennemis, elle en a fait des nations dans lesquelles les hommes énergiques fortifiaient le caractère des hommes éclairés. Ce mélange s’est fait lentement, sans doute. La providence éternelle prodigue les siècles à l’accomplissement ◀de▶ ses desseins, et notre existence passagère s’en irrite et s’en étonne ; mais enfin les vainqueurs et les vaincus ont fini par n’être plus qu’un même peuple dans les divers pays ◀de▶ l’Europe et la religion chrétienne y a puissamment contribué.169
Le rôle historique joué par Mme de Staël a bien moins consisté dans son opposition impuissante à Napoléon, que dans l’usage fécond qu’elle a fait ◀de▶ son exil. Coppet devint grâce à elle (comme le lui reprocheront les nationalistes ◀de▶ l’école ◀de▶ Charles Maurras) la « trouée » par laquelle la France fut ouverte au renouveau ◀de▶ la pensée européenne, initié par le génie des Goethe et des Herder. Son ouvrage intitulé ◀De▶ l’Allemagne est un acte européen dont les conséquences se révéleront plus amples que celles des actes diplomatiques ◀de▶ l’époque :
Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen.
… Les nations doivent se servir ◀de▶ guide les unes aux autres, et toutes auraient tort ◀de▶ se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose ◀de▶ très-singulier dans la différence ◀d’▶un peuple à un autre : le climat, l’aspect ◀de▶ la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements ◀de▶ l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces diversités, et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit ◀de▶ celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air ; on se trouvera donc bien en tout pays ◀d’▶accueillir les pensées étrangères ; car dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune ◀de▶ celui qui reçoit.
… Enfin, il reste encore une chose, dont l’ignorance et la frivolité ne peuvent jouir, c’est l’association ◀de▶ tous les hommes qui pensent, ◀d’▶un bout ◀de▶ l’Europe à l’autre. Souvent ils n’ont entre eux aucune relation ; ils sont dispersés souvent à des grandes distances l’un ◀de▶ l’autre ; mais quand ils se rencontrent, un mot suffit pour qu’ils se reconnaissent. Ce n’est pas telle religion, telle opinion, tel genre ◀d’▶étude, c’est le culte ◀de▶ la vérité qui les réunit. Tantôt, comme les mineurs, ils creusent jusqu’au fond ◀de▶ la terre, pour pénétrer, au sein de l’éternelle nuit, les mystères du monde ténébreux ; tantôt ils s’élèvent au sommet du Chimboraço, pour découvrir au point le plus élevé du globe, quelques phénomènes inconnus, tantôt ils étudient les langues ◀de▶ l’Orient, pour y chercher l’histoire primitive ◀de▶ l’homme, tantôt ils vont à Jérusalem pour faire sortir des ruines saintes une étincelle qui ranime la religion et la poésie ; enfin, ils sont vraiment le peuple ◀de▶ Dieu, ces hommes qui ne désespèrent pas encore ◀de▶ la racine humaine, et veulent lui conserver l’empire ◀de▶ la pensée.170
Il n’y a pas de plus éminent service à rendre à la littérature, que ◀de▶ transporter ◀d’▶une langue à l’autre les chefs-d’œuvre ◀de▶ l’esprit humain. Il existe si peu de productions du premier rang ; le génie, dans quelque genre que ce soit, est un phénomène tellement rare, que si chaque nation moderne en était réduite à ses propres trésors, elle serait toujours pauvre. D’ailleurs, la circulation des idées est, ◀de▶ tous les genres ◀de▶ commerce, celui dont les avantages sont les plus certains.171
On va retrouver l’écho ◀de▶ cet œcuménisme ou fédéralisme des esprits dans les déclarations ◀de▶ Goethe sur la littérature mondiale.