7.
Synthèses historico-philosophiques (II)
Novalis (Friedrich von Hardenberg) (1772-1802) avait écrit en 1799 déjà un essai intitulé La Chrétienté ou l’Europe, dont il avait donné lecture à un groupe d’▶amis (parmi lesquels les frères Schlegel et le jeune Schelling), mais que la revue Athenæum avait renoncé à publier, comme trop « catholicisant » selon l’avis ◀de▶ Goethe. L’écrit ne parut qu’en 1826, longtemps après la mort prématurée ◀de▶ son auteur. Mais si son influence ne s’est pas exercée sur la première génération des romantiques, il n’en exprime pas moins, par anticipation, l’idéal romano-germanique qui allait devenir la nostalgie commune ◀de▶ tous les amis ◀de▶ Novalis, penseurs, artistes et poètes, catholiques ◀de▶ naissance ou néophytes comme le fut Novalis lui-même : Schlegel, Schelling, Görres, Baader, Adam Müller, Clemens Brentano… Presque seuls, Fichte et Hegel restent à la fois protestants et tournés vers l’avenir du siècle.
Cependant, le mythe médiéval — transposition sur le plan historique du thème des Hymnes à la Nuit — qui a toujours fasciné Novalis, n’est pas seulement une vision utopique du passé, jetée à la face du présent, comme chez Görres ou chez Joseph de Maistre. C’est aussi le pressentiment ◀d’▶une réconciliation des âmes et ◀d’▶une renaissance religieuse, ◀d’▶un grand « concile européen » réunissant dans une nouvelle Jérusalem chrétiens et libertaires, réformés et mystiques, pour célébrer le « Liebesmahl », l’agape, la Fête ◀de▶ la paix. Les fragments que nous citons restituent la succession des arguments ou thèmes lyriques évoqués par ce grand poète.
Belle et brillante époque, que celle où l’Europe était une terre chrétienne, où une seule et unique chrétienté habitait ce continent humainement articulé ; un seul grand intérêt commun unissait les provinces les plus éloignées ◀de▶ ce vaste empire spirituel. Un seul chef dénué ◀de▶ grandes possessions temporelles, dirigeait et unissait les grandes puissances politiques…
Le sage chef ◀de▶ l’Église s’opposait à bon droit aux empiètements insolents des institutions humaines quand elles lésaient les privilèges sacrés ◀de▶ l’esprit, ainsi qu’aux découvertes importunes et dangereuses dans le domaine du savoir… À sa cour se rassemblaient tous les hommes sages et vénérables ◀de▶ l’Europe. Tous les trésors y affluaient, Jérusalem détruite avait pris sa revanche, et Rome elle-même était devenue la Jérusalem nouvelle, le siège sacré du gouvernement divin sur la terre. Des princes soumettaient leurs différends au Père ◀de▶ la chrétienté, mettaient volontairement à ses pieds leurs couronnes et leur splendeur, et allaient jusqu’à tirer gloire, comme membres ◀de▶ cette sublime corporation, ◀d’▶aller finir leur vie dans ◀de▶ pieuses méditations entre les murailles solitaires des monastères…
… Tels étaient les beaux traits essentiels ◀de▶ ces temps véritablement catholiques ou chrétiens. L’humanité n’était pas encore assez mûre ni tout à fait formée pour ce royaume ◀de▶ splendeur. C’était un premier amour qui mourut sous le poids ◀de▶ la vie temporelle, dont le souvenir fut effacé par des soucis égoïstes et dont le lien, plus tard décrié comme une imposture et une illusion et jugé d’après des expériences ultérieures, fut déchiré pour toujours par une grande partie des Européens. Ce grand schisme intérieur, qu’accompagnèrent des guerres destructrices, fut une démonstration remarquable ◀de▶ la nocivité ◀de▶ la culture pour le sens ◀de▶ l’invisible, à tout le moins ◀de▶ la nocivité temporelle ◀d’▶un certain degré ◀de▶ culture…
[…] Les insurgés prirent avec raison le nom ◀de▶ protestants, car ils protestaient solennellement contre tout empiètement ◀d’▶un pouvoir incommode et qui semblait illégitime, sur les consciences. Ils revendiquèrent provisoirement pour eux-mêmes le droit ◀d’▶examiner, ◀de▶ définir et ◀de▶ choisir en matière religieuse, droit auquel ce pouvoir avait renoncé tacitement et qui demeurait vacant. Ils érigèrent aussi une foule ◀de▶ principes justes, introduisirent une foule ◀de▶ choses louables et abolirent une foule ◀d’▶institutions néfastes ; mais ils perdirent ◀de▶ vue l’aboutissement nécessaire ◀de▶ leur action, ils séparèrent ce qui est inséparable, divisèrent l’Église indivisible et s’arrachèrent criminellement à la communauté universelle des chrétiens, par laquelle et dans laquelle était seule possible une véritable et durable renaissance…
La Réforme a sonné le glas ◀de▶ la chrétienté. Celle-ci n’existe plus désormais. Catholiques et protestants ou réformés sont plus éloignés les uns des autres, dans leur isolement sectaire, qu’ils ne le sont des musulmans et des païens. Les derniers États catholiques continuèrent à végéter, non sans se ressentir insensiblement ◀de▶ l’influence pernicieuse des États protestants voisins. La politique moderne ne date que ◀d’▶alors et certains États puissants s’efforcèrent ◀de▶ prendre possession du siège ◀de▶ la puissance catholique, transformé en un trône…
La Réforme avait été un signe des temps. Elle importait à toute l’Europe, bien qu’elle n’eût éclaté ouvertement que dans l’Allemagne vraiment libre. Les bons esprits ◀de▶ toutes les nations s’étaient secrètement émancipés, et pleins du sentiment illusoire ◀de▶ leur vocation ils répudiaient avec ◀d’▶autant plus ◀d’▶insolence une contrainte périmée. Le savant est instinctivement l’ennemi du clergé dans sa forme ancienne ; la classe intellectuelle et la classe ecclésiastique se livrent nécessairement une guerre ◀d’▶extermination, dès qu’elles sont séparées ; car elles se disputent une seule et même position. Cette séparation s’est accentuée de plus en plus, et les savants gagnèrent ◀d’▶autant plus ◀de▶ terrain que l’histoire ◀de▶ l’humanité européenne approchait ◀de▶ l’ère ◀de▶ la science triomphante, et que le savoir et la foi s’affrontaient ◀de▶ façon de plus en plus marquée. On chercha dans la foi la cause ◀de▶ la stagnation générale que l’on espérait guérir grâce au savoir. Partout l’esprit religieux souffrait diverses persécutions ◀de▶ son mode ancien et ◀de▶ ses formes individuelles présentes. On donna au fruit ◀de▶ la nouvelle façon ◀de▶ penser le nom ◀de▶ philosophie et l’on comprit sous ce terme tout ce qui était contraire au passé, donc essentiellement tout ce qui s’attaquait à la religion. La haine toute particulière qui s’était d’abord attachée à la foi catholique devint peu à peu haine ◀de▶ la Bible, ◀de▶ la foi chrétienne et finalement ◀de▶ la religion. Bien plus : cette haine ◀de▶ la religion s’étendit ◀de▶ façon très naturelle et logique à tout ce qui peut être objet ◀d’▶enthousiasme et condamna l’imagination et le sentiment, la morale et l’amour ◀de▶ l’art, l’avenir et le passé ; on en vint à placer nécessairement l’homme au sommet ◀de▶ l’échelle des êtres et à faire ◀de▶ la musique éternelle et inépuisable ◀de▶ l’univers le tic-tac monotone ◀d’▶un immense moulin, mû et porté par le torrent du hasard, un moulin en soi, sans architecte ni meunier, un véritable « perpetuum mobile », un moulin qui se moud soi-même.
Un seul enthousiasme avait été généreusement laissé à la malheureuse race humaine et rendu obligatoire pour chacun ◀de▶ ses actionnaires, comme la pierre ◀de▶ touche ◀de▶ la plus haute culture — l’enthousiasme pour cette magnifique et grandiose philosophie et plus spécialement pour ses prêtres et ses mystagogues. La France eut le bonheur ◀d’▶être le centre et le siège ◀de▶ cette religion nouvelle, faite ◀de▶ fragments ◀de▶ savoir mal recollés. Si décriée que fût la poésie dans cette nouvelle Église, elle avait pourtant dans son sein quelques poètes qui usaient encore, à cause de l’effet à produire, des ornements anciens et des lumières anciennes, mais qui ◀de▶ ce fait risquaient ◀de▶ consumer par ce feu ancien le nouveau système ◀de▶ l’univers. Des adeptes plus avisés surent arroser ◀d’▶eau froide les auditeurs déjà trop échauffés. Ces adeptes étaient sans cesse occupés à nettoyer ◀de▶ toute poésie la nature, le sol, les âmes humaines et les sciences à détruire toutes les traces du divin, à déshonorer par des sarcasmes le souvenir ◀de▶ tous les événements et ◀de▶ tous les hommes dignes ◀d’▶admiration, et à dépouiller le monde ◀de▶ toute sa parure bigarrée. À cause de sa docilité mathématique et ◀de▶ son impudeur, la lumière était devenue leur favorite. Ils se félicitaient qu’elle se laissât briser plutôt que ◀de▶ jouer avec les couleurs et c’est ainsi qu’ils nommèrent d’après elle ce qui était leur grande affaire, la philosophie des lumières…
En l’absence des dieux, règnent les fantômes, et la période qui a vu naître les fantômes en Europe, et qui en explique à peu près complètement la forme, c’est la période ◀de▶ transition entre la religion grecque et le christianisme. Entrez donc aussi, philanthropes et encyclopédistes dans cette loge ◀de▶ paix, et recevez le baiser fraternel, dépouillez ce voile gris et regardez avec un amour juvénile la miraculeuse splendeur ◀de▶ la nature, ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ l’humanité. Je vous conduirai vers un frère à la parole duquel vos cœurs s’ouvriront, et vous revêtirez ◀d’▶un corps nouveau l’âme défunte ◀de▶ votre pressentiment aimé, vous l’étreindrez à nouveau et reconnaîtrez ce que vous aviez entrevu et ce que la lourde intelligence terrestre ne pouvait pas vous procurer.
Ce frère, c’est le cœur battant ◀de▶ l’ère nouvelle ; quiconque l’a senti battre ne doute plus qu’elle n’arrive et, plein ◀de▶ la douce fierté ◀d’▶appartenir à son époque, il se détache lui aussi ◀de▶ la foule pour se joindre à la troupe des disciples nouveaux…
Tournons-nous à présent vers le spectacle politique ◀de▶ notre temps. Le monde ancien et le monde nouveau sont en lutte, l’insuffisance et l’indigence des institutions politiques se sont manifestées dans des phénomènes terrifiants. Qui sait si, ici comme dans les sciences, la fin historique ◀de▶ la guerre ne serait point d’abord ◀d’▶amener une connexion plus étroite et plus variée et un rapprochement entre les États européens ? Qui sait si l’Europe jusqu’alors sommeillante ne va pas se réveiller, si nous n’allons pas nous trouver en face d’un État des États, ◀d’▶une Doctrine ◀de▶ la Science appliquée à la politique ! La hiérarchie, cette figure géométrique fondamentale des États, ne serait-elle pas le principe ◀d’▶une société des États, étant l’intuition intellectuelle du moi politique ? Il est impossible que les forces ◀de▶ l’univers se mettent ◀d’▶elles-mêmes en équilibre, seul un troisième élément, à la fois séculier et supra-terrestre, peut résoudre le problème. Aucune paix ne peut être conclue entre les puissances belligérantes, toute paix n’est qu’une illusion, un armistice ; du point de vue des politiciens ◀de▶ cabinet, ◀de▶ la conscience commune, aucune conciliation n’est possible. Les deux partis ont ◀de▶ grandes et nécessaires revendications et sont tenus ◀de▶ les faire valoir, pour obéir aux impulsions ◀de▶ l’esprit ◀de▶ l’univers et ◀de▶ l’humanité. Tous deux représentent des forces indestructibles au cœur ◀de▶ l’humanité ; d’une part le sentiment exaltant ◀de▶ la liberté, l’espoir illimité ◀de▶ puissantes sphères ◀d’▶action, le goût ◀de▶ la nouveauté, et ◀de▶ la jeunesse, les relations familières entre tous les concitoyens, la fierté ◀de▶ vérités universellement humaines et valables, le goût du droit individuel et ◀de▶ la propriété collective, et le vigoureux sens civique. Que ni l’un ni l’autre n’espère détruire son partenaire, toutes les conquêtes ici ne signifient rien, car la capitale la plus intérieure ◀de▶ chaque empire ne se trouve pas derrière des murailles et ne saurait être prise ◀d’▶assaut.
Qui sait si la guerre n’a pas assez duré ? Mais elle ne cessera jamais, tant qu’on n’aura pas saisi la palme que seule peut nous tendre une puissance spirituelle. Le sang coulera à flots en Europe jusqu’à ce que les nations prennent conscience ◀de▶ la redoutable folie qui les fait tourner en rond, jusqu’à ce que sensibles à une musique sacrée et par elle adoucies, elles se rendent toutes ensemble au pied des anciens autels, entreprenant des œuvres ◀de▶ paix et célébrant sur des champs ◀de▶ bataille fumants, sous un déluge ◀de▶ chaudes larmes, ◀de▶ grandes agapes en guise de fête ◀de▶ la paix. Seule la religion peut réveiller l’Europe et rassurer les peuples et installer visiblement sur terre la chrétienté dans sa neuve splendeur, en lui restituant son ancienne mission pacificatrice…
Les autres continents attendent la réconciliation et la résurrection ◀de▶ l’Europe pour se joindre à elle et devenir concitoyens du Royaume des cieux. Ne devrait-il pas y avoir bientôt de nouveau en Europe une foule ◀d’▶esprits vraiment consacrés ? Tous les véritables membres ◀de▶ la famille religieuse ne devraient-ils pas aspirer ardemment à voir le Royaume des cieux s’établir sur terre, et y entrer ◀de▶ bon gré, et entonner des hymnes sacrées ?
Il faut que la chrétienté redevienne vivante et agissante et que se forme de nouveau une Église visible, sans égard aux frontières territoriales, une Église qui accueille dans son sein toutes les âmes altérées ◀de▶ ciel et qui s’offre à devenir médiatrice entre le monde ancien et le monde nouveau.
Il faut qu’elle déverse de nouveau sur les peuples la corne ◀d’▶abondance ◀de▶ ses bénédictions. Du sein sacré ◀d’▶un vénérable concile européen, la chrétienté renaîtra, et la tâche qui consistera dans le réveil ◀de▶ la religion sera menée selon un vaste plan divin où rien ne sera négligé. Personne ne protestera plus alors contre la contrainte chrétienne ou séculière, car l’essence ◀de▶ l’Église sera la vraie liberté, et toutes les réformes bienfaisantes s’accompliront sous sa direction, sous forme de développements politiques pacifiques et légaux.
Quand sera-ce ou quand ne sera-ce pas ? Patience, il vient, il viendra nécessairement, l’âge sacré ◀de▶ la paix éternelle où la Jérusalem nouvelle sera la capitale ◀de▶ l’univers. Jusque-là demeurez calmes et courageux dans les dangers du siècle, compagnons ◀de▶ ma foi, annoncez par la parole et par l’action l’évangile divin, et restez fidèles à la foi véritable et infinie, jusque dans la mort.
Josef Görres (1776-1848) est celui des penseurs politiques ◀de▶ la Restauration et du romantisme qui a le plus écrit sur l’Europe. Obscur, contradictoire, intempérant quant au style et arbitraire quant aux jugements, difficile à citer pour tout dire, il tient une place qui doit être marquée dans cet ouvrage, ne fût-ce que par un aperçu ◀de▶ ses thèses les plus constantes.
Comme tant d’autres Allemands, il s’est d’abord enthousiasmé pour la Révolution. Il écrit en 1795, dans un ouvrage intitulé Der allgemeine Frieden, ein Ideal :
Ainsi que Sparte un jour en Grèce, ô France, toi aussi tu vas te dresser pour libérer l’Europe ◀de▶ ses despotes !
Et il propose une organisation internationale dirigée par la France républicaine. Mais comme tant d’autres, il retourne ses batteries, dès les journées ◀de▶ Brumaire 1799 — Bonaparte a trahi, pense-t-il — et la Restauration le trouve dans le camp ◀de▶ la Sainte-Alliance. En 1815, il publie dans son journal Der Rheinische Merkur, un grand article anonyme sur « La République européenne » où l’Europe est décrite comme une création des Germains. En 1819, il salue la Sainte-Alliance comme la « fondation ◀d’▶une République européenne au pied des autels du Dieu inconnu. »
Il annonce en même temps la grandeur allemande : si ce peuple a le bonheur ◀de▶ trouver un jour son Wallenstein, dit-il, celui-ci « soumettra l’Europe entière, jusqu’aux limites ◀de▶ l’Asie » !
En 1821, dans un écrit intitulé Europa und die Revolution, il attaque la Réformation, qu’il qualifie ◀de▶ « second péché originel », et il la compare aux autres catastrophes qui ont ruiné « la vieille forteresse Europe » : le schisme byzantin, l’islam, le démembrement du Saint-Empire, l’apparition des églises nationales, la Révolution, et finalement « l’empire ◀de▶ Satan », celui ◀de▶ Napoléon. Tous les thèmes favoris ◀de▶ Joseph de Maistre (Du pape vient de paraître deux ans plus tôt) sont repris, comme on le voit, dans leur version allemande.
Enfin, en 1822, dans un essai sur La Sainte-Alliance et les peuples au congrès ◀de▶ Vérone, il demande que l’Allemagne redevienne
… l’Autorité supérieure honorifique ◀de▶ la république européenne, l’Instance ◀de▶ conciliation qui apaise les différends, et tout cela parce que sa position, sa situation, sa façon ◀de▶ penser, tout la pousse vers la paix et non vers la conquête ; c’est elle la grande Autorité qui tranche, défend et fixe des limites, c’est elle qui sépare l’Orient ◀de▶ l’Occident, le Nord du Sud, c’est elle le point ◀d’▶appui ◀de▶ tout le système des États européens, le centre naturel ◀de▶ ce nouveau Saint-Empire romain germanique, plus grand que l’ancien, fondé sans aucune contrainte par la Sainte-Alliance sous la forme ◀d’▶une confédération ◀d’▶États.
Et quels seront les ennemis ◀de▶ cet Empire germano-catholique enfin relevé ? Non pas la Russie, « colonie ◀de▶ l’Europe » qui va s’ouvrir librement à notre culture, mais bien l’Asie et l’Amérique…
Franz von Baader (1765-1841), philosophe bavarois, théosophe et mystique, longtemps disciple ◀de▶ Claude de Saint-Martin, voit lui aussi dans une renaissance religieuse le seul salut ◀de▶ la « Société européenne ». Mais loin ◀d’▶exiger comme condition préalable l’anéantissement du protestantisme et le retour au giron ◀de▶ l’orthodoxie, comme Görres et Maistre, il communie dans l’espérance œcuménique ◀de▶ Novalis.
Dans un écrit qu’il adresse en 1814 aux empereurs ◀de▶ Russie et ◀d’▶Autriche, et au roi de Prusse, il propose une fédération chrétienne ◀de▶ l’Europe, fondée sur « une liaison nouvelle et plus intime ◀de▶ la religion et ◀de▶ la politique », et sur l’union des trois grandes confessions représentées par ces monarques. L’idée centrale paraît être ◀de▶ ramener la Russie dans le concert européen comme une hérétique repentante ou une demi-barbare à éduquer. Un certain messianisme russe commence même à se faire jour, dès cette époque, chez Baader et plusieurs ◀de▶ ses contemporains : les premiers slavophiles ne furent pas Russes mais Allemands !
Friedrich von Schlegel (1772-1829) publia la première revue européenne du xixe siècle, Europa, ◀de▶ 1803 à 1805. (Il la dirigeait ◀de▶ Paris, mais elle paraissait à Francfort.) Il y développa les mêmes idées générales qui font ◀de▶ sa Philosophie ◀de▶ l’histoire universelle le monument ◀de▶ la pensée romantique. L’Asie — l’Inde en particulier — est la patrie ◀de▶ toute religion véritable mais le christianisme a fait l’Europe et peut seul sauvegarder son unité, en dépit des oppositions fondamentales qui la divisent, la déchirent et la fécondent : opposition du Nord et du Sud, du romantisme et du classicisme, du moderne et ◀de▶ l’antique, du christianisme et ◀de▶ l’hellénisme. L’Empire ◀de▶ Charlemagne, puis la papauté (Schlegel allait devenir catholique en 1808) ont représenté les plus hautes institutions ◀de▶ la « république européenne », et depuis lors, tout n’est que décadence. Nous ne sommes pas encore au bas de la courbe, en ce début du xixe siècle. Pourtant nous aurions tort ◀de▶ désespérer ◀de▶ l’Europe, car elle reste la terre décisive, si l’on pense que
c’est ici, étant donné l’organisation même des forces telluriennes, que se trouve le siège véritable du conflit, que c’est ici que le bien lutte avec le plus ◀de▶ véhémence sur la terre avec le mal, et que c’est donc ici que doit être scellé le sort ◀de▶ l’Humanité… La véritable Europe doit d’abord voir le jour.184
Semblables déclarations ◀de▶ foi dans l’avenir européen (qu’on rapprochera ◀de▶ celles ◀de▶ Hegel sur l’Europe considérée comme « fin ◀de▶ l’Histoire »)185 reviennent maintes fois dans Europa et dans les Leçons sur l’Histoire moderne. Elles distinguent fortement Schlegel et les romantiques allemands, même romanisés, ◀de▶ Joseph de Maistre et des catholiques français préromantiques. On ne l’oubliera pas en lisant les pages fameuses ◀de▶ Schlegel sur l’unité ◀de▶ l’Europe médiévale, écho direct ◀de▶ la ferveur et des illusions ◀de▶ Novalis186 :
L’idée qui présidait à l’ensemble ◀de▶ l’empire chrétien était celle ◀d’▶une grande autorité protectrice, partant du centre ◀d’▶une puissance fondée sur le droit, qui servirait ◀d’▶égide à tous les pays et à tous les peuples chrétiens, et c’était dans l’unité des principes religieux qu’on cherchait la force qui devait unir et soutenir tout ce grand corps. Sitôt que cette force cessa ◀d’▶agir, tout l’édifice dut nécessairement s’écrouler.
Aussi dans les conflits des siècles plus récents, en y substituant la relation purement artificielle ◀d’▶un équilibre dynamique et ◀d’▶une égalité républicaine entre les divers États, sans aucune tendance chrétienne, ou sans aucune autre vue bien arrêtée, n’a-t-on pu, comme atteste l’expérience, remplacer que bien mal cette ancienne unité chrétienne des États, et cette alliance des peuples ◀de▶ l’Europe occidentale ; et n’a-t-on réussi à faire sortir ◀de▶ cette révolution générale et antichrétienne qui s’opéra dans les mœurs, qu’une habile anarchie, et qu’une confusion symétriquement organisée.
Si le partage ◀de▶ l’empire ◀de▶ Charlemagne était conforme aux usages antiques et fondé sur les droits ◀d’▶héritage usités dans les familles des grands, il n’annonce pas moins une confiance pleine ◀d’▶une naïveté antique, une confiance presque héroïque en une conformité et unité ◀de▶ tendance, dont on supposait l’existence, à ce qu’il paraît. Car on croyait pouvoir concilier ◀de▶ cette manière la nécessité ◀de▶ la présence ◀d’▶un souverain dans un pays ◀d’▶une étendue raisonnable avec l’unité ◀d’▶ensemble ◀d’▶une grande monarchie collective…
Dans la première monarchie allemande, le besoin ◀d’▶un gouvernement indigène, résidant dans le pays, et régnant comme un père au sein de sa famille, fut concilié ◀d’▶une manière beaucoup moins imparfaite avec la puissante unité ◀de▶ l’ensemble, par le moyen des quatre grands duchés nationaux soumis à la suzeraineté ◀d’▶un seul roi ou empereur ; quoique là aussi l’union ne soit pas restée inébranlable, et que la discorde ait fini par prendre le dessus. Dès le principe, comme plus tard, les pouvoirs dans l’État et dans l’Église se trouvaient partagés, et s’exerçaient même sous des formes différentes ; de sorte que l’on ne cherchait l’unité qui subsistait malgré ce partage ou tout à côté de lui, que dans la tendance chrétienne ou nationale ; et tant que cette tendance resta inaltérée, l’ensemble demeura inébranlablement uni. D’ailleurs il faut observer qu’on n’a jamais encore imaginé ou découvert une forme ◀de▶ constitution ou ◀de▶ système politique qui pût résister à la longue au manque et au changement ◀de▶ tendance.
Les parlements, les états généraux, les droits civils et politiques, les immunités et les corporations, toutes ces choses qui se développèrent plus tard étaient précisément contenues en germe dans les assemblées nationales des États, grands et petits, ◀de▶ ce temps-là, dans les conciliabules et les délibérations des ducs et des princes, des évêques, des comtes et des seigneurs, des nobles et des gens libres, auxquels se joignirent plus tard à mesure qu’elles s’émancipèrent, les communes des villes avec leurs privilèges et leurs droits.
Ces divers établissements se constituèrent et se maintinrent alors, sous une forme tout à fait locale, suivant les mœurs ◀de▶ la nation et les usages ◀de▶ la vie ; de même qu’ils étaient basés sur des coutumes positives et sur le droit individuel, au lieu d’être fondés sur la théorie purement spéculative ◀d’▶une égalité parfaite et générale ; on ne cherchait pas l’unité et la solidité ◀de▶ l’ensemble dans la combinaison ◀d’▶un équilibre appuyé sur une forme artificielle, mais bien dans les mœurs consacrées par le temps et l’habitude, ou en un mot, dans le sentiment général. La puissance ecclésiastique, quoique ses limites et ses attributions ne fussent pas aussi bien posées, aussi bien définies qu’elles l’ont été depuis, et bien qu’elle existât à côté du pouvoir souverain et se mêlât quelquefois à lui, était dès lors une puissance purement spirituelle, tout en exerçant une influence importante et qui lui était particulière.
Pour se convaincre que, si le sentiment reste bon et qu’il demeure chrétiennement parlant unique même dans la vie, l’union ◀de▶ la force et ◀de▶ l’esprit peut subsister malgré la division des pouvoirs, on n’a qu’à se rappeler ce fait historique que tous les empires, tous les États chrétiens ont pris leur origine dans cet heureux accord du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et que cet accord faisait leur solidité. Tant qu’il se maintint, tant que cette harmonie se conserva, les temps furent prospères, la paix et la justice croissaient ◀de▶ jour en jour et les peuples jouissaient du bien-être…
L’Église était comme un toit protecteur, comme une voûte céleste qui embrassait tout, et sous l’abri hospitalier ◀de▶ laquelle ces peuples guerriers [du Nord] commencèrent à se ranger paisiblement, à se former, et à se constituer selon les principes ◀de▶ l’équité. Le soin ◀de▶ l’enseignement, le patrimoine des connaissances, l’étude des sciences et le développement ◀de▶ l’esprit, étaient confiés à sa sollicitude protectrice, et se distribuaient dans le cercle des écoles chrétiennes. Si la science avait peu ◀d’▶étendue, elle n’était pas du moins ensevelie sans utilité dans les cabinets des savants, ou dans des bibliothèques, comme elle le fut plus tard, comme elle l’était en partie chez les Grecs ◀d’▶alors ; puis elle répondait suffisamment aux forces et à la civilisation ◀de▶ cette époque ; attendu qu’en fait ◀de▶ développement, on ne peut franchir tous les degrés ◀d’▶un seul bond, mais qu’il faut les monter progressivement, et les uns après les autres.
Le peu qu’on possédait était partout appliqué avec succès à la vie et employé avec la raison pratique et le tact propre à cet Occident alors si actif, et à l’excellent clergé ◀de▶ ce temps ; car le savoir n’était pas encore entré en opposition hostile avec la vraie croyance et avec la vie, comme il le fit, ◀d’▶une manière si arrogante et si dédaigneuse, dans la période subséquente. Les connaissances utiles ainsi que les pensées salutaires descendirent donc ◀de▶ la voûte céleste ◀de▶ la foi, non comme un déluge envahissant, mais comme une douce ondée, comme une rosée rafraîchissante, et comme une pluie féconde, pour tomber sur le terrain ◀de▶ la vie, continuellement agité dans la guerre et dans la paix, dans les métiers et dans les arts.
Dans ses Vorlesungen über die neuere Geschichte (Vorlesung I), Schlegel décrit, une fois de plus, le contraste classique, depuis Aristote, entre l’Asie et l’Europe, surtout en ce qui concerne la conception ◀de▶ la liberté ; après celui ◀de▶ l’Unité, voici l’éloge ◀de▶ nos diversités :
Si les invasions barbares n’avaient pas eu lieu, si les peuplades germaniques n’avaient pas réussi à briser le joug romain, si au contraire tout le nord ◀de▶ l’Europe non occupé avait pu aussi être incorporé à l’Empire et que là aussi les nations se soient vu ravir leur liberté et leur caractère propre et transformer avec la même uniformité en provinces, il n’y aurait pas eu cette lutte magnifique ni cet ample développement ◀de▶ l’esprit humain au sein de ces nouvelles nations. Et cependant c’est justement cette richesse, cette diversité qui fait ◀de▶ l’Europe ce qu’elle est, qui lui donne l’avantage ◀d’▶être le siège le plus favorable ◀de▶ la vie et ◀de▶ la culture ◀de▶ l’Humanité. Cette Europe, libre et riche, n’existerait donc pas et à sa place il n’y aurait qu’une Unique Rome, dans laquelle tout serait dissous et fondu ; et, en lieu et place de cette copieuse histoire européenne, les annales ◀de▶ l’Unique Empire romain feraient pendant à ces chroniques chinoises ◀d’▶une si triste uniformité.
… Jetons d’abord un coup d’œil sur la situation la plus ancienne ◀de▶ l’Europe. C’est un spectacle étrange et attirant que ◀de▶ voir l’homme si richement doté par la nature, plein ◀d’▶une force extraordinaire, revêtir un aspect si différent ◀de▶ l’état auquel nous sommes accoutumés. Avant que cette propension à la domination du monde ait passé ◀d’▶Asie en Grèce pour se transmettre ensuite aux Romains, l’état ◀de▶ l’Europe était à peu près le même partout. Les rudiments ◀de▶ la culture étaient déjà connus, l’agriculture était répandue et quelques pays avaient déjà une population relativement forte. Il y avait des villes en quantité, mais il y avait presque autant ◀de▶ petits États que ◀de▶ villes importantes. Dans l’ensemble d’ailleurs tout était particulier et sans cohésion. L’Europe était peuplée et habitée principalement par des hommes appartenant à trois ou quatre grandes nations, mais aucune ◀d’▶elles n’était « une » ni ne formait un tout. Chacune se subdivisait en une grande quantité ◀de▶ petites peuplades et tribus composant tout autant ◀d’▶États particuliers. Chacune ◀de▶ ces peuplades n’entendait que très peu parler ◀de▶ celles qui étaient très éloignées, mais était en guerre avec les plus proches.
… En général, si misérable que puisse paraître la condition ◀de▶ ces anciennes peuplades, celles-ci n’en possédaient pas moins presque toutes un bien très important, que nous sacrifions le plus souvent à nos autres avantages, — la liberté. Cette liberté était favorisée et conservée par ce particularisme et cette dissémination des petits États et peuplades. Cette liberté originelle doit être considérée, par opposition à l’Asie, comme le caractère distinctif ◀de▶ l’Europe. En Asie nous trouvons dès le commencement ◀de▶ grandes quantités ◀d’▶États et ◀de▶ nations ainsi qu’une domination universelle. En Europe tout était originellement particularisé, par conséquent en état ◀de▶ lutte et ◀de▶ rivalité constantes, chacun se développant selon les possibilités ◀de▶ sa propre liberté. L’Asie, pourrait-on dire, est le pays ◀de▶ l’unité, où tout s’épanouit en grandes masses et dans des circonstances on ne peut plus simples. L’Europe est le pays ◀de▶ la liberté, c’est-à-dire ◀de▶ la formation, par la rivalité entre États, ◀de▶ forces particulières et différentes l’une ◀de▶ l’autre. Cette diversité est devenue, tout au long des siècles, le caractère distinctif ◀de▶ la formation ◀de▶ l’Europe ; car, même après que de plus grands États et nations furent constitués, ce qu’il y a ◀d’▶essentiel dans ce caractère originel est resté intact.
Et dans ses Vorlesungen über Karl V (15e leçon), il déplore la fin ◀de▶ cette synthèse vivante entre l’unité et la diversité, que l’empereur avait rêvé ◀de▶ faire revivre :
… Ainsi se retira à nouveau du monde l’homme qui, en tant qu’empereur, avait poursuivi les plus nobles buts dans un combat qu’il mena infatigablement ; l’homme qui, dans son cœur et son esprit, assuma, porta et perçut l’Europe, toute son époque, toutes les situations inextricables, tous les coups du sort qui menacèrent dangereusement l’Europe. À sa mort les États chrétiens rivalisèrent ◀de▶ splendeur et ◀de▶ pompe lors des cérémonies funèbres, pour glorifier son nom et sa grandeur ; même dans la capitale ◀de▶ l’empire turc un noble ennemi honora par un service funèbre public la mémoire du grand monarque qui avait quitté le monde. L’Europe parut sentir que le héros et le défenseur ◀d’▶une époque n’était plus, époque à laquelle allait succéder, ◀d’▶autant plus sûrement que cette ultime force au service ◀de▶ l’unité avait disparu, un siècle ◀de▶ guerre et ◀d’▶ébranlement.
Pour Georg Friedrich Hegel (1770-1831), l’Histoire mondiale reflète et traduit la dialectique ◀de▶ « l’Idée qui se réalise », ◀de▶ l’Idée ◀de▶ liberté, c’est-à-dire du « devenir réel ◀de▶ l’Esprit ». C’est donc, au vrai, une Théodicée. Conformément au Système qu’il a élaboré, l’Histoire doit donc se diviser en trois périodes, qui correspondent en termes théologiques au Père, au Fils et au Saint-Esprit ; en termes philosophiques à ce qu’il appelle l’en soi, le pour soi, et l’en soi-et-pour soi (« an und für sich »). Dans ses Leçons sur la Philosophie ◀de▶ l’Histoire (publication posthume), Hegel décrit l’évolution ◀de▶ l’Asie, ◀de▶ l’Antiquité et ◀de▶ l’Europe moderne, comme s’il s’agissait réellement ◀d’▶une évolution ◀de▶ l’Esprit. Le terme ultime ◀de▶ ce grandiose processus n’est autre que l’Europe « vraiment fin ◀de▶ l’Histoire », éminemment représentée par sa composante germanique, et comme le préciseront les hégéliens ◀de▶ droite, par l’État prussien.
Deux citations célèbres (empruntées à l’Introduction) suffiront ici à caractériser le rôle ◀de▶ l’Europe dans l’Histoire mondiale, selon Hegel :
J’ai dit que les Orientaux ont su seulement qu’un seul homme était libre, — que le monde grec et romain a su que quelques-uns étaient libres, — mais que nous savons que tous les hommes sont libres, que l’homme en tant qu’homme est libre. Ces stades dans la connaissance ◀de▶ la Liberté constituent la division que nous ferons dans l’Histoire universelle et selon laquelle nous l’étudierons…
L’Histoire universelle va ◀de▶ l’est à l’ouest, car l’Europe est vraiment la fin ◀de▶ l’Histoire, dont l’Asie est le commencement. Pour l’Histoire universelle, il existe un Est en soi, κατ`έξοχήν, l’Est pour-soi étant quelque chose ◀de▶ tout relatif ; car, quoique la Terre soit une sphère, l’Histoire ne décrit pourtant pas un cercle autour ◀d’▶elle, mais elle a bien plutôt un Est déterminé, et c’est l’Asie. Là se lève le soleil physique, extérieur, et à l’Ouest il se couche : c’est pourquoi. ici, se lève le soleil intérieur ◀de▶ la conscience ◀de▶ soi, qui répand un plus haut éclat.187
Wilhelm Josef von Schelling (1775-1854) fut le dernier survivant ◀de▶ la grande génération des philosophes romantiques. Avec la fin ◀de▶ sa carrière, nous voyons se fermer les cycles inaugurés par Herder, Kant et Novalis, et c’est pourquoi nous le plaçons ici, quoique son « Système » porte la même date que « l’État fermé » ◀de▶ Fichte et l’essai sur l’Europe de Gentz.
Ami ◀de▶ Novalis dans sa jeunesse et devenu plus tard catholique comme lui, il fut l’un des maîtres les plus influents ◀de▶ la pensée européenne du xixe siècle : car on ne compte pas seulement au nombre ◀de▶ ses disciples ses camarades du cercle ◀de▶ l’Athenæum (tous ceux qu’on a cités dans les pages qui précèdent), mais Schopenhauer, Kierkegaard (qui suivit ses cours à Berlin), plus tard Bergson, et la plupart des penseurs russes, surtout slavophiles, ◀de▶ son temps.
Déjà, dans l’Introduction à son System der Transcendentalen Idealismus 188 publié en 1800, Schelling défend l’idée ◀d’▶une fédération et ◀d’▶une Cour ◀de▶ justice internationales, dans lesquelles il voit le couronnement nécessaire ◀de▶ l’ère historique ◀de▶ la « Nature » succédant à celle du « Destin » et annonçant celle ◀de▶ la « Providence ».
L’histoire dans son ensemble est une révélation continue et progressive ◀de▶ l’absolu.
Nous pouvons distinguer trois périodes dans cette manifestation et, par conséquent, aussi trois périodes dans l’histoire.
La première période est celle où seul domine le destin ; force absolument aveugle, il détruit impitoyablement et inconsciemment ce qu’il y a de plus grand et de plus noble. Cette période ◀de▶ l’histoire, que nous pouvons appeler tragique, est celle ◀de▶ la décadence ◀de▶ la splendeur et des merveilles du monde ancien, et ◀de▶ la chute des grands empires dont le souvenir s’est à peine conservé et dont les ruines seules nous font présumer la grandeur : la décadence ◀de▶ l’humanité la plus noble qui ait jamais fleuri et dont le retour sur la terre est l’objet ◀de▶ vœux éternels.
La seconde période est celle où ce qui dans la première apparaissait comme destin, c’est-à-dire comme force complètement aveugle, se révèle comme nature. Elle paraît commencer avec l’expansion ◀de▶ la république romaine qui, dans sa soif ◀de▶ conquêtes et ◀d’▶asservissement — manifestations du despotisme effréné qui y régnait — unit d’abord les peuples les uns aux autres, et fit entrer en contact des coutumes et des lois, des arts et des sciences qui, jusqu’alors avaient été le monopole ◀de▶ quelques peuples isolés, contrainte qu’elle était, sans en avoir conscience et même contre sa volonté, ◀de▶ s’adapter à un plan naturel dont l’aboutissement verra l’union universelle des peuples et l’État universel.
La troisième période sera celle où les forces que dans les périodes précédentes l’on attribuait au destin ou à la nature, se développeront et se manifesteront comme l’œuvre ◀de▶ la providence ; ainsi même ce qui paraissait l’œuvre du destin ou ◀de▶ la nature n’était que le commencement ◀d’▶une providence qui ne se révélait qu’imparfaitement. Quand cette période commencera, nous ne pouvons le dire. Mais quand cette période sera, Dieu aussi sera.
On ne saurait donc envisager l’existence durable ◀d’▶une constitution politique unique — fût-elle parfaite dans sa forme — sans une organisation se superposant à l’État individuel, sans une fédération ◀de▶ tous les États où chacun d’entre eux serait le garant ◀de▶ la constitution ◀de▶ l’autre. Cependant, d’une part, cette garantie générale et mutuelle n’est elle-même possible que si les États acceptent les principes ◀d’▶un véritable ordre judiciaire, de sorte que chaque État ait intérêt à sauvegarder la constitution des autres ; et si d’autre part ils se soumettent à une loi collective.
En 1806, il écrit, à propos de Napoléon :
Je forme des vœux pour la réconciliation complète ◀de▶ tous les peuples européens et veux croire qu’ils adopteront à nouveau une politique commune à l’égard de l’Orient. Qu’il en soit conscient ou non, c’est dans ce sens que travaille le Destructeur.
Par la suite, Schelling en viendra, lui aussi, à n’attendre ◀d’▶autre salut pour l’Europe que ◀de▶ la libre coopération ◀de▶ l’État et ◀de▶ l’Église, seule base ◀d’▶une union durable des peuples :
L’étude ◀de▶ l’histoire moderne qui débute, au fond, avec l’apparition du christianisme en Europe fait ressortir deux tentatives ◀de▶ l’humanité dans sa quête ◀de▶ l’unité.
La première qui visait la création ◀d’▶une unité spirituelle au sein de l’Église était vouée à l’échec, car elle tendait en même temps à assurer une unité extérieure à l’Église. La seconde cherchait à réaliser cette unité extérieure par l’intermédiaire de l’État.
L’erreur que commit l’Église à l’époque ◀de▶ la hiérarchie ecclésiastique ne fut pas ◀d’▶intervenir dans le domaine ◀de▶ l’État mais au contraire, ◀de▶ laisser celui-ci s’immiscer dans le sien propre. Au lieu de se garder pure ◀de▶ tout élément extérieur, elle se livra à l’État en épousant certaines ◀de▶ ses formes. La violence extérieure ne pourra jamais servir la cause du vrai et du divin, et l’Église s’écarta ◀de▶ sa vraie vocation dès qu’elle commença à persécuter les hérétiques.
L’État a acquis ◀de▶ l’importance au moment du renversement ◀de▶ la hiérarchie ecclésiastique, et il est évident que le joug des tyrans s’est toujours appesanti dans la mesure même où ils croyaient pouvoir se passer ◀de▶ l’unité spirituelle.
Il est certain en tout cas que, quel que puisse être le but ultime, la vraie unité ne peut être réalisée que par la voie ◀de▶ la religion. Il ne s’agit pas là ◀de▶ la domination ◀de▶ l’Église par l’État ou vice versa, mais ◀de▶ la nécessité ou se trouve l’État lui-même ◀de▶ développer les principes religieux ◀de▶ façon que l’union ◀de▶ tous les peuples puisse se fonder sur la communauté des convictions religieuses.189
Auguste Comte (1798-1857) représente en France à cette époque, l’un des seuls équivalents des auteurs ◀de▶ grands systèmes historico-philosophiques que nous venons de citer. Mais il ne se rattache ◀de▶ près ni ◀de▶ loin à aucun ◀d’▶eux. Disciple préféré ◀de▶ Saint-Simon, auprès duquel il a remplacé Augustin Thierry dans le rôle ◀de▶ « fils adoptif », il fonde à son tour une secte, la religion positiviste, dont il sera le grand prêtre. Il fonde surtout, la sociologie moderne.
Comme tous les saint-simoniens (◀d’▶Eichthal, Pierre Leroux, Feugueray, Considérant, Pecqueur, Littré et tant d’autres, tous auteurs ◀de▶ traités sur l’unité européenne), Auguste Comte est un défenseur convaincu, quasi mystique, ◀de▶ l’européocentrisme, du rôle privilégié et redoutable que l’Europe doit jouer pour toute l’humanité, avec laquelle, d’ailleurs, elle finira par se confondre, parce qu’elle seule peut l’unir, après s’être elle-même unifiée. Le titre ◀d’▶une ◀de▶ ses publications donnera une idée ◀de▶ l’espèce ◀de▶ délire rationnel (et romantique à sa façon, quoiqu’il se dise « positif ») dans lequel se meut généralement la pensée européenne des saint-simoniens, et celle ◀de▶ Comte en particulier :
Calendrier positiviste ou système général ◀de▶ commémoration publique, destiné surtout à la transition finale ◀de▶ la grande République occidentale, formée des cinq populations avancées, française, italienne, germanique, britannique et espagnole, toujours solidaires depuis Charlemagne. — Paris 1850.
Cependant, dans son œuvre capitale, le Cours ◀de▶ philosophie positive 190 Comte entend donner une solide base critique à son européisme, en concentrant son « analyse scientifique » sur une seule « série sociale », la plus achevée que l’on puisse trouver : l’Europe. Il se propose donc ◀de
▶… considérer exclusivement le développement effectif des populations les plus avancées, en écartant, avec une scrupuleuse persévérance, toute vaine et irrationnelle digression sur les divers autres centres ◀de▶ civilisation indépendante, dont l’évolution a été, par des causes quelconques, arrêtée jusqu’ici à un état plus imparfait ; à moins que l’examen comparatif ◀de▶ ces séries accessoires ne puisse utilement éclairer le sujet principal, comme je l’ai expliqué en traitant ◀de▶ la méthode sociologique. Notre exploration historique devra donc être presque uniquement réduite à l’élite ou l’avant-garde ◀de▶ l’humanité, comprenant la majeure partie ◀de▶ la race blanche ou des nations européennes, en nous bornant même, pour plus ◀de▶ précision, surtout dans les temps modernes, aux peuples ◀de▶ l’Europe occidentale.
… On ne peut certainement espérer ◀de▶ reconnaître d’abord la véritable marche fondamentale des sociétés humaines que par la considération exclusive ◀de▶ l’évolution la plus complète et la mieux caractérisée, à l’éclaircissement ◀de▶ laquelle doivent être constamment subordonnées toutes les observations collatérales relatives à des progressions plus imparfaites et moins prononcées. Quelque intérêt propre que celles-ci puissent d’ailleurs offrir, leur appréciation spéciale doit être systématiquement ajournée jusqu’au moment où, les lois principales du mouvement social ayant été ainsi appréciées dans le cas le plus favorable à leur pleine manifestation, il deviendra possible, et même utile, ◀de▶ procéder à l’explication rationnelle des modifications plus ou moins importantes qu’elles ont dû subir chez les populations qui, à divers titres, sont restées plus ou moins en arrière ◀d’▶un tel type ◀de▶ développement. Jusqu’alors, ce puéril et inopportun étalage ◀d’▶une érudition stérile et mal dirigée, qui tend aujourd’hui à entraver l’étude ◀de▶ notre évolution sociale par le vicieux mélange ◀de▶ l’histoire des populations qui, telles que celles ◀de▶ l’Inde, ◀de▶ la Chine, etc., n’ont pu exercer sur notre passé aucune véritable influence, devra être hautement signalé comme une source inextricable ◀de▶ confusion radicale dans la recherche des lois réelles ◀de▶ la sociabilité humaine, dont la marche fondamentale et toutes les modifications diverses devraient être ainsi simultanément considérées, ce qui, à mon gré, rendrait le problème essentiellement insoluble. Sous ce rapport, le génie du grand Bossuet, quoique seulement guidé sans doute par le principe purement littéraire ◀de▶ l’unité ◀de▶ composition, me paraît avoir ◀d’▶avance senti instinctivement les conditions logiques imposées par la nature du sujet, lorsqu’il a spontanément circonscrit son appréciation historique à l’unique examen ◀d’▶une série homogène et continue, et néanmoins justement qualifiée ◀d’▶universelle ; restriction éminemment judicieuse, qui lui a été si étrangement reprochée par tant ◀d’▶esprits antiphilosophiques, et vers laquelle nous ramène aujourd’hui essentiellement l’analyse approfondie ◀de▶ la marche intellectuelle propre à ◀de▶ telles études.
Voilà pourquoi Auguste Comte bornera son étude à « l’explication spéciale ◀de▶ l’agent et du théâtre ◀de▶ l’évolution sociale la plus complète », à l’Europe. Et il exposera dans les volumes qui suivent les raisons pour lesquelles « la race blanche possède, ◀d’▶une manière si prononcée, le privilège effectif du principal développement social », tandis que « l’Europe a été le lien essentiel ◀de▶ cette civilisation prépondérante ».