3.
Un problème séculaire : la▶ Russie et ◀l’▶Europe
Est-ce à ◀la▶ France, à ◀l’▶Italie ou à ◀l’▶Allemagne, voire à ◀la▶ Suisse fédéraliste, ◀de▶ faire ◀l’▶Europe et ◀de▶ s’y fondre, accomplissant ainsi une vocation nationale, universelle ? Non, disent ◀les▶ Russes, c’est à ◀la▶ Russie ! Pour la plupart des penseurs russes du xixe siècle — c’est elle qui a pour mission ◀de▶ régénérer ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀l’▶unir, car c’est ainsi seulement que ◀la▶ Russie pourra devenir européenne.
Que ◀l’▶Europe soit unie ou non, ◀la▶ France, ◀l’▶Allemagne, ◀l’▶Italie et ◀la▶ Suisse en font indiscutablement partie. Mais ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Russie est différent. Elle peut choisir ◀d’▶être ◀d’▶Europe ou non, selon que ◀l’▶Europe sera conforme ou non à ◀l’▶idée russe ◀de▶ ◀l’▶humanité, du christianisme et ◀de▶ ◀l’▶ordre social. Ce privilège exorbitant, existe-t-il en fait, est-il fondé en droit ? Ou bien ne serait-il qu’un phantasme, un besoin ◀de▶ surcompenser ◀le▶ retard ◀de▶ ◀la▶ Russie sur ◀les▶ « progrès » ◀de▶ ◀l’▶Ouest, — ces progrès à la fois jalousés et honnis ?
Notre propos dans cet ouvrage étant ◀de▶ présenter des textes afin de ◀les▶ mieux laisser parler, nous rappellerons d’abord ◀les▶ opinions contradictoires ◀de▶ ◀l’▶Ouest sur ◀la▶ Russie, puis celles des deux écoles antagonistes qui divisèrent ◀les▶ élites russes touchant ◀l’▶Europe, pour en venir à citer longuement ◀le▶ témoin capital, Dostoïevski.
A. Opinions européennes sur ◀la▶ Russie, ◀de▶ Voltaire à Karl Marx
Nous avons vu Sully exclure ◀la▶ Russie ◀de▶ son grand dessein, Leibniz tenter ◀de▶ ◀l’▶inclure — non sans réserve — dans ◀l’▶ensemble spirituel ◀de▶ ◀l’▶Europe, William Penn ◀l’▶accepter dans sa Ligue des Nations, et leurs successeurs en utopie tabler sur ◀la▶ puissance russe pour refouler ◀les▶ Turcs, jusqu’au moment où ◀le▶ courant se renverse, vers ◀la▶ fin du xviiie siècle : ◀la▶ Russie devient soudain ◀le▶ vrai danger, contre lequel il serait bon ◀de▶ s’unir et ◀de▶ s’entendre avec ◀les▶ Turcs.
Voltaire et ses contemporains tenaient encore que ◀l’▶Europe s’arrête au Don, au-delà duquel ◀la▶ « Moscovie » et ◀la▶ « Scythie » sont en Asie… ◀La▶ tsarine éclairée, Catherine le Grand — comme ◀l’▶appelait ◀le▶ prince de Ligne — n’était pas une menace à leurs yeux mais une amie, presque une complice. Un peu plus tard cependant, en 1790, c’est à ◀la▶ même Impératrice que le premier gazetier littéraire ◀de▶ Paris, Melchior Grimm, peut écrire cette prophétie sensationnelle, que tant ◀d’▶esprits plus grands que lui ne feront que répéter jusqu’à nos jours :
Deux empires se partageront […] tous ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ civilisation, ◀de▶ ◀la▶ puissance, du génie, des lettres, des arts, des armes et ◀de▶ ◀l’▶industrie : ◀la▶ Russie du côté de ◀l’▶orient, et ◀l’▶Amérique, devenue libre ◀de▶ nos jours, du côté de ◀l’▶occident, et nous autres, peuples du noyau, nous serons trop dégradés, trop avilis, pour savoir autrement que par une vague et stupide tradition, ce que nous avons été.
Dès ce moment, ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie vont obséder ◀l’▶imagination historique des « peuples du noyau ». ◀L’▶Amérique et ◀la▶ Russie sont ◀les▶ « pays ◀d’▶avenir » destinés à succéder à ◀l’▶Europe lorsque ses divisions spirituelles et ses guerres auront achevé ◀de▶ ◀l’▶épuiser.
En 1797, Jean de Müller annonce que « ◀l’▶avenir appartiendra soit à ◀la▶ Russie, soit à ◀l’▶Amérique » :
Napoléon, dans ◀le▶ Mémorial ◀de▶ Sainte-Hélène, prévoit que ◀le▶ monde sera sous peu « République américaine ou Monarchie universelle russe », et que ◀l’▶Europe ne peut pas s’opposer à un chef russe digne du nom :
Qu’il se trouve, disait-il, un empereur ◀de▶ Russie vaillant, impétueux, capable, en un mot un tsar qui ait ◀de▶ ◀la▶ barbe au menton (ce qu’il exprimait, du reste, beaucoup plus énergiquement), et ◀l’▶Europe est à lui. Il peut commencer ses opérations sur ◀le▶ sol allemand même, à cent lieues des deux capitales, Berlin et Vienne, dont ◀les▶ souverains sont ◀les▶ seuls obstacles…
… Au besoin, si ◀le▶ cas ◀le▶ requiert, il jette, en passant, par-dessus ◀les▶ Alpes, quelques tisons enflammés sur ◀le▶ sol italien, tout prêt pour ◀l’▶explosion, et marche triomphant vers ◀la▶ France, dont il se proclame de nouveau ◀le▶ libérateur. Assurément, moi, dans une telle situation, j’arriverais à Calais à temps fixe et par journées ◀d’▶étape, et je m’y trouverais ◀le▶ maître et ◀l’▶arbitre ◀de▶ ◀l’▶Europe…
◀L’▶abbé de Pradt, contemporain ◀de▶ Metternich, publie en 1823 un « Parallèle ◀de▶ ◀la▶ puissance anglaise et russe relativement à ◀l’▶Europe », où il démontre que ◀l’▶Amérique (« cette seconde Angleterre ») et ◀la▶ Russie sont destinées, l’une à renouveler ◀le▶ vieux monde, l’autre à tenter ◀de▶ ◀le▶ dominer. Précurseur ◀de▶ Churchill lançant ◀le▶ slogan du « rideau ◀de▶ fer », il écrit :
Au-delà ◀de▶ ◀la▶ Vistule tombe un rideau derrière lequel il est fort difficile ◀de▶ bien voir ce qui se passe dans ◀l’▶intérieur ◀de▶ ◀l’▶empire russe. À la manière de ◀l’▶Orient, dont il a reçu ◀l’▶origine et pris ◀les▶ mœurs, ◀le▶ gouvernement russe est concentré dans ◀le▶ cabinet du prince ; il parle seul, n’écrit guère et ne publie rien ; avec un pays ainsi constitué pour tout dérober à ◀la▶ connaissance du public, on est à peu près réduit à des conjectures ; c’est aussi d’après elles seulement que ◀l’▶on peut parler ◀de▶ ◀l’▶armée russe…
… Depuis Pierre le Grand jusqu’à ce jour, ◀la▶ politique ◀de▶ ◀la▶ Russie n’a pas cessé ◀d’▶être conquérante ; on dirait que depuis un siècle entier son cabinet n’a été composé que ◀d’▶un seul et même homme tant il n’a eu qu’une seule et même pensée, celle ◀de▶ ◀l’▶agrandissement méthodique.
Sainte-Beuve, commentant et paraphrasant Thiers, note dans ses Cahiers en 1847 :
Il n’y a plus que deux peuples. ◀La▶ Russie, c’est barbare encore, mais c’est grand… ◀La▶ vieille Europe aura à compter avec cette jeunesse. L’autre jeunesse, c’est ◀l’▶Amérique… ◀L’▶avenir du monde est là, entre ces deux grands mondes. Ils se heurteront quelque jour et ◀l’▶on verra alors des luttes dont ◀le▶ passé ne peut donner aucune idée, du moins pour ◀la▶ masse et ◀le▶ choc physique…
Toujours, ◀la▶ Russie des tsars représente ◀le▶ Despotisme et ◀l’▶Autocratie, ◀les▶ États-Unis la Démocratie, même quand ils ne sont pas nommés. Ainsi :
Carlo Cattaneo, en 1848219 :
◀Les▶ grandes prophéties s’accomplissent, ◀l’▶Océan est agité et tempétueux, ◀les▶ courants vont vers deux fins : ou ◀l’▶Autocrate ◀d’▶Europe, ou ◀les▶ États-Unis d’Europe.
Vers ◀le▶ même temps, et dans ◀le▶ même sens, Tocqueville (que nous citerons tout à ◀l’▶heure plus longuement) :
Lorsque je considère ◀l’▶état où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes ◀les▶ autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt parmi elles il ne se trouvera plus ◀de▶ place que pour ◀la▶ liberté démocratique ou ◀la▶ tyrannie des Césars.
Jacob Burckhardt, en 1869220 :
Pour moi et depuis longtemps, il est clair que ◀le▶ monde va au-devant ◀de▶ ◀l’▶alternative suivante : ou ◀la▶ Démocratie totale, ou ◀le▶ Despotisme absolu.
Enfin, une voix américaine : Henry Adams, en 1900221 :
Mes certitudes se résument en ceci : ◀l’▶Amérique a un bon siècle ◀d’▶avance sur ◀la▶ Russie, et ◀l’▶Europe de l’Ouest devra marcher derrière nous pendant une centaine ◀d’▶années, avant que ◀la▶ Russie puisse étendre son aile au-dessus ◀de▶ ◀l’▶Atlantique.
Mais ◀la▶ formulation ◀la▶ plus fameuse et d’ailleurs ◀la▶ plus précise ◀de▶ ce que je voudrais nommer ◀le▶ mythe européen des deux grands, nous ◀la▶ trouvons dans ◀La▶ Démocratie en Amérique publiée en 1856 par ◀le▶ comte Alexis Clérel de Tocqueville (1805-1859) :
Il y a aujourd’hui sur ◀la▶ terre deux grands peuples qui, partis ◀de▶ points différents, semblent s’avancer vers ◀le▶ même but : ce sont ◀les▶ Russes et ◀les▶ Anglo-Américains.
Tous deux ont grandi dans ◀l’▶obscurité ; et tandis que ◀les▶ regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et ◀le▶ monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.
Tous ◀les▶ autres peuples paraissent avoir atteint à peu près ◀les▶ limites qu’a tracées ◀la▶ nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en croissance222 : tous ◀les▶ autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent ◀d’▶un pas aisé et rapide dans une carrière dont ◀l’▶œil ne saurait encore apercevoir ◀la▶ borne.
◀L’▶Américain lutte contre ◀les▶ obstacles que lui oppose ◀la▶ nature ; ◀le▶ Russe est aux prises avec ◀les▶ hommes. L’un combat ◀le▶ désert et ◀la▶ barbarie, l’autre ◀la▶ civilisation revêtue ◀de▶ toutes ses armes ; aussi ◀les▶ conquêtes ◀de▶ ◀l’▶Américain se font-elles avec ◀le▶ soc du laboureur, celles du Russe avec ◀l’▶épée du soldat.
Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur ◀l’▶intérêt personnel, et laisse agir, sans ◀les▶ diriger, ◀la▶ force et ◀la▶ raison des individus.
Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀la▶ société.
L’un a pour principal moyen ◀d’▶action ◀la▶ liberté ; l’autre, ◀la▶ servitude.
Leur point ◀de▶ départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun ◀d’▶eux semble appelé par un dessein secret ◀de▶ ◀la▶ Providence à tenir un jour dans ses mains ◀les▶ destinées ◀de▶ ◀la▶ moitié du monde.223
On notera que Tocqueville ne se fait pas faute de marquer sa préférence pour ◀l’▶Amérique. Comme s’il s’agissait moins, en réalité, dans ◀l’▶évolution qu’il annonce, ◀d’▶une double fatalité que ◀d’▶une alternative, ménageant à ◀l’▶Europe un choix final, sans doute inévitable, mais qui n’en sera pas moins son choix.
Ainsi pensent la plupart des auteurs innombrables qui, ◀de▶ ◀la▶ fin du xviiie siècle à nos jours, ont supputé ◀l’▶avenir ◀de▶ notre continent : ◀le▶ seul fait qu’ils s’expriment pour ou contre l’un des jeunes empires successeurs prouve qu’ils n’ont pas renoncé à tout espoir, bien que leur pessimisme tende à ◀l’▶emporter. S’ils avaient assez ◀de▶ foi dans ◀le▶ destin ◀de▶ ◀l’▶Europe, ils opposeraient aux deux empires un même refus, serein et motivé. S’ils pensaient, comme Ernst von Lasaulx ◀l’▶écrit en 1856, que ◀l’▶Europe sera fatalement broyée « entre ◀les▶ deux roues du moulin », ils ne se passionneraient pas pour ou contre l’une ou l’autre des roues. En vérité, leurs prises ◀de▶ position révèlent une anxiété ◀de▶ ◀l’▶imagination plutôt qu’une angoisse immédiate, sans horizon.
Nous avons vu plus haut Turgot, Gibbon et Condorcet, puis Goethe, puis Schlegel et Hegel saluer ◀l’▶Amérique comme ◀le▶ puissant refuge des trésors et des libertés ◀de▶ ◀l’▶Europe. En revanche, ◀de▶ Joseph de Maistre à Georges Sorel, en passant par Proudhon et Renan, ◀la▶ critique virulente et hautaine du « pays du dollar » et ◀de▶ son « matérialisme » ne cessera ◀de▶ s’amplifier jusqu’à nos jours, où elle deviendra ◀le▶ lieu commun des nationalistes ◀d’▶extrême gauche et ◀d’▶extrême droite.
Beaucoup plus rares sont ◀les▶ auteurs qui, comme Jean-Paul, Franz von Baader et Schelling, ont voulu mettre leur espoir en ◀la▶ Russie. ◀La▶ peur du panslavisme et du « despotisme russe » — bien avant ◀l’▶ère soviétique ! — n’a pas cessé ◀de▶ hanter à la fois ◀les▶ conservateurs, ◀les▶ libéraux et ◀les▶ socialistes. Seuls, certains catholiques ◀d’▶extrême droite comme ◀le▶ Savoyard Joseph de Maistre, ◀le▶ Bavarois Ernst von Lasaulx et ◀l’▶Espagnol Donoso Cortès, par un paradoxe apparent, trahissent sinon quelque tendance à minimiser ◀le▶ péril russe, du moins une secrète complaisance à rêver ◀l’▶éventualité ◀d’▶un juste châtiment fondant ◀de▶ Moscou sur nos démocraties…
Plus sobre et plus serein, à sa coutume, Leopold von Ranke écrit en 1824, dans son premier ouvrage :
Il faut se garder ◀de▶ mettre en contraste ◀l’▶Europe et ◀l’▶Amérique : ce que ◀l’▶on trouve là-bas n’est qu’un développement ◀de▶ nos races et ◀de▶ notre genre ◀de▶ vie : en fait, New York et Lima nous importent davantage que Kiev et Smolensk.
Certes, ◀les▶ Russes, selon Ranke, ont bien mérité ◀de▶ ◀l’▶Europe en ◀la▶ protégeant contre ◀les▶ Mongols. Mais leur manière ◀de▶ s’occidentaliser reste à ses yeux
liée à ◀la▶ tendance à s’approprier ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Occident dans ses aspects matériels (in materieller Beziehung).224
À gauche, tout 1848 se dresse contre ◀l’▶oppression russe sur ◀la▶ Pologne et ◀la▶ Hongrie. Bruno Bauer, Gioberti et Mazzini, puis Michelet dénoncent ◀le▶ panslavisme. Heine voit ◀la▶ Russie comme une méduse à ◀la▶ tête effrayante, et dont ◀les▶ bras vont s’étendre du Bosphore vers ◀l’▶Asie, ◀l’▶Afrique et ◀l’▶Europe : alors ◀l’▶Européen cherchera son salut dans ◀la▶ fuite aux États-Unis.
À droite : ◀le▶ marquis de Custine, dans son fameux récit ◀d’▶un séjour en Russie, « ◀La▶ Russie en 1839 », prédit ◀le▶ réveil effrayant du géant russe, et alors « ◀la▶ violence mettra fin au règne ◀de▶ ◀la▶ parole » :
Une ambition désordonnée, immense, une ◀de▶ ces ambitions qui ne peuvent germer que dans ◀l’▶âme des opprimés, et se nourrir que du malheur ◀d’▶une nation entière, fermente au cœur du peuple russe. Cette nation, essentiellement conquérante, avide à force de privations, expie ◀d’▶avance chez elle, par une soumission avilissante, ◀l’▶espoir ◀d’▶exercer ◀la▶ tyrannie chez ◀les▶ autres ; ◀la▶ gloire, ◀la▶ richesse qu’elle attend ◀la▶ distraient ◀de▶ ◀la▶ honte qu’elle subit, et, pour se laver du sacrifice impie ◀de▶ toute liberté publique et personnelle, ◀l’▶esclave, à genoux, rêve ◀la▶ domination du monde.
… ◀La▶ Russie voit dans ◀l’▶Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions ; elle fomente chez nous ◀l’▶anarchie dans ◀l’▶espoir ◀de▶ profiter ◀d’▶une corruption favorisée par elle, parce qu’elle est favorable à ses vues : c’est ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ Pologne recommencée en grand. Depuis ◀de▶ longues années Paris lit des journaux révolutionnaires, révolutionnaires dans tous ◀les▶ sens, payés par ◀la▶ Russie. « ◀L’▶Europe, dit-on à Pétersbourg, prend ◀le▶ chemin qu’a suivi ◀la▶ Pologne ; elle s’énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants, précisément parce que nous ne sommes pas libres : patientons sous ◀le▶ joug, nous ferons payer aux autres notre honte. »
◀Le▶ plan que je vous révèle ici peut paraître chimérique à des yeux distraits ; il sera reconnu pour vrai par tout homme initié à ◀la▶ marche des affaires ◀de▶ ◀l’▶Europe et aux secrets des cabinets pendant ◀les▶ vingt dernières années.
Lasaulx lui-même se demande si, un jour, « ◀la▶ droite du communisme ne s’appellera pas ◀la▶ Russie ». Et Constantin Frantz :
De même que ◀l’▶influence macédonienne a contribué à désintégrer ◀l’▶hellénisme, de même et plus encore ◀l’▶influence russe agit comme dissolvante et corruptrice sur ◀le▶ système occidental.
Dans ◀le▶ même sens, mais avec plus ◀de▶ précision et une lucidité qui se révèle aujourd’hui prophétique, Jacob Burckhardt constate :
◀Le▶ tragique, dans ◀le▶ destin ◀de▶ ◀l’▶Europe jusqu’ici, réside en ce que ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Ouest, considérés dans leurs perpétuelles mutations et révolutions, se trouvent en même temps déterminés par une puissance extérieure presque purement mécanique, qui participe très peu à leurs joies et douleurs, à leur esprit et à leurs hautes aspirations, et qui constitue cependant ◀le▶ poids principal dans ◀la▶ balance, freinant ou révolutionnant à sa convenance.225
Mais ◀les▶ jugements ◀les▶ plus acerbes sur ◀la▶ politique russe, son impérialisme et son machiavélisme antieuropéen, c’est chez ◀les▶ fondateurs du communisme, Engels et Marx, qu’on ◀les▶ trouvera.
Karl Friedrich Marx (1818-1883) partagea toute sa vie, avec son premier maître, Hegel, ◀la▶ conviction absolue que ◀l’▶Europe de l’Ouest était ◀la▶ partie du monde ◀la▶ plus « douée » (begabt), ◀la▶ plus avancée, ◀la▶ plus civilisée, et ◀la▶ plus mûre pour engendrer ◀l’▶avenir du genre humain. (On ◀l’▶eût embarrassé en lui demandant ◀la▶ raison ◀de▶ cette supériorité paradoxale, lui qui estimait que ◀la▶ culture n’est qu’un produit secondaire des processus matériels et quantitatifs.) De même que son ami Engels, il salua ◀les▶ mouvements ◀de▶ libération nationale des Polonais, des Hongrois et des Allemands (tous écrasés par ◀les▶ interventions ◀de▶ ◀la▶ Russie) comme autant ◀d’▶étapes « dialectiques » vers ◀l’▶union finale des Européens, dans une société sans classe et sans nation. Il était d’ailleurs convaincu que cette union ne serait jamais accomplie par ◀les▶ bourgeois libéraux ni par ◀les▶ idéalistes à ◀la▶ Mazzini, qu’il raille sans pitié, mais par ◀le▶ seul prolétariat, qui devait triompher d’abord en France :
◀La▶ chute ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie en France, ◀le▶ triomphe ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière française, ◀l’▶émancipation ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière en général, voilà ◀le▶ mot et ◀la▶ solution ◀de▶ ◀la▶ libération européenne.226
Certes, ◀l’▶Angleterre bourgeoise ne manquerait pas ◀de▶ s’opposer à ce mouvement, mais une « guerre mondiale » ◀l’▶obligerait à prendre « ◀la▶ tête du mouvement révolutionnaire ».
Au reste, Marx considérait que ◀les▶ États-Unis devaient former part intégrante ◀de▶ ◀l’▶Occident et intervenir en Europe. Il écrivait en 1853 :
◀Le▶ grand événement du jour, c’est ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ politique américaine à ◀l’▶horizon européen. Salué par ◀les▶ uns, rejeté par ◀les▶ autres, ◀le▶ fait doit être admis par tous. À Beirouth, ◀les▶ Américains viennent ◀d’▶arracher un fugitif hongrois de plus aux serres ◀de▶ ◀l’▶aigle autrichien. Il est réconfortant ◀de▶ constater que ◀l’▶intervention américaine en Europe se produit d’abord à propos de ◀la▶ question ◀d’▶Orient… Dans ◀l’▶explication violente et permanente qui oppose ◀l’▶Est à ◀l’▶Ouest, ◀l’▶Amérique est ◀le▶ plus jeune et ◀le▶ plus puissant représentant ◀de▶ ◀l’▶Ouest.227
Mais ◀le▶ grand adversaire ◀de▶ cette « libération ◀de▶ ◀l’▶Europe » restait — et resterait toujours, selon Marx — ◀la▶ Russie, puissance intermédiaire entre ◀l’▶Europe progressiste et ◀la▶ « barbarie mongole », et dont ◀la▶ politique ◀d’▶hégémonie mondiale ne cesserait ◀de▶ duper ◀les▶ nations européennes :
Comptant sur ◀la▶ lâcheté et ◀la▶ peur des puissances ◀de▶ ◀l’▶Ouest, ◀la▶ Russie joue ◀les▶ spadassins et accroît ses exigences à ◀la▶ limite du possible, afin d’être en mesure plus tard ◀de▶ se donner ◀l’▶air magnanime en se contentant des avantages ◀les▶ plus immédiats.
◀La▶ politique russe… peut berner ◀les▶ cours européennes liées à ◀la▶ tradition, mais elle reste impuissante dans ◀le▶ cas des peuples qui ont leur révolution derrière eux.
◀La▶ Russie est une nation conquérante et ◀l’▶a été pendant un siècle, jusqu’à ce que ◀le▶ grand mouvement ◀de▶ 1789 lui ait opposé un puissant adversaire. Nous entendons ◀la▶ révolution européenne, ◀la▶ force explosive ◀de▶ ses idées démocratiques et ◀de▶ sa soif innée ◀de▶ liberté. Depuis ce temps, il n’y a plus eu en Europe que deux forces réelles : ◀la▶ Russie et ◀l’▶absolutisme, ◀la▶ Révolution et ◀la▶ démocratie.228
Dans un discours prononcé en 1867, Marx précise que ◀l’▶objectif permanent ◀de▶ ◀la▶ politique russe, son « étoile polaire », est ◀la▶ domination du monde :
Il ne manque pas ◀de▶ naïfs qui s’imaginent que tout cela (◀l’▶impérialisme russe) s’est modifié, que ◀la▶ Pologne a cessé ◀d’▶être une « nation nécessaire » comme ◀l’▶appelait un écrivain, et n’est déjà plus qu’un souvenir historique… Mais je vous ◀le▶ demande : qu’est-ce qui s’est modifié ? ◀Le▶ danger s’est-il atténué ? Non, seul ◀l’▶aveuglement des couches dirigeantes ◀de▶ ◀l’▶Europe s’est accru et a atteint son zénith. ◀La▶ politique russe est invariable, comme ◀le▶ reconnaît ◀l’▶historien officiel, ◀le▶ Moscovite Karamzin. Ses méthodes, sa tactique, ses manœuvres peuvent varier, mais ◀l’▶étoile polaire ◀de▶ sa politique — ◀la▶ domination mondiale — est une étoile fixe.
Cependant, Marx prévoyait ◀la▶ chute finale du despotisme congénital ◀de▶ ◀la▶ Russie, sous ◀les▶ coups du « progrès des masses » et ◀de▶ ◀la▶ « force des idées », — recréant ◀la▶ « puissance et ◀l’▶unité » ◀de▶ ◀l’▶Europe. Dans l’un des quelque 500 articles que Marx donna au New York Herald Tribune ◀de▶ 1851 à 1861, nous trouvons ◀les▶ lignes suivantes, parues ◀le▶ 31 décembre 1853 :
◀Les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Ouest remonteront au pouvoir et retrouveront ◀l’▶unité ◀de▶ but, tandis que ◀le▶ Colosse russe sera ruiné par ◀le▶ progrès des masses et ◀la▶ force explosive des idées.229
Marx, ◀de▶ toute évidence, ne pouvait penser qu’à ◀la▶ Russie des tsars, mais sa prophétie, si elle s’applique mal aux événements ◀de▶ 1917, est loin ◀d’▶avoir perdu son sens pour autant.
B. Opinions russes sur ◀l’▶Europe, ◀de▶ Tchaadaïev à Tolstoï
Russie ◀de▶ ◀l’▶époque ◀de▶ Kiev, occidentale. Russie de la Horde d’Or, asiatique. Russie moscovite, ayant secoué ◀le▶ règne des Tartares, et se considérant, selon ◀les▶ termes ◀de▶ ◀la▶ lettre du moine Philotée à Ivan III, comme « la Troisième Rome » politique et spirituelle : une Rome aussi théocratique que Byzance, si ◀l’▶on en croit ◀la▶ prétention ◀d’▶Ivan le Terrible à détenir non seulement ◀le▶ pouvoir politique, mais ◀le▶ pouvoir ◀de▶ sauver ◀les▶ âmes. Enfin Russie de Pierre le Grand, ouverte ◀de▶ force à ◀l’▶Europe par son maître. ◀Les▶ encyclopédistes français y dominent par correspondance pendant ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ Grande Catherine. Dès ◀le▶ début du xixe , c’est ◀le▶ tour des philosophes allemands : Baader, Görres, Hegel, et Schelling surtout. Sur cet arrière-plan très complexe va se développer ◀le▶ grand débat des slavophiles et des occidentalistes.
Les premiers n’ont vu dans ◀l’▶œuvre ◀de▶ Pierre qu’une transgression des bases ◀de▶ ◀la▶ Russie, une contrainte qui pesa sur son développement et en interrompit ◀le▶ cours. ◀Les▶ autres n’ont pas reconnu ◀le▶ caractère particulier ◀de▶ ◀la▶ Russie, ◀l’▶ont considérée comme un pays arriéré, en face de ce type occidental qui représentait pour eux ◀le▶ type unique ◀de▶ culture et ◀de▶ civilisation.230
◀La▶ Russie d’Alexandre, puis ◀de▶ Nicolas Ier, au sortir des guerres napoléoniennes, est encore en plein servage, mais son élite intellectuelle, son intelligentzia, comme on va ◀la▶ nommer, se nourrit ◀de▶ Saint-Simon, ◀de▶ Fourier, et ◀de▶ ◀la▶ philosophie des romantiques allemands. ◀Le▶ grand problème qu’elle se pose est celui des relations ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Europe. La première réponse importante sera donnée par un occidentaliste convaincu.
Pierre Tchaadaïev (1790-1856), ancien officier ◀de▶ ◀la▶ Garde, disciple de Maistre, ◀de▶ Bonald et ◀de▶ Schelling, publie en 1836, dans une revue ◀de▶ Moscou, sa première Lettre philosophique (traduite du français en russe). Toutes ◀les▶ ambiguïtés que nous retrouverons chez ses amis, ennemis et successeurs russes sont en germe dans ces Lettres : « Il nie ◀l’▶histoire ◀de▶ son pays, écrit Berdiaev, et sa négation est précisément ◀le▶ type ◀de▶ ◀la▶ négation russe. » Il veut que ◀la▶ Russie s’européanise, et il affirme que ◀le▶ peuple russe est seul capable ◀de▶ résoudre ◀les▶ problèmes spirituels et sociaux ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀Le▶ tsar ◀l’▶ayant fait déclarer fou, il publie ◀L’▶Apologie ◀d’▶un fou, où il réitère sa condamnation du passé russe mais sa foi dans ◀la▶ destinée messianique du peuple russe. Voici ◀la▶ définition lumineuse ◀de▶ ◀l’▶Europe qu’il oppose aux ténèbres fécondes ◀de▶ ◀la▶ Russie231 :
◀Les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe ont une physionomie commune, un air ◀de▶ famille. Malgré ◀la▶ division générale ◀de▶ ces peuples en branche latine et teutonique, en Méridionaux et Septentrionaux, il y a un lien commun qui ◀les▶ unit tous dans un même faisceau, bien visible pour quiconque a approfondi leur histoire générale. Vous savez qu’il n’y a pas bien longtemps encore toute ◀l’▶Europe s’appelait ◀la▶ chrétienté, et ce mot avait sa place dans ◀le▶ droit public. Outre ce caractère général, chacun ◀de▶ ces peuples a un caractère particulier, mais tout cela n’est que ◀de▶ ◀l’▶Histoire et ◀de▶ ◀la▶ tradition. Cela fait ◀le▶ patrimoine héréditaire ◀d’▶idées ◀de▶ ces peuples. Chaque individu y jouit ◀de▶ son usufruit, amasse dans ◀la▶ vie, sans fatigue, sans travail, ces notions éparses dans ◀la▶ société et en fait son profit. Faites vous-même ◀le▶ parallèle et voyez ce que nous pouvons recueillir ainsi dans ◀le▶ simple commerce ◀d’▶idées élémentaires, pour nous en servir tant bien que mal à nous diriger dans ◀la▶ vie ? Et remarquez qu’il ne s’agit ici ni ◀d’▶étude ni ◀de▶ lecture, ◀de▶ rien ◀de▶ littéraire ou ◀de▶ scientifique, mais simplement du contact des intelligences ; ◀de▶ ces idées qui s’emparent ◀de▶ ◀l’▶enfant au berceau, qui ◀l’▶environnent au milieu de ses jeux, que sa mère lui souffle dans ses caresses ; qui, sous ◀la▶ forme ◀de▶ sentiments divers, pénètrent dans ◀la▶ moelle ◀de▶ ses os avec ◀l’▶air qu’il respire, et qui ont déjà fait son être moral avant qu’il soit livré au monde et à ◀la▶ société. Voulez-vous savoir qu’elles sont ces idées ? Ce sont ◀les▶ idées ◀de▶ devoir, ◀de▶ justice, ◀de▶ droit, ◀d’▶ordre. Elles dérivent des événements mêmes qui y ont constitué ◀la▶ société ; elles sont des éléments intégrants du monde social ◀de▶ ces pays.
C’est ◀l’▶atmosphère ◀de▶ ◀l’▶Occident ; c’est plus que ◀de▶ ◀l’▶histoire, c’est plus que ◀de▶ ◀la▶ psychologie, c’est ◀la▶ physiologie ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ ◀l’▶Europe. Qu’avez-vous à mettre à la place de cela chez nous ?
Toutes ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe se tenaient par ◀la▶ main en avançant dans ◀les▶ siècles. Quelque chose qu’elles fassent aujourd’hui pour diverger chacune dans leur sens, elles se retrouvent toujours sur ◀la▶ même route. Pour concevoir ◀le▶ développement ◀de▶ famille ◀de▶ ces peuples, il n’est pas besoin ◀d’▶étudier ◀l’▶histoire. Lisez seulement ◀le▶ Tasse, et voyez-◀les▶ tous prosternés au pied des murs ◀de▶ Jérusalem. Rappelez-vous que, pendant quinze siècles, ils n’ont eu qu’un seul idiome pour parler à Dieu, qu’une seule autorité morale, qu’une seule conviction. Songez que, pendant quinze siècles, chaque année, ◀le▶ même jour, à ◀la▶ même heure, dans ◀les▶ mêmes paroles, tous à la fois ils élevaient leurs voix vers ◀l’▶Être suprême, pour célébrer sa gloire dans ◀le▶ plus grand ◀de▶ ses bienfaits.
Et cependant, Tchaadaïev ne croit pas que ◀la▶ Russie soit ◀d’▶Europe — bien qu’elle soit destinée à sauver ◀l’▶Europe en adoptant ses formes ◀de▶ pensée, son sens ◀de▶ ◀la▶ durée, ◀de▶ ◀la▶ continuité, ◀de▶ ◀l’▶unité…
Dans ses Lettres philosophiques, il reprend ◀l’▶idée que ◀la▶ Russie n’a rien donné au monde :
Solitaires dans ◀le▶ monde, nous n’avons rien donné au monde, nous n’avons rien appris au monde ; nous n’avons pas versé une seule idée dans ◀la▶ masse des idées humaines ; nous n’avons en rien contribué au progrès ◀de▶ ◀l’▶esprit humain, et tout ce qui nous est revenu ◀de▶ ce progrès, nous ◀l’▶avons défiguré. Nous ne nous sommes donné ◀la▶ peine ◀de▶ rien imaginer nous-mêmes, et, ◀de▶ tout ce que ◀les▶ autres ont imaginé, nous n’avons emprunté que des apparences trompeuses et ◀le▶ luxe inutile.232
Mais dans une lettre ◀de▶ 1835, il pousse cette autocritique jusqu’au point « dialectique » où elle se renverse : du désert russe sortira ◀le▶ messie ◀de▶ ◀la▶ culture européenne :
Il ne s’agit donc nullement pour nous ◀de▶ courir après ◀les▶ autres ; il s’agit ◀de▶ nous apprécier franchement, ◀de▶ nous concevoir tels que nous sommes, ◀de▶ sortir du mensonge, et ◀de▶ nous placer dans ◀la▶ vérité. Après cela, nous avancerons, et nous avancerons plus rapidement que ◀les▶ autres, parce que nous sommes venus après eux, parce que nous avons toute leur expérience et tout ◀le▶ travail des siècles qui nous ont précédés. ◀Les▶ gens ◀de▶ ◀l’▶Europe se méprennent étrangement sur notre compte. Voilà M. Jouffroy, par exemple, qui nous apprend que nous sommes destinés à civiliser ◀l’▶Asie. C’est fort bien ; mais demandez-lui donc, je vous prie, quels sont ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Asie que nous avons civilisés ? Apparemment ◀les▶ mastodontes et ◀les▶ autres populations fossiles ◀de▶ ◀la▶ Sibérie, seules races ◀d’▶êtres, à ma connaissance, que nous ayons tirés ◀de▶ ◀l’▶obscurité, et cela encore grâce aux Pallas et Fischer. Ils s’obstinent à nous livrer ◀l’▶Orient ; par une sorte ◀d’▶instinct ◀de▶ nationalité européenne, ils nous refoulent en Orient pour ne plus nous rencontrer en Occident. Ne soyons pas dupes ◀de▶ leur artifice involontaire ; cherchons nous-mêmes à découvrir notre avenir, et ne demandons pas aux autres ce que nous avons à faire. ◀L’▶Orient est aux maîtres ◀de▶ ◀la▶ mer, cela est évident, nous en sommes beaucoup plus éloignés que ◀les▶ Anglais, et nous ne sommes plus au temps où toutes ◀les▶ révolutions ◀de▶ ◀l’▶Orient partaient ◀de▶ ◀l’▶Asie centrale. ◀La▶ nouvelle Charte ◀de▶ ◀la▶ Compagnie des Indes, voilà désormais ◀le▶ véritable élément civilisateur ◀de▶ ◀l’▶Asie. C’est ◀l’▶Europe au contraire, que nous sommes destinés à instruire sur une infinité ◀de▶ choses qu’elle ne saurait concevoir sans cela. Ne riez pas, vous savez que c’est mon intime conviction. Un jour viendra où nous nous placerons au milieu de ◀l’▶Europe politique, plus puissants alors par notre intelligence que nous sommes aujourd’hui par notre force matérielle. Tel sera ◀le▶ résultat logique ◀de▶ notre longue solitude : toujours ◀les▶ grandes choses sont venues du désert. ◀La▶ puissante voix qui vient de retentir dans ◀le▶ monde servira singulièrement à hâter ◀l’▶accomplissement ◀de▶ nos destinées. Frappée ◀de▶ stupeur et ◀d’▶épouvante, ◀l’▶Europe nous a repoussés avec colère ; ◀la▶ page fatale ◀de▶ notre histoire, écrite ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ Pierre le Grand, est déchirée : grâce à Dieu, nous ne sommes plus ◀de▶ ◀l’▶Europe ; dès ce jour donc notre mission universelle a commencé.
Tchaadaïev est ici tout près des adversaires ◀les▶ plus acharnés ◀de▶ son Apologie ◀d’▶un fou.
Un an plus tard, en 1837, paraît le premier numéro ◀de▶ ◀la▶ revue des slavophiles, partisans ◀d’▶un nationalisme spirituel et culturel, ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie pure et des coutumes ancestrales ◀de▶ ◀la▶ Russie paysanne, telles que ◀le▶ mir, adversaires donc ◀de▶ « ◀l’▶Europe », et cette revue s’intitule Europa ! Par ◀la▶ plume ◀d’▶Ivan Kireievsky, son principal rédacteur, elle oppose à ◀l’▶Europe ◀la▶ notion ◀d’▶enthousiasme, qui serait restée ◀le▶ privilège des Russes et que nos pays ◀de▶ ◀l’▶Ouest auraient perdue ; mais cette notion se trouve empruntée à Schelling… À l’égard de ◀l’▶Europe décomposée et désunie, irréligieuse, révolutionnaire, matérialiste et bourgeoisement satisfaite, ◀la▶ mission ◀de▶ ◀la▶ Russie authentique est ◀d’▶inverser ◀l’▶œuvre ◀de▶ Pierre le Grand : ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶Europe sera russe. Pour Kireievsky et ses amis, ◀la▶ notion ◀d’▶hégémonie organisatrice est capitale :
Mais pour que ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe se constitue organiquement et harmonieusement, il est nécessaire qu’existe un centre défini, un peuple qui domine ◀les▶ autres ◀de▶ sa supériorité politique et culturelle.
Toutes ◀les▶ grandes nations ◀de▶ ◀l’▶Europe ont exercé successivement cette hégémonie. Mais elles sont épuisées. ◀L’▶Amérique n’est que leur projection. Seule ◀la▶ Russie reste capable — bien que non européenne ou à cause de cela même — ◀de▶ restaurer ◀l’▶Europe en ◀la▶ rendant conforme au génie russe ; pourtant, cela ne pourra se faire qu’avec ◀l’▶aide ◀de▶ ◀l’▶Europe…
… notre nationalité a été jusqu’ici une nationalité barbare, grossière, immobile à ◀la▶ chinoise. ◀La▶ civiliser, ◀l’▶élever, lui donner ◀la▶ vie et ◀le▶ pouvoir ◀d’▶évoluer, ne serait possible que par ◀la▶ médiation ◀d’▶une influence étrangère ; et comme jusqu’ici toute notre civilisation s’inspire ◀de▶ ◀l’▶étranger ce n’est que ◀de▶ ◀l’▶étranger que nous pourrons ◀la▶ recevoir jusqu’au moment où nous égalerons ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe. Alors, quand ◀la▶ civilisation commune ◀de▶ ◀l’▶Europe coïncidera avec le nôtre propre, naîtra une civilisation vraiment russe, expression ◀de▶ ◀la▶ vie spirituelle ◀d’▶une nation instruite, ◀d’▶une civilisation stable, profonde, vivante et pleine ◀de▶ conséquences heureuses, pour ◀la▶ Russie et pour ◀l’▶humanité.
Telles sont ◀les▶ données du débat qui animera ◀l’▶intelligentzia jusqu’à ◀la▶ fin du siècle. Il faut avouer qu’aux yeux ◀d’▶un Européen ◀d’▶aujourd’hui, ◀les▶ thèses communes aux deux écoles (décadence européenne, messianisme russe à la fois religieux et social), paraissent plus décisives que ◀les▶ points ◀de▶ désaccord (appréciation ◀de▶ ◀la▶ valeur du passé russe, insistance sur ◀la▶ religion et ses conséquences sociales, ou au contraire sur un socialisme fortement marqué par ◀le▶ dogmatisme byzantin).
Nicolas Berdiaev, dans une page étonnante ◀de▶ ses Sources et sens du communisme russe (cité plus haut) donne une description ◀de▶ ◀l’▶Intelligentzia russe que toute ◀l’▶histoire récente ◀de▶ ◀la▶ vie soviétique illustre et confirme.
◀Les▶ Russes ont témoigné ◀d’▶une disposition spéciale à adopter ◀les▶ idées occidentales et à ◀les▶ brasser ensuite selon leur mode particulier. Or, ce mode particulier consiste presque toujours à y introduire ◀le▶ dogmatisme. Ce qui, en Occident, était théorie scientifique, sujette à ◀la▶ critique, hypothèse, ou, en tout cas, vérité relative et partielle, sans prétention à ◀l’▶universalité, — s’est mué, pour ◀l’▶intelligentzia russe, en une affirmation qui confinait à ◀la▶ révélation religieuse. ◀Les▶ Russes se donnent tout entiers, ◀la▶ réserve ou ◀le▶ criticisme sceptique leur est une attitude presque étrangère. Sans doute, y a-t-il là une lacune, un défaut qui doit ◀les▶ faire tomber dans ◀la▶ confusion ou dans ◀l’▶erreur, mais c’est aussi une sorte ◀de▶ vertu qui témoigne ◀d’▶un élan religieux total ◀de▶ ◀l’▶âme. ◀L’▶intelligentziste russe applique à ◀la▶ science ces méthodes idolâtriques. Lorsqu’il s’est fait darwinien, ◀le▶ darwinisme a été pour lui, non pas une théorie biologique sujette à ◀la▶ discussion, mais un dogme, et désormais tous ceux qui n’acceptaient pas ce dogme, et, par exemple, ◀les▶ partisans ◀de▶ Lamarck, étaient en butte à son mépris. ◀Le▶ philosophe ◀le▶ plus important du xixe siècle, Vladimir Soloviev, a pu dire que ◀les▶ « intelligentzistes » russes pratiquaient une foi basée sur ce syllogisme étrange : « ◀L’▶homme descend du singe, donc nous devons nous aimer ◀les▶ uns ◀les▶ autres. »
On comprend que Léon Tolstoï (1828-1910), dans ◀le▶ préambule ◀de▶ son pamphlet intitulé « ◀Les▶ Décembristes », ait pu railler ◀l’▶époque où ◀l’▶on vit :
… des revues, brandissant ◀les▶ bannières ◀les▶ plus diverses, développant des principes européens dans un sens européen, mais avec une philosophie russe, et des revues ◀de▶ sens exclusivement russe, développant des principes russes, mais avec une philosophie européenne […]. Tout le monde cherchait à déterrer ◀de▶ nouvelles questions et à ◀les▶ résoudre, tout le monde écrivait, lisait, pérorait, élaborait des projets, voulait tout réformer, détruire, changer, — et tous ◀les▶ Russes, comme un seul homme, étaient dans un état ◀d’▶exaltation indescriptible…
Qui peut dire si Tolstoï se sent plus près des slavophiles que des occidentalistes quand il écrit233 :
Il n’y a pas ◀de▶ raison ◀de▶ croire que ◀les▶ Russes soient nécessairement soumis à ◀la▶ même loi ◀de▶ progression ◀de▶ ◀la▶ civilisation qui régit ◀les▶ peuples européens, ni que cette progression soit un bien…
◀Le▶ peuple russe doit non se prolétariser, à l’imitation de ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀l’▶Amérique, mais au contraire, il doit résoudre chez lui ◀le▶ problème agraire en supprimant ◀la▶ propriété foncière. Ainsi il indiquera aux autres peuples ◀la▶ voie vers une vie raisonnable, libre et heureuse, étrangère à ◀l’▶industrie, aux fabriques, à ◀la▶ violence et à ◀l’▶esclavage capitaliste. Telle est sa haute mission historique.
Et certes, pour un théologien slavophile comme Vladimir Soloviev, ◀la▶ mission ◀de▶ ◀la▶ Russie tient tout entière dans ◀la▶ spiritualité ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie, tandis que pour ◀le▶ révolutionnaire occidentaliste Alexandre Herzen (1812-1870), « ◀le▶ peuple russe est en premier lieu ◀le▶ peuple social, celui qui veut réaliser ◀l’▶ordre social et économique ici-bas ». Dans ◀les▶ deux cas, il y a mission et messianisme, mission (divine ou historique) ◀de▶ ◀la▶ Russie, face à ◀l’▶Europe qui a perdu ◀la▶ vraie religion ou qui manque du vrai sens social.
En fin de compte, ◀le▶ débat Russie-Europe ne se ramène-t-il pas au débat fondamental entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident sur ◀le▶ rôle et ◀la▶ nature ◀de▶ ◀la▶ « civilisation » elle-même ? C’est bien ce que nous suggère un des plus grands poètes lyriques ◀de▶ ◀la▶ Russie, Fiodor Ivan Tiouttchev (1803-1873) lorsqu’il écrit :
Un bien grand inconvénient ◀de▶ notre position, c’est cette obligation où nous sommes ◀d’▶appeler du nom ◀d’▶Europe un fait qui ne devrait jamais s’appeler que par son propre nom : Civilisation.
C. Dostoïevski et ◀la▶ mission ◀de▶ ◀la▶ Russie
Toutes ces contradictions, apparentes ou réelles, nous allons ◀les▶ retrouver, pressées en rangs serrés, fiévreuses et exaltées comme ◀les▶ hachures ◀de▶ Van Gogh et tourmentées comme ses nuages, dans ◀les▶ œuvres ◀de▶ Dostoïevski. À ◀la▶ question ◀de▶ savoir si ◀la▶ Russie appartient ou non à ◀l’▶Europe, personne n’a répondu ◀d’▶une manière à la fois plus abondante, plus sincère, et plus désespérément ambiguë. Il ne manque pas ◀d’▶Européens ◀de▶ nos jours pour protester contre une prétendue « exclusion ◀de▶ ◀la▶ Russie » dont ◀les▶ conseils européens, non pas Staline, seraient responsables. Dostoïevski ne ferait-il pas partie du trésor culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Voyons ce que lui-même en a dit.
Fiodor Michaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) se mit à publier en 1876 son Journal ◀d’▶un écrivain, gazette mensuelle dont il était ◀le▶ seul rédacteur. Des pages qu’il y consacre aux rapports entre ◀la▶ Russie et ◀l’▶Europe, on a pu composer tout un livre234. En voici quelques brefs extraits.
◀L’▶idée constante ◀de▶ Dostoïevski est celle ◀de▶ ◀la▶ mission ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie, en laquelle seule
…la face divine du Christ s’est conservée dans toute sa pureté. Peut-être est-ce là toute ◀la▶ mission prédestinée du peuple russe dans ◀l’▶humanité, qu’il ait à conserver en lui cette image divine afin, lorsque ◀le▶ temps sera venu, ◀de▶ ◀la▶ révéler à un monde qui a perdu sa voie…
Ce « monde » est en réalité ◀l’▶Europe :
En Europe, est-ce que toutes ◀les▶ forces qui tendaient à ◀l’▶union, et sur lesquelles nous comptions tant nous-mêmes, ne se sont pas évanouies comme un triste mirage ? Est-ce que ◀la▶ décomposition et ◀l’▶individualisation ne s’y font pas sentir plus encore que chez nous ? Voilà une question qui ne peut échapper à ◀l’▶homme russe. Où donc est ◀le▶ vrai Russe qui ne pense pas avant tout à ◀l’▶Europe ?…
Jamais encore ◀l’▶Europe n’a été aussi travaillée, et par autant ◀d’▶éléments hostiles qu’à notre époque. On dirait que tout est sapé, miné par en dessous et que ◀l’▶on n’attend plus que la première étincelle…
Qu’est-ce que cela nous fait, à nous, puisque cela se passe en Europe et non en Russie ? Mais c’est que ◀l’▶Europe frappera à notre porte et nous criera ◀de▶ venir ◀la▶ sauver quand viendra ◀l’▶heure dernière et que ◀l’▶ordre des choses actuel sera sur le point de finir. Elle nous demandera notre aide, non sans quelque droit, elle ◀l’▶exigera, nous ordonnant ◀de▶ ◀la▶ lui accorder ; elle nous dira que nous faisons partie ◀d’▶elle-même, que par conséquent ◀le▶ même ordre ◀de▶ choses se retrouve chez nous comme chez elle, que ce n’est pas en vain que pendant deux-cents ans nous ◀l’▶avons imitée et nous sommes vantés ◀d’▶être des Européens, donc en ◀la▶ sauvant nous nous sauverons nous-mêmes…
Mais quand ◀l’▶Europe viendra réellement frapper chez nous pour que nous nous levions et allions chez elle sauver ◀l’▶Ordre, peut-être alors, pour la première fois, comprendrons-nous subitement à quel point nous avons toujours été dissemblables ◀de▶ ◀l’▶Europe, en dépit de notre désir deux fois séculaire ◀d’▶appartenir à ◀l’▶Europe, désir et rêve qui nous ont poussés à des actes si forcenés. Il se peut aussi que nous ne ◀le▶ comprenions point, car il sera bien tard. Et s’il en est ainsi, nous ne comprendrons certainement pas ce que ◀l’▶Europe attend ◀de▶ nous, ce qu’elle nous demande, et en quoi nous pourrions alors lui être utiles. N’irions-nous pas, au contraire, mettre à ◀la▶ raison ◀l’▶ennemi ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ son ordre par ◀le▶ même « fer et feu » que ◀le▶ prince de Bismarck ? C’est alors, certes, si nous accomplissons cet exploit, que nous pourrons hardiment nous féliciter ◀d’▶être tout à fait des Européens !235
Dostoïevski pense d’ailleurs que ◀la▶ Russie, tout en n’étant pas ◀d’▶Europe sera bientôt ◀la▶ plus forte nation ◀d’▶Europe :
Dans ◀le▶ numéro ◀de▶ mars ◀de▶ mon Journal, je me suis laissé aller à quelques rêveries sur ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais ce n’est plus une rêverie, c’est presque une certitude qui me fait dire que bientôt ◀la▶ Russie sera peut-être ◀la▶ plus forte nation ◀de▶ ◀l’▶Europe. Cela résultera du fait que toutes ◀les▶ grandes puissances en Europe seront détruites pour un motif bien simple : toutes seront affaiblies et sapées par ◀les▶ efforts mal satisfaits ◀de▶ leur démocratie, par ◀la▶ proportion trop considérable des éléments appartenant aux basses classes, prolétaires et indigents.
Voilà qui ne saurait arriver en Russie : notre Démos est satisfait, et plus ça ira, plus il sera satisfait, car tout converge à cela, par une commune disposition, ou mieux, ◀d’▶un commun accord. Il ne restera donc qu’un seul colosse sur ◀le▶ continent européen : ◀la▶ Russie. Peut-être cela se produira-t-il encore plus tôt qu’on ne pense. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe appartient à ◀la▶ Russie…236
Ses affirmations réitérées (dans son journal et dans ses romans) sur ◀l’▶amour des Russes pour ◀l’▶Europe, leur « seconde patrie », n’ont en somme ◀d’▶autre effet que ◀de▶ mieux souligner ◀la▶ dualité existante et que certains Européens s’obstinent à nier. Cette dualité, selon Dostoïevski, ne s’effacera qu’au jour où ◀l’▶humanité tout entière sera réunie dans ◀la▶ vraie religion — ou absorbée par ◀la▶ Russie, ce qui revient sans doute au même dans son esprit.
[…] Nous autres Russes nous avons deux patries : notre Russie et ◀l’▶Europe, quand bien même nous nous appellerions slavophiles, et daignent ceux-ci ne pas s’en offusquer ! Il est inutile ◀de▶ protester contre un fait semblable. ◀La▶ plus haute parmi ◀les▶ hautes missions que nous autres Russes nous sentons devoir un jour assumer, c’est ◀la▶ mission ◀de▶ grouper ◀l’▶humanité en un seul faisceau, car nous, ce n’est pas seulement ◀la▶ Russie, ◀le▶ panslavisme, c’est ◀l’▶humanité tout entière que nous servons…
Beaucoup de ce que nous avons emprunté à ◀l’▶Europe et transplanté chez nous n’a pas été servilement imité par nous, mais se trouve désormais en nous, amalgamé à notre chair et à notre sang…
◀La▶ Convention française ◀de▶ 1793, tout en décernant un brevet ◀de▶ citoyen au poète allemand Schiller, ◀l’▶ami ◀de▶ ◀l’▶humanité, et bien qu’elle ait fait par là un beau geste, voire un geste superbe et prophétique, ne soupçonnait certainement pas qu’à l’autre extrémité ◀de▶ ◀l’▶Europe, dans ◀la▶ Moscovie inculte, ce même Schiller était bien plus national et beaucoup plus cher aux Russes barbares non seulement qu’à ◀la▶ France ◀de▶ ce temps-là, mais à celle ◀de▶ tout ◀le▶ xixe siècle, où Schiller, citoyen français et ami ◀de▶ ◀l’▶humanité, n’a jamais été connu que des professeurs ◀de▶ littérature, et encore pas ◀de▶ tous, et très partiellement.
Or, Schiller s’est incorporé à ◀l’▶âme russe, il a laissé sur elle son empreinte, il a presque marqué une période dans ◀l’▶histoire ◀de▶ notre civilisation. Cette façon à nous ◀de▶ considérer ◀la▶ littérature universelle est un phénomène à peu près sans exemple chez ◀les▶ autres peuples, aussi loin qu’on remonte dans ◀l’▶histoire […], ce qui prouve que tout poète européen, tout individu qui là-bas se lève pour énoncer une pensée originale, manifester une force active, ne peut manquer ◀de▶ devenir aussitôt un poète russe, ne peut échapper à ◀la▶ pensée russe, ne peut manquer ◀d’▶être presque une force russe […]237
Non, ◀la▶ Russie ne sera jamais ◀d’▶Europe … à moins que ◀l’▶Europe ne devienne russe. Et ◀le▶ ton monte :
◀La▶ Russie est quelque chose ◀de▶ tout à fait à part, ne ressemblant en rien à ◀l’▶Europe, et doué ◀de▶ sa vie propre. ◀L’▶Europe a peut-être grand tort ◀de▶ se moquer des Russes en ◀les▶ qualifiant ◀de▶ révolutionnaires : car nous sommes des révolutionnaires non seulement pour détruire là où nous n’avons rien construit, comme des Huns et des Tartares, mais en vue de quelque autre chose, que nous ignorons encore il est vrai (ceux qui connaissent ◀le▶ secret ◀le▶ gardent pour eux). En un mot, nous sommes révolutionnaires, par nécessité personnelle si ◀l’▶on peut dire, voire par conservatisme […]238
Ils ne savent pas que nous sommes invincibles, que si nous pouvons fort bien perdre des batailles, nous n’en resterons pas moins invincibles, justement grâce à ◀l’▶unité ◀de▶ notre esprit national et ◀de▶ notre conscience nationale. Nous ne sommes pas ◀la▶ France qui est tout entière dans Paris, nous ne sommes pas ◀l’▶Europe qui tout entière dépend des Bourses ◀de▶ sa bourgeoisie et ◀de▶ ◀la▶ tranquillité ◀de▶ ses prolétaires, tranquillité que ◀les▶ gouvernements ◀de▶ là-bas s’efforcent ◀d’▶acheter et qu’ils obtiennent tout au plus pour un laps ◀de▶ temps…
Tirons ◀l’▶épée, s’il ◀le▶ faut, au nom des malheureux persécutés, quand bien même ce serait aux dépens de nos intérêts actuels. Nous n’en croirons que plus fortement à ◀la▶ véritable mission ◀de▶ ◀la▶ Russie, à sa puissance et à sa vérité : se sacrifier pour ceux qui, en Europe, sont opprimés et abandonnés au nom des prétendus intérêts ◀de▶ ◀la▶ civilisation.
Il faut que ◀les▶ organes politiques reconnaissent ◀la▶ vérité, cette vérité même du Christ telle qu’elle est reconnue par ◀le▶ simple croyant. Il faut bien que ◀la▶ vérité soit conservée quelque fart, que tout au moins une nation serve ◀de▶ flambeau. Qu’adviendrait-il sans cela ?239
Au nom de ◀la▶ véritable religion et pour leur bien, ◀les▶ Européens opprimés par une fausse « civilisation » sont invités à se laisser éclairer et libérer par ◀la▶ sainte Russie, sous peine « ◀de▶ sombrer dans ◀le▶ cynisme » et ◀d’▶y trouver leur fin, « vers laquelle il semble bien qu’ils s’acheminent »…
Dans ses romans, Dostoïevski reprend ces mêmes « idées » — ou plutôt prophéties — mais ◀les▶ expose ◀d’▶une manière moins haletante, et sur un ton plus ample et nostalgique : ce qui semblait contradiction dans ses articles devient jeu ◀de▶ symboles poétiques. Un même « rêve ◀de▶ ◀l’▶Europe » ◀le▶ hante, qu’il fait rêver successivement au Stavroguine des Possédés, au Versilov de L’Adolescent, et à ◀l’▶homme ridicule du Journal ◀d’▶un écrivain. Nous en donnons ici ◀la▶ version tirée ◀de▶ ◀L’▶Adolescent 240, ◀la▶ plus complète et ◀la▶ plus belle. ◀Le▶ soleil couchant du tableau ◀de▶ Claude Lorrain, après avoir illuminé ◀L’▶Âge ◀d’▶Or ◀de▶ ◀l’▶humanité européenne devient soudain, mêlé aux flammes des Tuileries, ◀l’▶éclairage du Grand Soir et ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Je n’oublierai jamais mes premiers instants ◀d’▶Europe… Je te raconterai une ◀de▶ mes premières impressions ◀d’▶alors, un songe que j’ai eu, un véritable songe.
Il y a à Dresde, au Musée, un tableau ◀de▶ Claude Lorrain que ◀le▶ catalogue intitule ◀L’▶âge ◀d’▶or, j’ignore d’ailleurs pourquoi… Je ◀l’▶avais remarqué en passant. Je vis donc en songe ce tableau, seulement pas en peinture, mais comme une réalité. Je ne sais d’ailleurs pas exactement ce que je vis ainsi ; comme dans ◀le▶ tableau, un coin ◀de▶ ◀l’▶Archipel, il y a plus ◀de▶ trois-mille ans ; des vagues bleues et caressantes, des îles et des rochers, une côte fleurie, dans ◀le▶ lointain un panorama féerique, un coucher ◀de▶ soleil séducteur… impossible ◀de▶ rendre cela en paroles. C’est ◀l’▶humanité européenne qui se rappelle son berceau : cette idée emplit mon âme ◀d’▶un amour filial. C’était là ◀le▶ paradis terrestre ◀de▶ ◀l’▶humanité : ◀les▶ dieux descendus du ciel et s’apparentant aux hommes… Oh ! qu’ils étaient beaux, ces hommes-là ! Ils se levaient et s’endormaient heureux et innocents ; ◀les▶ prés et ◀les▶ bocages s’emplissaient ◀de▶ leurs chants et ◀de▶ leurs cris joyeux ; un immense surplus ◀d’▶énergies vierges se répandait en amour et en joies naïves. ◀Le▶ soleil ◀les▶ inondait ◀de▶ chaleur et ◀de▶ lumière, en admirant ces merveilleux enfants… Songe merveilleux, sublime aberration ◀de▶ ◀l’▶humanité ! ◀L’▶âge ◀d’▶or est ◀le▶ rêve ◀le▶ plus invraisemblable ◀de▶ tous ceux qui ont jamais été, mais pour lui des hommes ont donné toute leur vie et toutes leurs forces, pour lui sont morts et ont été tués ◀les▶ prophètes, sans lui ◀les▶ peuples ne veulent pas vivre et ne peuvent pas même mourir ! Et toute cette sensation, je ◀l’▶ai vécue dans ce rêve ; ◀les▶ rochers et ◀la▶ mer, ◀les▶ rayons obliques du soleil couchant, tout cela il me semblait ◀le▶ voir encore, lorsque je m’éveillai et ouvris ◀les▶ yeux, littéralement baigné ◀de▶ larmes. J’étais heureux, je m’en souviens. Une sensation ◀de▶ bonheur encore inéprouvé traversa mon cœur, jusqu’à ◀la▶ douleur ; c’était un amour ◀de▶ toute ◀l’▶humanité. C’était maintenant tout à fait ◀le▶ soir ; à travers ◀la▶ verdure des fleurs placées sur ◀la▶ fenêtre, un faisceau ◀de▶ rayons obliques frappait ◀la▶ vitre ◀de▶ ma petite chambrette et m’inondait ◀de▶ lumière. Eh bien, mon ami, eh bien ! ce soleil couchant du premier jour ◀de▶ ◀l’▶humanité européenne, que je voyais dans mon songe, se transforma tout à coup pour moi, dès que je m’éveillai, en une réalité, en soleil couchant du dernier jour ◀de▶ ◀l’▶humanité européenne ! À ce moment surtout on entendait tinter sur ◀l’▶Europe un glas ◀d’▶enterrement. Je ne veux pas parler seulement ◀de▶ ◀la▶ guerre, ni des Tuileries ; je savais sans cela que tout passerait, toute ◀la▶ figure du vieux monde européen, tôt ou tard ; mais moi, en Européen russe, je ne pouvais pas ◀l’▶admettre. Oui, ils venaient alors ◀de▶ brûler ◀les▶ Tuileries… Oh ! sois tranquille, je sais que c’était « logique ». Et je comprends bien ◀la▶ puissance irrésistible ◀de▶ ◀l’▶idée courante, mais, comme représentant ◀de▶ ◀la▶ haute pensée russe, je ne pouvais ◀l’▶admettre, car ◀la▶ haute pensée russe est ◀la▶ conciliation universelle des idées. Et qui aurait pu comprendre alors cette pensée, dans ◀le▶ monde entier : j’étais seul et errant. Je ne parle pas ◀de▶ moi personnellement, mais ◀de▶ ◀la▶ pensée russe. Là-bas, il y avait combat et logique ; là-bas ◀le▶ Français n’était que Français, ◀l’▶Allemand qu’Allemand, et cela avec une intensité plus forte que jamais au cours de toute leur histoire ; par conséquent, jamais ◀le▶ Français n’a fait autant ◀de▶ mal à ◀la▶ France, ni ◀l’▶Allemand à son Allemagne qu’à cette époque-là ! Dans toute ◀l’▶Europe, il n’y avait pas alors un seul Européen ! Moi seul, entre tous ◀les▶ pétroleurs, pouvais leur dire en face que leurs Tuileries étaient une erreur ; moi seul entre tous ◀les▶ conservateurs-vengeurs pouvais dire aux vengeurs que ◀les▶ Tuileries étaient un crime sans doute mais n’en étaient pas moins logiques. Et cela, mon petit, parce que seul, en tant que Russe, j’étais alors en Europe ◀l’▶unique Européen.241
J’émigrai, poursuivit-il, et je ne regrettai rien ◀de▶ ce que je laissais derrière moi. Tout ce que j’avais ◀de▶ forces, je ◀l’▶avais mis au service ◀de▶ ◀la▶ Russie tant que j’y avais vécu ; une fois parti, je continuai à ◀la▶ servir, en élargissant seulement mon idée. Mais en ◀la▶ servant ainsi, je ◀la▶ servais infiniment mieux que si j’avais été tout bonnement Russe, comme ◀le▶ Français ◀d’▶alors n’était que Français, et ◀l’▶Allemand qu’Allemand. En Europe, on ne ◀le▶ comprendra toujours pas. ◀L’▶Europe a créé ◀les▶ nobles types du Français, ◀de▶ ◀l’▶Anglais, ◀de▶ ◀l’▶Allemand, mais ◀de▶ son homme futur elle ne sait encore à peu près rien. Et je crois bien qu’elle n’en veut encore rien savoir. C’est compréhensible : ils ne sont pas libres, tandis que nous sommes libres. Moi seul en Europe, avec mon ennui russe, étais alors libre.
Note bien, mon ami, une bizarrerie : chaque Français peut servir, avec sa France, ◀l’▶humanité, à condition seulement qu’il reste surtout Français ; de même pour ◀l’▶Anglais et ◀l’▶Allemand. Seul, ◀le▶ Russe, même à notre époque, c’est-à-dire bien avant qu’ait été dressé ◀le▶ bilan général, a reçu ◀la▶ faculté ◀d’▶être ◀le▶ plus russe précisément lorsqu’il est ◀le▶ plus européen. C’est ◀la▶ distinction nationale ◀la▶ plus essentielle qui nous sépare ◀de▶ tous ◀les▶ autres, et, à cet égard, nous ne sommes comme personne […] Oh ! ce n’est pas seulement ◀le▶ sang qui coulait alors qui m’a tant épouvanté, ce ne sont pas même ◀les▶ Tuileries, mais tout ce qui devait suivre. Ils étaient condamnés à se battre encore longtemps, parce qu’ils sont encore trop Allemands et Français et qu’ils n’ont pas achevé leur action dans ces rôles. Jusqu’alors, j’avais regret des destructions. Pour ◀le▶ Russe, ◀l’▶Europe est aussi précieuse que ◀la▶ Russie ; chaque pierre y est douce et chère à son cœur. ◀L’▶Europe n’était pas moins notre patrie que ◀la▶ Russie. Davantage même !… et, reconnais-◀le▶, mon ami, c’est un fait remarquable que, voici déjà près ◀d’▶un siècle, ◀la▶ Russie ne vit décidément plus pour elle-même, mais uniquement pour ◀l’▶Europe ! Quant à eux, ils sont voués à ◀de▶ terribles souffrances, avant ◀d’▶atteindre au Royaume ◀de▶ Dieu.
Finis Europæ… Dans ◀les▶ Frères Karamazov, Ivan parle en ces termes ◀de▶ son prochain départ pour ◀l’▶Europe :
Je sais bien que je vais dans un cimetière, mais c’est ◀le▶ plus cher ◀de▶ tous ◀les▶ cimetières…
Tout proche des Russes par ◀la▶ passion spirituelle, annonçant Nietzsche (qui venait de ◀le▶ découvrir, lorsqu’il sombra dans ◀la▶ démence), Søren Kierkegaard (1813-1856) appartient à son siècle comme ◀l’▶œil à ◀la▶ tombe ◀de▶ Caïn. C’est notre temps qui ◀l’▶a compris. Où ◀le▶ classer ? Tout ◀l’▶existentialisme vient de lui, et c’est ◀le▶ contraire ◀d’▶un système. Plaçons-◀le▶ entre deux chapitres, comme il eût souhaité, lui qui demandait que ◀l’▶on inscrivît sur sa tombe : « ◀Le▶ Solitaire » :
Toute ◀l’▶Europe, avec ◀la▶ hâte ◀d’▶une passion croissante, se perd dans des problèmes mondains qui ne sauraient être résolus que par ◀le▶ divin, et auxquels seul ◀le▶ christianisme pourrait répondre, a déjà répondu depuis longtemps. Depuis que le Quatrième État — c’est-à-dire : tous ◀les▶ hommes — est apparu, il est devenu impossible ◀d’▶avancer ◀d’▶un pas vers ◀la▶ solution du problème ◀de▶ ◀l’▶égalité ◀de▶ ◀l’▶homme avec ◀l’▶homme, selon ce monde dont ◀l’▶essence est ◀la▶ diversité ; oui, même si toute circulation en Europe était interrompue, si ◀l’▶on devait nager dans ◀le▶ sang, si tous ◀les▶ ministres perdaient ◀le▶ sommeil à force de réfléchir et si chaque jour une dizaine d’entre eux perdaient ◀la▶ raison, tandis que dix autres reprendraient ◀le▶ problème où ils ◀l’▶ont laissé, quitte à devenir fous eux-mêmes, — cette voie est barrée pour toujours ; et cette frontière se rit ◀de▶ tous ◀les▶ efforts humains, se rit ◀de▶ ◀la▶ mesquinerie du temporel face au droit suprême et seigneurial ◀de▶ ◀l’▶éternel, lorsque ◀le▶ temporel prétend expliquer à la manière du monde ce qui doit rester une énigme dans ◀le▶ temps, et ce que ◀l’▶éternel seul peut expliquer et expliquera. ◀Le▶ problème est religieux… Pour regagner ◀l’▶éternel, il se peut que massacres et bombardements soient nécessaires, item que ◀de▶ nombreux ministres perdent ◀la▶ raison… Mais nul ne peut savoir combien ◀de▶ temps ◀l’▶on passera dans ◀la▶ pure convulsivité.242