5.
L’Europe des adversaires de▶ ◀l’▶empereur
Napoléon avait raison sur ce dernier point : ◀le▶ seul « équilibre possible » après ◀la▶ chute ◀de▶ son empire, eût été ◀la▶ fédération. ◀De▶ fait, ◀l’▶équilibre impossible ◀de▶ ◀la▶ Sainte-Alliance fut imposé par des souverains qui, très loin ◀d’▶« embrasser ◀de▶ bonne foi ◀la▶ cause des peuples », ne purent nouer au nom de ◀la▶ stabilité qu’une précaire Ligue des rois. Toutefois, ◀l’▶idée européenne avait pris assez ◀de▶ force et rassemblé assez ◀d’▶espoirs divers pour que ◀les▶ négociateurs des Traités ◀de▶ paix se sentissent obligés ◀de▶ ◀l’▶honorer au moins des lèvres :
Extrait du protocole ◀de▶ ◀la▶ séance du 5 février 1814, au congrès ◀de▶ Châtillon :
◀Les▶ plénipotentiaires des cours alliées déclarent qu’ils ne se présentent point aux conférences comme uniquement envoyés par ◀les▶ quatre cours ◀de▶ ◀la▶ part desquelles ils sont munis ◀de▶ pleins pouvoirs, mais se trouvant chargés ◀de▶ traiter ◀la▶ paix avec ◀la▶ France au nom de ◀l’▶Europe, ne formant qu’un seul tout.
Extrait du traité ◀de▶ Chaumont, 1er mars 1814 :
◀Le▶ présent traité ◀d’▶alliance défensive, ayant pour but ◀de▶ maintenir ◀l’▶équilibre en Europe, ◀d’▶assurer ◀le▶ repos et ◀l’▶indépendance des puissances et ◀de▶ prévenir ◀les▶ envahissements qui, depuis tant ◀d’▶années, ont désolé ◀le▶ monde, ◀les▶ Hautes Parties contractantes sont convenues entre elles ◀d’▶en étendre ◀la▶ durée ◀de▶ vingt ans, à date du jour ◀de▶ ◀la▶ signature.
Extrait ◀de▶ ◀la▶ Déclaration ◀de▶ Vichy, 15 mars 1814 :
◀La▶ marche des événements (a donné) aux Cours alliées ◀le▶ sentiment ◀de▶ toute ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ ligue européenne… ◀La▶ paix sera celle ◀de▶ ◀l’▶Europe, toute autre est inadmissible.
Extrait ◀de▶ ◀l’▶Acte ◀de▶ reconnaissance ◀de▶ ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse, 1814 et 1815 :
◀Les▶ Puissances signataires… reconnaissent… que ◀la▶ neutralité et ◀l’▶inviolabilité ◀de▶ ◀la▶ Suisse… sont dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe tout entière.
Et Metternich lui-même, l’un des principaux inspirateurs ◀de▶ ces Traités, déclarait :
Toute ◀l’▶Europe se mit donc à parler ◀de▶ ◀l’▶Europe, contre Napoléon qui avait voulu ◀la▶ faire. Mais ce concert des Intellectuels est aussi discordant que celui des Puissances se prétend harmonieux. Trois groupes principaux s’y distinguent : ◀les▶ libéraux, ◀les▶ réactionnaires (désespérés ou visionnaires) et ◀les▶ auteurs des grands systèmes (mystico-métaphysiques ou socioéconomiques).
Domaine ◀d’▶expression française : deux libéraux suisses, Constant et Mme de Staël ; un ultramontain savoyard, Joseph de Maistre ; et un économiste pré-socialiste, Saint-Simon.
Domaine germanique : un groupe ◀de▶ romantiques catholicisants, Novalis, Görres, Baader et Adam Müller ; et un groupe ◀de▶ philosophes aux vues profondes, systématiques et mondiales à ◀la▶ Fichte, ◀les▶ deux Schlegel, Hegel et Schelling.
Mme de Staël servira ◀de▶ trait ◀d’▶union entre ◀les▶ deux domaines. Et Goethe ◀les▶ dominera ◀de▶ sa stature, mais non pas ◀de▶ son influence.
C’est au moment où Napoléon vient de quitter ◀l’▶île d’Elbe que Benjamin Constant (1767-1830) publie son célèbre pamphlet : ◀De▶ ◀l’▶Esprit ◀de▶ conquête et ◀de▶ ◀l’▶usurpation dans leurs rapports avec ◀la▶ civilisation européenne. Certes, il n’y propose pas un plan ◀d’▶union166, mais ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶Europe comme formant un ensemble n’est pas seulement dans ◀le▶ titre : elle est ◀le▶ sous-entendu ◀de▶ ◀l’▶ouvrage entier. Napoléon, c’est ◀l’▶esprit ◀de▶ conquête et ◀d’▶uniformité imposé par ◀les▶ armes, c’est ◀l’▶anti-Europe. ◀La▶ polémique ◀de▶ Benjamin Constant contre ◀la▶ guerre se lie donc à une attaque contre ◀l’▶idée jacobine ◀de▶ ◀la▶ nation centralisée. Par là même, Benjamin Constant se fait ◀le▶ précurseur des fédéralistes modernes, partisans ◀d’▶une Europe unie dans ses diversités et opposant au nationalisme abstrait, niveleur et fermé, d’une part ◀l’▶union pacifique des peuples, d’autre part ◀la▶ renaissance des réalités locales, écrasées par ◀l’▶État-nation167.
Il est assez remarquable que ◀l’▶uniformité n’ait jamais rencontré plus ◀de▶ faveur que dans une révolution faite au nom des droits et ◀de▶ ◀la▶ liberté des hommes. ◀L’▶esprit systématique s’est d’abord extasié sur ◀la▶ symétrie. ◀L’▶amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que ◀le▶ patriotisme n’existe que par un vif attachement aux intérêts, aux mœurs, aux coutumes ◀de▶ localité, nos soi-disant patriotes ont déclaré ◀la▶ guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du patriotisme, et ◀l’▶ont voulu remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée ◀de▶ tout ce qui frappe ◀l’▶imagination et ◀de▶ tout ce qui parle à ◀la▶ mémoire. Pour bâtir ◀l’▶édifice, ils commençaient par broyer et réduire en poudre ◀les▶ matériaux qu’ils devaient employer. Peu s’en est fallu qu’ils ne désignassent par des chiffres ◀les▶ cités et ◀les▶ provinces, comme ils désignaient par des chiffres ◀les▶ légions et ◀les▶ corps ◀d’▶armée, tant ils semblaient craindre qu’une idée morale ne pût se rattacher à ce qu’ils instituaient !
… Même dans ◀les▶ États constitués depuis longtemps, et dont ◀l’▶amalgame a perdu ◀l’▶odieux ◀de▶ ◀la▶ violence et ◀de▶ ◀la▶ conquête, on voit ◀le▶ patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre ◀de▶ patriotisme véritable, renaître comme des cendres, dès que ◀la▶ main du pouvoir allège un instant son action. ◀Les▶ magistrats des plus petites communes se complaisent à ◀les▶ embellir. Ils en entretiennent avec soin ◀les▶ monuments antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. ◀Les▶ habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne ◀l’▶apparence, même trompeuse, ◀d’▶être constitués en corps ◀de▶ nation, et réunis par des hens particuliers. On sent que s’ils n’étaient arrêtés dans ◀le▶ développement ◀de▶ cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte ◀d’▶honneur communal, pour ainsi dire, ◀d’▶honneur ◀de▶ ville, ◀d’▶honneur ◀de▶ province, qui serait à la fois une jouissance et une vertu. Mais ◀la▶ jalousie ◀de▶ ◀l’▶autorité ◀les▶ surveille, s’alarme, et brise ◀le▶ germe prêt à éclore.
◀L’▶attachement aux coutumes locales tient à tous ◀les▶ sentiments désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait ◀de▶ ◀la▶ rébellion ! Qu’arrive-t-il ? que dans tous ◀les▶ États où ◀l’▶on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre : dans ◀la▶ capitale s’agglomèrent tous ◀les▶ intérêts : là vont s’agiter toutes ◀les▶ ambitions : ◀le▶ reste est immobile. ◀Les▶ individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au heu ◀de▶ leur naissance, sans contact avec ◀le▶ passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent ◀d’▶une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont ◀l’▶ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune ◀de▶ ses parties.
◀La▶ variété, c’est ◀de▶ ◀l’▶organisation : ◀l’▶uniformité, c’est du mécanisme. ◀La▶ variété, c’est ◀la▶ vie : ◀l’▶uniformité, c’est ◀la▶ mort.
◀L’▶année même où paraissait ◀la▶ brochure ◀de▶ Constant, manifeste du libéralisme politique, où mourait Fichte, théoricien du nationalisme autarcique, où Napoléon partait pour Sainte-Hélène tandis que Gentz, ◀le▶ « chevalier ◀de▶ ◀l’▶Europe » se voyait placé au cœur des grandes affaires, un obscur aristocrate français, ◀le▶ comte Henri de Saint-Simon-Sandricourt (1760-1825), ancien officier, ancien spéculateur, ancien détenu ◀de▶ ◀la▶ Terreur, économiste, ingénieur, écrivain, et futur fondateur ◀d’▶une secte religieuse, publiait un plan ◀d’▶États-Unis d’Europe ◀d’▶une conception absolument nouvelle. En voici ◀le▶ titre complet :
◀De▶ ◀la▶ réorganisation ◀de▶ ◀la▶ Société européenne, ou ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ rassembler ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale.
Sans même tenir compte ◀de▶ ◀l’▶influence que Saint-Simon devait exercer par ◀la▶ suite sur ◀l’▶historiographie par Augustin Thierry, sur ◀la▶ philosophie et ◀la▶ sociologie par Auguste Comte, sur ◀les▶ grandes œuvres du capitalisme industriel par F. de Lesseps (canal ◀de▶ Suez) et sur ◀le▶ socialisme français par Enfantin, Fourier et ◀les▶ phalanstériens, on doit reconnaître à son plan européen deux qualités majeures : 1° il rompt avec ◀la▶ tradition Dubois — Sully — Saint-Pierre des alliances des princes, que Metternich et Alexandre allaient tenter ◀de▶ réaliser, en vain, et il propose ◀l’▶élection ◀de▶ députés européens par ◀les▶ « corporations », ou professions qu’ils représenteront ; 2° il place ◀le▶ problème européen sur ◀le▶ terrain des « intérêts communs et des engagements solides ». Plus que tout autre auteur ◀de▶ Plans antérieurs, il se fonde sur ◀l’▶économie. Il est ◀le▶ vrai précurseur ◀de▶ ◀la▶ tendance institutionnaliste du xxe siècle, qui a produit ◀le▶ Marché commun et ◀l’▶OCDE. Qu’on en juge :
◀Le▶ traité ◀de▶ Westphalie établit un nouvel ordre ◀de▶ choses par une opération politique, qu’on appela équilibre des puissances. ◀L’▶Europe fut partagée en deux confédérations qu’on s’efforçait ◀de▶ maintenir égales : c’était créer ◀la▶ guerre et ◀l’▶entretenir constitutionnellement ; car deux ligues ◀d’▶égale force sont nécessairement rivales, et il n’y a pas ◀de▶ rivalités sans guerres.
Dès lors chaque puissance n’eut ◀d’▶autre occupation que ◀d’▶accroître ses forces militaires. Au lieu de ces chétives poignées ◀de▶ soldats levées pour un temps et bientôt licenciées, on vit partout des armées formidables, toujours sur pied, presque toujours actives ; car depuis ◀le▶ traité ◀de▶ Westphalie ◀la▶ guerre a été ◀l’▶état habituel ◀de▶ ◀l’▶Europe…
◀L’▶Europe a formé autrefois une société confédérative unie par des institutions communes, soumise à un gouvernement général qui était aux peuples ce que ◀les▶ gouvernements nationaux sont aux individus : un pareil état de choses est ◀le▶ seul qui puisse tout réparer.
Je ne prétends pas sans doute qu’on tire ◀de▶ ◀la▶ poussière cette vieille organisation qui fatigue encore ◀l’▶Europe ◀de▶ ses débris inutiles : ◀le▶ xixe siècle est trop loin du xiiie . Une constitution, forte par elle-même, appuyée sur des principes puisés dans ◀la▶ nature des choses et indépendans des croyances qui passent et des opinions qui n’ont qu’un temps : voilà ce qui convient à ◀l’▶Europe, voilà ce que je propose aujourd’hui…
À toute réunion ◀de▶ peuples comme à toute réunion ◀d’▶hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par ◀la▶ force.
Vouloir que ◀l’▶Europe soit en paix par des traités et des congrès, c’est vouloir qu’un corps social subsiste par des conventions et des accords : des deux côtés il faut une force coactive qui unisse ◀les▶ volontés, concerte ◀les▶ mouvemens, rende ◀les▶ intérêts communs et ◀les▶ engagemens solides…
… ◀L’▶Europe aurait ◀la▶ meilleure organisation possible, si toutes ◀les▶ nations qu’elle renferme, étant gouvernées chacune par un parlement, reconnaissaient ◀la▶ suprématie ◀d’▶un parlement général placé au-dessus ◀de▶ tous ◀les▶ gouvememens nationaux et investi du pouvoir ◀de▶ juger leurs différens.
… Il en est du gouvernement européen, comme des Gouvernemens nationaux, il ne peut avoir ◀d’▶action sans une volonté commune à tous ses membres. Or, cette volonté ◀de▶ corps qui, dans un gouvernement national, naît du patriotisme national, dans ◀le▶ gouvernement européen ne peut provenir que ◀d’▶une plus grande généralité ◀de▶ vues, ◀d’▶un sentiment plus étendu, qu’on peut appeler ◀le▶ patriotisme européen.
C’est ◀l’▶institution qui forme ◀les▶ hommes, dit Montesquieu ; ainsi, ce penchant qui fait sortir ◀le▶ patriotisme hors des bornes ◀de▶ ◀la▶ patrie, cette habitude ◀de▶ considérer ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe, au lieu des intérêts nationaux, sera pour ceux qui doivent former ◀le▶ parlement européen, un fruit nécessaire ◀de▶ son établissement.
Il est vrai ; mais aussi ce sont ◀les▶ hommes qui font ◀l’▶institution, et ◀l’▶institution ne peut s’établir si elle ne ◀les▶ trouve tout formés ◀d’▶avance, ou du moins préparés à ◀l’▶être.
C’est donc une nécessité ◀de▶ n’admettre dans ◀la▶ chambre des députés du parlement européen, c’est-à-dire dans l’un des deux pouvoirs actifs ◀de▶ ◀la▶ constitution européenne, que des hommes qui, par des relations plus étendues, des habitudes moins circonscrites dans ◀le▶ cercle des habitudes natales, des travaux dont ◀l’▶utilité n’est point bornée aux usages nationaux, et se répand sur tous ◀les▶ peuples, sont plus capables ◀d’▶arriver bientôt à cette généralité ◀de▶ vues qui doit être ◀l’▶esprit ◀de▶ corps, à cet intérêt général qui doit être ◀l’▶intérêt ◀de▶ corps du parlement européen.
Des négocians, des savans, des magistrats et des administrateurs doivent être appelés seuls à composer ◀la▶ chambre des députés du grand parlement.
Et en effet, tout ce qu’il y a ◀d’▶intérêts communs à ◀la▶ société européenne, peut être rapporté aux sciences, aux arts, à ◀la▶ législation, au commerce, à ◀l’▶administration et à ◀l’▶industrie.
Chaque million ◀d’▶hommes sachant lire et écrire en Europe, devra députer à ◀la▶ chambre des communes du grand parlement un négociant, un savant, un administrateur et un magistrat. Ainsi, en supposant qu’il y ait en Europe soixante millions ◀d’▶hommes sachant lire et écrire, ◀la▶ chambre sera composée ◀de▶ deux-cent-quarante membres.
◀Les▶ élections ◀de▶ chacun des membres se feront par ◀la▶ corporation à laquelle il appartiendra. Tous seront nommés pour dix années…
Toute question ◀d’▶intérêt général ◀de▶ ◀la▶ société européenne sera portée devant ◀le▶ grand parlement, et examinée et résolue par lui. Il sera ◀le▶ seul juge des contestations qui pourront s’élever entre ◀les▶ Gouvememens.
◀Le▶ parlement européen devra avoir en propriété et souveraineté exclusive une ville et son territoire.
◀Le▶ parlement aura ◀le▶ pouvoir ◀de▶ lever sur ◀la▶ confédération tous ◀les▶ impôts qu’il jugera nécessaires.
Toutes ◀les▶ entreprises ◀d’▶une utilité générale pour ◀la▶ société européenne, seront dirigées par ◀le▶ grand parlement : ainsi, par exemple, il joindra par des canaux ◀le▶ Danube au Rhin, ◀le▶ Rhin à ◀la▶ Baltique, etc.
Sans activité au-dehors, il n’y a point ◀de▶ tranquillité au-dedans. ◀Le▶ plus sûr moyen ◀de▶ maintenir ◀la▶ paix dans ◀la▶ confédération sera ◀de▶ ◀la▶ porter sans cesse hors ◀d’▶elle-même, et ◀de▶ ◀l’▶occuper sans relâche par des grands travaux intérieurs. Peupler ◀le▶ globe ◀de▶ ◀la▶ race européenne, qui est supérieure à toutes ◀les▶ autres races ◀d’▶hommes ; ◀le▶ rendre voyageable et habitable comme ◀l’▶Europe, voilà ◀l’▶entreprise par laquelle ◀le▶ parlement européen devra continuellement exercer ◀l’▶activité ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀la▶ tenir toujours en haleine.
◀L’▶instruction publique dans toute ◀l’▶Europe, sera mise sous ◀la▶ direction et ◀la▶ surveillance du grand parlement.
Un code ◀de▶ morale tant générale que nationale et individuelle, sera rédigé par ◀les▶ soins du grand parlement, pour être enseigné dans toute ◀l’▶Europe. Il y sera démontré que ◀les▶ principes sur lesquels reposera ◀la▶ confédération européenne, sont ◀les▶ meilleurs, ◀les▶ plus solides, ◀les▶ seuls capables ◀de▶ rendre ◀la▶ société aussi heureuse qu’elle puisse ◀l’▶être, et par ◀la▶ nature humaine, et par ◀l’▶état ◀de▶ ses lumières.
◀Le▶ grand parlement permettra ◀l’▶entière liberté ◀de▶ conscience, et ◀l’▶exercice libre ◀de▶ toutes ◀les▶ religions ; mais il réprimera celles dont ◀les▶ principes seraient contraires au grand code ◀de▶ morale qui aura été établi.
Ainsi, il y aura entre ◀les▶ peuples européens ce qui fait ◀le▶ lien et ◀la▶ base ◀de▶ toute association politique : conformité ◀d’▶institutions, union ◀d’▶intérêts, rapport ◀de▶ maximes, communauté ◀de▶ morale et ◀d’▶instruction publique…
Après ◀de▶ grands efforts et ◀de▶ grands travaux, je me suis placé du point de vue ◀de▶ ◀l’▶intérêt commun des peuples européens. Ce point est ◀le▶ seul duquel on puisse apercevoir et ◀les▶ maux qui nous menacent et ◀les▶ moyens ◀d’▶éviter ces maux. Que ceux qui dirigent ◀les▶ affaires s’élèvent à ◀la▶ même hauteur que moi, et tous verront ce que j’ai vu…
Il viendra sans doute un temps où tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe sentiront qu’il faut régler ◀les▶ points ◀d’▶intérêt général, avant de descendre aux intérêts nationaux ; alors ◀les▶ maux commenceront à devenir moindres, ◀les▶ troubles à s’apaiser, ◀les▶ guerres à s’éteindre ; c’est là que nous tendons sans cesse, c’est là que ◀le▶ cours ◀de▶ ◀l’▶esprit humain nous emporte ! mais lequel est ◀le▶ plus digne ◀de▶ ◀la▶ prudence ◀de▶ ◀l’▶homme ou ◀de▶ s’y traîner, ou ◀d’▶y courir ?
◀Le▶ comte Joseph de Maistre (1754-1821) né en Savoie, longtemps ministre du roi de Sardaigne à St-Petersbourg, représente en marge de ◀la▶ France, — quoique grand écrivain ◀de▶ langue française — ◀l’▶opposition ◀la▶ plus fanatique à ◀la▶ Révolution libérale ou jacobine, à Napoléon, au nationalisme et à ◀la▶ démocratie. Convaincu que ◀l’▶Europe (audax Japeti genus, comme ◀l’▶écrivait Horace) est à ◀la▶ tête ◀de▶ ◀l’▶humanité, il n’en énonce pas moins ◀les▶ prophéties ◀les▶ plus sombres sur son avenir, car il ne peut imaginer pour elle qu’un seul salut : ◀le▶ retour ◀de▶ tous ◀les▶ peuples à Rome, et leur subordination sans condition au pape, « grand Démiurge ◀de▶ ◀la▶ civilisation », fondateur ◀de▶ ◀la▶ « monarchie européenne » et « source ◀de▶ ◀la▶ souveraineté ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Mais comment croire à ◀la▶ réalisation ◀de▶ cette grandiose rêverie théocratique ? On doute que son auteur y ait cru. Il écrit en effet, ◀le▶ 9 août 1819 (lettre au comte de Marcellus) : « Je meurs avec ◀l’▶Europe, je suis en bonne compagnie. »
Dans son livre intitulé Du pape 168, publié deux ans plus tard, il n’en définit pas moins ◀la▶ supériorité ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ liberté sur ◀l’▶Asie et ◀le▶ despotisme :
◀L’▶univers s’est partagé en deux systèmes ◀d’▶une diversité tranchante.
◀La▶ race audacieuse ◀de▶ Japhet n’a cessé, s’il est permis ◀de▶ s’exprimer ainsi, ◀de▶ graviter vers ce qu’on appelle ◀la▶ liberté, c’est-à-dire vers cet État où ◀le▶ gouvernement est aussi peu gouvernant, et ◀le▶ gouverné aussi peu gouverné qu’il est possible. Toujours en garde contre ses maîtres, tantôt ◀l’▶Européen ◀les▶ a chassés, et tantôt il leur a opposé des lois. Il a tout tenté, il a épuisé toutes ◀les▶ formes imaginables ◀de▶ gouvernement, pour se passer ◀de▶ maîtres ou pour restreindre leur puissance.
◀L’▶immense postérité ◀de▶ Sem et ◀de▶ Cham a pris une autre route. Depuis ◀les▶ temps primitifs jusqu’à ceux que nous voyons, toujours elle a dit à un homme : Faites tout ce que vous voudrez, et lorsque nous serons las, nous vous égorgerons.
Du reste, elle n’a jamais pu ni voulu comprendre ce que c’est qu’une république ; elle n’entend rien à ◀la▶ balance des pouvoirs, à tous ces privilèges, à toutes ces lois fondamentales, dont nous sommes si fiers. Chez elle, ◀l’▶homme ◀le▶ plus riche et ◀le▶ plus maître ◀de▶ ses actions, ◀le▶ possesseur ◀d’▶une immense fortune mobilière, absolument libre ◀de▶ ◀la▶ transporter où il voudroit, sûr d’ailleurs ◀d’▶une protection parfaite sur ◀le▶ sol européen, et voyant déjà arriver à lui ◀le▶ cordon ou ◀le▶ poignard, ◀les▶ préfère cependant au malheur ◀de▶ mourir ◀d’▶ennui au milieu de nous.
Personne sans doute n’imaginera ◀de▶ conseiller à ◀l’▶Europe ◀le▶ droit public, si court et si clair, ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀de▶ ◀l’▶Afrique ; mais puisque ◀le▶ pouvoir chez elle est toujours craint, discuté, attaqué ou transporté ; puisqu’il n’y a rien ◀de▶ si insupportable à notre orgueil que ◀le▶ gouvernement despotique, ◀le▶ plus grand problème européen est donc ◀de▶ savoir : Comment on peut restreindre ◀le▶ pouvoir souverain sans ◀le▶ détruire.
On s’est demandé si ◀le▶ vrai but du livre n’était pas ◀de▶ ramener à ◀l’▶obédience ◀de▶ Rome ◀l’▶empereur Alexandre Ier. Pour une négociation ◀de▶ cette nature, de Maistre a peu ◀d’▶atouts : il condamne ◀d’▶avance toute idée ◀de▶ rapprochement avec ◀l’▶orthodoxie ou avec ◀les▶ protestants, qui n’ont qu’à se soumettre. Pour les premiers, ◀le▶ retour à Rome serait ◀le▶ seul moyen ◀de▶ « s’élever au plus haut niveau ◀de▶ ◀la▶ culture européenne » ; pour les seconds, il s’agirait ◀d’▶une abdication ◀de▶ leur « orgueil » et ◀d’▶une conversion totale, car, dit-il, « ◀la▶ moitié (protestante) ◀de▶ ◀l’▶Europe est sans religion ». Bien plus, à ◀l’▶en croire :
◀Le▶ plus grand ennemi ◀de▶ ◀l’▶Europe, qu’il importe ◀d’▶étouffer par tous ◀les▶ moyens qui ne sont pas des crimes, ◀l’▶ulcère funeste qui s’attache à toutes ◀les▶ souverainetés et qui ◀les▶ ronge sans relâche, ◀le▶ fils ◀de▶ ◀l’▶orgueil, ◀le▶ père ◀de▶ ◀l’▶anarchie, ◀le▶ dissolvant universel, c’est ◀le▶ protestantisme.
Fille ◀de▶ Necker, ministre genevois, protestant et libéral, ◀de▶ Louis XVI, ◀la▶ baronne de Staël-Holstein (1766-1817) est aux antipodes spirituels ◀de▶ son voisin ◀de▶ Chambéry, ◀le▶ ministre savoyard du roi de Sardaigne. Elle est née pour unir, pour admirer, Maistre pour provoquer et jeter ◀l’▶anathème ; elle exalte ◀la▶ paix, pendant que lui profère que ◀la▶ guerre est divine ; elle voit dans ◀le▶ catholicisme et ◀le▶ protestantisme deux besoins complémentaires du cœur humain, et lui ne voit dans ◀la▶ Réforme que ◀l’▶ennemi juré ◀de▶ ◀l’▶unité. Ne serait-ce pas qu’il se fait ◀de▶ ◀l’▶unité ◀la▶ même idée formelle et coercitive que ◀les▶ jacobins exécrés ? Mme de Staël est ◀de▶ ◀l’▶école fédéraliste, qui est aussi œcuménique :
Il y a dans ◀l’▶esprit humain deux forces très distinctes : l’une inspire ◀le▶ besoin ◀de▶ croire, l’autre celui ◀d’▶examiner. L’une ◀de▶ ces facultés ne doit pas être satisfaite aux dépens de l’autre : ◀le▶ protestantisme et ◀le▶ catholicisme ne viennent point ◀de▶ ce qu’il y a eu des papes et Luther ; c’est une pauvre manière ◀de▶ considérer ◀l’▶histoire que ◀de▶ ◀l’▶attribuer à des hasards. ◀Le▶ protestantisme et ◀le▶ catholicisme existent dans ◀le▶ cœur humain ; ce sont des puissances morales qui se développent dans ◀les▶ nations, parce qu’elles existent dans chaque homme.
… Il se peut qu’un jour un cri ◀d’▶union s’élève, et que ◀l’▶universalité des chrétiens aspire à professer ◀la▶ même religion théologique, politique et morale ; mais avant que ce miracle soit accompli, tous ◀les▶ hommes qui ont un cœur et qui lui obéissent, doivent se respecter mutuellement…
Au reste, cette même religion chrétienne n’a-t-elle pas commencé par unir ◀les▶ contraires, fondant ainsi ◀l’▶Europe ?
◀La▶ religion chrétienne a été ◀le▶ lien des peuples du Nord et du Midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des mœurs opposés ; et, rapprochant des ennemis, elle en a fait des nations dans lesquelles ◀les▶ hommes énergiques fortifiaient ◀le▶ caractère des hommes éclairés. Ce mélange s’est fait lentement, sans doute. ◀La▶ providence éternelle prodigue ◀les▶ siècles à ◀l’▶accomplissement ◀de▶ ses desseins, et notre existence passagère s’en irrite et s’en étonne ; mais enfin ◀les▶ vainqueurs et ◀les▶ vaincus ont fini par n’être plus qu’un même peuple dans ◀les▶ divers pays ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀la▶ religion chrétienne y a puissamment contribué.169
◀Le▶ rôle historique joué par Mme de Staël a bien moins consisté dans son opposition impuissante à Napoléon, que dans ◀l’▶usage fécond qu’elle a fait ◀de▶ son exil. Coppet devint grâce à elle (comme ◀le▶ lui reprocheront ◀les▶ nationalistes ◀de▶ ◀l’▶école ◀de▶ Charles Maurras) ◀la▶ « trouée » par laquelle ◀la▶ France fut ouverte au renouveau ◀de▶ ◀la▶ pensée européenne, initié par ◀le▶ génie des Goethe et des Herder. Son ouvrage intitulé ◀De▶ ◀l’▶Allemagne est un acte européen dont ◀les▶ conséquences se révéleront plus amples que celles des actes diplomatiques ◀de▶ ◀l’▶époque :
Il faut, dans nos temps modernes, avoir ◀l’▶esprit européen.
… ◀Les▶ nations doivent se servir ◀de▶ guide ◀les▶ unes aux autres, et toutes auraient tort ◀de▶ se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose ◀de▶ très-singulier dans ◀la▶ différence ◀d’▶un peuple à un autre : ◀le▶ climat, ◀l’▶aspect ◀de▶ ◀la▶ nature, ◀la▶ langue, ◀le▶ gouvernement, enfin surtout ◀les▶ événements ◀de▶ ◀l’▶histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes ◀les▶ autres, contribuent à ces diversités, et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans ◀l’▶esprit ◀de▶ celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air ; on se trouvera donc bien en tout pays ◀d’▶accueillir ◀les▶ pensées étrangères ; car dans ce genre, ◀l’▶hospitalité fait ◀la▶ fortune ◀de▶ celui qui reçoit.
… Enfin, il reste encore une chose, dont ◀l’▶ignorance et ◀la▶ frivolité ne peuvent jouir, c’est ◀l’▶association ◀de▶ tous ◀les▶ hommes qui pensent, ◀d’▶un bout ◀de▶ ◀l’▶Europe à l’autre. Souvent ils n’ont entre eux aucune relation ; ils sont dispersés souvent à des grandes distances l’un ◀de▶ l’autre ; mais quand ils se rencontrent, un mot suffit pour qu’ils se reconnaissent. Ce n’est pas telle religion, telle opinion, tel genre ◀d’▶étude, c’est ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ vérité qui ◀les▶ réunit. Tantôt, comme ◀les▶ mineurs, ils creusent jusqu’au fond ◀de▶ ◀la▶ terre, pour pénétrer, au sein de ◀l’▶éternelle nuit, ◀les▶ mystères du monde ténébreux ; tantôt ils s’élèvent au sommet du Chimboraço, pour découvrir au point ◀le▶ plus élevé du globe, quelques phénomènes inconnus, tantôt ils étudient ◀les▶ langues ◀de▶ ◀l’▶Orient, pour y chercher ◀l’▶histoire primitive ◀de▶ ◀l’▶homme, tantôt ils vont à Jérusalem pour faire sortir des ruines saintes une étincelle qui ranime ◀la▶ religion et ◀la▶ poésie ; enfin, ils sont vraiment ◀le▶ peuple ◀de▶ Dieu, ces hommes qui ne désespèrent pas encore ◀de▶ ◀la▶ racine humaine, et veulent lui conserver ◀l’▶empire ◀de▶ ◀la▶ pensée.170
Il n’y a pas de plus éminent service à rendre à ◀la▶ littérature, que ◀de▶ transporter ◀d’▶une langue à l’autre les chefs-d’œuvre ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Il existe si peu de productions du premier rang ; ◀le▶ génie, dans quelque genre que ce soit, est un phénomène tellement rare, que si chaque nation moderne en était réduite à ses propres trésors, elle serait toujours pauvre. D’ailleurs, ◀la▶ circulation des idées est, ◀de▶ tous ◀les▶ genres ◀de▶ commerce, celui dont ◀les▶ avantages sont ◀les▶ plus certains.171
On va retrouver ◀l’▶écho ◀de▶ cet œcuménisme ou fédéralisme des esprits dans ◀les▶ déclarations ◀de▶ Goethe sur ◀la▶ littérature mondiale.