1.
« Tout s’est senti périr »
Provoqué par un court-circuit entre tensions nationalistes accumulées depuis un siècle, l’▶incendie ◀de▶ 1914 ne fut éteint, provisoirement, qu’avec ◀l’▶aide des Américains et ◀de▶ forts contingents recrutés en Asie, en Australie et en Afrique. Appelés à nous tirer ◀de▶ nos décombres, ils ◀le▶ firent, librement ou non, puis s’en retournèrent chez eux, sans insister, mais édifiés sur notre compte. ◀D’▶une expérience durement acquise ◀de▶ ◀la▶ réalité européenne, ◀les▶ uns conclurent qu’ils pourraient désormais s’approprier nos forces matérielles et certains ◀de▶ nos principes politiques, quitte à ◀les▶ retourner contre nous profitant ◀de▶ nos faiblesses morales et ◀de▶ nos désunions passionnées : ainsi pensèrent aussi ◀les▶ Soviétiques ; d’autres conclurent que ◀le▶ nationalisme, cause ◀de▶ nos ruines, devait être enfin surmonté, mais à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶arbitrage mondial, c’est-à-dire à ◀l’▶échelle des troubles que ◀l’▶Europe venait de fomenter.
Quant aux hommes politiques européens, loin de croire au Monde, à ses menaces, à ses besoins et aux mesures requises pour y répondre, donc loin de mesurer ◀l’▶ampleur ◀de▶ notre crise, ils marquèrent leur « victoire » par des Traités qui devaient aggraver ◀les▶ causes du mal. ◀L’▶Europe ne comptait en 1914 pas moins ◀de▶ vingt nations souveraines. Après ◀les▶ Traités ◀de▶ Versailles, Trianon et St-Germain, elle en compta trente et une (plus deux territoires internationaux) redessinées ou inventées selon ◀les▶ principes ◀les▶ plus contradictoires (et ◀les▶ mieux dénoncés par Renan et par Nietzsche) ◀d’▶un nationalisme scolaire. ◀Le▶ problème des colonies ne fut pas posé : elles ne se révoltaient pas encore. On se borna donc à ◀les▶ donner en prime aux nations déclarées victorieuses en Europe ! ◀Les▶ yeux tournés vers un xixe siècle dont ils poussaient jusqu’à ◀l’▶absurde ◀les▶ idéaux nationalistes, obstinément aveugles aux réalités mondiales, ◀les▶ auteurs des Traités posèrent ainsi ◀les▶ bases ◀de▶ ◀l’▶échec ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations et du succès des entreprises totalitaires, ◀d’▶où devait résulter la Deuxième Guerre mondiale.
Paul Valéry ◀les▶ juge ainsi :
◀L’▶Europe avait en soi ◀de▶ quoi ordonner à des fins européennes ◀le▶ reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et ◀les▶ hommes qui ◀les▶ avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient ◀d’▶elle. Ils étaient nourris du passé ; ils n’ont su faire que du passé. Ses querelles ◀de▶ clocher ont fait perdre à ◀l’▶Europe cette immense occasion dont elle ne s’est même pas douté en temps utile qu’elle existât. Napoléon semble être ◀le▶ seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait s’entreprendre. Mais il venait trop tôt ; ◀les▶ temps n’étaient pas mûrs, ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer ◀les▶ hectares du voisin et à raisonner sur ◀l’▶instant. ◀Les▶ misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que ◀de▶ prendre sur ◀la▶ terre ◀le▶ grand rôle que ◀les▶ Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans ◀le▶ monde.266
Mais dans ◀le▶ même temps, quelques penseurs ◀d’▶un type nouveau essayaient ◀de▶ regarder ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶Europe, négligée par ◀les▶ réalistes. Tenant compte à la fois ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ sociologie, des arts, des sciences nouvelles, ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ politique, ils tentaient ◀d’▶estimer nos chances. Ils ◀les▶ jugeaient avec raison fort compromises. Et comme ils sentaient bien que ni ◀les▶ hommes politiques ni ◀les▶ masses ne ◀les▶ écouteraient, ils se donnaient ◀le▶ luxe ◀de▶ prévoir ◀le▶ pire, surcompensant par une lucidité désespérée ◀le▶ cynisme et ◀la▶ naïveté qui dominaient en fait ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶histoire.
Le premier d’entre eux fut Spengler.
Il est remarquable que ◀le▶ titre du grand ouvrage ◀d’▶Oswald Spengler (1880-1936), ait été trouvé par ◀l’▶auteur dès 1912 : ◀Le▶ Déclin ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀Le▶ sentiment ◀de▶ notre décadence aura donc précédé chez ◀les▶ meilleurs esprits cet événement que nos hommes politiques, même après coup, ne surent pas enregistrer.
C’est à ce titre que Spengler doit ◀le▶ plus clair ◀de▶ sa célébrité, dans un public immense qui souvent ne ◀l’▶a pas lu, mais qui sait que Spengler est célèbre et qu’il prévoit notre déclin. Qu’en est-il, en réalité, ◀de▶ ce livre qui a fait époque ?
Par son recours effervescent aux analogies planétaires et millénaires, portant sur ◀les▶ formes ◀d’▶art ◀les▶ plus variées et sur ◀les▶ civilisations ◀les▶ plus lointaines, il continue Vico et ◀le▶ romantisme allemand, et préfigure ◀le▶ Musée imaginaire ◀d’▶André Malraux. Par son recours à ◀la▶ comparaison des lois cycliques ◀de▶ formation, ◀d’▶essor, ◀d’▶apogée et ◀de▶ déclin des cultures et des civilisations, il continue Hegel et préfigure Toynbee. Son grand livre est en somme une utopie fondée sur ◀le▶ passé et ◀le▶ présent. Ses exemples sont contestables, surtout quand il ◀les▶ tire ◀d’▶une actualité que nous voyons déjà périmée. (Il déclare, en 1917, que ◀la▶ peinture ◀de▶ plein air — alors « moderne » — « n’est pas faite pour ◀le▶ peuple » ; or c’est elle justement que ◀le▶ « peuple » aujourd’hui tient pour ◀la▶ vraie peinture et oppose à ◀l’▶art abstrait.) ◀D’▶une entreprise aussi vaste que la sienne, qui se donne ◀d’▶innombrables possibilités ◀de▶ « vérifier » ses thèses par des exemples prestigieux — soit que chacun ◀les▶ connaisse, ou que ◀l’▶auteur soit le premier à ◀les▶ signaler — retenons un style ◀de▶ pensée qui a fait école, et un parti pris pessimiste qui a fourni ses références à toute une époque. Ses entrevisions ◀d’▶un avenir césarien, noyant ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶argent dans ◀le▶ « sang », c’est-à-dire dans une éruption des forces instinctives et ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance ont été réalisées par Hitler beaucoup plus tôt qu’il ne ◀le▶ pensait, et c’est fini. Mais Spengler reste un des témoins ◀les▶ plus sincères et importants ◀de▶ ◀l’▶aventure occidentale au xxe siècle.
Ses deux maîtres sont Goethe et Nietzsche. Au premier, il emprunte (abusivement peut-être) une théorie organiciste ◀de▶ ◀la▶ culture : chaque culture serait comparable à une plante, à un animal, et donc destinée à mourir après avoir porté ses fruits. Du second il retient une manière ◀de▶ regarder en face ◀les▶ catastrophes et ◀d’▶aimer ◀le▶ destin qu’on ne peut infléchir. Mais pour autant, il ne veut pas renoncer au mythe faustien ◀de▶ ◀l’▶individu actif et créateur… Voici deux pages qui illustrent bien ◀les▶ thèmes centraux ◀de▶ cet énorme ouvrage.
Organicisme : comme ◀les▶ nations, selon Hegel, ◀les▶ cultures selon Spengler doivent réaliser leur idée formatrice, épanouir leur vocation, puis disparaître :
Une culture naît au moment où une grande âme se réveille, se détache ◀de▶ ◀l’▶état psychique primaire ◀d’▶éternelle enfance humaine, forme issue ◀de▶ ◀l’▶informe, limite et caducité sorties ◀de▶ ◀l’▶infini et ◀de▶ ◀la▶ durée. Elle croît sur ◀le▶ sol ◀d’▶un paysage exactement délimitable auquel elle reste liée comme ◀la▶ plante. Une culture meurt quand ◀l’▶âme a réalisé ◀la▶ somme entière ◀de▶ ses possibilités sous ◀la▶ forme ◀de▶ peuples, ◀de▶ langues, ◀de▶ doctrines religieuses, ◀d’▶arts, ◀d’▶États, ◀de▶ sciences, et retourne ainsi à ◀l’▶état psychique primaire. Mais son être vivant, cette succession ◀de▶ grandes époques qui marquent à grands traits précis son accomplissement progressif, est une lutte très intime et passionnée pour ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀l’▶idée sur ◀les▶ puissances extérieures du chaos et sur ◀l’▶instinct où ces puissances se sont réfugiées avec leur rancune. Ce n’est pas seulement ◀l’▶artiste qui lutte contre ◀la▶ résistance ◀de▶ ◀la▶ matière et contre ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶idée en lui. Chaque culture se trouve dans un rapport profondément symbolique et quasi mystique avec ◀la▶ matière étendue, avec ◀l’▶espace où elle veut, par lequel elle veut se réaliser. Quand ◀le▶ but est atteint et ◀l’▶idée achevée, quand ◀la▶ quantité totale des possibilités intérieures s’est réalisée au-dehors, ◀la▶ culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent — elle devient civilisation. C’est ce que nous sentons et entendons par ◀les▶ mots égyptianisme, byzantinisme, mandarinisme.
C’est ◀le▶ sens ◀de▶ tous ◀les▶ déclins dans ◀l’▶histoire — ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶accomplissement intérieur et extérieur, celui ◀de▶ ◀la▶ fin qui menace toutes ◀les▶ cultures vivantes ; — parmi ces déclins, ◀le▶ plus distinct, celui ◀de▶ « ◀l’▶antiquité », s’étale à grands traits sous nos yeux, tandis qu’en nous et autour de nous, nous suivons clairement à ◀la▶ trace les premiers symptômes ◀de▶ notre événement, absolument semblable au premier par son cours et sa durée et appartenant aux premiers siècles du prochain millénaire, ◀le▶ « déclin ◀de▶ ◀l’▶Occident ».267
Amor fati : si tu veux prévenir ◀le▶ désastre, il te reste à comprendre sa loi ; mieux même : à ◀la▶ vouloir, dernier recours ◀de▶ ton étroite liberté :
Une puissance ne peut être détruite que par une autre, non par un principe, et il n’y en a point ◀d’▶autre contre ◀l’▶argent. ◀L’▶argent ne sera dominé que par ◀le▶ sang et supprimé par lui.
Dans ◀l’▶histoire, ce dont il s’agit est ◀la▶ vie, toujours et uniquement ◀la▶ vie, ◀la▶ race, ◀la▶ victoire ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance, non celle des vérités, des inventions ou ◀de▶ ◀l’▶argent. ◀L’▶histoire universelle est ◀le▶ tribunal universel : elle a toujours donné à ◀la▶ vie plus forte, plus complète, plus sûre ◀d’▶elle-même, ◀le▶ droit à ◀l’▶existence, dût-il ne pas être un droit pour ◀l’▶être éveillé ; et elle a toujours sacrifié ◀la▶ vérité et ◀la▶ justice à ◀la▶ puissance, à ◀la▶ race, et condamné à mort ◀les▶ hommes et ◀les▶ peuples qui prisaient ◀les▶ vérités plus que ◀les▶ actes, ◀la▶ justice plus que ◀la▶ puissance. Ainsi ◀le▶ drame ◀d’▶une haute culture, tout ce monde merveilleux ◀de▶ divinités, ◀d’▶arts, ◀de▶ pensées, ◀de▶ batailles, ◀de▶ villes, se termine encore par ◀les▶ faits élémentaux du sang éternel qui est, avec ◀le▶ flot cosmique en éternelle circulation, une seule et même chose.
Mais nous, qu’un destin a placés dans cette culture, et à ce moment ◀de▶ son devenir, où ◀l’▶argent célèbre ses dernières victoires et où son héritier, ◀le▶ césarisme, approche doucement et irrésistiblement, ◀la▶ direction ◀de▶ notre vouloir et ◀de▶ notre devoir — hors desquels ◀la▶ vie n’a pas ◀de▶ sens — est par là même tracée dans un cercle étroitement circonscrit. Nous n’avons pas ◀la▶ liberté ◀de▶ choisir ◀le▶ point à atteindre, mais celle ◀de▶ faire ◀le▶ nécessaire ou rien. Et un problème que ◀la▶ nécessité historique a posé doit se résoudre par ◀l’▶individu ou contre lui. Ducunt fata volentem, nolentem trahunt.268
Conçu avant la Première Guerre mondiale et terminé en 1917, ◀le▶ livre ◀de▶ Spengler fut en réalité un ouvrage ◀d’▶anticipation : il révélait ◀les▶ causes des catastrophes à venir. Dès 1919, ◀l’▶heure a sonné des constatations désolées et des gloses sur ◀la▶ tragédie qu’on vient de vivre, — et ◀l’▶on pressent qu’elle n’est encore qu’au premier Acte. …
Paul Valéry (1871-1945), en quelques pages du plus haut ton, dresse un premier bilan du désastre subi :
… nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Nous avions entendu parler ◀de▶ mondes disparus tout entiers, ◀d’▶empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et ◀les▶ critiques ◀de▶ leurs critiques. Nous savions bien que toute ◀la▶ terre apparente est faite ◀de▶ cendres, que ◀la▶ cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers ◀l’▶épaisseur ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀les▶ fantômes ◀d’▶immenses navires qui furent chargés ◀de▶ richesse et ◀d’▶esprit. Nous ne pouvions pas ◀les▶ compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et ◀la▶ ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que ◀l’▶abîme ◀de▶ ◀l’▶histoire est assez grand pour tout ◀le▶ monde. Nous sentons qu’une civilisation a ◀la▶ même fragilité qu’une vie. ◀Les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux.
… Ainsi ◀la▶ Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que ◀la▶ Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.
Un frisson extraordinaire a couru ◀la▶ moelle ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait ◀de▶ se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles ◀de▶ malheurs supportables, par des milliers ◀d’▶hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques, innombrables.
Alors, comme pour une défense désespérée ◀de▶ son être et ◀de▶ son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant ◀la▶ guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous ◀les▶ sauveurs, ◀les▶ fondateurs, ◀les▶ protecteurs, ◀les▶ martyrs, ◀les▶ héros, ◀les▶ pères des patries, ◀les▶ saintes héroïnes, ◀les▶ poètes nationaux…
Et dans ◀le▶ même désordre mental, à ◀l’▶appel ◀de▶ ◀la▶ même angoisse, ◀l’▶Europe cultivée a subi ◀la▶ reviviscence rapide ◀de▶ ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; ◀les▶ trois-cents manières ◀d’▶expliquer ◀le▶ Monde, ◀les▶ mille et une nuances du christianisme, ◀les▶ deux douzaines ◀de▶ positivismes : tout ◀le▶ spectre ◀de▶ ◀la▶ lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant ◀d’▶une étrange lueur contradictoire ◀l’▶agonie ◀de▶ ◀l’▶âme européenne.
… Maintenant, sur une immense terrasse ◀d’▶Elsinore, qui va ◀de▶ Bâle à Cologne, qui touche aux sables ◀de▶ Nieuport, aux marais ◀de▶ ◀la▶ Somme, aux craies ◀de▶ Champagne, aux granits ◀d’▶Alsace, — ◀l’▶Hamlet européen regarde des millions ◀de▶ spectres.
Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur ◀la▶ vie et ◀la▶ mort des vérités. Il a pour fantômes tous ◀les▶ objets ◀de▶ nos controverses ; il a pour remords tous ◀les▶ titres ◀de▶ notre gloire ; il est accablé sous ◀le▶ poids des découvertes, des connaissances, incapable ◀de▶ se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à ◀l’▶ennui ◀de▶ recommencer ◀le▶ passé, à ◀la▶ folie ◀de▶ vouloir innover toujours. Il chancelle entre ◀les▶ deux abîmes, car deux dangers ne cessent ◀de▶ menacer ◀le▶ monde : ◀l’▶ordre et ◀le▶ désordre.
S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? Celui-ci fut Lionardo. Il inventa ◀l’▶homme volant, mais ◀l’▶homme volant n’a pas précisément servi ◀les▶ intentions ◀de▶ ◀l’▶inventeur : nous savons que ◀l’▶homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, ◀de▶ nos jours, d’autres emplois que ◀d’▶aller prendre ◀de▶ ◀la▶ neige à ◀la▶ cime des monts pour ◀la▶ jeter, pendant ◀les▶ jours ◀de▶ chaleur, sur ◀le▶ pavé des villes… Et cet autre crâne est celui ◀de▶ Leibniz qui rêva ◀de▶ ◀la▶ paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit…
Hamlet ne sait trop que faire ◀de▶ tous ces crânes. Mais s’il ◀les▶ abandonne !… Va-t-il cesser ◀d’▶être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ guerre à ◀la▶ paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ paix à ◀la▶ guerre ; tous ◀les▶ peuples en sont troublés. « Et moi, se dit-il, moi ◀l’▶intellect européen, que vais-je devenir ? Et qu’est-ce que ◀la▶ paix ? ◀La▶ paix est, peut-être, ◀l’▶état de choses dans lequel ◀l’▶hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait ◀la▶ guerre. C’est ◀le▶ temps ◀d’▶une concurrence créatrice, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué ◀de▶ produire ? N’ai-je pas épuisé ◀le▶ désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser ◀de▶ côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre ◀le▶ mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans ◀l’▶aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?
— Adieu, fantômes ! ◀Le▶ monde n’a plus besoin ◀de▶ vous. Ni ◀de▶ moi. ◀Le▶ monde, qui baptise du nom ◀de▶ progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître ◀le▶ miracle ◀d’▶une société animale, une parfaite et définitive fourmilière ».269
Dans ◀le▶ même temps — à mi-chemin, entre ◀l’▶année ◀de▶ ◀la▶ rédaction des fameuses lettres ◀de▶ Paul Valéry et ◀l’▶année ◀de▶ leur publication — une jeune diplomate suisse promis à une grande carrière, mais qui n’a rien encore publié à cette date, Carl J. Burckhardt, écrit à son maître et ami, ◀le▶ poète autrichien Hugo von Hofmannsthal, quelques pages prophétiques sur ◀le▶ destin ◀de▶ ◀l’▶Europe270 :
Ces semaines en Italie ont modifié pour moi bien des perspectives. À Bologne, quelqu’un m’a dit : « Vous êtes un Européen. » Tandis que ma voiture gravissait ◀le▶ Saint-Gothard, je réfléchissais à ce qu’est un Européen. En êtes-vous un ? Avez-vous ◀le▶ courage ◀d’▶être aujourd’hui encore — ou de nouveau — un Européen ? N’est-ce pas là un état qui, partout et toujours, relève du passé ? N’était-ce pas ◀l’▶espoir ◀de▶ ◀la▶ chrétienté ◀de▶ jadis ? Car ◀l’▶humanisme, ◀l’▶héritage des Grecs, ont-ils jamais été plus qu’une atmosphère morale, une atmosphère qui ne contraint ni ne lie ?
Peut-être êtes-vous le dernier véritable Européen. Oui, il aurait pu y avoir une Europe, une convergence des essences germano- hispano-italo-slaves avec ◀l’▶essence slave comme note ◀de▶ basse profonde.
Une fédération ne se conçoit que sous ◀le▶ dénominateur commun ◀d’▶une forte pensée ◀de▶ base, ◀d’▶une conviction. Or, elles font défaut. Un danger commun, comme jadis ◀les▶ Turcs ? Rien ne se trouve plus dans ◀la▶ même situation qu’autrefois, dans notre monde multiplement sectionné, chez nos contemporains élevés à ◀l’▶école du « mais-aussi-en-outre ». Tout est interprété, analysé, résolu, même ◀le▶ danger.
Dans toutes ◀les▶ parties ◀de▶ ◀la▶ monarchie, vos compatriotes ont été gagnés par ◀le▶ nationalisme ; cela avait déjà commencé sous Joseph II. ◀Les▶ sciences naturelles et ◀le▶ romantisme, ◀l’▶idée romantisée ◀de▶ ◀la▶ Révolution française y ont contribué, indirectement dirigés contre ◀l’▶Allemagne ; et ce ne sont certes pas ◀les▶ intellectuels autrichiens, ces opportunistes dénués ◀de▶ flair, qui auraient pu entraver ce processus.
Chez nous, en Suisse ? Chez nous, il existe un sentiment persistant des affinités avec ◀l’▶Allemagne, à ◀l’▶exclusion ◀de▶ tout nationalisme. Gotthelf, Keller, Meyer, Jacob Burckhardt se sont appliqués à montrer aux Suisses alémaniques qu’ils sont Allemands de par leur nature, mais non politiquement. Mais ils se sont déjà détournés ◀de▶ ◀l’▶Allemagne des années 48, et n’ont plus rien voulu avoir ◀de▶ commun avec ◀le▶ Reich ◀de▶ Bismarck, modelé en si grande partie sur ◀le▶ prototype français du xviie siècle. Le dernier fédéraliste global, et citoyen ◀d’▶un monde polyphonique où antiquité et christianisme s’amalgament en un tardif alliage, fut ce citoyen des villes libres, Goethe. Précisément parce qu’il est si réceptif au monde, il est Allemand en un sens qui n’a plus cours. En lui ◀le▶ sanctum Imperium réduit à ◀l’▶état ◀d’▶ombre, est devenu une réalité. Quant au message ◀de▶ Herder, c’est précisément contre son esprit que ◀la▶ majorité du peuple allemand, née ◀de▶ ◀la▶ défaite, est en révolte.
On ne peut qu’attendre, et si possible durer plus longtemps que cette période, mais il faudra attendre longtemps que cesse ◀de▶ résonner ◀la▶ note nationaliste. C’est un état ◀d’▶hypnose, il gagne de plus en plus ◀les▶ esprits autour de lui, tout est toujours simultané, ◀les▶ grandes pensées et ◀les▶ grandes chimères…
Peut-être ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ technique amorceront-ils, dès ce siècle, une sorte ◀d’▶organisation mondiale. Pour ◀l’▶instant, il semble néanmoins que ◀le▶ monde croulerait plutôt que l’une des grandes nations européennes renonce à son exigence ◀de▶ primauté. « ◀Les▶ grandes puissances », « ◀le▶ concert des puissances », cela sonne bien, vraiment un concert magnifique. Et avec cela nous sommes depuis longtemps dans ◀la▶ situation des Grecs après les premières victoires romaines, peut-être subirons-nous aussi quelque jour ◀l’▶occupation. Encore une guerre européenne fratricide, et ◀l’▶on en sera au point où nous ne pourrons plus que contaminer ◀le▶ reste du monde avec nos miasmes. Sont-ils donc si peu nombreux, ◀les▶ gens capables ◀de▶ lire ◀l’▶inscription sur ◀le▶ mur que tracent notre art et notre musique actuels ? Si peu nombreux, ◀les▶ gens capables ◀de▶ méditer sur ◀la▶ mort ◀de▶ ◀la▶ mélodie profondément européenne ?
Il n’est pas ◀de▶ retour en arrière possible, rien n’est jamais récupéré ◀de▶ ce qui fut perdu ; mais qui demeurera fidèle et supportera ◀de▶ rester seul, ressuscitera peut-être un jour, en des temps très lointains. C’est là ◀le▶ secret ◀de▶ toutes ◀les▶ Renaissances. Peut-être, après ◀de▶ lourdes défaites et des dévastations, ◀le▶ grain semé germera-t-il à nouveau un jour, dans ◀le▶ sol profondément labouré.
Demeurer fidèle, secret ◀de▶ toutes ◀les▶ Renaissances… Mais ◀les▶ uns veulent être fidèles à ◀l’▶humanisme libéral, tandis que ◀les▶ autres y voient ◀la▶ source ◀de▶ nos maux. Si nous ne sauvons pas ◀les▶ valeurs ◀de▶ liberté, ◀de▶ tolérance et ◀de▶ libre examen, dit l’un, — si nous ne sauvons pas, au contraire, ◀les▶ valeurs passionnelles, dit l’autre — si nous ne restaurons pas des disciplines rigoureuses et ◀la▶ fixité des doctrines catholiques, dit un troisième, — ◀l’▶Europe va périr.
Ainsi Thomas Mann (1875-1955) :
Dans tout humanisme il y a un élément ◀de▶ faiblesse qui vient de sa répugnance pour tout fanatisme, ◀de▶ sa tolérance et ◀de▶ son penchant pour un scepticisme indulgent, en un mot ◀de▶ sa bonté naturelle. Et cela peut, en certaines circonstances, lui devenir fatal. Ce dont nous aurions besoin aujourd’hui, ce serait un humanisme militant, un humanisme qui affirmerait sa virilité et qui serait convaincu que ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ liberté, ◀de▶ ◀la▶ tolérance et du libre examen n’a pas ◀le▶ droit ◀de▶ se laisser exploiter par ◀le▶ fanatisme sans vergogne ◀de▶ ses ennemis. ◀L’▶humanisme européen est-il devenu incapable ◀d’▶une résurrection qui rendrait à ses principes leur valeur ◀de▶ combat ? S’il n’est pas plus capable ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ lui-même, ◀de▶ se préparer à ◀la▶ lutte dans un renouveau ◀de▶ ses forces vitales, alors il périra et avec lui ◀l’▶Europe, dont ◀le▶ nom ne sera plus qu’une expression purement géographique et historique. Et il ne nous restera plus qu’à chercher dès maintenant un refuge hors du temps et ◀de▶ ◀l’▶espace.271
Or, cet humanisme, précisément, cet idéal européen moderne ◀de▶ ◀la▶ Raison, du Progrès, ◀de▶ ◀la▶ Science et ◀de▶ ◀la▶ Culture, répugne à ◀l’▶Espagnol « suressentiel et quichottesque » que veut être Miguel de Unamuno (1864-1936). Voici en quelques phrases son argument, ou plutôt son refus ◀d’▶argumenter, son cri :
En deux mots se résume ◀l’▶ensemble ◀de▶ ce que ◀l’▶on demande pour notre pays. Ces deux mots sont européen et moderne. « Nous devons être européens », « nous devons être modernes », « il faut se moderniser », « il faut marcher avec ◀le▶ siècle », il « faut s’européaniser », tels sont ces lieux communs…
Je ne veux ◀d’▶autre méthode que celle ◀de▶ ◀la▶ passion ; et quand ma poitrine se soulève ◀de▶ dégoût, ◀de▶ répugnance, ◀de▶ pitié ou ◀de▶ mépris, je laisse, débordée par ◀le▶ cœur, parler ◀la▶ bouche et ◀les▶ mots sortir comme ils veulent.
Nous autres Espagnols, dit-on, nous sommes des charlatans fantaisistes, qui farcissons ◀de▶ rhétorique ◀les▶ vides ◀de▶ ◀la▶ logique, qui raffinons avec plus ou moins ◀d’▶esprit mais sans utilité aucune, qui manquons du sens ◀de▶ ◀l’▶enchaînement et ◀de▶ ◀la▶ dépendance, des scolastiques, des casuistes, etc., etc. J’ai entendu dire des choses ◀de▶ ce genre ◀d’▶Augustin, ◀le▶ grand Africain, âme ◀de▶ feu qui s’épanchait en flots ◀de▶ rhétorique, ◀de▶ phrases retorses, ◀d’▶antithèses, ◀de▶ paradoxes et ◀de▶ subtilités. Saint Augustin fut un gongoriste et conceptiste en même temps. Ce qui me fait croire que ◀le▶ conceptisme et ◀le▶ gongorisme sont ◀les▶ formes ◀les▶ plus naturelles ◀de▶ ◀la▶ passion et ◀de▶ ◀la▶ véhémence.
◀Le▶ grand Africain, ◀le▶ grand Africain ancien ! Voilà une expression : « africain ancien » qui peut s’opposer à celle ◀d’▶« européen moderne » et qui vaut autant qu’elle, pour ◀le▶ moins. Saint Augustin est Africain et ancien ; Tertullien aussi. Et pourquoi ne dirions-nous pas : « Il faut s’africaniser à ◀l’▶ancienne » ou « il faut s’ancianiser à ◀l’▶africaine » ?
Je reviens à moi-même au bout de deux ans, après avoir voyagé dans divers domaines ◀de▶ ◀la▶ culture européenne moderne et, seul avec ma conscience, je me demande : « Suis-je Européen ? suis-je moderne ? » Et ma conscience me répond : « Non, tu n’es pas Européen, ce qui s’appelle Européen ; non tu n’es pas moderne, ce qui s’appelle moderne. » Et je continue : « Et ce fait ◀de▶ ne te sentir ni Européen ni moderne, ne t’ôte-t-il point ta qualité ◀d’▶Espagnol ? »
… Avant tout, et pour ce qui me concerne, je dois avouer que plus j’y réfléchis, plus je découvre ◀la▶ profonde répugnance que mon esprit éprouve envers tout ce qui passe pour principes directeurs ◀de▶ ◀l’▶esprit européen moderne, envers ◀l’▶orthodoxie scientifique ◀d’▶aujourd’hui, ses méthodes et ses tendances.
Il y a deux choses dont on parle très souvent, et ce sont ◀la▶ science et ◀la▶ vie. Et l’une et l’autre, je dois avouer, me sont antipathiques.
… ◀L’▶unique moyen ◀d’▶entrer en relation vivante avec un autre est ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶agression ; seuls arrivent à une vraie compénétration, à une fraternité spirituelle ceux qui essaient ◀de▶ se subjuguer spirituellement ◀les▶ uns ◀les▶ autres, que ce soient des individus ou que ce soient des peuples. Quand je tente ◀de▶ mettre mon esprit dans ◀l’▶esprit ◀de▶ mon prochain, c’est alors seulement que je reçois dans le mien ◀l’▶esprit ◀de▶ ce prochain. ◀La▶ bénédiction ◀de▶ ◀l’▶apôtre est qu’il reçoit en soi ◀les▶ âmes ◀de▶ tous ceux qu’il évangélise : c’est ◀la▶ noblesse du prosélytisme.
… J’ai ◀la▶ profonde conviction, pour arbitraire qu’elle soit (◀d’▶autant plus profonde que plus arbitraire, car c’est ainsi pour ◀les▶ vérités ◀de▶ foi) j’ai ◀la▶ profonde conviction que ◀l’▶européanisation véritable et intime ◀de▶ ◀l’▶Espagne, c’est-à-dire notre digestion ◀de▶ cette partie ◀de▶ ◀l’▶esprit européen qui peut devenir notre esprit, ne commencera que quand nous aurons essayé ◀de▶ nous imposer à ◀l’▶ordre spirituel ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ lui faire avaler ce qui est nôtre, essentiellement nôtre, en échange ◀de▶ ce qui est sien, quand nous aurons essayé ◀d’▶espagnoliser ◀l’▶Europe.272
Ce n’est pas un nationaliste qui parle ici. C’est un homme qui « a désir et besoin ◀de▶ ◀l’▶âme, et ◀d’▶une âme substantielle »273. Et c’est ◀l’▶Europe de la Passion, ◀de▶ ◀l’▶Esprit ◀le▶ plus subversif, qui rejette par sa bouche ◀l’▶Europe tiède, humanitaire, occupée à survivre. Hitler tentera ◀de▶ ◀les▶ tuer toutes ◀les▶ deux.
◀L’▶essayiste anglais Hilaire Belloc condamne lui aussi ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Science et du Progrès, mais au nom de ◀l’▶Église et ◀de▶ ◀l’▶Autorité :
Voici ma thèse : ◀la▶ culture et ◀la▶ civilisation ◀de▶ ◀la▶ chrétienté — qui fut désignée pendant des siècles par ◀le▶ terme général d’Europe — ont été faites par ◀l’▶Église catholique, rassemblant ◀les▶ traditions sociales ◀de▶ ◀l’▶empire gréco-romain, et animant ◀l’▶ensemble ◀de▶ ce grand corps ◀d’▶une vie nouvelle. C’est ◀l’▶Église catholique qui nous a faits, qui nous a donné notre unité et toute notre philosophie ◀de▶ ◀la▶ vie, et qui a formé ◀la▶ nature du monde blanc. Ce monde — ◀la▶ chrétienté — surmonta ◀les▶ périls ◀de▶ ◀la▶ barbarie païenne, résistant à ses assauts tant extérieurs qu’intérieurs et à ◀la▶ pression ◀de▶ ◀la▶ grande hérésie qui allait devenir une religion nouvelle : ◀le▶ mahométisme.
À tous ◀les▶ périls, il tint tête, bien que dépouillé ◀de▶ vastes territoires ; il se releva, une fois ◀la▶ tourmente passée, et entra dans ◀la▶ vie nouvelle du Moyen Âge, laquelle atteignit son apogée aux xie et xiie siècles, mais surtout au xiiie siècle : alors nous fûmes vraiment nous-mêmes et jamais notre civilisation ne fut mieux assurée. Mais pour des causes variées (dont ◀la▶ principale fut peut-être ◀le▶ vieillissement) cette grande période montra, dès ◀le▶ début du xive siècle, ◀les▶ signes ◀d’▶un déclin qui se précipita rapidement durant ◀le▶ xve siècle. ◀La▶ Foi dont nous vivons fut de plus en plus mise en doute, et ◀l’▶autorité morale dont tout dépendait, contestée. ◀La▶ société chrétienne fut soumise ◀de▶ ◀la▶ sorte à une tension, prolongée, qui ◀la▶ menaçait ◀de▶ disruption ; elle devint toujours plus instable, jusqu’à ce qu’enfin, au début du xvie siècle, se produisît ◀l’▶explosion si longtemps attendue et redoutée. Selon ◀l’▶usage courant, ce désastre porte ◀le▶ nom ◀de▶ Réformation.
Dès ce moment, à travers ◀les▶ xvie , xviie et xviiie siècles, jusqu’au xixe , ◀l’▶unité ◀de▶ ◀la▶ chrétienté ayant disparu et ◀le▶ principe vital dont sa vie dépendait ayant été affaibli et dénaturé, notre culture devint une maison divisée contre elle-même. Cette mauvaise fortune s’accompagna ◀d’▶un accroissement rapide ◀de▶ ◀la▶ connaissance du monde extérieur, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ science et du pouvoir ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀les▶ choses matérielles, au détriment de ◀la▶ saisie des vérités spirituelles. Ce fut ◀l’▶inverse ◀de▶ ce qui s’était produit au début ◀de▶ notre civilisation : alors, notre religion avait sauvé ◀le▶ monde ancien à l’instant ◀de▶ périr, et formé une culture nouvelle, quoique obérée par ◀le▶ déclin des sciences, des arts et ◀de▶ ◀la▶ vie matérielle.
◀L’▶accroissement ◀de▶ notre savoir extérieur et ◀de▶ notre pouvoir sur ◀la▶ nature ne fit rien pour apaiser ◀les▶ tensions internes déchirant toujours plus notre monde. ◀Le▶ conflit entre pauvres et riches, ◀le▶ conflit entre idolâtries nationales opposées, ◀l’▶absence ◀de▶ communes mesures et ◀de▶ doctrines invariables ◀les▶ garantissant, nous conduisit, aux débuts du xxe siècle, jusqu’au bord du chaos et à des dissensions entre ◀les▶ hommes menaçant ◀de▶ détruire toute société. Dans cette crise, une seule alternative demeure : ◀la▶ guérison par ◀la▶ restauration ◀de▶ ◀la▶ foi catholique, ou ◀l’▶extinction ◀de▶ notre culture.274
Cependant, un autre philosophe catholique, Jacques Maritain, tout en dénonçant lui aussi au nom du thomisme ◀les▶ « erreurs » ◀de▶ ◀l’▶humanisme libéral, entend faire confiance non point à quelque réaction utopique, mais à un nouvel humanisme, à un « humanisme intégral ». À ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, dans une conférence sur ◀le▶ Crépuscule ◀de▶ ◀la▶ Civilisation, il dit sa foi dans ◀les▶ « voies ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀l’▶esprit » :
◀La▶ fatalité qui joue contre ◀les▶ démocraties modernes, c’est celle ◀de▶ ◀la▶ fausse philosophie ◀de▶ ◀la▶ vie qui pendant un siècle a altéré leur principe vital authentique, et qui paralysant du dedans ce principe, leur fait perdre toute confiance en elles-mêmes. Pendant ce temps ◀les▶ dictatures totalitaires, qui pratiquent beaucoup Machiavel, ont confiance, elles, en leur principe, qui est ◀la▶ force et ◀la▶ ruse, et elles risquent tout là-dessus. ◀L’▶épreuve historique continuera jusqu’à ce que ◀la▶ racine du mal ait été découverte, et du même coup ◀le▶ principe — enfin dégagé dans sa vraie nature — ◀d’▶une espérance renouvelée et ◀d’▶une foi invincible.
Si ◀les▶ démocraties occidentales ne doivent pas être emportées, et une nuit ◀de▶ plusieurs siècles s’étendre sur ◀la▶ civilisation, c’est à condition qu’elles découvrent dans sa pureté leur principe vital, qui est ◀la▶ justice, ◀la▶ justice et ◀l’▶amour, et dont ◀la▶ source est divine, c’est à condition qu’elles reconstruisent leur philosophie politique, et qu’elles retrouvent ainsi ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ justice, et ◀de▶ ◀l’▶héroïsme, en retrouvant Dieu.
Au crépuscule du soir où nous sommes, quelques signes donnent à penser que se mêlent déjà ◀les▶ lueurs incertaines ◀d’▶un crépuscule du matin. ◀Le▶ redressement spirituel qui s’accomplit depuis quelques années dans notre pays importe à tout ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ civilisation. Et aussi ◀le▶ développement, dans des parties de plus en plus considérables ◀de▶ ◀la▶ jeunesse française, ◀de▶ conceptions politiques et sociales fondées sur ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ personne humaine.
◀L’▶Europe, cependant, est-il trop tard pour ◀l’▶Europe ? Avec ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui, qui oserait espérer en ◀la▶ possibilité ◀d’▶une nouvelle chrétienté ? — D’abord ◀l’▶Europe n’est pas isolée, ce n’est pas pour ◀l’▶Europe, c’est pour ◀le▶ monde entier que ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ civilisation se pose maintenant. D’autre part ◀l’▶important pour chacun n’est pas ◀de▶ savoir ce que fera ◀l’▶univers, mais ce qu’il a à faire, lui. ◀Le▶ reste viendra par surcroît.
◀Les▶ États totalitaires n’ignorent pas ◀l’▶importance ◀de▶ ◀l’▶unanimité morale ; ils s’efforcent ◀de▶ ◀la▶ procurer, ils ne peuvent y parvenir que par ◀l’▶intimidation et ◀la▶ contrainte. Ces moyens sont en définitive, à l’égard de ◀l’▶adhésion interne des cœurs, ◀d’▶une efficacité douteuse.
◀La▶ question est ◀de▶ savoir si ◀les▶ peuples des pays encore libres sont capables ◀d’▶atteindre par ◀les▶ voies ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀l’▶esprit une suffisante unanimité morale et ◀de▶ résister aux altérations qui menacent du dedans leur conscience.
Relevons cette formule qu’on retrouve par ailleurs dans plus ◀d’▶un essai ◀de▶ cette époque : « ◀L’▶importance pour chacun n’est pas ◀de▶ savoir ce que fera ◀l’▶univers, mais ◀de▶ savoir ce qu’il fera, lui. » Voilà qui marque ◀la▶ limite existentielle ◀de▶ ◀la▶ valeur des prévisions qu’on vient de citer.
Au reste, qu’il s’agisse des Cassandres modernes (◀de▶ Thomas Hobbes à Orwell, en passant par Swift, Butler, Spengler et Huxley) ou des grands Utopistes (◀de▶ Bacon à notre science-fiction, en passant par Thomas Moore, Campanella, Cyrano de Bergerac, Jules Verne et H. G. Wells) ◀la▶ notion même ◀de▶ prévision doit être sérieusement revue. Karl Jaspers, dans un des ouvrages ◀les▶ plus marquants ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres, ◀La▶ Situation spirituelle ◀de▶ notre époque (paru en 1931), a senti cette nécessité, devant ◀le▶ déchaînement des prophètes du néant, annonciateurs ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme. Avant de proclamer que tout est perdu, rétablissons ◀les▶ proportions ◀de▶ notre drame dans ◀la▶ relativité ◀de▶ ◀l’▶Histoire humaine :
… Comparés aux milliards ◀d’▶années sur lesquelles s’étend ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ terre, ◀les▶ six-mille ans ◀de▶ ◀la▶ tradition humaine sont comme les premières secondes ◀d’▶une nouvelle période ◀de▶ transformation ◀de▶ ◀la▶ planète. Comparée aux milliers ◀d’▶années qui se sont écoulées, d’après ◀les▶ découvertes paléontologiques, depuis ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ période historique est comme une première ébauche des possibilités qui se sont ouvertes à ◀l’▶homme, depuis que, ayant surmonté ◀l’▶inertie ◀d’▶une pure répétition, il s’est mis en mouvement. Six-mille ans, il est vrai, constituent par rapport à notre existence très limitée une période très longue. ◀Le▶ souvenir nous donne évidemment ◀la▶ conscience ◀de▶ notre vieillesse, nous avons ◀l’▶impression — aujourd’hui comme il y a deux-mille ans — que ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶histoire est proche : il semble que ◀les▶ meilleures époques sont déjà révolues. Mais à considérer ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ terre, nous prenons conscience ◀de▶ ce que notre entreprise est encore très limitée et ◀de▶ ce que notre situation n’est que celle ◀d’▶un premier commencement ; tout se trouve encore en avant de nous ; ◀la▶ rapidité des découvertes techniques qui se succèdent ◀de▶ décade en décade paraît en fournir une preuve infaillible. Mais nous pouvons finalement nous demander si ◀l’▶histoire tout entière est autre chose qu’un épisode passager ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ terre ; ◀l’▶homme pourrait disparaître et son histoire faire place à une pure évolution géologique ◀de▶ durée indéterminée.
Tout est possible, devant nous : ◀l’▶épuisement ◀de▶ nos ressources énergétiques, ◀le▶ refroidissement mortel ◀de▶ ◀la▶ Terre, ou air contraire ◀la▶ domination par ◀la▶ technique du mécanisme terrestre et ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀l’▶espace cosmique, offrant à ◀l’▶homme ◀de▶ nouvelles conditions ◀de▶ vie ; ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ culture, ou au contraire ◀le▶ début ◀d’▶une ère ◀de▶ développement ininterrompu. Certes, nous sommes frappés par ◀les▶ signes négatifs, et nous croyons pouvoir en déduire une loi :
… N’existe-t-il pas une loi obscure qui détermine inexorablement ◀le▶ cours ◀de▶ ◀l’▶histoire humaine tout entière ? Ne consommons-nous pas lentement une substance qui nous a été léguée par ◀le▶ passé ? ◀La▶ décadence ◀de▶ ◀l’▶art, ◀de▶ ◀la▶ poésie, ◀de▶ ◀la▶ philosophie n’est-elle pas ◀le▶ symptôme ◀d’▶un proche épuisement ◀de▶ cette substance ? ◀La▶ dispersion et ◀l’▶affairement qui caractérisent ◀les▶ hommes ◀d’▶aujourd’hui, leur comportement social, ◀la▶ façon mécanique dont ils s’acquittent ◀de▶ leurs tâches professionnelles, leur manque ◀de▶ conviction dans ◀l’▶activité politique, ◀le▶ caractère superficiel ◀de▶ leurs distractions, tout cela n’est-il pas une preuve ◀de▶ ce que cette substance est déjà presque consommée ? Sans doute savons-nous encore quel est ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ perte que nous éprouvons au moment même où nous ◀la▶ subissons. Mais dans un proche avenir ◀les▶ hommes ne ◀le▶ saurons même plus, car ils seront devenus incapables ◀de▶ ◀le▶ comprendre.
◀De▶ pareilles questions et toutes ◀les▶ réponses qu’on peut y faire ne nous font cependant nullement connaître ◀la▶ direction dans laquelle s’engage ◀l’▶évolution universelle.
Prévoir à partir de tels signes, ou à partir de nos doctrines militantes, peut être une démission ◀de▶ ◀l’▶esprit mais peut être aussi, et doit être, une décision existentielle :
… Cette prévision descriptive ◀de▶ ◀la▶ totalité, qui se sépare ◀de▶ ◀la▶ volonté agissante, devient une dérobade devant ◀l’▶action authentique qui commence avec ◀l’▶action intérieure ◀de▶ ◀l’▶individu. Nous nous laissons éblouir par ◀le▶ « théâtre ◀de▶ ◀l’▶histoire du monde » et par ◀les▶ théories qui défendent ◀la▶ nécessité du progrès — qu’il s’agisse du marxisme, pour lequel ◀le▶ progrès doit conduire à une société sans classe — ou ◀de▶ ◀la▶ morphologie ◀de▶ ◀la▶ culture, qui en fait un processus soumis à des lois — ou ◀de▶ ◀la▶ philosophie dogmatique, qui y voit ◀l’▶extension progressive et ◀la▶ réalisation ◀d’▶une vérité absolue et définitive…
… Plus ◀le▶ terme sur lequel porte ◀la▶ prévision est rapproché, plus elle est efficace, puisqu’elle incite à ◀l’▶action ; plus son terme est éloigné, plus elle est vaine, puisqu’elle ne peut plus conduire à ◀l’▶action. ◀La▶ prévision est une vision prospective par laquelle ◀l’▶homme qui veut agir réfléchit sur son action ; il ne voit pas ◀le▶ cours des événements sous ◀la▶ forme ◀d’▶un déroulement inéluctable, mais seulement sous forme de possibilité et c’est d’après cela qu’il s’oriente.
… ◀La▶ prévision n’est jamais un pur savoir mais elle est déjà, en même temps, en tant que savoir, facteur du devenir réel.