Calvin (1962)ag
Jean Calvin naît le▶ 10 juillet 1509 à Noyon, ◀d’▶une famille ◀de▶ bourgeoisie aisée. Il reçoit une bonne instruction générale, puis va à Paris étudier ◀la▶ théologie, à Orléans et à Bourges étudier ◀le▶ droit. Quand son père meurt, en 1531, il réalise sa part ◀d’▶héritage, vend ses bénéfices, et ne s’occupe plus que ◀de▶ religion. Il prêche. Il doit s’enfuir à Nérac auprès de ◀la▶ reine de Navarre, puis à Bâle, où il écrit ◀L’▶Institution chrétienne qu’il publie en 1536. Après un séjour à Ferrare, il est retenu à Genève par Guillaume Farel et invité à y organiser ◀l’▶Église. Chassé par ◀les▶ magistrats en 1538, Calvin s’en va à Strasbourg, où il se marie. Rappelé à Genève en 1540, il y reste jusqu’à sa mort, qui survient ◀le▶ 27 mai 1564.
Œuvres. Christianae religionis institutio (1536). Traduction française en 1541 et 1559. (Œuvres complètes en 59 vol., 1863-1900.)
Si ◀l’▶on admet avec un récent manifeste39 que « ◀l’▶écrivain, dans ◀la▶ mesure où il s’occupe des vicissitudes ◀de▶ ◀l’▶époque et tente ◀de▶ s’y mêler — ◀de▶ ◀les▶ diriger, pourquoi pas ? — ne fait pas précisément œuvre ◀d’▶écrivain », alors Calvin n’est pas un écrivain. Il a créé un style et un vocabulaire, et ◀la▶ langue des idées en France, et Bossuet lui concède « ◀la▶ gloire ◀d’▶avoir aussi bien écrit qu’homme ◀de▶ son siècle », mais ce n’était pas pour faire ◀de▶ ◀la▶ littérature : c’était pour enseigner des vérités religieuses dans ◀les▶ vicissitudes ◀de▶ ◀l’▶époque, et diriger ◀les▶ hommes à leur fin ◀de▶ salut. Il n’a écrit que pour mieux faire comprendre ◀l’▶Écriture, parlé que pour mieux faire entendre ◀la▶ Parole. ◀L’▶idée ◀de▶ surprendre par des tournures ◀de▶ phrases ou des adjectifs insolites, des raccourcis obscurs ou fulgurants, un ton ◀de▶ grandeur ou ◀de▶ naturel trivial, ◀de▶ désespoir ou ◀de▶ pudeur exquise, un ton quelconque, — ◀l’▶idée même ◀d’▶être original ne lui a pas fait perdre une seconde. On ne joue pas avec ◀les▶ mots quand on est « ministre du Verbe », minister verbi divini.
◀Les▶ manuels ont beau dire, je ne vois pas qu’il ait eu ◀la▶ moindre « influence » vérifiable sur ◀la▶ littérature française, encore que ◀les▶ vertus ◀de▶ clarté, ◀de▶ mesure, ◀de▶ propriété dans ◀les▶ termes et ◀de▶ rigueur dans ◀l’▶articulation, qu’on appelle souvent cartésiennes, aient été premièrement illustrées dans notre langue par ses écrits : fait ◀d’▶histoire mais non pas ◀de▶ présence continuée. Ce qu’on entend ◀de▶ nos jours par « ◀la▶ littérature » dans ◀les▶ milieux où elle se crée et se cultive pour elle-même, se définit précisément comme quelque chose où Calvin ne trouverait pas sa place et, ◀de▶ fait, ne joue plus aucun rôle.
En revanche, l’une des traditions maîtresses ◀de▶ ◀la▶ pensée française, celle qui considère ◀l’▶écrivain comme chargé ◀d’▶une mission normative et créatrice ◀de▶ valeurs générales dans ◀la▶ cité, — cette attitude « classique » ou sociale ◀de▶ ◀l’▶esprit, que j’ai tenté dans mes premiers ouvrages ◀de▶ décrire par ◀le▶ terme ◀d’▶engagement, — dont il semble qu’on ait abusé — s’origine sans nul doute chez Calvin et n’a jamais encore égalé son modèle.
Calvin n’est pas aimable, on ◀le▶ sait ◀de▶ reste. Maigre et mélancolique, comme ◀l’▶était Charles Quint — tandis que Luther est aussi gras et sanguin que Thomas d’Aquin — il ne séduit que par ◀la▶ démesure ◀d’▶une inflexible discipline intime. Rien ◀de▶ moins sec, d’ailleurs, de plus vert que sa prose. Mais laissons ces questions ◀de▶ goût. Ce qui m’importe ici, c’est ◀l’▶efficacité ◀d’▶une œuvre écrite et pensée tout entière dans ◀la▶ soumission absolue à une cause qui transcende ◀l’▶auteur.
Homme traqué par sa vocation.
Son père ◀le▶ destinait à ◀la▶ science des lois, pour ◀la▶ raison qu’elle enrichit ceux qui ◀la▶ suivent, nous dit-il.
Dieu toutefois me fit tourner bride… Ayant donc reçu quelque goût et connaissance ◀de▶ ◀la▶ vraie piété, je fus incontinent enflammé ◀d’▶un si grand désir ◀de▶ profiter, qu’encore que je ne quittasse pas du tout ◀les▶ autres études, je m’y employai toutefois plus lâchement. Or, je fus tout ébahi que devant que ◀l’▶an passât, tous ceux qui avaient quelque désir ◀de▶ ◀la▶ pure doctrine se rangeaient à moi pour apprendre, combien que je ne fisse que commencer moi-même. De mon côté, d’autant qu’étant ◀d’▶un naturel un peu sauvage et honteux, j’ai toujours aimé requoy et tranquillité, je commençai à chercher quelque cachette et moyen ◀de▶ me retirer des gens. Mais tant s’en faut que je vinsse à bout ◀de▶ mon désir, qu’au contraire toutes retraites et lieux à ◀l’▶écart m’étaient comme écoles publiques. Bref, cependant que j’avais toujours ce but ◀de▶ vivre en privé sans être connu, Dieu m’a tellement promené et fait tournoyer par divers changements que toutefois il ne m’a jamais laissé ◀de▶ repos en lieu quelconque jusques à ce que, malgré mon naturel, il m’a produit en lumière et fait venir en jeu, comme on dit.
◀L’▶aventure se noue en 1535, année cruciale où, tandis que paraissent trois grandes traductions ◀de▶ ◀la▶ Bible (en Allemagne, celle ◀de▶ Luther, en Angleterre, celle ◀de▶ Tyndale, en Suisse, celle ◀de▶ Robert Olivétan), François Ier signe un arrêt totalitaire interdisant sous peine de mort ◀d’▶imprimer aucun livre quel qu’il soit. Calvin qui fuit ◀de▶ ville en ville arrive à Bâle, pour y vivre caché, connu ◀de▶ peu de gens. Mais ◀les▶ nouvelles ◀de▶ France, où ◀l’▶on brûle ses amis pour ◀les▶ calomnier plus à ◀l’▶aise, ◀l’▶obligent à prendre ◀la▶ défense des « saints martyrs », ◀de▶ peur, dit-il, qu’en se taisant il ne se montre lâche et déloyal. C’est ainsi qu’il rédige en latin, ◀de▶ mars à août, ◀les▶ cinq-cent-vingt pages ◀de▶ sa première Institution, puis en français ◀l’▶épître liminaire au roi de France. Il a vingt-cinq ans. Il vient ◀d’▶élaborer en quelques mois, — « dans des veilles mémorables, célestes », écrira ◀l’▶humaniste Ramus — l’un des rares livres qui aient changé ◀le▶ cours ◀de▶ notre histoire occidentale. Et de nouveau, il fuit devant ◀l’▶éclat que fait dans ◀le▶ monde ce « petit livret », comme il ◀l’▶appelle. Passant à Genève par hasard, il comptait n’y rester qu’une nuit. Mais là, « maître Guillaume Farel me retint, non pas tant par conseil et exhortation que par une adjuration épouvantable, comme si Dieu eût ◀d’▶en haut étendu sa main pour m’arrêter ». C’en est fait ◀de▶ ◀la▶ paix ◀de▶ ses études, maudite par ◀les▶ cris ◀de▶ Farel. Il n’accepte pourtant qu’une charge ◀de▶ docteur, et commence à « dresser » ◀l’▶Église dans ses formes. Bientôt, une sédition ◀le▶ chasse. Peut-il se croire « en liberté et quitte ◀de▶ sa vocation » ? Déjà Bucer exige sa présence à Strasbourg « usant ◀d’▶une semblable remonstrance qu’avait faite Farel auparavant ». Calvin devient ◀le▶ pasteur ◀de▶ la première Église réformée, et il ◀la▶ dote ◀d’▶une liturgie, qu’il met en vers pour être mieux chantée. Trois ans s’écoulent et sa pensée mûrit, mais voilà Genève qui ◀le▶ rappelle. « Contre mon désir et affection ◀la▶ nécessité me fut imposée ◀de▶ retourner à ma première charge… ce que je fis avec tristesse, larmes, grande sollicitude et détresse… Maintenant, si je voulais réciter ◀les▶ divers combats par lesquels ◀le▶ Seigneur m’a exercé depuis ce temps-là, et par quelles épreuves il m’a examiné, ce serait une longue histoire. » Semblable au roi David molesté par ◀les▶ guerres et navré au milieu de son peuple par ◀la▶ malice des déloyaux « j’ai été assailli tellement qu’à grand-peine ai-je pu être en repos un bien peu de temps, que toujours je n’eusse à soutenir quelque combat, ou ◀de▶ ceux du dehors, ou ◀de▶ ceux ◀de▶ dedans ».
Ainsi donc, ◀d’▶appel en appel, Jehan Chauvin, ◀le▶ frêle Picard, devint Calvin, nom ◀de▶ sa personne dans ◀l’▶Histoire.
Suivre sa vocation, au contraire de ce qu’on croit, n’est pas suivre sa pente (même en ◀la▶ remontant) mais c’est être emporté malgré soi vers des buts et dans une action à quoi rien ne nous inclinait. J’étais ◀l’▶homme ◀le▶ moins fait pour cela ! gémit ◀l’▶individu quand une force inconnue, ◀l’▶arrachant à lui-même, ◀le▶ jette à sa personne. Et Calvin : « Dieu me fit tourner bride… » Son efficacité naît ◀de▶ cet abandon, ◀de▶ cette juste défaite infligée sans relâche à ◀l’▶individu naturel par ce qui n’est pas lui, mais qui vient ◀l’▶appeler et ◀le▶ réalise à jamais.
Toutes ◀les▶ vertus ◀de▶ son style découlent ◀de▶ cette tension instaurée par sa vocation ; comme aussi ses défauts, à notre goût du jour. Il est moins séduisant qu’impérieux, moins impérieux pourtant que contraignant par une logique amère imagée ◀de▶ proverbes, ◀de▶ frustes apologues à ◀la▶ volée, et ◀d’▶innombrables citations des Écritures restituées dans leur nouveauté ◀la▶ plus abrupte et prosaïque. Son baroque est celui du bon sens et du langage quotidien ◀de▶ son temps : nous jugeons pittoresques, par erreur, des tours qui ne voulaient qu’être clairs et convaincants pour ◀l’▶auditeur ◀d’▶alors. À ◀la▶ rhétorique éloquente, — maniériste à ◀la▶ Michel-Ange ou parfois même à ◀la▶ Gréco — ◀de▶ ◀l’▶Épître à François Ier, opposons ◀le▶ mouvement pressant et familier des Sermons qu’il prononce chaque jour à ◀la▶ cathédrale ◀de▶ Saint-Pierre. Rien n’est plus près de ◀la▶ parole improvisée, rien n’est plus varié quant aux rythmes ; et pourtant rien n’est plus altièrement monotone quant à ◀la▶ pensée directrice : à Dieu seul tout est dû et ◀de▶ Lui seul tout vient. ◀La▶ phrase est souvent longue, mais ◀d’▶une démarche ferme, conduisant vers un but si fortement conçu qu’il semble que jamais ◀le▶ moindre doute frivole n’ait fait broncher ◀l’▶esprit qui ◀la▶ préméditait. C’est ici ◀le▶ langage ◀d’▶un chef — mais spirituel — parlant dans une ville assiégée, qu’il s’agisse ◀de▶ Genève où ◀l’▶on veille aux remparts ◀de▶ ◀l’▶Église harassée par ◀la▶ persécution, ou du cœur si faible ◀de▶ ◀l’▶homme en butte aux attaques du monde. Il s’agit ◀de▶ « presser » ◀l’▶auditoire, ◀de▶ ◀l’▶instruire « à salut », ◀de▶ ◀le▶ bien « conforter » dans ◀l’▶amour paternel ◀d’▶un Dieu-roi formidablement exalté au-dessus des puissants ◀de▶ ◀la▶ Terre, mais pourtant jaloux ◀de▶ ses droits et des intérêts ◀de▶ « son » peuple. Langage dénué ◀de▶ toute onction ◀d’▶église, sous-tendu par ◀la▶ seule volonté ◀d’▶éduquer ◀le▶ peuple et ◀les▶ princes. Langage enfin ◀d’▶un homme qui se sait écouté non seulement par ◀les▶ Genevois mais par toute une élite européenne, assemblée devant lui, au pied ◀de▶ ◀la▶ chaire, et dont il connaît bien ◀les▶ circonstances concrètes : ◀d’▶où ◀l’▶absence ◀de▶ doute et ◀de▶ jeu, ◀de▶ gratuité et ◀d’▶ornements, ◀d’▶où ◀la▶ nudité ◀de▶ ◀la▶ parole, mais aussi son pouvoir ◀de▶ contagion.
Ce ministre du Verbe a fait un monde.
Il est même ◀le▶ seul écrivain dont ◀les▶ doctrines aient suscité dans ◀l’▶Occident une éthique sociale et civique, un type neuf ◀de▶ relations politiques, enfin des formes ◀de▶ gouvernement qui ont marqué ◀d’▶une manière décisive ◀l’▶Angleterre et ses dominions, ◀la▶ Hollande et ◀la▶ Suisse, ◀la▶ Hongrie pour un temps, ◀la▶ France huguenote, enfin toute ◀l’▶Amérique du Nord, et cela fait ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶Occident. Je cherche en vain ◀l’▶esprit qu’on puisse lui comparer par ◀l’▶ampleur et par ◀la▶ durée ◀d’▶une action ◀de▶ cet ordre dans ◀l’▶Histoire. J’écarte Rousseau son disciple mais aussi sa parfaite antithèse : qui croit encore à ◀la▶ bonté ◀de▶ ◀l’▶homme naturel ? J’écarte Machiavel, ce grand mal-entendu. J’écarte Nietzsche. Je ne vois plus que Marx, et encore. Un empire international se réclame ◀de▶ son œuvre, ou au moins ◀de▶ son nom : mais est-il justifié à ◀le▶ faire ? Certes, on peut bien soutenir que ◀les▶ États-Unis seraient aussi sévèrement jugés par Calvin que ◀la▶ Russie par Marx. Mais ◀le▶ marxisme en dépit d’une doctrine ◀de▶ ◀l’▶Histoire quasiment prédestinatienne, et presque aussi paradoxale que celle des Pères de la Réforme, n’a jamais pu créer une éthique, ni même une formule ◀d’▶équilibre entre ◀la▶ nation et ses princes, encore bien moins entre ◀l’▶État et ◀le▶ citoyen.
Calvin n’était pas démocrate, mais il a fomenté ◀les▶ chefs qui ont appris aux siècles futurs qu’il n’est pas ◀de▶ liberté concrète qui ne soit responsable en retour devant Dieu et dans ◀la▶ cité ; et que ◀le▶ titre ◀de▶ citoyen est bien moins un droit qu’une charge. ◀Les▶ démocraties ◀d’▶Occident qui ont refusé ◀de▶ payer ce prix en sont mortes ou ne valent guère mieux.
◀Le▶ régime synodal des églises calvinistes préfigure ◀le▶ gouvernement par ◀les▶ élus ◀de▶ ◀la▶ communauté. ◀Le▶ principe du droit ◀de▶ révolte, refusé aux individus, mais confié comme devoir aux groupes constitués quand ◀l’▶État outrepasse ses fonctions, a protégé ◀les▶ peuples calvinistes non seulement contre ◀l’▶anarchie mais aussi contre ses antidotes brutaux. Comparez sur ◀la▶ carte ◀de▶ ◀l’▶Occident moderne ◀l’▶aire ◀de▶ ◀l’▶influence ◀de▶ Calvin et ◀l’▶aire des dictatures totalitaires : elles ne se recouvrent nulle part. Enfin, loin ◀d’▶avoir instauré ◀la▶ théocratie à Genève, comme ◀le▶ répète ◀l’▶ignorance commune, Calvin a créé ◀le▶ modèle ◀d’▶une église dressée face à ◀l’▶État et soigneuse à ◀le▶ maintenir dans ◀les▶ limites ◀de▶ son juste pouvoir, elle-même n’en demandant aucun puisqu’elle détient ◀l’▶autorité, qui est ◀de▶ ◀l’▶esprit.
Faut-il ranger Calvin au camp ◀de▶ ◀la▶ liberté ? Oui certes, dans ◀la▶ mesure où par ◀la▶ seule vertu ◀de▶ ◀la▶ vocation qu’il portait, il fut ◀l’▶incarnation ◀de▶ ◀l’▶autorité ; et dans ◀la▶ mesure encore où cet homme accablé a fait ◀l’▶histoire des cités ◀les▶ plus libres, parce qu’il ne croyait pas à ◀l’▶Histoire déifiée mais qu’il en appelait à son juge.