Fédéralisme et culture (3-4 mars 1962)q r
Deux erreurs de▶ méthode menacent toute tentative ◀de▶ réveil culturel en Suisse romande : l’esprit ◀de▶ clocher et l’esprit ◀d’▶administration.
L’esprit ◀de▶ clocher tend à confondre l’amour fédéraliste ◀de▶ la diversité avec la sauvegarde organisée, et si possible officielle, ◀de▶ nos particularismes les plus désuets. Il voudrait que chacune ◀de▶ nos cités se suffise à elle-même dans tous les domaines : université, radio, publications, etc. Et plutôt que ◀de▶ reconnaître que cela n’est pas possible, en plus ◀d’▶un cas, il pousse à préférer des solutions médiocres, mais « bien ◀de▶ chez nous », aux avantages que pourrait procurer une coopération sans réserve avec d’autres cantons ou pays. Votre congrès ayant pour premier objectif ◀de▶ surmonter cette tendance défensive, faussement traditionnelle et autarcique, inutile ◀d’▶insister sur ce point.
Mais c’est une autre erreur, inverse ◀de▶ la première, qui ne cessera ◀de▶ vous tenter : celle ◀de▶ l’organisation rationnelle ◀d’▶activités qui par essence, ne le sont pas.
Tout le secret du fédéralisme réside dans l’art ◀de▶ distinguer, ◀de▶ cas en cas, ce qui marcherait mieux en étant centralisé et ce qui marcherait mieux en restant libre et dispersé, voire anarchique.
Il est clair que nos villes sont trop petites pour se payer chacune un laboratoire ◀de▶ recherches nucléaires, pour ne prendre que cet exemple. Mais qu’on ne dise pas qu’elles sont trop petites pour que s’y développent à foison des écoles ◀de▶ peintres, des galeries ◀d’▶exposition, des troupes ◀d’▶acteurs, des groupes ◀d’▶écrivains, voire des petites revues qui expriment ces groupes avec l’intransigeance nécessaire. N’oublions pas que les cités qui ont fait la Renaissance en Italie, en Flandres ou en Bourgogne, étaient alors plus petites que nos villes romandes actuelles. Elles sont tout de même devenues des foyers rayonnants ◀de▶ créations du premier ordre. Et cela, je crois, pour les deux raisons suivantes : premièrement, la passion créatrice un peu folle ◀de▶ jeunes gens qui se groupaient en écoles, autour ◀d’▶un maître du métier ; secondement le sens ◀de▶ la dépense magnifique, le goût ◀de▶ la nouveauté et du somptueux, qui caractérisent tant de princes et ◀de▶ grands marchands ◀de▶ l’époque. Il est trop clair qu’à l’absence ◀de▶ cette passion créatrice et ◀de▶ ce sens du mécénat, nul comité ◀de▶ coordination ne pourra jamais remédier. Les comités ne peuvent faire, au mieux, que des choses raisonnables, mais la culture est faite par des passions individuelles et par des petits groupes qui ne craignent pas ◀de▶ passer pour extravagants ou excessifs. Les comités sont par définition prudents et économes : leur rôle est normalement ◀de▶ rationaliser les activités dont ils s’occupent, pour les rendre plus économiques ou plus rentables. Mais la culture vivante vit ◀d’▶imprudence, et prospère dans le gaspillage des forces et des sommes. Je crains que nous soyons encore, en Suisse romande, aux antipodes ◀de▶ ce climat ◀d’▶excitation intellectuelle et artistique. Nos habitudes utilitaires, notre notion du sérieux confondu avec le rentable, nos réflexes jalousement égalitaires, décourageant toutes les initiatives hardies et protégeant en revanche trop ◀de▶ médiocrité pour peu qu’elles aient été un jour inscrites à quelque budget ◀d’▶État, et sous prétexte de répartition géographique équitable — ce qui n’est, soit dit en passant, qu’une parodie du vrai fédéralisme — c’est tout cela qui mérite aujourd’hui ◀d’▶inquiéter les amis ◀de▶ la culture, et c’est aussi tout cela qui menace dans ses sources notre vitalité fédéraliste.
On parle beaucoup, ces jours-ci du danger que le Marché commun représenterait pour notre Suisse fédéraliste. Mais ce n’est pas le fait ◀de▶ supprimer nos douanes qui mettrait en danger nos « raisons ◀d’▶être » ! C’est bien plutôt le fait ◀de▶ ne plus s’intéresser qu’au niveau de notre vie matérielle, ◀de▶ traiter la culture en mendiante, ◀de▶ refuser ◀de▶ la faire participer à une prospérité économique sans précédent.
Nos raisons ◀d’▶être et ◀de▶ rester Suisses ne sont pas des raisons économiques. Le fédéralisme, j’ai tenté ◀de▶ vous le montrer une fois de plus, vit des mêmes réalités spirituelles et morales, et prend ses sources dans les mêmes attitudes ◀de▶ pensée que la culture créatrice. On ne sauvera pas l’un sans l’autre.