Appendice
Manifestes pour l’▶union européenne
(◀de▶ 1922 à 1960)
Parmi ◀les▶ centaines ◀de▶ textes ◀de▶ toute nature, manifestes ◀de▶ mouvements, déclarations ◀de▶ congrès, résolutions ◀de▶ parlements, discours ◀d’▶hommes d’État, préambules aux traités et conventions, qui balisent ◀le▶ parcours ◀de▶ ◀l’▶Idée européenne depuis un tiers ◀de▶ siècle, ceux que ◀l’▶on va citer ont marqué des étapes, à divers titres.
En 1922, ◀le▶ comte Richard Coudenhove-Kalergi lançait, par ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ presse allemande et autrichienne, un premier appel à créer ◀la▶ « Paneurope ».
En 1924 paraissait ◀le▶ Manifeste paneuropéen, dont nous extrayons ◀les▶ passages suivants :
Européens ! Européennes ! ◀L’▶heure du destin ◀de▶ ◀l’▶Europe a sonné ! Dans ◀les▶ usines ◀de▶ toute ◀l’▶Europe, on forge chaque jour des armes destinées au massacre des hommes ◀de▶ ◀l’▶Europe, — dans ◀les▶ laboratoires européens, on prépare des poisons destinés à ◀l’▶anéantissement des femmes et des enfants ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Avec une inconcevable légèreté, ◀l’▶Europe joue ses destinées, avec un inconcevable aveuglement elle refuse ◀de▶ voir ce qui vient, avec une inconcevable passivité elle se laisse pousser vers ◀les▶ pires catastrophes qui aient jamais menacé un continent.
◀Le▶ seul salut réside dans ◀la▶ Paneurope, dans ◀le▶ rassemblement ◀de▶ tous ◀les▶ États démocratiques du continent en un groupement politique et économique international.
Si ◀la▶ Paneurope est créée, en tant que puissance mondiale à droit égal, elle pourra constituer avec ◀l’▶Amérique, ◀la▶ Grande-Bretagne, ◀la▶ Russie et ◀l’▶Extrême-Orient une nouvelle Société des Nations, au sein de laquelle aucune partie du monde n’aurait plus à craindre ◀l’▶ingérence des autres dans ses affaires.
… Sans une garantie durable ◀de▶ ◀la▶ paix en Europe, toute union douanière européenne reste impossible. Aussi longtemps que chaque État vit dans ◀la▶ peur continuelle ◀de▶ ses voisins, il doit s’assurer ◀de▶ sa subsistance autonome en temps ◀de▶ guerre, comme une place assiégée. Il lui faut pour cela des industries nationales et des cordons douaniers. Seule, ◀la▶ substitution ◀de▶ ◀l’▶arbitrage obligatoire au risque de guerre pourrait ouvrir ◀la▶ voie à ◀la▶ suppression des frontières douanières et au libre-échange européen.
… ◀La▶ communauté des intérêts pave ◀le▶ chemin qui mène à ◀la▶ Communauté politique.
◀La▶ Question européenne, ◀la▶ voici : « Est-il possible que sur ◀la▶ petite presqu’île européenne, 25 États vivent côte à côte dans ◀l’▶anarchie internationale, sans qu’un pareil état de choses conduise à ◀la▶ plus terrible catastrophe politique, économique et culturelle ?
◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe dépend ◀de▶ ◀la▶ réponse qui sera donnée à cette question. Il est donc entre ◀les▶ mains des Européens. Vivant dans des États démocratiques, nous sommes co-responsables ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ nos gouvernements. Nous n’avons pas ◀le▶ droit ◀de▶ nous borner à ◀la▶ critique, nous avons ◀le▶ devoir ◀de▶ contribuer à ◀l’▶élaboration ◀de▶ nos destins politiques.
Si ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀le▶ veulent, ◀la▶ Paneurope se réalisera : Il leur suffit, pour cela, ◀de▶ refuser leurs voix à tous ◀les▶ candidats et partis dont ◀le▶ programme est antieuropéen.
Il ne faut pas se lasser ◀de▶ répéter cette vérité simple : une Europe divisée conduit à ◀la▶ guerre, à ◀l’▶oppression, à ◀la▶ misère, une Europe unie à ◀la▶ paix, à ◀la▶ prospérité !
◀Le▶ programme et ◀le▶ Manifeste furent adoptés par un vaste Congrès qui se réunit à Vienne en 1927. ◀Les▶ effigies ◀de▶ Sully, Comenius, ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, Kant, Mazzini, Hugo et Nietzsche décoraient ◀la▶ tribune. Encouragé par cette action, Aristide Briand, alors ministre des Affaires étrangères, décida en 1928 ◀de▶ soumettre à ◀la▶ Société des Nations un projet ◀de▶ Confédération européenne. Devenu président du Conseil en 1929, et parlant au nom de ◀la▶ France, il prononça ◀le▶ 5 septembre devant ◀l’▶assemblée ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations à Genève, un discours retentissant, appelant ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe à nouer une « sorte ◀de▶ lien fédéral » :
Je me suis associé pendant ces dernières années à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a bien voulu qualifier ◀de▶ généreuse, peut-être pour se dispenser ◀de▶ ◀la▶ qualifier ◀d’▶imprudente. Cette idée, qui est née il y a bien des années, qui a hanté ◀l’▶imagination des philosophes et des poètes, qui leur a valu ce qu’on peut appeler des succès ◀d’▶estime, cette idée a progressé dans ◀les▶ esprits par sa valeur propre. Elle a fini par apparaître comme répondant à une nécessité. Des propagandistes se sont réunis pour ◀la▶ répandre, ◀la▶ faire entrer plus avant dans ◀l’▶esprit des nations, et j’avoue que je me suis trouvé parmi ces propagandistes […]. Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe, il doit exister une sorte ◀de▶ lien fédéral […]. C’est ce lien que je voudrais m’efforcer ◀d’▶établir. Évidemment, ◀l’▶association agira surtout dans ◀le▶ domaine économique. C’est ◀la▶ question ◀la▶ plus pressante. Je crois que ◀l’▶on peut y obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique, au point de vue social, ◀le▶ lien fédéral, sans toucher à ◀la▶ souveraineté ◀d’▶aucune des nations qui pourraient faire partie ◀d’▶une telle association, peut être bienfaisant.
Il fut décidé peu après qu’un Mémorandum préciserait cette proposition très générale et assez ambiguë, et qu’il serait élaboré par ◀la▶ France.
◀Le▶ Mémorandum sur ◀l’▶organisation ◀d’▶un régime ◀d’▶union fédérale européenne, daté du 1er mai 1930 et présenté à ◀la▶ Société des Nations en septembre ◀de▶ ◀la▶ même année, fut rédigé par Alexis Léger, ◀le▶ plus proche collaborateur ◀de▶ Briand. (On sait qu’Alexis Léger est aussi ◀le▶ grand poète qui signe Saint-John Perse.) En voici deux brefs extraits tirés ◀de▶ ◀l’▶introduction et ◀de▶ ◀la▶ conclusion :
… Nul ne doute aujourd’hui que ◀le▶ manque ◀de▶ cohésion dans ◀le▶ groupement des forces matérielles et morales ◀de▶ ◀l’▶Europe ne constitue, pratiquement, ◀le▶ plus sérieux obstacle au développement et à ◀l’▶efficacité ◀de▶ toutes institutions politiques ou juridiques sur quoi tendent à se fonder les premières entreprises ◀d’▶une organisation universelle ◀de▶ ◀la▶ paix. Cette dispersion ◀de▶ forces ne limite pas moins gravement, en Europe, ◀les▶ possibilités ◀d’▶élargissement du marché économique, ◀les▶ tentatives ◀d’▶intensification et ◀d’▶amélioration ◀de▶ ◀la▶ production industrielle, et par là même toutes garanties contre ◀les▶ crises du travail, sources ◀d’▶instabilité politique aussi bien que sociale. Or, ◀le▶ danger ◀d’▶un tel morcellement se trouve encore accru du fait ◀de▶ ◀l’▶étendue des frontières nouvelles (plus ◀de▶ 20.000 kilomètres ◀de▶ barrières douanières) que ◀les▶ Traités ◀de▶ paix ont dû créer pour faire droit, en Europe, aux aspirations nationales…
C’est sur le plan ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue et ◀de▶ ◀l’▶entière indépendance politique que doit être réalisée ◀l’▶entente entre Nations européennes. […] Avec ◀les▶ droits ◀de▶ souveraineté, n’est-ce pas ◀le▶ génie même ◀de▶ chaque nation qui peut trouver à s’affirmer encore plus consciemment, dans sa coopération particulière à ◀l’▶œuvre collective, sous un régime ◀d’▶Union fédérale pleinement compatible avec ◀le▶ respect des traditions et caractéristiques propres à chaque peuple ?
◀L’▶heure n’a jamais été plus propice ni plus pressante pour ◀l’▶inauguration ◀d’▶une œuvre constructive en Europe. ◀Le▶ règlement des principaux problèmes, matériels et moraux, consécutifs à la dernière guerre aura bientôt libéré ◀l’▶Europe nouvelle ◀de▶ ce qui grevait ◀le▶ plus lourdement sa psychologie, autant que son économie. Elle apparaît dès maintenant disponible pour un effort positif et qui réponde à un ordre nouveau. Heure décisive, où ◀l’▶Europe attentive peut disposer elle-même ◀de▶ son propre destin. S’unir pour vivre et prospérer : telle est ◀la▶ stricte nécessité devant laquelle se trouvent désormais ◀les▶ Nations ◀d’▶Europe. Il semble que ◀le▶ sentiment des peuples se soit déjà clairement manifesté à ce sujet. Aux gouvernements ◀d’▶assumer aujourd’hui leurs responsabilités, sous peine ◀d’▶abandonner au risque ◀d’▶initiatives particulières et ◀d’▶entreprises désordonnées ◀le▶ groupement ◀de▶ forces matérielles et morales dont il leur appartient ◀de▶ garder ◀la▶ maîtrise collective, au bénéfice ◀de▶ ◀la▶ communauté européenne autant que ◀de▶ ◀l’▶humanité.
◀La▶ proposition française n’eut pas ◀de▶ suites concrètes : d’une part, tout en préconisant une conférence des États, un comité politique, un secrétariat et un tribunal européen, elle entendait sauvegarder ◀les▶ « souverainetés absolues » ce qui eût rendu ◀la▶ fédération inopérante, d’autre part, ◀la▶ Grande-Bretagne affirmait une attitude ◀d’▶isolation, cependant qu’Hitler remportait son premier grand succès électoral, ◀le▶ 14 septembre 1930. La dernière tentative pour unir des États souverains considérés comme raisonnables, échouait devant ◀le▶ déchaînement ◀de▶ souverainetés devenues folles. ◀La▶ guerre ◀de▶ 1939 était dès lors fatale.
On n’a pas oublié qu’Hitler prétendait lui aussi faire ◀l’▶Europe. Il ne trompa personne dans ◀le▶ camp fédéraliste. Et c’est précisément ◀de▶ ◀la▶ Résistance que ressurgit ◀l’▶idée ◀d’▶union. Dès 1942, un groupe ◀de▶ prisonniers politiques concentrés dans ◀l’▶Île de Ventotene fait circuler un manifeste et une revue intitulée : ◀L’▶Unita Europea. ◀Les▶ journaux clandestins en France et en Hollande multiplient ◀les▶ déclarations fédéralistes. Enfin, réunis en grand secret à Genève, au printemps ◀de▶ 1944, ◀les▶ représentants des mouvements ◀de▶ résistance ◀de▶ neuf pays mettent au point ◀la▶ déclaration suivante :
Projet ◀de▶ déclaration des Résistances européennes (extrait)324
Quelques militants des mouvements ◀de▶ résistance du Danemark, ◀de▶ France, ◀d’▶Italie, ◀de▶ Norvège, des Pays-Bas, ◀de▶ Pologne, ◀de▶ Tchécoslovaquie et ◀de▶ Yougoslavie, et ◀le▶ représentant ◀d’▶un groupe ◀de▶ militants antinazis en Allemagne, se sont réunis dans une ville ◀d’▶Europe ◀les▶ 31 mars, 29 avril, 20 mai, 6 et 7 juillet. Ils ont élaboré ◀le▶ projet ◀de▶ déclaration ci-dessous qu’ils ont soumis à ◀la▶ discussion et à ◀l’▶approbation ◀de▶ leurs mouvements respectifs et ◀de▶ ◀l’▶ensemble des mouvements ◀de▶ résistance européens…
◀La▶ résistance à ◀l’▶oppression nazie qui unit ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe dans un même combat a créé entre eux une solidarité et une communauté ◀de▶ but et ◀d’▶intérêts qui prennent toute leur signification et toute leur portée dans ◀le▶ fait que ◀les▶ délégués des mouvements ◀de▶ résistance européens se sont réunis pour rédiger ◀la▶ présente déclaration.
… Souscrivant aux déclarations essentielles ◀de▶ ◀la▶ Charte ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, ils affirment que ◀la▶ vie des peuples qu’ils représentent doit être fondée sur ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ sécurité, ◀la▶ justice sociale, ◀l’▶utilisation intégrale des ressources économiques en faveur de ◀la▶ collectivité tout entière et ◀l’▶épanouissement autonome ◀de▶ ◀la▶ vie nationale.
Ces buts ne peuvent être atteints que si ◀les▶ divers pays du monde acceptent ◀de▶ dépasser ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.
◀La▶ paix européenne est ◀la▶ clé ◀de▶ voûte ◀de▶ ◀la▶ paix du monde. En effet, dans ◀l’▶espace ◀d’▶une seule génération, ◀l’▶Europe a été ◀l’▶épicentre ◀de▶ deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine ◀l’▶existence sur ce continent ◀de▶ trente États souverains. Il importe ◀de▶ remédier à cette anarchie par ◀la▶ création ◀d’▶une Union fédérale entre ◀les▶ peuples européens.
Seule une Union fédérale permettra ◀la▶ participation du peuple allemand à ◀la▶ vie européenne sans qu’il soit un danger pour ◀les▶ autres peuples.
Seule une Union fédérale permettra ◀de▶ résoudre ◀les▶ problèmes des tracés ◀de▶ frontières dans ◀les▶ zones ◀de▶ population mixte, qui cesseront ainsi ◀d’▶être ◀l’▶objet des folles convoitises nationalistes et deviendront ◀de▶ simples questions ◀de▶ délimitation territoriale, ◀de▶ pure compétence administrative.
Seule une Union fédérale permettra ◀la▶ sauvegarde des institutions démocratiques de manière à empêcher que ◀les▶ pays n’ayant pas une suffisante maturité politique puissent mettre en péril ◀l’▶ordre général.
Seule une Union fédérale permettra ◀la▶ reconstruction économique du continent et ◀la▶ suppression des monopoles et des autarcies nationales.
Seule une Union fédérale permettra ◀la▶ solution logique et naturelle des problèmes ◀de▶ ◀l’▶accès à ◀la▶ mer des pays situés à ◀l’▶intérieur du continent, ◀de▶ ◀l’▶utilisation rationnelle des fleuves qui traversent plusieurs États, du contrôle des détroits et, ◀d’▶une manière générale, ◀de▶ la plupart des problèmes qui ont troublé ◀les▶ relations internationales au cours de ces dernières années.
… ◀L’▶Union fédérale devra posséder essentiellement :
1. Un gouvernement responsable non pas envers ◀les▶ gouvernements des divers États membres, mais envers leurs peuples, par lesquels il devra pouvoir exercer une juridiction directe dans ◀les▶ limites ◀de▶ ses attributions.
2. Une armée placée sous ◀les▶ ordres ◀de▶ ce gouvernement et excluant toute autre armée nationale.
3. Un tribunal suprême qui jugera toutes ◀les▶ questions relatives à ◀l’▶interprétation ◀de▶ ◀la▶ Constitution fédérale et tranchera ◀les▶ différends éventuels entre ◀les▶ États membres ou entre ◀les▶ États et ◀la▶ fédération.
… ◀Les▶ mouvements ◀de▶ résistance soussignés s’engagent à considérer leurs problèmes nationaux respectifs comme des aspects particuliers du problème européen dans son ensemble et ils décident ◀de▶ constituer dès à présent un bureau permanent chargé ◀de▶ coordonner leurs efforts pour ◀la▶ libération ◀de▶ leurs pays, pour ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶Union fédérale des peuples européens et pour ◀l’▶instauration ◀de▶ ◀la▶ paix et ◀de▶ ◀la▶ justice dans ◀le▶ monde.
◀Les▶ mouvements fédéralistes qui se constituent dès lors dans tous nos pays, et qui vont tenir à Montreux, en septembre 1947, leur premier grand congrès européen après ◀la▶ guerre, sont animés par ◀de▶ jeunes chefs issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance : Spinelli, Kogon, Brugmans, Frenay.
En même temps, quelques hommes politiques qui ont été ◀de▶ ceux qu’Hitler a emprisonnés ou exilés, ou ◀de▶ ceux qui ont conduit ◀la▶ lutte contre ◀les▶ totalitaires, se prononcent en faveur d’une « union plus étroite » ◀de▶ nos peuples. ◀Les▶ militants travaillent, écrivent et organisent ; ◀les▶ ministres se font entendre. Ainsi Winston Churchill, à Zurich, ◀le▶ 16 septembre 1946, propose « une sorte ◀d’▶États-Unis d’Europe325 :
Ce noble continent est ◀le▶ foyer des grandes races ancestrales ◀de▶ ◀l’▶Occident. Il est ◀la▶ source ◀de▶ ◀la▶ foi et ◀de▶ ◀l’▶éthique chrétienne. Il est ◀le▶ berceau ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale. Et pourtant, c’est ◀de▶ ◀l’▶Europe que sont issues toutes ◀les▶ terribles querelles nationalistes qui, par deux fois dans ◀le▶ temps ◀de▶ nos vies, sont venues briser ◀la▶ paix et obscurcir ◀l’▶avenir ◀de▶ toute ◀l’▶humanité.
Quel est donc ◀le▶ sort misérable auquel ◀l’▶Europe se voit réduite ? Quelques-uns des petits États ont certes réussi à se relever, mais sur ◀de▶ vastes territoires des masses tremblantes ◀d’▶êtres humains tourmentés et angoissés, affamés, rongés ◀de▶ soucis et se sentant perdus ouvrent des yeux agrandis sur ◀les▶ ruines ◀de▶ leurs villes et ◀de▶ leurs foyers, et scrutent ◀le▶ sombre horizon, cherchant ◀d’▶où vont venir ◀les▶ nouveaux périls, ◀la▶ tyrannie ou ◀la▶ terreur. Parmi ◀les▶ vainqueurs, une Babel ◀de▶ voix confuses ; parmi ◀les▶ vaincus ◀le▶ morne silence du désespoir. N’était ◀la▶ générosité des États-Unis, qui ont compris désormais que ◀la▶ ruine et ◀la▶ mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶Europe scelleraient aussi leur propre destin, ◀les▶ temps sombres du Moyen Âge seraient revenus parmi nous, avec toute leur cruauté et leur misère. Ils peuvent encore revenir.
Et pourtant, dans ◀le▶ même temps, il existe un remède qui, s’il était adopté partout et spontanément, transformerait comme par miracle toute ◀la▶ scène, et ferait ◀de▶ ◀l’▶Europe, en peu ◀d’▶années, une terre aussi libre et heureuse que celle ◀de▶ ◀la▶ Suisse ◀d’▶aujourd’hui.
Quel est ce remède souverain ? C’est ◀de▶ reformer ◀la▶ famille européenne, dans toute ◀la▶ mesure où nous ◀le▶ pouvons encore, et ◀de▶ ◀l’▶assurer ◀d’▶une structure à ◀l’▶abri ◀de▶ laquelle elle puisse vivre en paix et en sécurité. Nous devons construire une sorte ◀d’▶États-Unis d’Europe. Ainsi seulement, des centaines ◀de▶ millions ◀de▶ travailleurs seront capables ◀de▶ retrouver ◀les▶ simples joies et ◀les▶ espoirs qui rendent ◀la▶ vie digne ◀d’▶être vécue.
◀De▶ ◀la▶ conjonction ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « mouvements fédéralistes », ◀de▶ quelques grands hommes politiques, et ◀de▶ plusieurs centaines ◀de▶ députés, dirigeants syndicalistes, intellectuels et économistes, conjonction difficile et improbable, réalisée en quelques mois par un extraordinaire animateur, ◀le▶ Polonais Joseph Retinger, résulte ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui se réunit à La Haye ◀le▶ 7 mai 1948. ◀Le▶ document que nous citons, discuté phrase à phrase, jusqu’à la dernière minute, par ◀les▶ responsables du Congrès, traduit ◀l’▶opinion moyenne des quelque huit-cents délégués qui ◀l’▶adoptent par acclamation lors de ◀la▶ séance finale :
Message aux Européens326
◀L’▶Europe est menacée, ◀l’▶Europe est divisée, et ◀la▶ plus grave menace vient de ses divisions.
Appauvrie, encombrée ◀de▶ barrières qui empêchent ses biens ◀de▶ circuler, mais qui ne sauraient plus ◀la▶ protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne. À défaut ◀d’▶une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à ◀l’▶unification forcée, soit par ◀l’▶intervention ◀d’▶un empire du dehors, soit par ◀l’▶usurpation ◀d’▶un parti du dedans.
◀L’▶heure est venue ◀d’▶entreprendre une action qui soit à ◀la▶ mesure du danger.
Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec ◀les▶ peuples ◀d’▶outre-mer associés à nos destinées, ◀la▶ plus grande formation politique et ◀le▶ plus vaste ensemble économique ◀de▶ notre temps. Jamais ◀l’▶histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement ◀d’▶hommes libres. Jamais ◀la▶ guerre, ◀la▶ peur et ◀la▶ misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire.
Entre ce grand péril et cette grande espérance ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe se définit clairement.
Elle est ◀d’▶unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ diversité, et dans ◀les▶ conditions du xxe siècle, qui sont celles ◀de▶ ◀la▶ communauté, afin d’ouvrir au monde ◀la▶ voie qu’il cherche, ◀la▶ voie des libertés organisées. Elle est ◀de▶ ranimer ses pouvoirs ◀d’▶invention pour ◀la▶ défense et pour ◀l’▶illustration des droits et des devoirs ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, dont malgré toute ses infidélités, ◀l’▶Europe demeure aux yeux du monde ◀le▶ grand témoin.
◀La▶ conquête suprême ◀de▶ ◀l’▶Europe s’appelle ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme et sa vraie force est dans ◀la▶ liberté. Tel est ◀l’▶enjeu final ◀de▶ notre lutte. C’est pour sauver nos libertés acquises, mais aussi pour en élargir ◀le▶ bénéfice à tous ◀les▶ hommes, que nous voulons ◀l’▶union ◀de▶ notre continent.
Sur cette union ◀l’▶Europe joue son destin et celui ◀de▶ ◀la▶ paix du monde.
Soit donc notoire à tous que nous, Européens, rassemblés pour donner une voix à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ce continent, déclarons solennellement notre commune volonté dans ◀les▶ cinq articles suivants, qui résument ◀les▶ résolutions adoptées par notre Congrès :
1° Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées et des biens.
2° Nous voulons une Charte des droits de l’homme, garantissant ◀les▶ libertés ◀de▶ pensée, ◀de▶ réunion et ◀d’▶expression, ainsi que ◀le▶ libre exercice ◀d’▶une opposition politique.
3° Nous voulons une Cour ◀de▶ justice capable ◀d’▶appliquer ◀les▶ sanctions nécessaires pour que soit respectée ◀la▶ Charte.
4° Nous voulons une Assemblée européenne, où soient représentées ◀les▶ forces vives ◀de▶ toutes nos nations.
5° Et nous prenons ◀de▶ bonne foi ◀l’▶engagement ◀d’▶appuyer ◀de▶ tous nos efforts, dans nos foyers et en public, dans nos partis, dans nos églises, dans nos milieux professionnels et syndicaux, ◀les▶ hommes et ◀les▶ gouvernements qui travaillent à cette œuvre ◀de▶ salut public, suprême chance ◀de▶ ◀la▶ paix et gage ◀d’▶un grand avenir, pour cette génération et celles qui ◀la▶ suivront.
Du congrès ◀de▶ La Haye naît ◀le▶ Mouvement européen, dont ◀l’▶action immédiate aboutit, un an plus tard, à ◀la▶ création du Conseil de l’Europe.
◀Le▶ congrès ◀de▶ La Haye, dans sa Résolution politique, avait proclamé : « ◀L’▶heure est venue pour ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ transférer certains ◀de▶ leurs droits souverains pour ◀les▶ exercer désormais en commun. » En fait, ◀le▶ Conseil de l’Europe, au lieu de répondre à ce vœu, se trouva réaliser plutôt ◀les▶ projets ◀d’▶Aristide Briand. ◀La▶ conférence des délégués nationaux, ◀le▶ comité politique, ◀le▶ secrétariat permanent et ◀le▶ tribunal européen préconisés par ◀le▶ Mémorandum ◀de▶ 1930 trouvent en effet leur réalisation dans ◀l’▶Assemblée consultative, ◀le▶ Comité des ministres, ◀le▶ secrétariat et ◀la▶ Cour des droits de l’homme ◀de▶ Strasbourg. Aussi n’est-il pas question ◀de▶ « lien fédéral » ni ◀de▶ « transfert ◀de▶ souveraineté », mais seulement « ◀d’▶union plus étroite » dans ◀l’▶article 1er du Statut du Conseil de l’Europe :
Article 1er
(a) ◀Le▶ but du Conseil de l’Europe est ◀de▶ réaliser une union plus étroite entre ses Membres afin de sauvegarder et ◀de▶ promouvoir ◀les▶ idéaux et ◀les▶ principes qui sont leur patrimoine commun et ◀de▶ favoriser leur progrès économique et social.
(b) Ce but sera poursuivi au moyen des organes du Conseil, par ◀l’▶examen des questions ◀d’▶intérêt commun, par ◀la▶ conclusion ◀d’▶accords et par ◀l’▶adoption ◀d’▶une action commune dans ◀les▶ domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif, ainsi que par ◀la▶ sauvegarde et ◀le▶ développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
(c) ◀La▶ participation des membres aux travaux du Conseil de l’Europe ne doit pas altérer leur contribution à ◀l’▶œuvre des Nations unies et des autres organisations ou union internationales auxquelles ils sont parties.
(d) ◀Les▶ questions relatives à ◀la▶ défense nationale ne sont pas ◀de▶ ◀la▶ compétence du Conseil de l’Europe.
En revanche, trois ans plus tard, c’est ◀le▶ traité instituant ◀la▶ Communauté européenne du charbon et de l’acier qui répond, dès son préambule, aux vœux du congrès ◀de▶ La Haye, en parlant ◀d’▶une « fusion des intérêts essentiels » et « ◀d’▶institutions communes capables ◀d’▶orienter un destin désormais partagé ».
◀Les▶ six parties contractantes :
Considérant que ◀la▶ paix mondiale ne peut être sauvegardée que par des efforts créateurs à ◀la▶ mesure des dangers qui ◀la▶ menacent ;
Convaincus que ◀la▶ contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à ◀la▶ civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques ;
Conscients que ◀l’▶Europe ne se construira que par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité ◀de▶ fait, et par ◀l’▶établissement ◀de▶ bases communes ◀de▶ développement économique ;
Soucieux ◀de▶ concourir par ◀l’▶expansion ◀de▶ leurs productions fondamentales au relèvement du niveau ◀de▶ ◀la▶ vie et au progrès des œuvres ◀de▶ paix ;
Résolus à substituer aux rivalités séculaires une fusion ◀de▶ leurs intérêts essentiels, à fonder par ◀l’▶instauration ◀d’▶une communauté économique les premières assises ◀d’▶une communauté plus large et plus profonde entre des peuples longtemps opposés par des divisions sanglantes, et à jeter ◀les▶ bases ◀d’▶institutions capables ◀d’▶orienter un destin désormais partagé ;
Ont décidé ◀de▶ créer une Communauté européenne du charbon et de l’acier…
Par ◀le▶ présent traité ◀les▶ Hautes parties contractantes instituent entre elles une Communauté européenne du charbon et de l’acier, fondée sur un marché commun, des objectifs communs et des institutions communes.
◀Le▶ préambule du traité instituant ◀la▶ Communauté économique européenne (signé à Rome ◀le▶ 25 mars 1957) revient à ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶union « plus étroite » : mais ce comparatif prend cette fois-ci un sens concret, puisqu’on part ◀d’▶une union existante réalisée par ◀la▶ CECA. ◀Les▶ chefs des États membres se déclarent dans ◀le▶ préambule :
Décidés à assurer par une action commune ◀le▶ progrès économique et social ◀de▶ leur pays en éliminant ◀les▶ barrières qui divisent ◀l’▶Europe…
Soucieux ◀de▶ renforcer ◀l’▶unité ◀de▶ leurs économies et ◀d’▶en assurer ◀le▶ développement harmonieux en réduisant ◀l’▶écart entre ◀les▶ différentes régions et ◀le▶ retard des moins favorisées.
Désireux ◀de▶ contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à ◀la▶ suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux…
En fait, ◀le▶ Traité instituant ◀le▶ Marché commun est moins « supranational » dans son esprit que ◀le▶ Traité instituant ◀la▶ CECA.
Quant aux aspects politiques ◀de▶ ◀l’▶union, ◀les▶ porte-paroles des gouvernements ne ◀les▶ évoquent encore qu’avec ◀d’▶infinies précautions.
Ainsi ◀le▶ général de Gaulle, dans son discours du 31 mai 1960 :
Sans doute faut-il que ◀les▶ nations qui s’associent ne cessent pas ◀d’▶être elles-mêmes et que ◀la▶ voie suivie soit celle ◀d’▶une coopération organisée des États, en attendant ◀d’▶en venir, peut-être, à une imposante Confédération.
Cette attente, ce peut-être, comment ◀les▶ justifier devant ◀les▶ menaces immédiates qui pèsent sur ◀l’▶Europe désunie ? « Vous êtes trop pressés », répètent ◀les▶ hommes d’État aux pionniers ◀de▶ ◀la▶ fédération. Pour ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde, ils ◀le▶ répètent depuis six siècles et demi — exactement depuis 1306.
◀Le▶ projet ◀de▶ Pierre Dubois était « prématuré », comme ◀le▶ furent ceux ◀de▶ Podiebrad et ◀de▶ Crucé, ◀de▶ Sully et ◀de▶ Comenius, ◀de▶ William Penn et ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, ◀de▶ Kant, ◀de▶ Saint-Simon, ◀de▶ Mazzini, ◀de▶ Coudenhove et ◀de▶ Briand, enfin du congrès ◀de▶ La Haye. ◀Les▶ conditions ◀de▶ « maturité » ◀de▶ ◀la▶ fédération politique n’ayant pas été définies, ce jeu peut continuer aussi longtemps que ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶Europe lui en laisseront ◀le▶ loisir, pas davantage.