6.
Goethe
Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) est inclassable : il mérite à lui seul un chapitre. Dans les▶ 143 volumes in octavo qui forment ◀l’▶œuvre ◀de▶ ce « grand Européen », on trouve peu de choses sur ◀l’▶Europe : c’est qu’elle est implicite dans tout ce qu’a pensé Goethe, et tellement immanente à sa personne qu’il ne trouve guère ◀l’▶occasion ◀d’▶en parler comme ◀d’▶une entité objective. ◀Les▶ plans ◀d’▶union ◀le▶ laissent indifférent, comme ◀la▶ chose politique en général. Toutefois, c’est en Européen qu’il réagit aux premières manifestations du nationalisme culturel, tant en France que dans son Allemagne. Mais lorsqu’il est amené à confronter ◀l’▶Europe à d’autres civilisations, ◀l’▶Orient dans ◀le▶ Divan occidental-oriental, ou ◀la▶ jeune Amérique dans ◀Les▶ Années ◀de▶ voyage ◀de▶ Wilhelm Meister, ses prises ◀de▶ position peuvent paraître ambiguës. On a lu sa réponse évasive à Schiller, qui lui vantait ◀les▶ avantages uniques ◀de▶ ◀l’▶Europe. On va lire ses déclarations contrastées sur ◀les▶ avantages respectifs ◀de▶ ◀l’▶ancienneté ◀de▶ notre culture et ◀de▶ ◀la▶ nouveauté ◀de▶ ◀l’▶american way of life. On ne saurait s’en étonner. Ces contradictions apparentes relèvent aussi naturellement ◀de▶ ◀la▶ formule vitale ◀de▶ Goethe que ◀de▶ ◀la▶ formule créatrice ◀de▶ ◀l’▶Europe. Rien ne serait moins goethéen qu’un « nationalisme européen », rien de plus contraire à ◀l’▶Europe qu’un refus ◀de▶ ◀la▶ mettre en question, ◀de▶ ◀la▶ comparer objectivement aux autres, et ◀de▶ lui donner tort, cas échéant, quoique au nom même des idéaux universels qu’elle a seule et d’abord conçus et propagés…
Voici d’abord un choix ◀de▶ propos ◀de▶ Goethe où ◀l’▶on retrouvera ◀les▶ mêmes idées, parfois presque dans ◀les▶ mêmes termes, qu’exprimait Mme de Staël :
◀Les▶ diversités innées ◀de▶ conceptions et ◀de▶ sentiments… propres à des peuples entiers aussi bien qu’à des individus et résultant ◀de▶ ◀l’▶inclination, ◀de▶ ◀l’▶orgueil, ou ◀de▶ vues erronées, ou ◀d’▶exagérations passionnées, prennent avec ◀le▶ temps et pour ◀les▶ foules aveugles, ◀la▶ valeur ◀de▶ frontières infranchissables, tout comme ◀les▶ mers et ◀les▶ montagnes limitent ◀les▶ pays. ◀De▶ là, pour ◀les▶ gens cultivés et pour ◀l’▶élite, ◀le▶ devoir ◀d’▶exercer sur ◀les▶ relations entre ◀les▶ peuples une influence pacifiante et conciliatrice, comme celle qui consisterait à faciliter ◀la▶ navigation et à frayer des routes franchissant ◀les▶ montagnes. ◀Le▶ libre commerce des idées et des manières ◀de▶ sentir accroît, tout autant que ◀l’▶échange des produits et denrées, ◀la▶ richesse et ◀le▶ bien-être général ◀de▶ ◀l’▶humanité. Qu’il n’ait pas eu lieu jusqu’ici, cela ne tient à rien ◀d’▶autre qu’au fait que ◀la▶ communauté internationale n’a pas encore ◀de▶ lois morales et ◀de▶ principes fermes, comme il en existe dans ◀les▶ relations privées, et qui soient capables ◀de▶ fondre en un tour plus ou moins harmonieux ◀les▶ innombrables diversités individuelles.172
Il est très agréable qu’actuellement, en raison des relations étroites entre Français, Anglais et Allemands, nous ayons ◀la▶ possibilité ◀de▶ nous corriger l’un l’autre. Tel est ◀le▶ grand profit qu’apporte une littérature universelle et qui se révélera toujours davantage173.
◀Le▶ terme ◀de▶ littérature nationale ne signifie plus grand-chose aujourd’hui ; nous allons vers une littérature universelle et chacun doit s’employer à hâter ◀la▶ venue de cette époque. Mais en estimant ainsi ce qui est étranger, nous ne devons pas nous attacher à quelque chose ◀de▶ particulier et vouloir ◀le▶ considérer comme un modèle, que ce soit ◀la▶ littérature chinoise, ou serbe, que ce soit Calderon ou ◀les▶ Nibelungen ; mais quand nous avons besoin ◀d’▶un modèle, il nous faut sans cesse retourner vers ◀les▶ anciens Grecs dont ◀les▶ œuvres représentent toujours ◀l’▶homme harmonieux. Nous devons considérer tout ◀le▶ reste uniquement sous ◀l’▶aspect historique et nous approprier dans ◀la▶ mesure du possible ce qui s’y trouve ◀de▶ bon.174
Il n’existe pas ◀d’▶art patriotique ni ◀de▶ science patriotique. L’un et l’autre, comme tout ce qui est haut et bon, appartiennent au monde entier175.
… ◀La▶ haine nationale est quelque chose ◀de▶ singulier. Vous ◀la▶ trouverez toujours plus forte et plus ardente aux degrés inférieurs ◀de▶ ◀la▶ culture. Or, il est un degré où elle disparaît complètement et où ◀l’▶on est en quelque sorte au-dessus des nations, où ◀l’▶on sent ◀le▶ bonheur et ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀la▶ nation voisine comme si c’était le nôtre. Ce degré ◀de▶ culture répondait à ma nature et je m’y étais solidement fixé longtemps avant ◀d’▶être parvenu à ◀la▶ soixantaine176.
C’est ◀la▶ culture qui a fait ◀la▶ véritable unité ◀de▶ ◀l’▶Europe, et c’est ◀la▶ politique idéologique, adoptée par ◀les▶ masses, qui ◀la▶ détruit. Tandis que ◀la▶ technique jouera de plus en plus dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶union :
◀L’▶Europe — dit Goethe — était autrefois l’une des plus extraordinaires républiques qui ait jamais existé, et sa ruine a été due au fait qu’une ◀de▶ ses parties a voulu devenir ce qu’était ◀le▶ tout, à savoir ◀la▶ France, qui voulut devenir République177.
Nous parlâmes ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Allemagne et dîmes en quel sens elle est possible et désirable.
« Je ne crains pas, dit Goethe, que ◀l’▶Allemagne ne devienne pas une ; nos bonnes routes et nos chemins de fer feront ◀le▶ reste. … Qu’elle soit une dans ◀l’▶affection des uns pour ◀les▶ autres et contre ◀l’▶ennemi du dehors… Qu’elle soit une en ce que ma malle puisse circuler à travers ◀les▶ trente États sans être ouverte… Qu’elle soit une dans ◀les▶ poids et ◀les▶ mesures, dans ◀le▶ commerce et ◀l’▶échange, etc.
Par quoi est-elle grande, sinon par cette culture du peuple, … qui a également imprégné toutes ◀les▶ parties ◀de▶ ◀l’▶empire. »178
Mais Goethe craint qu’une centralisation politique trop poussée nuise à cette unité ◀de▶ culture qui ne saurait prospérer que dans ◀la▶ diversité : tout ce qu’il dit ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ici, s’applique identiquement à ◀l’▶Europe.
◀Les▶ grands travaux — qu’il glorifie à ◀la▶ fin du Second Faust — sont aussi pour lui une promesse ◀d’▶union des peuples. Il s’enthousiasme à ◀l’▶idée du percement ◀de▶ ◀l’▶isthme ◀de▶ Panama :
J’aimerais vivre assez pour ◀le▶ voir, mais ce n’est pas possible. J’aimerais voir aussi une communication s’établir entre ◀le▶ Danube et ◀le▶ Rhin… Et en troisième lieu, je voudrais voir ◀les▶ Anglais en possession ◀d’▶un canal à Suez. Oui, je voudrais vivre assez pour voir se réaliser ces trois grandes choses, et il vaudrait bien ◀la▶ peine, pour leur amour, que je vive encore cinquante ans sur cette terre.179
◀L’▶Amérique, aux yeux du vieux Goethe, devient ◀le▶ symbole du monde technique, libre ◀de▶ toutes contraintes traditionnelles, succédant au monde européen ◀de▶ ◀la▶ culture. (Une fois de plus, ◀le▶ stade politique est survolé). Mais il ne se résout pas à choisir entre ◀les▶ deux mondes. Tantôt, il exprime son irritation devant ◀la▶ complexité ◀de▶ nos relations humaines et leur absence ◀de▶ cordialité ; ainsi :
Du reste, nous autres vieux Européens, nous nous portons tous plutôt mal. Nos conditions ◀de▶ vie sont trop artificielles et trop compliquées, notre nourriture et notre genre ◀de▶ vie sont trop éloignés ◀de▶ ◀la▶ saine nature et nos relations sociales manquent ◀de▶ charité et ◀de▶ bienveillance. Chacun est distingué et poli, mais personne n’a ◀le▶ courage ◀d’▶être sincère et vrai, de sorte qu’un honnête homme, avec des tendances et des sentiments naturels, est mal à sa place parmi nous. Souvent on souhaiterait ◀d’▶être un ◀de▶ ces soi-disant sauvages nés dans ◀les▶ îles des mers du Sud, pour pouvoir au moins une fois goûter ◀l’▶existence humaine dans sa pureté, sans aucun arrière-goût frelaté.180
Et ◀l’▶on connaît ses vers fameux sur ◀l’▶Amérique :
Amerika, du hast es besserals unser Kontinent, der alte,hast keine verfallene Schlösserund keine Basalte.Dich stört nicht im InnernZu lebendiger ZeitUnnützes ErinnernUnd vergeblicher Streit…Benutzt die Gegenwart mit Glück !181
Mais en même temps il met en garde contre ◀le▶ siècle « vélocifère » qui « ne laisse rien mûrir » et qui va nous obliger « à vivre au jour ◀le▶ jour sans jamais rien mettre sur pied ». Et il se félicite ◀d’▶avoir encore vécu dans ◀l’▶âge ◀de▶ ◀la▶ culture, comme « l’un des derniers ◀d’▶une époque qui ne reviendra pas ◀de▶ si tôt »182.
Cette ambivalence ◀de▶ son jugement se traduit par ◀le▶ double mouvement qu’il donne aux personnages des Années nomades ◀de▶ Wilhelm Meister : tandis que ◀les▶ uns s’embarquent pour ◀le▶ Nouveau Monde, un autre a décidé ◀de▶ revenir à ◀l’▶Europe, après avoir été élevé en Amérique par ses parents, émigrés ◀de▶ la première génération.
Au commencement du xviiie siècle, ◀les▶ esprits étaient vivement portés vers ◀l’▶Amérique, parce que tout homme qui se sentait mal à l’aise en Europe espérait trouver ◀la▶ liberté sur l’autre bord ; cet élan était entretenu par ◀l’▶espérance des belles possessions qu’on pouvait obtenir, avant que ◀la▶ population se fût étendue vers ◀l’▶Occident. ◀De▶ vastes territoires, sous ◀le▶ nom ◀de▶ comtés, étaient encore à vendre aux limites des terres habitées. ◀Le▶ père ◀de▶ notre vieillard s’y était fait lui-même un établissement considérable.
Mais ◀les▶ sentiments des fils sont souvent en opposition avec ceux des pères, et cela se vit encore dans cette occasion. ◀Le▶ jeune homme, envoyé en Europe s’y trouva dans un monde tout nouveau pour lui : cette inestimable culture, née depuis tant de siècles, développée, répandue, gênée, opprimée, jamais entièrement détruite, se ranimant, reprenant une vie nouvelle, et se manifestant, comme autrefois, sous mille et mille formes, lui donna ◀de▶ tout autres idées du point où ◀l’▶humanité peut parvenir. Il aima mieux prendre part à ces immenses avantages, et se perdre dans ◀le▶ mouvement vaste et régulier ◀de▶ ◀la▶ foule, en travaillant avec elle, que ◀de▶ reculer ◀de▶ plusieurs siècles et ◀de▶ jouer, au-delà des mers, ◀le▶ rôle ◀d’▶Orphée et ◀de▶ Lycurgue. Partout, se disait-il, ◀l’▶homme a besoin ◀de▶ patience ; partout il a des ménagements à garder, et j’aime mieux m’accommoder avec mon prince, afin qu’il m’accorde tels et tels droits ; j’aime mieux transiger avec mes voisins, pour en obtenir certaines libertés, en leur faisant, d’un autre côté, quelques concessions, que ◀de▶ guerroyer avec ◀les▶ Iroquois, pour ◀les▶ refouler, ou ◀de▶ ◀les▶ tromper par des traités, pour ◀les▶ chasser ◀de▶ leurs marais, ou ◀l’▶on souffre à mourir ◀de▶ ◀la▶ morsure des moustiques.183