1.
« Tout s’est senti périr »
Provoqué par un court-circuit entre tensions nationalistes accumulées depuis un siècle, l’incendie de▶ 1914 ne fut éteint, provisoirement, qu’avec l’aide des Américains et ◀de▶ forts contingents recrutés en Asie, en Australie et en Afrique. Appelés à nous tirer ◀de▶ nos décombres, ils le firent, librement ou non, puis s’en retournèrent chez eux, sans insister, mais édifiés sur notre compte. ◀D’▶une expérience durement acquise ◀de▶ la réalité européenne, les uns conclurent qu’ils pourraient désormais s’approprier nos forces matérielles et certains ◀de▶ nos principes politiques, quitte à les retourner contre nous profitant ◀de▶ nos faiblesses morales et ◀de▶ nos désunions passionnées : ainsi pensèrent aussi les Soviétiques ; d’autres conclurent que le nationalisme, cause ◀de▶ nos ruines, devait être enfin surmonté, mais à l’échelle ◀de▶ l’arbitrage mondial, c’est-à-dire à l’échelle des troubles que l’Europe venait de fomenter.
Quant aux hommes politiques européens, loin de croire au Monde, à ses menaces, à ses besoins et aux mesures requises pour y répondre, donc loin de mesurer l’ampleur ◀de▶ notre crise, ils marquèrent leur « victoire » par des Traités qui devaient aggraver les causes du mal. L’Europe ne comptait en 1914 pas moins ◀de▶ vingt nations souveraines. Après les Traités ◀de▶ Versailles, Trianon et St-Germain, elle en compta trente et une (plus deux territoires internationaux) redessinées ou inventées selon les principes les plus contradictoires (et les mieux dénoncés par Renan et par Nietzsche) ◀d’▶un nationalisme scolaire. Le problème des colonies ne fut pas posé : elles ne se révoltaient pas encore. On se borna donc à les donner en prime aux nations déclarées victorieuses en Europe ! Les yeux tournés vers un xixe siècle dont ils poussaient jusqu’à l’absurde les idéaux nationalistes, obstinément aveugles aux réalités mondiales, les auteurs des Traités posèrent ainsi les bases ◀de▶ l’échec ◀de▶ la Société des Nations et du succès des entreprises totalitaires, ◀d’▶où devait résulter la Deuxième Guerre mondiale.
Paul Valéry les juge ainsi :
L’Europe avait en soi ◀de▶ quoi ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient ◀d’▶elle. Ils étaient nourris du passé ; ils n’ont su faire que du passé. Ses querelles ◀de▶ clocher ont fait perdre à l’Europe cette immense occasion dont elle ne s’est même pas douté en temps utile qu’elle existât. Napoléon semble être le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait s’entreprendre. Mais il venait trop tôt ; les temps n’étaient pas mûrs, ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer les hectares du voisin et à raisonner sur l’instant. Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que ◀de▶ prendre sur la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde.266
Mais dans le même temps, quelques penseurs ◀d’▶un type nouveau essayaient ◀de▶ regarder la réalité ◀de▶ l’Europe, négligée par les réalistes. Tenant compte à la fois ◀de▶ l’histoire, ◀de▶ la sociologie, des arts, des sciences nouvelles, ◀de▶ la morale et ◀de▶ la politique, ils tentaient ◀d’▶estimer nos chances. Ils les jugeaient avec raison fort compromises. Et comme ils sentaient bien que ni les hommes politiques ni les masses ne les écouteraient, ils se donnaient le luxe ◀de▶ prévoir le pire, surcompensant par une lucidité désespérée le cynisme et la naïveté qui dominaient en fait l’évolution ◀de▶ l’histoire.
Le premier d’entre eux fut Spengler.
Il est remarquable que le titre du grand ouvrage ◀d’▶Oswald Spengler (1880-1936), ait été trouvé par l’auteur dès 1912 : Le Déclin ◀de▶ l’Occident. Le sentiment ◀de▶ notre décadence aura donc précédé chez les meilleurs esprits cet événement que nos hommes politiques, même après coup, ne surent pas enregistrer.
C’est à ce titre que Spengler doit le plus clair ◀de▶ sa célébrité, dans un public immense qui souvent ne l’a pas lu, mais qui sait que Spengler est célèbre et qu’il prévoit notre déclin. Qu’en est-il, en réalité, ◀de▶ ce livre qui a fait époque ?
Par son recours effervescent aux analogies planétaires et millénaires, portant sur les formes ◀d’▶art les plus variées et sur les civilisations les plus lointaines, il continue Vico et le romantisme allemand, et préfigure le Musée imaginaire ◀d’▶André Malraux. Par son recours à la comparaison des lois cycliques ◀de▶ formation, ◀d’▶essor, ◀d’▶apogée et ◀de▶ déclin des cultures et des civilisations, il continue Hegel et préfigure Toynbee. Son grand livre est en somme une utopie fondée sur le passé et le présent. Ses exemples sont contestables, surtout quand il les tire ◀d’▶une actualité que nous voyons déjà périmée. (Il déclare, en 1917, que la peinture ◀de▶ plein air — alors « moderne » — « n’est pas faite pour le peuple » ; or c’est elle justement que le « peuple » aujourd’hui tient pour la vraie peinture et oppose à l’art abstrait.) ◀D’▶une entreprise aussi vaste que la sienne, qui se donne ◀d’▶innombrables possibilités ◀de▶ « vérifier » ses thèses par des exemples prestigieux — soit que chacun les connaisse, ou que l’auteur soit le premier à les signaler — retenons un style ◀de▶ pensée qui a fait école, et un parti pris pessimiste qui a fourni ses références à toute une époque. Ses entrevisions ◀d’▶un avenir césarien, noyant le pouvoir ◀de▶ l’argent dans le « sang », c’est-à-dire dans une éruption des forces instinctives et ◀de▶ la volonté ◀de▶ puissance ont été réalisées par Hitler beaucoup plus tôt qu’il ne le pensait, et c’est fini. Mais Spengler reste un des témoins les plus sincères et importants ◀de▶ l’aventure occidentale au xxe siècle.
Ses deux maîtres sont Goethe et Nietzsche. Au premier, il emprunte (abusivement peut-être) une théorie organiciste ◀de▶ la culture : chaque culture serait comparable à une plante, à un animal, et donc destinée à mourir après avoir porté ses fruits. Du second il retient une manière ◀de▶ regarder en face les catastrophes et ◀d’▶aimer le destin qu’on ne peut infléchir. Mais pour autant, il ne veut pas renoncer au mythe faustien ◀de▶ l’individu actif et créateur… Voici deux pages qui illustrent bien les thèmes centraux ◀de▶ cet énorme ouvrage.
Organicisme : comme les nations, selon Hegel, les cultures selon Spengler doivent réaliser leur idée formatrice, épanouir leur vocation, puis disparaître :
Une culture naît au moment où une grande âme se réveille, se détache ◀de▶ l’état psychique primaire ◀d’▶éternelle enfance humaine, forme issue ◀de▶ l’informe, limite et caducité sorties ◀de▶ l’infini et ◀de▶ la durée. Elle croît sur le sol ◀d’▶un paysage exactement délimitable auquel elle reste liée comme la plante. Une culture meurt quand l’âme a réalisé la somme entière ◀de▶ ses possibilités sous la forme ◀de▶ peuples, ◀de▶ langues, ◀de▶ doctrines religieuses, ◀d’▶arts, ◀d’▶États, ◀de▶ sciences, et retourne ainsi à l’état psychique primaire. Mais son être vivant, cette succession ◀de▶ grandes époques qui marquent à grands traits précis son accomplissement progressif, est une lutte très intime et passionnée pour la conquête ◀de▶ l’idée sur les puissances extérieures du chaos et sur l’instinct où ces puissances se sont réfugiées avec leur rancune. Ce n’est pas seulement l’artiste qui lutte contre la résistance ◀de▶ la matière et contre la destruction ◀de▶ l’idée en lui. Chaque culture se trouve dans un rapport profondément symbolique et quasi mystique avec la matière étendue, avec l’espace où elle veut, par lequel elle veut se réaliser. Quand le but est atteint et l’idée achevée, quand la quantité totale des possibilités intérieures s’est réalisée au-dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent — elle devient civilisation. C’est ce que nous sentons et entendons par les mots égyptianisme, byzantinisme, mandarinisme.
C’est le sens ◀de▶ tous les déclins dans l’histoire — le sens ◀de▶ l’accomplissement intérieur et extérieur, celui ◀de▶ la fin qui menace toutes les cultures vivantes ; — parmi ces déclins, le plus distinct, celui ◀de▶ « l’antiquité », s’étale à grands traits sous nos yeux, tandis qu’en nous et autour de nous, nous suivons clairement à la trace les premiers symptômes ◀de▶ notre événement, absolument semblable au premier par son cours et sa durée et appartenant aux premiers siècles du prochain millénaire, le « déclin ◀de▶ l’Occident ».267
Amor fati : si tu veux prévenir le désastre, il te reste à comprendre sa loi ; mieux même : à la vouloir, dernier recours ◀de▶ ton étroite liberté :
Une puissance ne peut être détruite que par une autre, non par un principe, et il n’y en a point ◀d’▶autre contre l’argent. L’argent ne sera dominé que par le sang et supprimé par lui.
Dans l’histoire, ce dont il s’agit est la ◀vie▶, toujours et uniquement la ◀vie▶, la race, la victoire ◀de▶ la volonté ◀de▶ puissance, non celle des vérités, des inventions ou ◀de▶ l’argent. L’histoire universelle est le tribunal universel : elle a toujours donné à la ◀vie▶ plus forte, plus complète, plus sûre ◀d’▶elle-même, le droit à l’existence, dût-il ne pas être un droit pour l’être éveillé ; et elle a toujours sacrifié la vérité et la justice à la puissance, à la race, et condamné à mort les hommes et les peuples qui prisaient les vérités plus que les actes, la justice plus que la puissance. Ainsi le drame ◀d’▶une haute culture, tout ce monde merveilleux ◀de▶ divinités, ◀d’▶arts, ◀de▶ pensées, ◀de▶ batailles, ◀de▶ villes, se termine encore par les faits élémentaux du sang éternel qui est, avec le flot cosmique en éternelle circulation, une seule et même chose.
Mais nous, qu’un destin a placés dans cette culture, et à ce moment ◀de▶ son devenir, où l’argent célèbre ses dernières victoires et où son héritier, le césarisme, approche doucement et irrésistiblement, la direction ◀de▶ notre vouloir et ◀de▶ notre devoir — hors desquels la ◀vie▶ n’a pas ◀de▶ sens — est par là même tracée dans un cercle étroitement circonscrit. Nous n’avons pas la liberté ◀de▶ choisir le point à atteindre, mais celle ◀de▶ faire le nécessaire ou rien. Et un problème que la nécessité historique a posé doit se résoudre par l’individu ou contre lui. Ducunt fata volentem, nolentem trahunt.268
Conçu avant la Première Guerre mondiale et terminé en 1917, le livre ◀de▶ Spengler fut en réalité un ouvrage ◀d’▶anticipation : il révélait les causes des catastrophes à venir. Dès 1919, l’heure a sonné des constatations désolées et des gloses sur la tragédie qu’on vient de vivre, — et l’on pressent qu’elle n’est encore qu’au premier Acte. …
Paul Valéry (1871-1945), en quelques pages du plus haut ton, dresse un premier bilan du désastre subi :
… nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Nous avions entendu parler ◀de▶ mondes disparus tout entiers, ◀d’▶empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques ◀de▶ leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite ◀de▶ cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur ◀de▶ l’histoire, les fantômes ◀d’▶immenses navires qui furent chargés ◀de▶ richesse et ◀d’▶esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et la ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme ◀de▶ l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une ◀vie▶. Les circonstances qui enverraient les œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre les œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.
… Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.
Un frisson extraordinaire a couru la moelle ◀de▶ l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait ◀de▶ se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles ◀de▶ malheurs supportables, par des milliers ◀d’▶hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques, innombrables.
Alors, comme pour une défense désespérée ◀de▶ son être et ◀de▶ son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…
Et dans le même désordre mental, à l’appel ◀de▶ la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide ◀de▶ ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois-cents manières ◀d’▶expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines ◀de▶ positivismes : tout le spectre ◀de▶ la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant ◀d’▶une étrange lueur contradictoire l’agonie ◀de▶ l’âme européenne.
… Maintenant, sur une immense terrasse ◀d’▶Elsinore, qui va ◀de▶ Bâle à Cologne, qui touche aux sables ◀de▶ Nieuport, aux marais ◀de▶ la Somme, aux craies ◀de▶ Champagne, aux granits ◀d’▶Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions ◀de▶ spectres.
Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la ◀vie▶ et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets ◀de▶ nos controverses ; il a pour remords tous les titres ◀de▶ notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable ◀de▶ se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui ◀de▶ recommencer le passé, à la folie ◀de▶ vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent ◀de▶ menacer le monde : l’ordre et le désordre.
S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions ◀de▶ l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, ◀de▶ nos jours, d’autres emplois que ◀d’▶aller prendre ◀de▶ la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours ◀de▶ chaleur, sur le pavé des villes… Et cet autre crâne est celui ◀de▶ Leibniz qui rêva ◀de▶ la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit…
Hamlet ne sait trop que faire ◀de▶ tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser ◀d’▶être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage ◀de▶ la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage ◀de▶ la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et moi, se dit-il, moi l’intellect européen, que vais-je devenir ? Et qu’est-ce que la paix ? La paix est, peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps ◀d’▶une concurrence créatrice, et ◀de▶ la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué ◀de▶ produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser ◀de▶ côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?
— Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin ◀de▶ vous. Ni ◀de▶ moi. Le monde, qui baptise du nom ◀de▶ progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits ◀de▶ la ◀vie▶, les avantages ◀de▶ la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle ◀d’▶une société animale, une parfaite et définitive fourmilière ».269
Dans le même temps — à mi-chemin, entre l’année ◀de▶ la rédaction des fameuses lettres ◀de▶ Paul Valéry et l’année ◀de▶ leur publication — une jeune diplomate suisse promis à une grande carrière, mais qui n’a rien encore publié à cette date, Carl J. Burckhardt, écrit à son maître et ami, le poète autrichien Hugo von Hofmannsthal, quelques pages prophétiques sur le destin ◀de▶ l’Europe270 :
Ces semaines en Italie ont modifié pour moi bien des perspectives. À Bologne, quelqu’un m’a dit : « Vous êtes un Européen. » Tandis que ma voiture gravissait le Saint-Gothard, je réfléchissais à ce qu’est un Européen. En êtes-vous un ? Avez-vous le courage ◀d’▶être aujourd’hui encore — ou de nouveau — un Européen ? N’est-ce pas là un état qui, partout et toujours, relève du passé ? N’était-ce pas l’espoir ◀de▶ la chrétienté ◀de▶ jadis ? Car l’humanisme, l’héritage des Grecs, ont-ils jamais été plus qu’une atmosphère morale, une atmosphère qui ne contraint ni ne lie ?
Peut-être êtes-vous le dernier véritable Européen. Oui, il aurait pu y avoir une Europe, une convergence des essences germano- hispano-italo-slaves avec l’essence slave comme note ◀de▶ basse profonde.
Une fédération ne se conçoit que sous le dénominateur commun ◀d’▶une forte pensée ◀de▶ base, ◀d’▶une conviction. Or, elles font défaut. Un danger commun, comme jadis les Turcs ? Rien ne se trouve plus dans la même situation qu’autrefois, dans notre monde multiplement sectionné, chez nos contemporains élevés à l’école du « mais-aussi-en-outre ». Tout est interprété, analysé, résolu, même le danger.
Dans toutes les parties ◀de▶ la monarchie, vos compatriotes ont été gagnés par le nationalisme ; cela avait déjà commencé sous Joseph II. Les sciences naturelles et le romantisme, l’idée romantisée ◀de▶ la Révolution française y ont contribué, indirectement dirigés contre l’Allemagne ; et ce ne sont certes pas les intellectuels autrichiens, ces opportunistes dénués ◀de▶ flair, qui auraient pu entraver ce processus.
Chez nous, en Suisse ? Chez nous, il existe un sentiment persistant des affinités avec l’Allemagne, à l’exclusion ◀de▶ tout nationalisme. Gotthelf, Keller, Meyer, Jacob Burckhardt se sont appliqués à montrer aux Suisses alémaniques qu’ils sont Allemands de par leur nature, mais non politiquement. Mais ils se sont déjà détournés ◀de▶ l’Allemagne des années 48, et n’ont plus rien voulu avoir ◀de▶ commun avec le Reich ◀de▶ Bismarck, modelé en si grande partie sur le prototype français du xviie siècle. Le dernier fédéraliste global, et citoyen ◀d’▶un monde polyphonique où antiquité et christianisme s’amalgament en un tardif alliage, fut ce citoyen des villes libres, Goethe. Précisément parce qu’il est si réceptif au monde, il est Allemand en un sens qui n’a plus cours. En lui le sanctum Imperium réduit à l’état ◀d’▶ombre, est devenu une réalité. Quant au message ◀de▶ Herder, c’est précisément contre son esprit que la majorité du peuple allemand, née ◀de▶ la défaite, est en révolte.
On ne peut qu’attendre, et si possible durer plus longtemps que cette période, mais il faudra attendre longtemps que cesse ◀de▶ résonner la note nationaliste. C’est un état ◀d’▶hypnose, il gagne de plus en plus les esprits autour de lui, tout est toujours simultané, les grandes pensées et les grandes chimères…
Peut-être les progrès ◀de▶ la technique amorceront-ils, dès ce siècle, une sorte ◀d’▶organisation mondiale. Pour l’instant, il semble néanmoins que le monde croulerait plutôt que l’une des grandes nations européennes renonce à son exigence ◀de▶ primauté. « Les grandes puissances », « le concert des puissances », cela sonne bien, vraiment un concert magnifique. Et avec cela nous sommes depuis longtemps dans la situation des Grecs après les premières victoires romaines, peut-être subirons-nous aussi quelque jour l’occupation. Encore une guerre européenne fratricide, et l’on en sera au point où nous ne pourrons plus que contaminer le reste du monde avec nos miasmes. Sont-ils donc si peu nombreux, les gens capables ◀de▶ lire l’inscription sur le mur que tracent notre art et notre musique actuels ? Si peu nombreux, les gens capables ◀de▶ méditer sur la mort ◀de▶ la mélodie profondément européenne ?
Il n’est pas ◀de▶ retour en arrière possible, rien n’est jamais récupéré ◀de▶ ce qui fut perdu ; mais qui demeurera fidèle et supportera ◀de▶ rester seul, ressuscitera peut-être un jour, en des temps très lointains. C’est là le secret ◀de▶ toutes les Renaissances. Peut-être, après ◀de▶ lourdes défaites et des dévastations, le grain semé germera-t-il à nouveau un jour, dans le sol profondément labouré.
Demeurer fidèle, secret ◀de▶ toutes les Renaissances… Mais les uns veulent être fidèles à l’humanisme libéral, tandis que les autres y voient la source ◀de▶ nos maux. Si nous ne sauvons pas les valeurs ◀de▶ liberté, ◀de▶ tolérance et ◀de▶ libre examen, dit l’un, — si nous ne sauvons pas, au contraire, les valeurs passionnelles, dit l’autre — si nous ne restaurons pas des disciplines rigoureuses et la fixité des doctrines catholiques, dit un troisième, — l’Europe va périr.
Ainsi Thomas Mann (1875-1955) :
Dans tout humanisme il y a un élément ◀de▶ faiblesse qui vient de sa répugnance pour tout fanatisme, ◀de▶ sa tolérance et ◀de▶ son penchant pour un scepticisme indulgent, en un mot ◀de▶ sa bonté naturelle. Et cela peut, en certaines circonstances, lui devenir fatal. Ce dont nous aurions besoin aujourd’hui, ce serait un humanisme militant, un humanisme qui affirmerait sa virilité et qui serait convaincu que le principe ◀de▶ la liberté, ◀de▶ la tolérance et du libre examen n’a pas le droit ◀de▶ se laisser exploiter par le fanatisme sans vergogne ◀de▶ ses ennemis. L’humanisme européen est-il devenu incapable ◀d’▶une résurrection qui rendrait à ses principes leur valeur ◀de▶ combat ? S’il n’est pas plus capable ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ lui-même, ◀de▶ se préparer à la lutte dans un renouveau ◀de▶ ses forces vitales, alors il périra et avec lui l’Europe, dont le nom ne sera plus qu’une expression purement géographique et historique. Et il ne nous restera plus qu’à chercher dès maintenant un refuge hors du temps et ◀de▶ l’espace.271
Or, cet humanisme, précisément, cet idéal européen moderne ◀de▶ la Raison, du Progrès, ◀de▶ la Science et ◀de▶ la Culture, répugne à l’Espagnol « suressentiel et quichottesque » que veut être Miguel de Unamuno (1864-1936). Voici en quelques phrases son argument, ou plutôt son refus ◀d’▶argumenter, son cri :
En deux mots se résume l’ensemble ◀de▶ ce que l’on demande pour notre pays. Ces deux mots sont européen et moderne. « Nous devons être européens », « nous devons être modernes », « il faut se moderniser », « il faut marcher avec le siècle », il « faut s’européaniser », tels sont ces lieux communs…
Je ne veux ◀d’▶autre méthode que celle ◀de▶ la passion ; et quand ma poitrine se soulève ◀de▶ dégoût, ◀de▶ répugnance, ◀de▶ pitié ou ◀de▶ mépris, je laisse, débordée par le cœur, parler la bouche et les mots sortir comme ils veulent.
Nous autres Espagnols, dit-on, nous sommes des charlatans fantaisistes, qui farcissons ◀de▶ rhétorique les vides ◀de▶ la logique, qui raffinons avec plus ou moins ◀d’▶esprit mais sans utilité aucune, qui manquons du sens ◀de▶ l’enchaînement et ◀de▶ la dépendance, des scolastiques, des casuistes, etc., etc. J’ai entendu dire des choses ◀de▶ ce genre ◀d’▶Augustin, le grand Africain, âme ◀de▶ feu qui s’épanchait en flots ◀de▶ rhétorique, ◀de▶ phrases retorses, ◀d’▶antithèses, ◀de▶ paradoxes et ◀de▶ subtilités. Saint Augustin fut un gongoriste et conceptiste en même temps. Ce qui me fait croire que le conceptisme et le gongorisme sont les formes les plus naturelles ◀de▶ la passion et ◀de▶ la véhémence.
Le grand Africain, le grand Africain ancien ! Voilà une expression : « africain ancien » qui peut s’opposer à celle ◀d’▶« européen moderne » et qui vaut autant qu’elle, pour le moins. Saint Augustin est Africain et ancien ; Tertullien aussi. Et pourquoi ne dirions-nous pas : « Il faut s’africaniser à l’ancienne » ou « il faut s’ancianiser à l’africaine » ?
Je reviens à moi-même au bout de deux ans, après avoir voyagé dans divers domaines ◀de▶ la culture européenne moderne et, seul avec ma conscience, je me demande : « Suis-je Européen ? suis-je moderne ? » Et ma conscience me répond : « Non, tu n’es pas Européen, ce qui s’appelle Européen ; non tu n’es pas moderne, ce qui s’appelle moderne. » Et je continue : « Et ce fait ◀de▶ ne te sentir ni Européen ni moderne, ne t’ôte-t-il point ta qualité ◀d’▶Espagnol ? »
… Avant tout, et pour ce qui me concerne, je dois avouer que plus j’y réfléchis, plus je découvre la profonde répugnance que mon esprit éprouve envers tout ce qui passe pour principes directeurs ◀de▶ l’esprit européen moderne, envers l’orthodoxie scientifique ◀d’▶aujourd’hui, ses méthodes et ses tendances.
Il y a deux choses dont on parle très souvent, et ce sont la science et la ◀vie▶. Et l’une et l’autre, je dois avouer, me sont antipathiques.
… L’unique moyen ◀d’▶entrer en relation vivante avec un autre est le moyen ◀de▶ l’agression ; seuls arrivent à une vraie compénétration, à une fraternité spirituelle ceux qui essaient ◀de▶ se subjuguer spirituellement les uns les autres, que ce soient des individus ou que ce soient des peuples. Quand je tente ◀de▶ mettre mon esprit dans l’esprit ◀de▶ mon prochain, c’est alors seulement que je reçois dans le mien l’esprit ◀de▶ ce prochain. La bénédiction ◀de▶ l’apôtre est qu’il reçoit en soi les âmes ◀de▶ tous ceux qu’il évangélise : c’est la noblesse du prosélytisme.
… J’ai la profonde conviction, pour arbitraire qu’elle soit (◀d’▶autant plus profonde que plus arbitraire, car c’est ainsi pour les vérités ◀de▶ foi) j’ai la profonde conviction que l’européanisation véritable et intime ◀de▶ l’Espagne, c’est-à-dire notre digestion ◀de▶ cette partie ◀de▶ l’esprit européen qui peut devenir notre esprit, ne commencera que quand nous aurons essayé ◀de▶ nous imposer à l’ordre spirituel ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ lui faire avaler ce qui est nôtre, essentiellement nôtre, en échange ◀de▶ ce qui est sien, quand nous aurons essayé ◀d’▶espagnoliser l’Europe.272
Ce n’est pas un nationaliste qui parle ici. C’est un homme qui « a désir et besoin ◀de▶ l’âme, et ◀d’▶une âme substantielle »273. Et c’est l’Europe de la Passion, ◀de▶ l’Esprit le plus subversif, qui rejette par sa bouche l’Europe tiède, humanitaire, occupée à survivre. Hitler tentera ◀de▶ les tuer toutes les deux.
L’essayiste anglais Hilaire Belloc condamne lui aussi le culte ◀de▶ la Science et du Progrès, mais au nom de l’Église et ◀de▶ l’Autorité :
Voici ma thèse : la culture et la civilisation ◀de▶ la chrétienté — qui fut désignée pendant des siècles par le terme général d’Europe — ont été faites par l’Église catholique, rassemblant les traditions sociales ◀de▶ l’empire gréco-romain, et animant l’ensemble ◀de▶ ce grand corps ◀d’▶une ◀vie▶ nouvelle. C’est l’Église catholique qui nous a faits, qui nous a donné notre unité et toute notre philosophie ◀de▶ la ◀vie▶, et qui a formé la nature du monde blanc. Ce monde — la chrétienté — surmonta les périls ◀de▶ la barbarie païenne, résistant à ses assauts tant extérieurs qu’intérieurs et à la pression ◀de▶ la grande hérésie qui allait devenir une religion nouvelle : le mahométisme.
À tous les périls, il tint tête, bien que dépouillé ◀de▶ vastes territoires ; il se releva, une fois la tourmente passée, et entra dans la ◀vie▶ nouvelle du Moyen Âge, laquelle atteignit son apogée aux xie et xiie siècles, mais surtout au xiiie siècle : alors nous fûmes vraiment nous-mêmes et jamais notre civilisation ne fut mieux assurée. Mais pour des causes variées (dont la principale fut peut-être le vieillissement) cette grande période montra, dès le début du xive siècle, les signes ◀d’▶un déclin qui se précipita rapidement durant le xve siècle. La Foi dont nous vivons fut de plus en plus mise en doute, et l’autorité morale dont tout dépendait, contestée. La société chrétienne fut soumise ◀de▶ la sorte à une tension, prolongée, qui la menaçait ◀de▶ disruption ; elle devint toujours plus instable, jusqu’à ce qu’enfin, au début du xvie siècle, se produisît l’explosion si longtemps attendue et redoutée. Selon l’usage courant, ce désastre porte le nom ◀de▶ Réformation.
Dès ce moment, à travers les xvie , xviie et xviiie siècles, jusqu’au xixe , l’unité ◀de▶ la chrétienté ayant disparu et le principe vital dont sa ◀vie▶ dépendait ayant été affaibli et dénaturé, notre culture devint une maison divisée contre elle-même. Cette mauvaise fortune s’accompagna ◀d’▶un accroissement rapide ◀de▶ la connaissance du monde extérieur, c’est-à-dire ◀de▶ la science et du pouvoir ◀de▶ l’homme sur les choses matérielles, au détriment de la saisie des vérités spirituelles. Ce fut l’inverse ◀de▶ ce qui s’était produit au début ◀de▶ notre civilisation : alors, notre religion avait sauvé le monde ancien à l’instant ◀de▶ périr, et formé une culture nouvelle, quoique obérée par le déclin des sciences, des arts et ◀de▶ la ◀vie▶ matérielle.
L’accroissement ◀de▶ notre savoir extérieur et ◀de▶ notre pouvoir sur la nature ne fit rien pour apaiser les tensions internes déchirant toujours plus notre monde. Le conflit entre pauvres et riches, le conflit entre idolâtries nationales opposées, l’absence ◀de▶ communes mesures et ◀de▶ doctrines invariables les garantissant, nous conduisit, aux débuts du xxe siècle, jusqu’au bord du chaos et à des dissensions entre les hommes menaçant ◀de▶ détruire toute société. Dans cette crise, une seule alternative demeure : la guérison par la restauration ◀de▶ la foi catholique, ou l’extinction ◀de▶ notre culture.274
Cependant, un autre philosophe catholique, Jacques Maritain, tout en dénonçant lui aussi au nom du thomisme les « erreurs » ◀de▶ l’humanisme libéral, entend faire confiance non point à quelque réaction utopique, mais à un nouvel humanisme, à un « humanisme intégral ». À la veille ◀de▶ la Seconde Guerre mondiale, dans une conférence sur le Crépuscule ◀de▶ la Civilisation, il dit sa foi dans les « voies ◀de▶ la liberté et ◀de▶ l’esprit » :
La fatalité qui joue contre les démocraties modernes, c’est celle ◀de▶ la fausse philosophie ◀de▶ la ◀vie▶ qui pendant un siècle a altéré leur principe vital authentique, et qui paralysant du dedans ce principe, leur fait perdre toute confiance en elles-mêmes. Pendant ce temps les dictatures totalitaires, qui pratiquent beaucoup Machiavel, ont confiance, elles, en leur principe, qui est la force et la ruse, et elles risquent tout là-dessus. L’épreuve historique continuera jusqu’à ce que la racine du mal ait été découverte, et du même coup le principe — enfin dégagé dans sa vraie nature — ◀d’▶une espérance renouvelée et ◀d’▶une foi invincible.
Si les démocraties occidentales ne doivent pas être emportées, et une nuit ◀de▶ plusieurs siècles s’étendre sur la civilisation, c’est à condition qu’elles découvrent dans sa pureté leur principe vital, qui est la justice, la justice et l’amour, et dont la source est divine, c’est à condition qu’elles reconstruisent leur philosophie politique, et qu’elles retrouvent ainsi le sens ◀de▶ la justice, et ◀de▶ l’héroïsme, en retrouvant Dieu.
Au crépuscule du soir où nous sommes, quelques signes donnent à penser que se mêlent déjà les lueurs incertaines ◀d’▶un crépuscule du matin. Le redressement spirituel qui s’accomplit depuis quelques années dans notre pays importe à tout l’avenir ◀de▶ la civilisation. Et aussi le développement, dans des parties de plus en plus considérables ◀de▶ la jeunesse française, ◀de▶ conceptions politiques et sociales fondées sur la valeur ◀de▶ la personne humaine.
L’Europe, cependant, est-il trop tard pour l’Europe ? Avec l’Europe ◀d’▶aujourd’hui, qui oserait espérer en la possibilité ◀d’▶une nouvelle chrétienté ? — D’abord l’Europe n’est pas isolée, ce n’est pas pour l’Europe, c’est pour le monde entier que le problème ◀de▶ la civilisation se pose maintenant. D’autre part l’important pour chacun n’est pas ◀de▶ savoir ce que fera l’univers, mais ce qu’il a à faire, lui. Le reste viendra par surcroît.
Les États totalitaires n’ignorent pas l’importance ◀de▶ l’unanimité morale ; ils s’efforcent ◀de▶ la procurer, ils ne peuvent y parvenir que par l’intimidation et la contrainte. Ces moyens sont en définitive, à l’égard de l’adhésion interne des cœurs, ◀d’▶une efficacité douteuse.
La question est ◀de▶ savoir si les peuples des pays encore libres sont capables ◀d’▶atteindre par les voies ◀de▶ la liberté et ◀de▶ l’esprit une suffisante unanimité morale et ◀de▶ résister aux altérations qui menacent du dedans leur conscience.
Relevons cette formule qu’on retrouve par ailleurs dans plus ◀d’▶un essai ◀de▶ cette époque : « L’importance pour chacun n’est pas ◀de▶ savoir ce que fera l’univers, mais ◀de▶ savoir ce qu’il fera, lui. » Voilà qui marque la limite existentielle ◀de▶ la valeur des prévisions qu’on vient de citer.
Au reste, qu’il s’agisse des Cassandres modernes (◀de▶ Thomas Hobbes à Orwell, en passant par Swift, Butler, Spengler et Huxley) ou des grands Utopistes (◀de▶ Bacon à notre science-fiction, en passant par Thomas Moore, Campanella, Cyrano de Bergerac, Jules Verne et H. G. Wells) la notion même ◀de▶ prévision doit être sérieusement revue. Karl Jaspers, dans un des ouvrages les plus marquants ◀de▶ l’entre-deux-guerres, La Situation spirituelle ◀de▶ notre époque (paru en 1931), a senti cette nécessité, devant le déchaînement des prophètes du néant, annonciateurs ◀de▶ l’hitlérisme. Avant de proclamer que tout est perdu, rétablissons les proportions ◀de▶ notre drame dans la relativité ◀de▶ l’Histoire humaine :
… Comparés aux milliards ◀d’▶années sur lesquelles s’étend l’histoire ◀de▶ la terre, les six-mille ans ◀de▶ la tradition humaine sont comme les premières secondes ◀d’▶une nouvelle période ◀de▶ transformation ◀de▶ la planète. Comparée aux milliers ◀d’▶années qui se sont écoulées, d’après les découvertes paléontologiques, depuis l’apparition ◀de▶ l’homme, la période historique est comme une première ébauche des possibilités qui se sont ouvertes à l’homme, depuis que, ayant surmonté l’inertie ◀d’▶une pure répétition, il s’est mis en mouvement. Six-mille ans, il est vrai, constituent par rapport à notre existence très limitée une période très longue. Le souvenir nous donne évidemment la conscience ◀de▶ notre vieillesse, nous avons l’impression — aujourd’hui comme il y a deux-mille ans — que la fin ◀de▶ l’histoire est proche : il semble que les meilleures époques sont déjà révolues. Mais à considérer l’histoire ◀de▶ la terre, nous prenons conscience ◀de▶ ce que notre entreprise est encore très limitée et ◀de▶ ce que notre situation n’est que celle ◀d’▶un premier commencement ; tout se trouve encore en avant de nous ; la rapidité des découvertes techniques qui se succèdent ◀de▶ décade en décade paraît en fournir une preuve infaillible. Mais nous pouvons finalement nous demander si l’histoire tout entière est autre chose qu’un épisode passager ◀de▶ l’histoire ◀de▶ la terre ; l’homme pourrait disparaître et son histoire faire place à une pure évolution géologique ◀de▶ durée indéterminée.
Tout est possible, devant nous : l’épuisement ◀de▶ nos ressources énergétiques, le refroidissement mortel ◀de▶ la Terre, ou air contraire la domination par la technique du mécanisme terrestre et la conquête ◀de▶ l’espace cosmique, offrant à l’homme ◀de▶ nouvelles conditions ◀de▶ ◀vie▶ ; la fin ◀de▶ la culture, ou au contraire le début ◀d’▶une ère ◀de▶ développement ininterrompu. Certes, nous sommes frappés par les signes négatifs, et nous croyons pouvoir en déduire une loi :
… N’existe-t-il pas une loi obscure qui détermine inexorablement le cours ◀de▶ l’histoire humaine tout entière ? Ne consommons-nous pas lentement une substance qui nous a été léguée par le passé ? La décadence ◀de▶ l’art, ◀de▶ la poésie, ◀de▶ la philosophie n’est-elle pas le symptôme ◀d’▶un proche épuisement ◀de▶ cette substance ? La dispersion et l’affairement qui caractérisent les hommes ◀d’▶aujourd’hui, leur comportement social, la façon mécanique dont ils s’acquittent ◀de▶ leurs tâches professionnelles, leur manque ◀de▶ conviction dans l’activité politique, le caractère superficiel ◀de▶ leurs distractions, tout cela n’est-il pas une preuve ◀de▶ ce que cette substance est déjà presque consommée ? Sans doute savons-nous encore quel est l’enjeu ◀de▶ la perte que nous éprouvons au moment même où nous la subissons. Mais dans un proche avenir les hommes ne le saurons même plus, car ils seront devenus incapables ◀de▶ le comprendre.
◀De▶ pareilles questions et toutes les réponses qu’on peut y faire ne nous font cependant nullement connaître la direction dans laquelle s’engage l’évolution universelle.
Prévoir à partir de tels signes, ou à partir de nos doctrines militantes, peut être une démission ◀de▶ l’esprit mais peut être aussi, et doit être, une décision existentielle :
… Cette prévision descriptive ◀de▶ la totalité, qui se sépare ◀de▶ la volonté agissante, devient une dérobade devant l’action authentique qui commence avec l’action intérieure ◀de▶ l’individu. Nous nous laissons éblouir par le « théâtre ◀de▶ l’histoire du monde » et par les théories qui défendent la nécessité du progrès — qu’il s’agisse du marxisme, pour lequel le progrès doit conduire à une société sans classe — ou ◀de▶ la morphologie ◀de▶ la culture, qui en fait un processus soumis à des lois — ou ◀de▶ la philosophie dogmatique, qui y voit l’extension progressive et la réalisation ◀d’▶une vérité absolue et définitive…
… Plus le terme sur lequel porte la prévision est rapproché, plus elle est efficace, puisqu’elle incite à l’action ; plus son terme est éloigné, plus elle est vaine, puisqu’elle ne peut plus conduire à l’action. La prévision est une vision prospective par laquelle l’homme qui veut agir réfléchit sur son action ; il ne voit pas le cours des événements sous la forme ◀d’▶un déroulement inéluctable, mais seulement sous forme de possibilité et c’est d’après cela qu’il s’oriente.
… La prévision n’est jamais un pur savoir mais elle est déjà, en même temps, en tant que savoir, facteur du devenir réel.