2.
Un idéal de▶ compensation : ◀les▶ États-Unis d’Europe
Quel fut le premier auteur ◀de▶ ◀l’▶expression ? Cattaneo ? Cobden ? Mazzini ? ou Hugo ? Un obscur orateur ◀de▶ ◀la▶ « campagne des Banquets », qui préluda en 1847 à ◀la▶ révolution, ou ◀le▶ rédacteur anonyme ◀d’▶un article du Moniteur daté du 26 février 1848208 ? ◀Les▶ historiens hésitent et concluent fort sagement que ◀l’▶idée était dans ◀l’▶air du temps.
Exalter ◀les▶ nations, même libérées, cela pouvait conduire, après tout, au nationalisme guerrier plutôt qu’à ◀l’▶harmonie des génies collectifs. ◀Le▶ recours à ◀l’▶Europe mystique ◀d’▶un Lamartine ne serait plus qu’une clause ◀de▶ style dès qu’au nom de leurs intérêts ◀les▶ États refuseraient ◀de▶ jouer ◀le▶ beau jeu ◀de▶ ◀la▶ dialectique idéaliste. ◀D’▶où ◀le▶ besoin ◀d’▶une souveraineté nouvelle, ◀d’▶une instance supérieure aux États, ◀d’▶une Europe fédérale plus efficace et franche que « ◀l’▶Europe des nations » chantée par ◀les▶ poètes aux larges vues, mais exploitée par ◀les▶ politiciens aux courtes ruses. Né ◀d’▶une angoisse prémonitoire, ◀le▶ mot d’ordre des « États-Unis d’Europe » n’est en somme qu’un idéal ◀de▶ compensation. Sauf peut-être chez Proudhon, il ne prend pas ◀la▶ suite des plans ◀de▶ paix européenne que nous avons cités plus haut, ◀de▶ Pierre Dubois à Saint-Simon. Il essaie plutôt ◀de▶ conjurer ◀les▶ méfaits pressentis ◀de▶ passions nationales qu’on a trop lyriquement célébrées pour oser s’y opposer autrement.
Carlo Cattaneo (1801-1869) philosophe, historien, sociologue, géographe, linguiste et économiste, mais aussi chef des insurgés milanais ◀de▶ mars 1848, n’a pas été amené à ◀l’▶idée européenne par un élan passionnel ni par ◀la▶ logique idéale ◀d’▶une construction à ◀la▶ Hegel. Nous assistons avec lui à ◀la▶ découverte empirique ◀d’▶une réalité européenne sous-jacente, seule assez vaste et assez bien délimitée pour rendre compte ◀de▶ ◀la▶ naissance et ◀de▶ ◀l’▶interaction des complexes ◀d’▶intérêts qu’il étudiait. (Par un processus analogue, Toynbee choisira ◀les▶ « civilisations », et non pas ◀les▶ nations, ni ◀le▶ monde, comme seul « champ ◀d’▶étude intelligible ◀de▶ ◀l’▶Histoire »).
Toutefois, Cattaneo n’envisage pas une unification ◀de▶ nos diversités ◀de▶ tous ordres. ◀La▶ variété, ◀la▶ multiplicité, ◀l’▶individualité, ◀la▶ nationalité, lui paraissent essentielles à ◀l’▶Europe, qui par là se distingue ◀de▶ ◀l’▶Asie-mère, encore qu’elle en ait hérité ◀les▶ éléments ◀d’▶uniformité constitutifs ◀de▶ toute civilisation. Posant ainsi ◀le▶ problème des tensions nécessaires entre l’un et ◀le▶ multiple, Cattaneo se révèle proprement fédéraliste. ◀Le▶ développement organique ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ logique des faits économiques autant que celle ◀de▶ ◀l’▶histoire, nous conduisent inévitablement vers une intégration fédérale progressive : pour Cattaneo, ◀l’▶union n’est nullement, comme ◀le▶ pensaient ◀les▶ romantiques, un âge ◀d’▶or primitif qu’il faudrait restaurer ; bien au contraire, elle est au terme ◀de▶ ◀l’▶effort civilisateur209 :
Il serait vain ◀de▶ croire que ◀l’▶Europe, en ces siècles ◀de▶ sauvagerie, ait été différente des terres qui sont restées telles quelles jusqu’à nos jours. ◀L’▶Européen trouva ◀l’▶Amérique et ◀l’▶Australie dans ◀le▶ même état que celui dans lequel, semble-t-il, ◀l’▶Asiatique découvrit ◀l’▶Europe. Là aussi, bien avant ◀les▶ grandes nations, il dut y avoir ◀de▶ petits peuples, et avant ces peuples, des tribus divisées. Et chaque tribu, qu’elle habitât une vallée écartée ou une lande ceinte ◀de▶ marais et entrecoupée ◀de▶ fleuves, dut vivre d’abord en vase clos, chacune ayant son propre idiome et sa façon ◀de▶ se vêtir particulière, dans ◀le▶ cercle étroit que lui assignaient ◀les▶ tribus ennemies. Ce serait faux et aller à fin contraire que ◀de▶ rechercher à laquelle des grandes nations qui se sont ensuite développées au cours des siècles, au gré des lentes préparations ◀de▶ ◀l’▶histoire, telle ou telle tribu appartenait ; ce serait aussi absurde que ◀de▶ vouloir savoir ◀de▶ quel fleuve ◀les▶ ruisseaux dérivent, alors qu’au contraire ceux-ci descendent des montagnes pour grossir celui-là. Par conséquent il serait temps plus que jamais ◀de▶ cesser ces divagations au sujet de ◀la▶ postérité des Celtes, des Illyriens ou des Thraces, toutes ces peuplades primitives qui vécurent bien avant que ◀la▶ civilisation orientale ne pénétrât en Europe avec son système ◀de▶ colonisation, ses rites religieux, son commerce, ses armes ◀de▶ conquérant, ainsi que toutes ◀les▶ misères ◀de▶ ◀l’▶exil et ◀de▶ ◀la▶ servitude ; civilisation qui, d’un autre côté, propagea le long des mers et des fleuves ◀d’▶Europe cette mystérieuse unité ◀de▶ langage qui a sa source, pour notre plus grand émerveillement, aux Indes et en Perse. Et c’est cette unité linguistique qui, en se ramifiant toujours davantage, donna naissance à ce que nous appelons ◀les▶ souches celte, germanique et slave. S’il y a en Europe un élément ◀d’▶unité prenant racine certainement en Asie, mère antique des religions, des empires, des écritures et des arts, il y a aussi un élément ◀de▶ variété ; celui-ci constitue ◀le▶ principe des nationalités respectives et représente ce que ◀les▶ peuples autochtones ont retenu ◀d’▶eux-mêmes, y compris leur façon ◀de▶ s’agréger et celle ◀de▶ s’adapter à cette civilisation diffusée par ◀les▶ centres que ◀l’▶influence asiatique dissémina en Europe. ◀Les▶ diverses combinaisons entre ◀l’▶unité étrangère et ◀la▶ variété autochtone se formèrent sur ◀la▶ terre ◀d’▶Europe, et non en Asie. ◀Les▶ principales langues se répandirent en des contrées et des pays toujours plus étendus et conférèrent à des peuples différents par leur origine, souvent même ennemis héréditaires, un aspect uniforme faisant croire à une descendance commune… Plus on remonte ◀le▶ cours du temps, plus on constate que chaque nationalité se divise en ses éléments originels ; et si on enlève tout ce qu’il y a ◀d’▶uniforme, c’est-à-dire ◀d’▶étranger et ◀de▶ factice, ◀les▶ rauques dialectes reprennent vie et redeviennent ces langages indépendants et absolus, créés par ◀les▶ conditions ◀de▶ vie que ◀le▶ genre humain connut à son origine.
◀De▶ Cattaneo à Giuseppe Mazzini (1807-1872), ◀le▶ contraste est grand : c’est celui ◀de▶ ◀la▶ science prudente et ◀de▶ ◀l’▶éloquence militante, ◀de▶ ◀la▶ sobre sociologie et ◀de▶ ◀la▶ propagande exaltée. Ils ont voulu tous ◀les▶ deux ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Italie dans une Europe unie ; ils ont cru tous ◀les▶ deux que ◀la▶ « nationalité » était l’un des termes essentiels ◀de▶ toute union vivante ◀de▶ ◀l’▶Europe — l’autre terme étant ◀l’▶Humanité. Mais Cattaneo reste un penseur, Mazzini est avant tout un agitateur. ◀D’▶où ◀l’▶emploi différent des idées, chez l’un et l’autre. ◀Le▶ philosophe vérifie des concepts en ◀les▶ confrontant au réel serré ◀de▶ près, par des méthodes variées, tandis que ◀l’▶agitateur veut entraîner ◀les▶ réalités dans ◀l’▶élan mystique ◀d’▶une idéologie, qui est beaucoup moins sa création individuelle que ◀le▶ résumé tourbillonnant des plus nobles illusions ◀de▶ son temps.
Dénoncé par ◀le▶ vieux Metternich comme un danger public pour toute ◀l’▶Europe, redouté par Cavour qui soupçonne en lui un dictateur doublé ◀d’▶un démagogue, admiré par ◀le▶ jeune Nietzsche qu’un hasard ◀le▶ fait rencontrer en 1871 au sommet du Gothard — lieu sacré, cœur et toit ◀de▶ ◀l’▶Europe —, il touche aux deux extrémités du siècle : entre ◀la▶ Réaction à ◀la▶ France jacobine et ◀le▶ dur pessimisme historique qui marquera ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶ère des Nations, il a cru tout ce qu’homme ◀de▶ son temps a pu croire sur ◀la▶ liberté, sur ◀l’▶amour et sur ◀l’▶harmonie, supposées chères au cœur des peuples : « ◀Le▶ Peuple, dira-t-il, parole sacrée ◀de▶ ◀l’▶avenir… »
Il fut d’abord ◀l’▶apôtre ◀de▶ ◀l’▶italianité, ◀de▶ ◀l’▶unité italienne dans ◀le▶ républicanisme ; puis, partant ◀de▶ là210, ◀de▶ ◀l’▶union européenne ; mais il ◀la▶ concevait comme ◀l’▶union des proscrits ◀de▶ toutes ◀les▶ monarchies, ◀l’▶autrichienne, ◀la▶ française, puis ◀l’▶italienne elle-même dès son avènement. À ◀la▶ différence des précurseurs et utopistes cités jusqu’ici, ce n’est pas un plan ◀d’▶union des princes ou des États qu’il propose, mais il rédige la première charte ◀d’▶un mouvement ◀de▶ militants européens. Ce document date ◀de▶ 1834, et porte ◀la▶ signature ◀de▶ sept Italiens, ◀de▶ cinq Allemands et ◀de▶ sept Polonais. Mazzini est en ce moment réfugié clandestin en Suisse. Il a fondé ◀le▶ mouvement « Jeune Italie » opposé à ◀la▶ carbonaria : il estime cette dernière trop soumise à des influences françaises qui ◀la▶ freinent. À ◀la▶ suite des échecs répétés qu’essuie ◀le▶ mouvement en Italie (une série ◀de▶ soulèvements ont été écrasés) Mazzini décide ◀d’▶élargir son action. Il crée des comités Jeune Allemagne et Jeune Pologne, en attendant ◀la▶ Jeune Suisse, puis ◀la▶ Jeune France. ◀La▶ charte qu’on va lire doit sceller ◀l’▶union ◀de▶ ces groupements nationaux et républicains :
JEUNE EUROPE
Liberté — Égalité — Humanité
Nous soussignés, hommes ◀de▶ Progrès et ◀de▶ Liberté, croyant :
Dans ◀l’▶Église et ◀la▶ Fraternité des Hommes ;
Dans ◀l’▶Égalité et ◀la▶ Fraternité des Peuples ; croyant :
Que ◀l’▶Humanité est appelée à procéder, par un progrès continuel et sous ◀l’▶empire ◀de▶ ◀la▶ loi morale universelle, au développement libre et harmonieux ◀de▶ ses propres facultés et à ◀l’▶accomplissement ◀de▶ sa propre mission dans ◀l’▶univers ;
Qu’elle ne ◀le▶ peut pas sans ◀le▶ concours actif ◀de▶ tous ses membres, librement unis ;
Que ◀l’▶association ne peut se constituer vraiment et librement qu’entre égaux, puisque toute inégalité entraîne une violation ◀de▶ ◀l’▶indépendance, et que toute violation ◀d’▶indépendance empêche ◀la▶ liberté du consentement ;
Que ◀la▶ Liberté, ◀l’▶Égalité, ◀l’▶Humanité, sont également sacrées, qu’elles constituent trois éléments inviolables pour toute solution absolue du problème social, et que toutes les fois qu’un ◀de▶ ces éléments est sacrifié aux deux autres, ◀l’▶ordonnance des travaux humains pour atteindre cette solution pèche radicalement ;
Convaincus :
Que si ◀le▶ but auquel tend ◀l’▶Humanité, est un essentiellement, si ◀les▶ principes généraux qui doivent diriger ◀les▶ familles humaines dans leur voyage vers ce but, sont identiques, mille voies cependant sont ouvertes au Progrès ;
Convaincus :
Que tout homme et tout peuple a une mission particulière, qui tandis qu’elle constitue ◀l’▶individualité ◀de▶ cet homme et ◀de▶ ce peuple, concourt nécessairement à ◀l’▶accomplissement ◀de▶ ◀la▶ mission générale ◀de▶ ◀l’▶humanité ;
Convaincus enfin :
Que ◀l’▶association des hommes et des peuples doit réunir ◀la▶ protection du libre exercice ◀de▶ ◀la▶ mission individuelle à ◀la▶ certitude que tout est fait en vue du développement ◀de▶ ◀la▶ mission générale ;
Forts ◀de▶ nos droits ◀d’▶hommes et ◀de▶ citoyens, forts ◀de▶ notre conscience et du mandat que Dieu et ◀l’▶Humanité confient à ceux qui veulent consacrer leurs bras, leur intelligence et leur vie à ◀la▶ sainte cause du progrès des peuples ;
Nous étant auparavant constitués en Associations nationales libres et indépendantes : noyaux primitifs ◀de▶ ◀la▶ Jeune Italie, ◀de▶ ◀la▶ Jeune Pologne et ◀de▶ ◀la▶ Jeune Allemagne.
Réunis en assemblée dans un but ◀d’▶utilité générale, ◀le▶ 15 avril 1834, ◀la▶ main sur ◀le▶ cœur et nous portant garants ◀de▶ ◀l’▶avenir, nous avons décidé ce qui suit :
I
◀La▶ Jeune Allemagne, ◀la▶ Jeune Pologne et ◀la▶ Jeune Italie, associations républicaines, tendant à une fin identique qui embrasse ◀l’▶Humanité, et sous ◀l’▶empire ◀d’▶une même foi ◀de▶ Liberté, ◀d’▶Égalité et ◀de▶ Progrès, signent un acte ◀de▶ fraternité valable aujourd’hui et toujours pour tout ce qui concerne ◀le▶ but général.
II
Une déclaration ◀de▶ principe constituant ◀la▶ loi morale universelle appliquée aux sociétés humaines, sera préparée et signée concordément par ◀les▶ trois associations nationales… Elle définira ◀les▶ croyances, ◀le▶ but et ◀la▶ direction générale des trois sociétés. Aucune ◀d’▶elles ne pourra s’en écarter dans ses travaux, sans violer ◀de▶ façon coupable ◀l’▶acte ◀de▶ fraternité et sans en subir ◀les▶ conséquences.
III
Pour ce qui sort ◀de▶ ◀la▶ sphère des intérêts généraux et ◀de▶ ◀la▶ déclaration ◀de▶ principes, chacune des associations est libre et indépendante.
IV
◀La▶ ligne ◀d’▶attaque et ◀de▶ défense solidaire des peuples qui se reconnaissent est constituée par ◀les▶ trois associations. Toutes ◀les▶ trois travailleront d’accord à s’émanciper. Chacune aura droit au secours des autres, pour toutes ◀les▶ manifestations solennelles et importantes qui auront lieu en sa faveur.
V
◀La▶ réunion des Congreghe nationales ou des délégués ◀de▶ chacune ◀d’▶elles constituera ◀la▶ Congrega de la Jeune Europe.
VI
◀Les▶ individus qui composent ◀les▶ trois associations sont frères. Chacun ◀d’▶eux accomplira vis-à-vis des autres ◀les▶ devoirs ◀de▶ ◀la▶ fraternité.
VII
◀La▶ Congrega de la Jeune Europe choisira un symbole commun à tous ◀les▶ membres des trois associations ; ils se reconnaîtront tous à ce symbole. Une devise commune placée en tête des écrits contresignera ◀l’▶œuvre ◀de▶ ◀la▶ société.
VIII
Tout peuple qui voudrait participer aux droits et aux devoirs ◀de▶ ◀la▶ fraternité établie entre ◀les▶ trois peuples fédérés par cet acte, adhérera formellement à ◀l’▶acte même, ◀le▶ signant par ◀l’▶entremise ◀de▶ sa Congrega nationale.
Tout ◀l’▶espoir ◀de▶ 1848 est dans ce texte, et lorsque éclata ◀la▶ Révolution ◀de▶ février à Paris, cependant que ◀les▶ cantons suisses décidaient ◀de▶ se fédérer, qu’un Parlement fédéral allemand se réunissait à Francfort, et que Milan, Budapest et Varsovie se soulevaient, ◀l’▶on put croire pendant quelques mois à ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ Jeune Europe, tout au moins ◀de▶ ses idéaux.
En 1850, réfugié à Londres, où il subit ◀les▶ sarcasmes ◀d’▶un exilé qui va mieux réussir, Karl Marx, Mazzini constate ◀l’▶écrasement des révoltes libertaires dans toute ◀l’▶Europe, ◀le▶ triomphe des gouvernements sur ◀les▶ peuples et du nationalisme sur ◀la▶ libre « association » des nationalités. Il s’interroge sur ◀les▶ causes ◀de▶ cette défaite et ◀les▶ trouve dans ◀la▶ désunion des fédéralistes eux-mêmes, qu’il fut le premier Européen, répétons-◀le▶, à tenter ◀d’▶organiser en mouvement :
Oui, ◀la▶ cause est en nous, elle est dans notre manque ◀d’▶organisation, dans ◀le▶ fractionnement que des systèmes, quelquefois absurdes et dangereux, toujours incomplets et prématurés et cependant soutenus avec ◀l’▶exclusivisme et ◀l’▶acharnement ◀de▶ ◀l’▶intolérance, ont produit dans nos rangs. Elle est dans nos défiances, dans nos mesquines vanités perpétuelles, dans ◀le▶ manque absolu ◀de▶ cet esprit ◀de▶ discipline qui seul accomplit ◀les▶ grandes choses, dans ◀l’▶éparpillement ◀de▶ nos forces en une multitude ◀de▶ petits foyers, ◀de▶ groupes, ◀de▶ sectes, ◀de▶ coteries puissantes à dissoudre, impuissantes à fonder. Elle est dans ◀le▶ culte des intérêts matériels qui s’est peu à peu substitué sur ◀le▶ drapeau ◀de▶ nos écoles à ◀l’▶adoration des saintes idées, au grand problème éducationnel qui seul rend nos efforts légitimes, au sentiment ◀de▶ ◀la▶ Vie et ◀de▶ sa mission. Elle est dans ◀l’▶oubli ◀de▶ Dieu, ◀de▶ sa loi ◀d’▶amour, ◀de▶ dévouement et ◀de▶ progrès moral ◀de▶ ◀la▶ grande tradition religieuse ◀de▶ ◀l’▶humanité, pour ◀le▶ bien-être, pour ◀le▶ catéchisme ◀de▶ Volney, pour ◀le▶ principe égoïste ◀de▶ Bentham, pour ◀l’▶indifférence aux vérités ◀d’▶un ordre plus élevé que ◀la▶ terre, seules capables ◀de▶ ◀la▶ transformer. Elle est dans ◀l’▶esprit ◀de▶ nationalisme substitué partout à ◀l’▶esprit ◀de▶ nationalité, dans ◀la▶ folle prétention que chaque peuple a eue ◀de▶ pouvoir résoudre ◀le▶ problème politique, économique et social en son sein et par ses seules forces, dans ◀l’▶oubli ◀de▶ cette grande vérité : que ◀la▶ cause des peuples est une ; que ◀la▶ patrie doit s’appuyer sur ◀l’▶humanité ; que toute révolution qui n’est pas explicitement un culte ◀de▶ dévouement envers tous ceux qui souffrent et combattent doit se consumer en un cercle et tomber ; que ◀la▶ Sainte-Alliance des nations est ◀le▶ but ◀de▶ nos luttes, ◀la▶ seule force qui puisse terrasser ◀la▶ ligue des pouvoirs issus du privilège ou ◀de▶ ◀l’▶égoïsme des intérêts.
Et quant à nos ennemis, ils sont à ◀la▶ merci ◀de▶ notre travail. Ils ne sont forts que par nos fautes, à nous. Nous marchons sous ◀l’▶orage ; mais au-delà est ◀le▶ soleil, ◀le▶ soleil ◀de▶ Dieu, brillant, éternel. Ils peuvent, pendant quelque temps, ◀l’▶obscurcir, ◀le▶ voiler au regard ; mais ◀l’▶effacer… jamais. Dieu merci, ◀l’▶Europe est émancipée ; elle ◀l’▶est depuis Marathon. Ce jour-là, ◀le▶ principe stationnaire oriental fut vaincu pour toujours ; ◀la▶ liberté baptisa notre sol ; ◀l’▶Europe marcha. Elle marche encore ; et ce n’est pas par quelques chiffons ◀de▶ papier qu’on ◀l’▶arrêtera dans sa marche.211
◀Le▶ mouvement Jeune Europe avait échoué. Mais plusieurs Sociétés ◀d’▶allures moins subversives se fondèrent à sa suite, sous ◀les▶ auspices ◀de▶ Frédéric Passy puis ◀de▶ Camille Lemonnier, notamment. On y retrouve ◀les▶ derniers disciples ◀de▶ Saint-Simon, ◀de▶ Cobden, ◀de▶ Bastiat, ◀de▶ Mazzini lui-même, des anarchistes, des pacifistes illuminés, ainsi que ◀le▶ Général Garibaldi, qui préside un ◀de▶ leurs congrès à Genève, en 1867 ; et enfin et surtout on y retrouve, pendant vingt ans environné ◀d’▶un long tonnerre ◀d’▶acclamations, Victor Hugo (1802-1885), ce poète qu’il faut saluer comme ◀le▶ plus grand lyrique ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀d’▶union européenne. C’est dans son discours du 17 juillet 1851 à ◀l’▶Assemblée législative, lors ◀d’▶un débat sur ◀la▶ révision ◀de▶ ◀la▶ Constitution, qu’il prononce pour la première fois à ◀la▶ tribune ◀les▶ mots « États-Unis d’Europe ». Voici un extrait du procès-verbal :
M. Hugo. — Le premier peuple du monde a fait trois révolutions comme ◀les▶ dieux ◀d’▶Homère faisaient trois pas. Ces trois révolutions qui n’en font qu’une ce n’est pas une révolution locale, c’est ◀la▶ révolution humaine ; ce n’est pas ◀le▶ cri égoïste ◀d’▶un peuple, c’est ◀la▶ revendication ◀de▶ ◀la▶ sainte équité universelle, c’est ◀la▶ liquidation des griefs généraux ◀de▶ ◀l’▶humanité depuis que ◀l’▶histoire existe ; c’est après ◀les▶ siècles ◀de▶ ◀l’▶esclavage, du servage, ◀de▶ ◀la▶ théocratie, ◀de▶ ◀la▶ féodalité, ◀de▶ ◀l’▶inquisition, du despotisme sous tous ◀les▶ noms, du supplice humain sous toutes ◀les▶ formes, ◀la▶ proclamation auguste des droits de l’homme !
Après ◀de▶ longues épreuves, cette révolution a enfanté en France ◀la▶ république… ◀la▶ république, qui est pour ◀le▶ peuple une sorte ◀de▶ droit naturel comme ◀la▶ liberté pour ◀l’▶homme. ◀Le▶ peuple français a taillé dans un granit indestructible et posé au milieu même du vieux continent monarchique la première assise ◀de▶ cet immense édifice ◀de▶ ◀l’▶avenir, qui s’appellera un jour ◀les▶ États-Unis d’Europe !
M. de Montalembert. — ◀Les▶ États-Unis d’Europe ! C’est trop fort. Hugo est fou.
M. Molé. — ◀Les▶ États-Unis d’Europe ! Voilà une idée ! Quelle extravagance !
M. Quentin-Bauchard. — Ces poètes !212
Mais déjà ◀le▶ 21 août 1849, Hugo, nommé président du Congrès ◀de▶ ◀la▶ paix, réuni à Paris, avait proclamé sa foi dans ◀la▶ venue « inévitable » ◀de▶ ◀l’▶union européenne. Son discours inaugural, dont on va lire les premières pages et ◀la▶ conclusion, préfigure ◀les▶ grands thèmes ◀d’▶espérance et ◀les▶ plus nobles anticipations qui vont nourrir pendant un siècle toute ◀l’▶éloquence des militants ◀de▶ ◀l’▶Europe unie :
Messieurs, si quelqu’un, il y a quatre siècles, à ◀l’▶époque où ◀la▶ guerre existait ◀de▶ commune à commune, ◀de▶ ville à ville, ◀de▶ province à province, si quelqu’un eût dit à ◀la▶ Lorraine, à ◀la▶ Picardie, à ◀la▶ Normandie, à ◀la▶ Bretagne, à ◀l’▶Auvergne, à ◀la▶ Provence, au Dauphiné, à ◀la▶ Bourgogne : Un jour viendra où vous ne vous ferez plus ◀la▶ guerre, un jour viendra où vous ne lèverez plus ◀d’▶hommes ◀d’▶armes ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres, un jour viendra où ◀l’▶on ne dira plus : — ◀Les▶ Normands ont attaqué ◀les▶ Picards, ◀les▶ Lorrains ont repoussé ◀les▶ Bourguignons. Vous aurez bien encore des différends à régler, des intérêts à débattre, des contestations à résoudre, mais savez-vous ce que vous mettrez à ◀la▶ place des hommes ◀d’▶armes ? Savez-vous ce que vous mettrez à ◀la▶ place des gens ◀de▶ pied et ◀de▶ cheval, des canons, des fauconneaux, des lances, des piques, des épées ? Vous mettrez une petite boîte ◀de▶ sapin que vous appellerez ◀l’▶urne du scrutin, et ◀de▶ cette boîte, il sortira, quoi ? une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée qui sera comme votre âme à tous, un concile souverain et populaire qui décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber ◀le▶ glaive ◀de▶ toutes ◀les▶ mains et surgir ◀la▶ justice dans tous ◀les▶ cœurs, qui dira à chacun : Là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas ◀les▶ armes ! vivez en paix… !
Si quelqu’un eût dit cela à cette époque, messieurs, tous ◀les▶ hommes positifs, tous ◀les▶ gens sérieux, tous ◀les▶ grands politiques ◀d’▶alors se fussent écriés : — Oh ! ◀le▶ songeur ! Oh ! ◀le▶ rêve-creux ! Comme cet homme connaît peu ◀l’▶humanité ! Que voilà une étrange folie et une absurde chimère ! — Messieurs, ◀le▶ temps a marché, et cette chimère c’est ◀la▶ réalité…
Un jour viendra où ◀les▶ armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où ◀la▶ guerre vous paraîtra aussi absurde et aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une imité supérieure, et vous constituerez ◀la▶ fraternité européenne, absolument comme ◀la▶ Normandie, ◀la▶ Bretagne, ◀la▶ Bourgogne, ◀la▶ Lorraine, ◀l’▶Alsace, toutes nos provinces se sont fondues dans ◀la▶ France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs ◀de▶ bataille que ◀les▶ marchés s’ouvrant au commerce et ◀les▶ esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où ◀les▶ boulets et ◀les▶ bombes seront remplacés par ◀les▶ votes, par ◀le▶ suffrage universel des peuples, par ◀le▶ véritable arbitrage ◀d’▶un grand sénat souverain qui sera à ◀l’▶Europe ce que ◀le▶ parlement est à ◀l’▶Angleterre, ce que ◀la▶ diète est à ◀l’▶Allemagne, ce que ◀l’▶assemblée législative est à ◀la▶ France !… Un jour viendra où ◀l’▶on verra ces deux groupes immenses, ◀les▶ États-Unis d’Amérique, ◀les▶ États-Unis d’Europe, placés en face l’un ◀de▶ l’autre, se tendant ◀la▶ main par-dessus ◀les▶ mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant ◀le▶ globe, colonisant ◀les▶ déserts, améliorant ◀la▶ création sous ◀le▶ regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer ◀le▶ bien-être ◀de▶ tous, ces deux forces infinies, ◀la▶ fraternité des hommes et ◀la▶ puissance ◀de▶ Dieu !
En 1872, Hugo ne paraît pas au Congrès ◀de▶ ◀la▶ paix qui se tient cette année-là à Lugano, mais lui envoie un message qui s’ouvre par ces mots : « Mes compatriotes européens. » ◀La▶ guerre ◀de▶ 1870 a remis ◀la▶ civilisation en question. Allons-nous vers ◀l’▶Europe cosaque, ◀l’▶Europe vandale, ◀l’▶Europe empire ou ◀l’▶Europe république ? Et cela par une guerre ou par une révolution ? Il ne ◀le▶ sait, mais il s’écrie213 :
… à coup sûr, cette chose immense, ◀la▶ République européenne, nous ◀l’▶aurons. Nous aurons ces grands États-Unis d’Europe, qui couronneront ◀le▶ vieux monde comme ◀les▶ États-Unis d’Amérique couronnent ◀le▶ nouveau. Nous aurons ◀l’▶esprit ◀de▶ conquête transfiguré en esprit ◀de▶ découverte ; nous aurons ◀la▶ généreuse fraternité des nations au lieu de ◀la▶ fraternité féroce des empereurs ; nous aurons ◀la▶ patrie sans ◀la▶ frontière, ◀le▶ budget sans ◀le▶ parasitisme, ◀le▶ commerce sans ◀la▶ douane, ◀la▶ circulation sans ◀la▶ barrière, ◀l’▶éducation sans ◀l’▶abrutissement, ◀la▶ jeunesse sans ◀la▶ caserne, ◀le▶ courage sans ◀le▶ combat, ◀la▶ justice sans ◀l’▶échafaud, ◀la▶ vie sans ◀le▶ meurtre, ◀la▶ forêt sans ◀le▶ tigre, ◀la▶ charrue sans ◀le▶ glaive, ◀la▶ parole sans ◀le▶ bâillon, ◀la▶ conscience sans ◀le▶ joug, ◀la▶ vérité sans ◀le▶ dogme, Dieu sans ◀le▶ prêtre, ◀le▶ ciel sans ◀l’▶enfer, ◀l’▶amour sans ◀la▶ haine.
Quelques années plus tard ◀la▶ sauvage répression conduite par Achmet Pacha contre ◀le▶ peuple serbe, encore vassal des Turcs, arrache au vieux poète des pages dont ◀les▶ événements ◀de▶ Budapest ont tragiquement actualisé ◀l’▶accent dans notre siècle :
Il devient nécessaire ◀d’▶appeler ◀l’▶attention des gouvernements européens sur un fait tellement petit, à ce qu’il paraît, que ◀les▶ gouvernements semblent ne pas ◀l’▶apercevoir. Ce fait, ◀le▶ voici : on assassine un peuple. Où ? en Europe. Ce fait a-t-il des témoins ? Un témoin, ◀le▶ monde entier. ◀Les▶ gouvernements ◀le▶ voient-ils ? Non.
◀Les▶ nations ont au-dessus ◀d’▶elles quelque chose qui est au-dessous ◀d’▶elles, ◀les▶ gouvernements. À ◀de▶ certains moments, ce contresens éclate : ◀la▶ civilisation est dans ◀les▶ peuples, ◀la▶ barbarie est dans ◀les▶ gouvernants. Cette barbarie est-elle voulue ? Non ; elle est simplement professionnelle. Ce que ◀le▶ genre humain sait, ◀les▶ gouvernements ◀l’▶ignorent. Cela tient à ce que ◀les▶ gouvernements ne voient rien qu’à travers cette myopie, ◀la▶ raison ◀d’▶État ; ◀le▶ genre humain regarde avec un autre œil, ◀la▶ conscience.
Nous allons étonner ◀les▶ gouvernements européens en leur apprenant une chose, c’est que ◀les▶ crimes sont des crimes, c’est qu’il n’est pas plus permis à un gouvernement qu’à un individu ◀d’▶être assassin, c’est que ◀l’▶Europe est solidaire, c’est que tout ce qui se fait en Europe est fait par ◀l’▶Europe, c’est que, s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve ; c’est qu’à ◀l’▶heure qu’il est, tout près de nous, là, sous nos yeux, on massacre, on incendie, on pille, on extermine, on égorge ◀les▶ pères et ◀les▶ mères, on vend ◀les▶ petites filles et ◀les▶ petits garçons ; c’est que, ◀les▶ enfants trop petits pour être vendus, on ◀les▶ fend en deux ◀d’▶un coup ◀de▶ sabre ; c’est qu’on brûle ◀les▶ familles dans ◀les▶ maisons ; c’est que telle ville, Balak, par exemple, est réduite en quelques heures ◀de▶ neuf-mille habitants à treize cents ; c’est que ◀les▶ cimetières sont encombrés de plus ◀de▶ cadavres qu’on n’en peut enterrer, de sorte qu’aux vivants qui leur ont envoyé ◀le▶ carnage, ◀les▶ morts renvoient ◀la▶ peste, ce qui est bien fait ; nous apprenons aux gouvernements ◀d’▶Europe ceci, c’est qu’on ouvre ◀les▶ femmes grosses pour leur tuer ◀les▶ enfants dans ◀les▶ entrailles, c’est qu’il y a dans ◀les▶ places publiques des tas ◀de▶ squelettes ◀de▶ femmes ayant ◀la▶ trace ◀de▶ ◀l’▶éventrement, c’est que ◀les▶ chiens rongent dans ◀les▶ rues ◀le▶ crâne des jeunes filles violées, c’est que tout cela est horrible, c’est qu’il suffirait ◀d’▶un geste des gouvernements ◀d’▶Europe pour ◀l’▶empêcher, et que ◀les▶ sauvages qui commettent ces forfaits sont effrayants, et que ◀les▶ civilisés qui ◀les▶ laissent commettre sont épouvantables.
Il est temps qu’il sorte ◀de▶ ◀la▶ civilisation une majestueuse défense ◀d’▶aller plus loin…
Ce qui se passe en Serbie démontre ◀la▶ nécessité des États-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent ◀les▶ peuples unis. Finissons-en avec ◀les▶ empires meurtriers. Muselons ◀les▶ fanatismes et ◀les▶ despotismes. Brisons ◀les▶ glaives valets des superstitions et ◀les▶ dogmes qui ont ◀le▶ sabre au poing. Plus ◀de▶ guerres, plus ◀de▶ massacres, plus ◀de▶ carnages ; libre pensée, libre échange ; fraternité. Est-ce donc si difficile, ◀la▶ paix ? ◀La▶ République d’Europe, ◀la▶ fédération continentale, il n’y a pas ◀d’▶autre réalité politique que celle-là. ◀Les▶ raisonnements ◀le▶ constatent, ◀les▶ événements aussi. Sur cette réalité, qui est une nécessité, tous ◀les▶ philosophes sont d’accord, et aujourd’hui ◀les▶ bourreaux joignent leur démonstration à ◀la▶ démonstration des philosophes… Ce que ◀les▶ atrocités ◀de▶ Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à ◀l’▶Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, ◀la▶ démocratie en paix avec elle-même, toutes ◀les▶ nations sœurs ayant pour cité et pour chef-lieu Paris, c’est-à-dire ◀la▶ liberté ayant pour capitale ◀la▶ lumière. En un mot, ◀les▶ États-Unis d’Europe. C’est là ◀le▶ but, c’est là ◀le▶ port.214
Après ◀le▶ savant, après ◀l’▶agitateur mystique, après ◀le▶ poète qui croit pouvoir conjurer ◀l’▶Histoire par ◀le▶ Verbe, voici ◀le▶ penseur actif qui ouvre une voie ◀d’▶avenir.
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) a pu se vanter à juste titre ◀d’▶avoir été le premier théoricien du fédéralisme, encore que Rousseau — qu’il avait bien lu — ait revendiqué ce titre pour lui-même et à peu près dans ◀les▶ mêmes termes : il faut bien avouer que Proudhon garde ◀l’▶avantage ◀d’▶avoir traité ◀le▶ sujet ◀d’▶une manière exhaustive et réaliste, avec une sorte ◀d’▶acharnement intellectuel dont Jean-Jacques ne peut être accusé. Si Marx lui est sans conteste supérieur dans ◀l’▶analyse économique, Proudhon n’en est pas moins ◀l’▶ancêtre européen des formes démocratiques du socialisme : pas un seul chef ◀de▶ camp ◀de▶ travail forcé, pas une seule brute totalitaire n’a jamais pu se réclamer ◀de▶ sa doctrine pour tenter ◀de▶ justifier ses crimes. ◀Le▶ socialisme fédéraliste et libertaire ◀de▶ Proudhon n’a guère eu ◀de▶ succès jusqu’ici ; ◀le▶ socialisme collectiviste, centralisateur et autoritaire ◀de▶ Marx a fait ◀l’▶URSS et domine ◀la▶ moitié ◀de▶ notre monde. Il y a sans doute erreur sur ◀la▶ doctrine dans ◀les▶ deux cas, mais Marx en est complice, Proudhon victime : il croyait à ◀la▶ liberté, et son adversaire ne croyait qu’à ◀la▶ force des choses, qui est en effet totale aussitôt que ◀l’▶homme démissionne. Marx triomphe malgré lui dans ces parties du monde qu’il jugeait précisément — comme Hegel, son maître — en retard sur ◀l’▶évolution créatrice ◀de▶ ◀l’▶humanité. Proudhon n’aura sa revanche que dans ◀la▶ seule mesure où ◀l’▶Europe saura découvrir que ◀le▶ fédéralisme est ◀la▶ santé ◀de▶ ses peuples, et ◀le▶ secret ◀de▶ son rayonnement sur ◀la▶ planète.
On a lu ◀les▶ attaques virulentes ◀de▶ Donoso Cortès contre ◀le▶ jeune Proudhon assimilé (ou peu s’en faut) à ◀l’▶Antéchrist. Il est juste ◀de▶ citer également ce que Proudhon dit ◀de▶ lui-même :
Et moi aussi j’ai une tradition, une généalogie politique à laquelle je tiens comme à ◀la▶ légitimité ◀de▶ ma naissance ; je suis fils ◀de▶ ◀la▶ Révolution, qui fut fille elle-même ◀de▶ ◀la▶ Philosophie du xviiie siècle, laquelle eut pour mère la Réforme, pour aïeule ◀le▶ Renaissance, pour ancêtres toutes ◀les▶ Idées, orthodoxes et hétérodoxes, qui se sont succédé ◀d’▶âge en âge depuis ◀l’▶origine du christianisme jusqu’à ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶empire ◀d’▶Orient. N’oublions pas, dans cette génération splendide, ◀les▶ communes, ◀les▶ Ligues, ◀les▶ fédérations, et jusqu’à cette Féodalité, qui, par sa constitution hiérarchique et sa distinction des castes, fut aussi, dans son temps, une forme ◀de▶ liberté. Et ◀de▶ qui est fils ◀le▶ christianisme lui-même, que je ne sépare pas ◀de▶ cette généalogie révolutionnaire ? ◀Le▶ christianisme est fils du judaïsme, ◀de▶ ◀l’▶égyptianisme, du brahmanisme, du magisme, du platonisme, ◀de▶ ◀la▶ philosophie grecque et du droit romain. Si je ne croyais pas à ◀l’▶Église, s’écrie quelque part saint Augustin, il voulait dire à ◀la▶ tradition, je ne croirais pas à ◀l’▶Évangile. Je dis comme saint Augustin : Aurais-je confiance en moi-même et croirais-je à ◀la▶ Révolution, si je n’en retrouvais dans ◀le▶ passé ◀les▶ origines ?215
◀Les▶ textes qui suivent sont tous extraits du grand ouvrage qui ne parut qu’après ◀la▶ mort ◀de▶ son auteur : Du Principe fédératif. On ne saurait assez souligner leur importance littéralement posthume : ils sont écrits pour notre siècle.
Pour que ◀le▶ contrat politique reste avantageux et commode à tous, il faut que ◀le▶ citoyen, en entrant dans ◀l’▶association, 1° ait autant à recevoir ◀de▶ ◀l’▶État qu’il lui sacrifie ; 2° qu’il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à ◀l’▶objet spécial pour lequel ◀le▶ contrat est formé et dont on demande ◀la▶ garantie à ◀l’▶État. Ainsi réglé et compris, ◀le▶ contrat politique est ce que j’appelle une fédération.
FÉDÉRATION, du latin fœdus, génitif fœderis, c’est-à-dire pacte, contrat, traité, convention, alliance, etc., est une convention par laquelle un ou plusieurs chefs ◀de▶ famille, une ou plusieurs commîmes, un ou plusieurs groupes ◀de▶ communes ou États, s’obligent réciproquement et également ◀les▶ uns envers ◀les▶ autres pour un ou plusieurs objets particuliers, dont ◀la▶ charge incombe spécialement alors et exclusivement aux délégués ◀de▶ ◀la▶ fédération.
En résumé, ◀le▶ système fédératif est ◀l’▶opposé ◀de▶ ◀la▶ hiérarchie ou centralisation administrative et gouvernementale par laquelle se distinguent, ex æquo, ◀les▶ démocraties impériales, ◀les▶ monarchies constitutionnelles et ◀les▶ républiques unitaires. Sa loi fondamentale, caractéristique, est celle-ci : Dans ◀la▶ fédération, ◀les▶ attributs ◀de▶ ◀l’▶autorité centrale se spécialisent et se restreignent, diminuent ◀de▶ nombre, ◀d’▶immédiateté, et, si j’ose ainsi dire, ◀d’▶intensité, à mesure que ◀la▶ Confédération se développe par ◀l’▶accession ◀de▶ nouveaux États. Dans ◀les▶ gouvernements centralisés, au contraire, ◀les▶ attributs du pouvoir suprême se multiplient, s’étendent et s’immédiatisent, attirent dans ◀la▶ compétence du prince ◀les▶ affaires des provinces, communes, corporations et particuliers, en raison directe ◀de▶ ◀la▶ superficie territoriale et du chiffre ◀de▶ ◀la▶ population. ◀De▶ là cet écrasement sous lequel disparaît toute liberté, non seulement communale et provinciale, mais même individuelle et nationale.
Une conséquence ◀de▶ ce fait, c’est que, ◀le▶ système unitaire étant ◀l’▶inverse du système fédératif, une confédération entre grandes monarchies, à plus forte raison entre démocraties impériales, est chose impossible. Des États comme ◀la▶ France, ◀l’▶Autriche, ◀l’▶Angleterre, ◀la▶ Russie, ◀la▶ Prusse, peuvent faire entre eux des traités ◀d’▶alliance ou ◀de▶ commerce ; il répugne qu’ils se fédéralisent, d’abord parce que leur principe est contraire, qu’il ◀les▶ mettrait en opposition avec ◀le▶ pacte fédéral ; qu’en conséquence il leur faudrait abandonner quelque chose ◀de▶ leur souveraineté, et reconnaître au-dessus ◀d’▶eux, au moins pour certains cas, un arbitre. Leur nature est ◀de▶ commander, non ◀de▶ transiger ni ◀d’▶obéir. ◀Les▶ princes qui, en 1813, soutenus par ◀l’▶insurrection des masses, combattaient pour ◀les▶ libertés ◀de▶ ◀l’▶Europe contre Napoléon, qui plus tard formèrent ◀la▶ Sainte-Alliance, n’étaient pas des confédérés : ◀l’▶absolutisme ◀de▶ leur pouvoir leur défendait ◀d’▶en prendre ◀le▶ titre. C’étaient, comme en 92, des coalisés ; ◀l’▶histoire ne leur donnera pas ◀d’▶autre nom.
… ◀l’▶idée ◀d’▶une confédération universelle est contradictoire. En cela se manifeste une fois de plus ◀la▶ supériorité morale du système fédératif sur ◀le▶ système unitaire, soumis à tous ◀les▶ inconvénients et à tous ◀les▶ vices ◀de▶ ◀l’▶indéfini, ◀de▶ ◀l’▶illimité, ◀de▶ ◀l’▶absolu, ◀de▶ ◀l’▶idéal. ◀L’▶Europe serait encore trop grande pour une confédération unique : elle ne pourrait former qu’une confédération ◀de▶ confédérations. C’est d’après cette idée que j’indiquais, dans ma dernière publication, comme le premier pas à faire dans ◀la▶ réforme du droit public européen, ◀le▶ rétablissement des confédérations italienne, grecque, batave, scandinave et danubienne, prélude ◀de▶ ◀la▶ décentralisation des grands États, et par suite, du désarmement général. Alors toute nationalité reviendrait à ◀la▶ liberté ; alors se réaliserait ◀l’▶idée ◀d’▶un équilibre européen, prévu par tous ◀les▶ publicistes et hommes d’État, mais impossible à obtenir avec ◀de▶ grandes puissances à constitutions unitaires.
◀Le▶ peuple, dans ◀la▶ vague ◀de▶ sa pensée, se contemple comme une gigantesque et mystérieuse existence, et tout dans son langage semble fait pour ◀l’▶entretenir dans ◀l’▶opinion ◀de▶ son indivisible unité. Il s’appelle ◀le▶ Peuple, ◀la▶ Nation ; c’est-à-dire ◀la▶ Multitude, ◀la▶ Masse ; il est ◀le▶ vrai Souverain, ◀le▶ Législateur, ◀la▶ Puissance, ◀la▶ Domination, ◀la▶ Patrie, ◀l’▶État, il a ses Convocations, ses Scrutins, ses Assises, ses Manifestations, ses Prononcements, ses Plébiscites, sa Législation directe, parfois ses Jugements et ses Exécutions, ses Oracles, sa Voix, pareille au tonnerre, ◀la▶ grande voix ◀de▶ Dieu. Autant il se sent innombrable, irrésistible, immense, autant il a horreur des divisions, des scissions, des minorités. Son idéal, son rêve ◀le▶ plus délectable, est unité, identité, uniformité, concentration ; il maudit, comme attentatoire à sa Majesté, tout ce qui peut partager sa volonté, couper sa masse, créer en lui diversité, pluralité, divergence.
◀Le▶ système fédératif coupe court à ◀l’▶effervescence des masses, à toutes ◀les▶ ambitions et excitations ◀de▶ ◀la▶ démagogie : c’est ◀la▶ fin du régime ◀de▶ ◀la▶ place publique, des triomphes des tribuns, comme ◀de▶ ◀l’▶absorption des capitales. Que Paris fasse, dans ◀l’▶enceinte ◀de▶ ses murs, des révolutions : à quoi bon si Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rouen, Lille, Strasbourg, Dijon, etc., si ◀les▶ départements, maîtres ◀d’▶eux-mêmes, ne suivent pas ? Paris en sera pour ses frais… ◀La▶ fédération devient ainsi ◀le▶ salut du peuple : car elle ◀le▶ sauve à la fois, en ◀le▶ divisant, ◀de▶ ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ses meneurs et ◀de▶ sa propre folie.
… Après ◀la▶ révolution des idées doit arriver, comme sa conséquence légitime, ◀la▶ révolution des intérêts. ◀Le▶ xxe siècle ouvrira ◀l’▶ère des fédérations, ou ◀l’▶humanité recommencera un purgatoire ◀de▶ mille ans.
Quelque dix ans après ◀la▶ publication du Principe fédératif paraissent en allemand deux ouvrages qu’il importe ◀de▶ citer ici : en 1878 celui du Suisse J. C. Bluntschli sur ◀L’▶Organisation ◀d’▶une Société d’États européens et en 1879 celui ◀de▶ ◀l’▶Allemand Constantin Frantz sur ◀Le▶ Fédéralisme. Ni ◀le▶ juriste suisse, ni ◀le▶ diplomate prussien ne semblent rien devoir au socialiste français ; ils tirent tout ◀de▶ leur expérience nationale et professionnelle. ◀Le▶ problème du fédéralisme européen se trouve ainsi ramené des hauteurs ◀de▶ ◀l’▶éloquence à ◀la▶ Hugo et ◀de▶ ◀l’▶idéologie à ◀la▶ Mazzini au niveau ◀d’▶une pratique politique et à ◀l’▶examen ◀de▶ ses conditions ◀d’▶application.
Johann Caspar Bluntschli (1808-1881) avait été ◀l’▶auteur du code civil ◀de▶ son canton natal, Zurich, avant de devenir à Heidelberg l’un des plus célèbres professeurs ◀de▶ droit international ◀de▶ son temps. ◀L’▶expérience vécue du fédéralisme suisse ◀le▶ met en mesure ◀de▶ préciser certaines distinctions fondamentales qui devaient presque nécessairement échapper aux héritiers français et italiens du jacobisme et du romantisme politique. Ainsi aborde-t-il ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ « nationalité », dont nous avons vu ◀les▶ ambiguïtés pervertir tout ◀l’▶élan ◀de▶ 1848. Comment concevoir une « nationalité européenne » sur ◀le▶ modèle des Nations souveraines et uniformes qui composent ◀l’▶Europe ? ◀Le▶ problème s’est révélé insoluble, et c’est qu’il était mal posé. ◀L’▶exemple ◀d’▶une nation « internationale » par essence permet au contraire ◀d’▶imaginer ce que serait un État fédéral européen :
◀La▶ Suisse, pays ◀de▶ montagnes en Europe centrale, où ◀les▶ grands fleuves européens, ◀le▶ Rhin, ◀le▶ Danube et ◀le▶ Pô ont leurs sources principales, et qui sépare et relie en même temps ◀les▶ grandes nations que sont ◀l’▶Allemagne, ◀l’▶Italie, ◀la▶ France et ◀l’▶Autriche, a ◀de▶ ce fait un caractère très particulier. De même ◀le▶ peuple suisse et ◀les▶ différentes républiques suisses — je pense aussi bien aux petites républiques cantonales qu’à ◀la▶ grande république qu’est ◀la▶ Confédération — ont ◀de▶ grandes tâches vitales à accomplir, ◀d’▶importance non seulement locale, mais européenne. Ces États populaires, petits, mais pleins ◀de▶ force, jouissant pleinement ◀d’▶une liberté politique générale dans ce pays où règne ◀la▶ paix, ont ◀la▶ possibilité et ◀le▶ devoir ◀d’▶aborder, par eux-mêmes, suivant leur disposition naturelle, toutes ◀les▶ questions que ◀le▶ destin et ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶humanité posent aux nations européennes, et ◀de▶ ◀les▶ résoudre entièrement, conformément aux circonstances du moment. Ainsi ces États peuvent servir ◀d’▶exemples, sous ce rapport, aux autres peuples et jouer un rôle déterminant dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶humanité.
… Aussi longtemps que ◀le▶ peuple suisse aspire à remplir courageusement ces devoirs et à poursuivre ces idéals, il ne verra pas son appartenance européenne menacée ni ◀la▶ nationalité suisse arrêtée dans son développement.
… S’il est une nationalité suisse, elle possède au plus haut degré un caractère international… ◀Les▶ parties dont elle est composée sont liées indissolublement aux autres grandes nations, formant avec celles-ci une communauté ◀de▶ culture qui détermine leur vie spirituelle. Pour cette raison ◀la▶ nationalité politique des Suisses doit conserver un caractère international dans ◀le▶ domaine des rapports culturels. Plus ◀la▶ véritable nationalité se confond avec ◀la▶ communauté culturelle et plus ce caractère international ◀de▶ ◀la▶ nationalité suisse aura sa juste valeur. Il est devenu pour ◀la▶ Suisse un principe vital, lui conférant au sein de ◀la▶ famille des États européens une importance à laquelle une population ◀de▶ trois millions et demi ◀d’▶habitants parlant une seule et même langue ne pourrait plus prétendre aujourd’hui.
… Par là même ◀la▶ Suisse a émis et réalisé des idées et principes qui sont pour ◀l’▶ensemble des États européens une source ◀de▶ prospérité et ◀de▶ développement et qui seront un jour destinés à assurer ◀la▶ paix en Europe… Si cet idéal ◀de▶ ◀l’▶avenir se réalise un jour, ◀la▶ nationalité suisse ◀de▶ caractère international devra s’incorporer à ◀la▶ communauté ◀de▶ ◀la▶ Grande Europe. ◀De▶ cette façon elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire.216
Ainsi se réaliserait ce passage à ◀l’▶Europe, cette « transfiguration » ◀d’▶une vocation nationale dont rêvait Hugo pour ◀la▶ France et Mazzini pour ◀l’▶Italie ; mais voilà qui ne paraît concevable que dans ◀le▶ cas ◀d’▶une nation non unitaire, c’est-à-dire ◀de▶ structure fédéraliste. « ◀L’▶Internationale des nationalismes » préconisée par ◀les▶ prophètes ◀de▶ 1848, évoque ◀l’▶idée ◀d’▶une amicale universelle des misanthropes ou ◀d’▶une mutuelle des égoïstes. On peut écrire ◀de▶ telles choses, non ◀les▶ faire.
Cependant, il est curieux qu’un Bluntschli, si conscient des avantages ◀d’▶une vraie fédération pour ◀les▶ cantons jadis « souverains » ◀de▶ son pays, recule devant cette solution lorsqu’il s’agit ◀de▶ ◀l’▶appliquer à ◀l’▶Europe. À ◀l’▶Écossais James Lorimer, qui venait de publier un projet ◀d’▶État fédéral européen, Bluntschli oppose un plan beaucoup plus prudemment confédéral. En voici ◀le▶ principe :
Si ◀le▶ grand problème ◀de▶ ◀la▶ constitution ◀de▶ ◀la▶ communauté des États européens doit trouver sa solution, ◀la▶ condition principale qu’il faudra remplir sera ◀le▶ maintien scrupuleux ◀de▶ ◀l’▶indépendance et ◀de▶ ◀la▶ liberté des États associés.
◀Les▶ États européens se considèrent comme des personnes souveraines et sont tous décidés à affirmer leur souveraineté et à se soustraire à toute influence due à ◀la▶ suprématie ◀d’▶un autre État. Ils peuvent bien coopérer entre eux pour ◀l’▶accomplissement ◀de▶ tâches communes, mais ils ne vont pas se soumettre volontairement au pouvoir ◀d’▶une constitution qui leur paraîtra étrangère. Ils ne renonceront jamais à leur propre gouvernement ni à leur propre armée ; jamais ils ne toléreront au-dessus ◀d’▶eux un monarque universel ni un parlement européen unique. C’est pourquoi toute constitution européenne instaurant un nouvel État européen unique, auquel ◀les▶ États jusqu’alors souverains devraient s’incorporer, est irréalisable.
Bluntschli propose alors une Union ◀d’▶États souverains (Staatenbund) dirigée par un Conseil Fédéral représentant ◀les▶ États et un Sénat représentant ◀les▶ peuples :
◀Le▶ maintien ◀de▶ ◀la▶ paix des peuples, ◀les▶ délibérations et résolutions dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ grande politique européenne seront confiés de préférence au Conseil Fédéral, sous ◀la▶ direction des grandes puissances, avec cette restriction cependant que toute réorganisation prévue pour une certaine durée devra nécessairement être soumise à ◀l’▶approbation du Sénat.
Parmi ◀les▶ affaires ◀de▶ ◀la▶ grande politique, il faut ranger toutes ◀les▶ questions concernant ◀l’▶existence, ◀l’▶indépendance et ◀la▶ liberté des États, dont dépendent ◀les▶ conditions ◀de▶ vie, ◀la▶ sécurité et ◀le▶ développement des peuples.
Pour trancher toutes ces questions, ◀la▶ seule autorité compétente sera ◀la▶ communauté des États européens, à laquelle s’adjoindra une représentation populaire européenne — et encore cette dernière ne sera habilitée à collaborer qu’à certaines conditions. ◀Les▶ États en litige auront à se soumettre aux décisions ◀de▶ cette autorité. Celle-ci ne trouvera ◀la▶ force ◀d’▶imposer ses résolutions que par une collaboration entre ◀les▶ gouvernements et ◀les▶ peuples, et quand cela est possible, par une union étroite entre eux, pour ◀le▶ moins par ◀le▶ soutien ◀d’▶une majorité importante.
Et il conclut, avec une sobriété tout helvétique :
◀Le▶ nouveau projet ◀d’▶une constitution fédérale européenne n’est pas très brillant et n’a rien ◀d’▶extraordinaire ; il est modeste et modéré ; mais étant donné qu’il ne fait appel qu’aux forces réelles, leur confiant ◀l’▶accomplissement des nobles tâches que comporte cet idéal, il sera, du moins je ◀l’▶espère, plus réalisable et plus efficace que ◀les▶ projets précédents.
Constantin Frantz (1817-1891) philosophe politique, diplomate et fonctionnaire ◀de▶ ◀l’▶État prussien (dont il ne cessa ◀de▶ condamner ◀les▶ prétentions hégémoniques), fut non seulement l’un des plus zélés partisans ◀d’▶une unité allemande ◀de▶ type fédéraliste, mais ◀le▶ théoricien ◀d’▶une union des pays centraux et nordiques ◀de▶ ◀l’▶Europe, en laquelle il voyait ◀le▶ noyau ◀d’▶une future fédération mondiale à base chrétienne217. Il s’agissait d’abord pour lui ◀de▶ tenir en échec ◀les▶ deux puissances impérialistes, France à ◀l’▶ouest et Russie à ◀l’▶est ; puis une fois ◀l’▶atmosphère purifiée, ◀de▶ ◀les▶ faire adhérer à ◀l’▶union, ainsi que ◀l’▶Amérique du Nord.
Constantin Frantz part ◀de▶ ◀l’▶expérience vécue ◀d’▶une Allemagne moins une que diverse, donc destinée et préparée par son histoire à s’agréger à de plus vastes formations : ainsi Bluntschli pensait ◀l’▶Europe à partir de ◀l’▶exemple suisse.
Il saute aux yeux que dans un pays ainsi constitué (◀l’▶Allemagne) aucun centre prédominant ne peut s’opposer au développement naturel… ◀La▶ nature même des choses laisse prévoir ◀le▶ fait que ◀l’▶Allemagne ne convient pas à ◀la▶ formation ◀d’▶un État unitaire centralisé, ni même, ◀d’▶une façon générale, à celle ◀d’▶une simple nation « fermée », étant donné ◀les▶ rapports étroits, déterminants pour son évolution, qui ont toujours existé entre ◀l’▶Allemagne et ◀les▶ pays voisins…
Si ◀le▶ territoire allemand ne se prête guère à ◀la▶ formation ◀d’▶un État unitaire, ◀la▶ nation allemande s’y prête encore moins, parce qu’elle ne constitue pas un ensemble unifié, mais qu’elle a toujours été, dès ◀le▶ début, — pour reprendre une expression ◀de▶ Schelling — « un peuple ◀de▶ peuples ».218
Frantz a bien vu et dit que ◀l’▶État unitaire ne saurait en aucun cas servir ◀de▶ base à une union fédérative : ou bien il reste formé et il n’y a pas ◀d’▶union possible, ou bien ◀le▶ carcan est brisé et ◀l’▶union devient possible : tertium non datur :
Je pose la question : un état de choses peut-il passer pour durable, alors que ◀les▶ faits sont en contradiction flagrante avec ◀le▶ droit écrit ? Si ◀l’▶on admet que ◀le▶ droit tourne ◀le▶ dos aux faits, cela signifie, au train où vont ◀les▶ choses actuellement, que ◀la▶ formation ◀d’▶un pur État unitaire est proche. Il n’est pas impossible que nous soyons ◀les▶ témoins ◀de▶ cette transformation ; mais supposons ◀l’▶État unitaire constitué, développant jusqu’à ses dernières conséquences, ◀la▶ nation ployant sous lui ne ◀le▶ supporterait pas longtemps et ferait vite sauter ◀la▶ camisole ◀de▶ force qu’on lui aurait mise. Ceci est un des termes ◀de▶ notre alternative. En revanche, si nous voulons échapper à ◀l’▶actuel courant unitaire, nous n’en devrons pas moins changer ◀l’▶état de choses présent. Tertium non datur…
Si un tel changement s’accomplissait, on pourrait sérieusement envisager ◀la▶ possibilité ◀d’▶une fédération ◀d’▶Europe Centrale. Et chaque pas que nous ferions dans cette direction nous assurerait ◀d’▶un double gain : en effet, non seulement cette fédération créerait un nouveau marché aussi important qu’elle-même est étendue, mais elle permettrait aussi ◀la▶ réunion ◀d’▶une telle masse ◀de▶ forces défensives que chaque État membre n’aurait à maintenir sur pied qu’une armée restreinte, ce qui entraînerait une diminution du budget militaire et favoriserait ◀le▶ retour ◀d’▶une importante main-d’œuvre à des travaux plus productifs. Aucune puissance au monde n’oserait attaquer cette fédération, qui, ◀de▶ son côté, ne pourrait en aucune manière manifester ◀de▶ tendances agressives. ◀De▶ cette façon serait fondé un système pour ◀le▶ maintien ◀de▶ ◀la▶ paix tel que ◀l’▶Europe n’en a encore jamais vu. Et quel honneur pour ◀l’▶Allemagne si elle pouvait être ◀la▶ base ◀d’▶une fédération pour ◀la▶ paix, au lieu d’avoir, par ◀le▶ système ◀de▶ 1866, créé ◀le▶ militarisme européen qui nous suce notre propre sang.
Si grandes que soient ◀les▶ difficultés réelles qui s’opposent à ◀la▶ fondation ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀d’▶Europe Centrale — et nous sommes ◀les▶ derniers à nous bercer ◀d’▶illusions —, elles pourraient très bien être surmontées grâce à une prévoyance, une énergie et une endurance appropriées. ◀La▶ difficulté principale réside davantage dans ◀la▶ disposition des esprits, dans ◀les▶ opinions bornées et ◀les▶ idées fausses qui ont prévalu jusqu’à présent. Ainsi ◀l’▶idée ◀d’▶État, avec laquelle ◀de▶ toute façon on ne peut rien construire…
Il rend justice à ◀l’▶élan primitif et libertaire des nationalités, mais il constate aussi que cet élan a dépassé son but :
Ainsi s’explique ◀l’▶actuel retour en force du principe des nationalités, comme réaction contre ◀l’▶absolutisme du siècle précédent, qui ignorait presque catégoriquement et souvent même foulait aux pieds ◀les▶ nationalités en traitant ◀les▶ peuples comme une masse imposable et recrutable… De même que chaque réaction va au-delà du but assigné, ainsi ◀la▶ valorisation ◀de▶ ◀la▶ nationalité devint un but absolu…
Au stade des nations fermées correspondent ◀les▶ alliances temporaires entre grandes Puissances. Ce système a fait son temps. ◀La▶ fédération à venir exige, elle, des institutions permanentes :
Il est bien établi que ◀le▶ but final ◀de▶ ◀l’▶organisation n’est pas ◀l’▶État universel, mais bien ◀la▶ fédération des peuples, qui ne pourra naturellement se développer, se fortifier et s’étendre que progressivement. Et c’est ce qu’on appelle « ◀les▶ alliances » qui constitue manifestement ◀le▶ préalable ◀d’▶un tel processus. Par alliances, nous entendons des associations conclues temporairement et dans un but déterminé ; tandis que ◀la▶ fédération proprement dite aura d’emblée un caractère définitif : elle sera constituée pour toujours et dotée ◀d’▶organes permanents prêts à fonctionner ◀de▶ façon durable.
◀De▶ ce point de vue, ◀le▶ système politique appelé « Concert européen des grandes puissances » nous vient immédiatement à ◀l’▶esprit. Pris dans son sens propre, ce mot, à ◀l’▶origine, ne désignait rien ◀d’▶autre qu’un système ◀d’▶alliances… À examiner ◀de▶ près ◀l’▶essence même ◀de▶ ce système des grandes puissances, on constate d’après son nom même qu’il est fondé sur ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ seule puissance, et qu’il fait abstraction aussi bien des principes ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀de▶ ◀la▶ moralité que des buts élevés ◀de▶ ◀la▶ civilisation. ◀La▶ seule fin est ◀d’▶être ou ◀de▶ devenir une grande puissance. Et pour autant que plusieurs ◀de▶ ces grandes puissances se trouvent être l’une à côté de l’autre, quel autre but poursuivront-elles principalement, sinon celui ◀d’▶augmenter leur force militaire ? Il est frappant ◀de▶ constater que ◀la▶ prédominance ◀de▶ ◀l’▶élément militaire va ◀de▶ pair avec ◀le▶ règne ◀de▶ ◀l’▶argent, ce qui a pour conséquence que tout ◀le▶ développement des peuples, en fin de compte, se fait à ◀la▶ caserne ou à ◀la▶ Bourse…
… Tous ◀les▶ petits États sont ainsi menacés ◀de▶ décadence, à moins qu’ils ne soient déjà réellement déchus… En revanche, ◀l’▶histoire témoigne que ◀les▶ petits États ont fait beaucoup plus, en moyenne et proportionnellement, pour assurer ◀la▶ liberté des citoyens et leurs droits politiques, ainsi que pour faire progresser ◀la▶ civilisation, que ◀les▶ grands, et particulièrement que ◀les▶ grandes puissances militaires…
Allons donc ◀de▶ ◀l’▶avant ! Puisque ce système a vu ◀le▶ jour uniquement par un processus historique, ◀la▶ notion ◀de▶ grande puissance n’est par conséquent qu’une catégorie ◀de▶ ◀l’▶histoire, destinée à disparaître à ◀la▶ prochaine étape ◀de▶ ◀l’▶évolution, ◀de▶ ◀la▶ même manière qu’elle est apparue un jour et qu’elle a acquis, temporairement, droit ◀de▶ cité un peu partout.
◀Le▶ principe ◀de▶ non-intervention, proclamé depuis longtemps, n’est-il pas ◀la▶ déclaration ◀de▶ faillite ◀de▶ ◀la▶ politique du concert européen ? ◀De▶ ce fait même, cette dernière est devenue, si ◀l’▶on peut dire, un « asystème ». Et maintenant ◀la▶ tâche importante nous incombe ◀de▶ créer un nouveau système, c’est-à-dire un ordre fondé sur ◀la▶ réalité, réglant ◀les▶ rapports entre ◀les▶ États européens, réinstallant ◀le▶ droit des gens sur ◀les▶ assises positives qui lui ont fait complètement défaut ces derniers temps.
Ce nouveau système politique, que toute ◀l’▶évolution du temps exige, devra se fonder sur ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶union allemande, qui exclut toute hégémonie ◀d’▶un ◀de▶ ses États. Ainsi ◀le▶ nationalisme condamné par Frantz sous sa forme étatique et bornée, réapparaît irrésistiblement sous ◀la▶ forme épurée ◀d’▶une « mission européenne » ◀de▶ ◀l’▶Allemagne. Nous connaissons maintenant ◀le▶ processus pour ◀l’▶avoir illustré par des textes ◀de▶ Gioberti et ◀de▶ Mazzini, ◀de▶ Lamartine et ◀de▶ Hugo, ◀de▶ Mickiewicz, ◀de▶ Donoso Cortès et même ◀de▶ Bluntschli. Il manquait à ce concert une voix allemande, et ◀la▶ voici :
Il est évident qu’une telle fédération ne peut pas s’instaurer ◀d’▶un coup. Il faut d’abord qu’elle s’établisse sur une base réelle, ◀d’▶où, par ◀la▶ suite, ◀l’▶impulsion pourra être donnée… Si c’est ◀l’▶Allemagne, où a commencé ◀la▶ scission ◀de▶ ◀l’▶Église, qui a contribué ◀le▶ plus à ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ communauté des peuples occidentaux, il conviendrait que ce pays se fasse un devoir ◀de▶ participer activement au rétablissement ◀de▶ cette communauté et ◀de▶ se consacrer à cette tâche ◀de▶ telle façon que ◀l’▶on puisse bien augurer ◀de▶ ◀la▶ transformation du système européen dans sa totalité…
Seul ◀le▶ fédéralisme peut vraiment conduire à ce résultat ; lui seul, si peu compte-t-il dans ◀la▶ politique actuelle, est ◀le▶ principe ◀de▶ ◀l’▶évolution politique ◀de▶ ◀l’▶avenir.