Principes et méthodes du dialogue entre les cultures (avril 1962)cn co
I. Nécessité du dialogue
La diffusion mondiale des techniques occidentales de▶ production, ◀de▶ transport et ◀d’▶information met en contact toutes les régions ◀de▶ la Terre, ◀d’▶une manière à la fois inéluctable, irréversible, et littéralement superficielle : elle tend à uniformiser les apparences, c’est-à-dire le cadre ◀de▶ la vie (architecture, urbanisme, costume, moyens ◀de▶ transport, etc.), plus rapidement qu’elle n’égalise les niveaux ◀de▶ vie, et sans rapprocher les cultures.
Ces dernières manifestent au contraire — notamment en Asie et en Afrique, mais aussi en Amérique latine — une tendance à réagir contre cette croissante uniformité qui les prive ◀de▶ leurs signes extérieurs traditionnels ; leurs élites s’efforcent ◀de▶ les amener à une prise de conscience et à une affirmation renforcée ◀de▶ leurs caractères et valeurs spécifiques.
La possibilité et la nécessité ◀d’▶un dialogue entre les cultures résultent clairement ◀de▶ ces deux phénomènes antagonistes.
Les contacts inévitables, s’ils restent extérieurs et purement subis, renforcent les préjugés mutuels, loin de dissiper les malentendus profonds (souvent ◀de▶ nature spirituelle) qui compromettent les ententes politiques et même économiques. Ils peuvent provoquer des heurts violents, une dégradation des valeurs, des déséquilibres sociaux et psychologiques, suivis ◀de▶ prises ◀de▶ position défensives et fermées, ou revendicatives et propagandistes. Ils créent dans les élites qui les subissent ce que l’on a si justement décrit comme un état ◀de▶ névrose, une sorte ◀de▶ schizophrénie culturelle.
Seul, un véritable dialogue peut favoriser à la fois la prise de conscience par chaque culture ◀de▶ ses apports spécifiques, la compréhension des apports différents, et l’échange créateur des valeurs.
Conditions ◀d’▶un dialogue fécond :
— des interlocuteurs responsables, c’est-à-dire : conscients des valeurs particulières ◀de▶ la culture à laquelle ils appartiennent, nourris ◀de▶ ces valeurs et y croyant pour l’essentiel ; mais également conscients des lacunes et maladies spécifiques ◀de▶ cette culture ; et donc ouverts aux valeurs différentes, complémentaires, ou correctives, que peuvent leur apporter d’autres cultures.
— des rencontres personnelles entre ces interlocuteurs.
— des entreprises communes, idéologiques ou pratiques : défense de la liberté ; recherche ◀d’▶une éthique commune ; examen ◀de▶ problèmes politiques et sociaux replacés dans le contexte spirituel ◀d’▶une culture donnée ; examen des conditions ◀de▶ « l’aide aux pays techniquement arriérés » : que cette aide ne soit pas payée ou acceptée au prix de l’âme ◀d’▶une culture ; éducation ; recherches scientifiques, etc. — créant des occasions ◀de▶ convergence expérimentale, et permettant ainsi ◀de▶ dépasser le plan des comparaisons théoriques, trop générales ou trop spécialisées.
— une prise de conscience des besoins spécifiques ◀de▶ chaque culture, dans l’état présent ◀de▶ son évolution propre, par rapport au « challenge » que représente pour elle l’uniformisation croissante ◀de▶ la civilisation.
II. Les motifs du dialogue et ses difficultés spécifiques, pour chaque culture
La nécessité du dialogue existe pour chacune ◀de▶ nos cultures, mais certains motifs varient ◀de▶ l’une à l’autre. Je prendrai ici, à titre ◀d’▶exemple, les besoins spécifiques ◀de▶ la culture européenne.
1. L’Europe a besoin du dialogue avec les autres cultures pour une raison fondamentale : elle est elle-même une culture ◀de▶ dialogue, née ◀de▶ la synthèse difficile et jamais achevée ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome, ◀de▶ Jérusalem, ◀de▶ traditions germaniques, ◀d’▶apports arabes et orientaux, ◀de▶ foi religieuse et ◀de▶ raison profane, en tension et contradiction. Cette dialectique interne explique son dynamisme, souvent ressenti comme agressivité, sa curiosité universelle, souvent ressentie comme impérialisme, son ouverture aux influences extérieures, mais son manque ◀de▶ sagesse directrice et ◀d’▶harmonie dans l’évolution.
2. L’Europe du xxe siècle cherche à réunir en un seul corps ses quelque vingt pays divisés par un siècle ◀de▶ nationalisme qui a conduit à deux guerres mondiales. La comparaison entre les principes fondamentaux ◀de▶ sa culture et ceux d’autres cultures régionales (africaines, asiatiques, arabes…) doit contribuer à rendre aux Européens ◀de▶ nos vingt pays le sentiment ◀de▶ leur unité réelle.
3. L’Europe a été le foyer ◀de▶ la civilisation technicienne. La technique n’y est pas née par hasard. Elle s’est développée dans un certain contexte religieux, philosophique, biophysique, etc. Aujourd’hui, cette civilisation est diffusée dans le monde entier, mais sans son contexte culturel. L’Europe éprouve donc le besoin ◀d’▶expliquer aux autres — et ◀de▶ s’expliquer d’abord à elle-même — que la technique n’est pas l’essentiel ◀de▶ sa culture, n’en est qu’une résultante, et qu’elle peut être nocive une fois séparée ◀de▶ ses sources et ◀de▶ certaines résistances traditionnelles. Dans le Dialogue des cultures, l’Europe se doit et doit au monde ◀d’▶apporter son expérience ◀de▶ l’intégration difficile, voire dramatique, ◀de▶ la technique au mode de vie ◀de▶ ses peuples. (Le marxisme est né ◀d’▶un moment particulier ◀de▶ ce drame européen !)
4. L’Europe étudie depuis longtemps les autres cultures, mais n’est guère étudiée par celles-ci en tant qu’ensemble ou unité. (Chaires ◀d’▶indianisme, ◀de▶ sinologie, ◀d’▶études arabes, etc. dans nos grandes universités, mais on aurait peine à trouver des chaires ◀d’▶européisme en Inde ou en Chine).
5. Au moment ◀d’▶entreprendre et ◀de▶ développer ce dialogue qui lui est nécessaire, l’Europe se heurte à deux difficultés majeures :
a) difficulté ◀de▶ présenter la culture européenne (en tant qu’ensemble plus ou moins cohérent) non seulement aux autres régions, mais aussi et d’abord aux Européens. Les « aides techniques » que l’Europe envoie en nombre croissant dans le monde ne sont pas préparées pour représenter l’Europe dans son ensemble : ils n’ont qu’une formation nationale, et technique. Ils savent peu de choses sur leur propre culture, et souvent pire que rien sur celle des pays où ils vont aller. De même, les étudiants ◀d’▶outre-mer qui viennent dans nos universités ont grand-peine à se faire une idée ◀de▶ la culture européenne dans son ensemble : ils n’étudient qu’une branche isolée, en vue de leur profession, et ne connaissent en général qu’un seul pays, d’après lequel ils jugent l’ensemble. Il n’existe pas ◀de▶ « Relations culturelles européennes », mais seulement des Relations culturelles nationales, si pas nationalistes…
b) difficulté (symétrique) ◀de▶ trouver dans les autres cultures les interlocuteurs responsables dont on parlait plus haut, avec lesquels engager le dialogue.
De même qu’on ne sait où trouver le livre qui expliquerait la culture européenne aux étudiants venus d’autres régions, on ne sait où trouver le livre qui expliquerait utilement à un ◀de▶ nos « aides techniques » la culture ◀de▶ la région où il va travailler.
Il faudrait maintenant que chacune des autres régions culturelles expose ses propres motifs ◀de▶ dialoguer, et ses propres difficultés.
Les difficultés ont des chances ◀d’▶être assez semblables (quoique à des degrés variables) pour chaque région.
Quant aux motifs, ils sont sans doute très différents. La culture ◀de▶ l’Inde, par exemple, est plus harmonieuse que celle ◀de▶ l’Europe, moins « dialogique » par sa nature même. Mais son problème majeur, qui est celui ◀de▶ l’intégration ◀de▶ la civilisation technicienne à son grand héritage spirituel, appelle le dialogue avec l’Europe, et le partage du problème avec d’autres régions en situation analogue. Autre exemple : la culture renaissante ◀de▶ l’Afrique noire doit faire face à des problèmes ◀d’▶éducation qui nécessitent évidemment les échanges, mais d’abord à un problème ◀de▶ prise de conscience ◀d’▶elle-même que le dialogue avec l’Europe, l’Amérique latine, le monde arabe, peut l’aider à élucider. L’Inde doit sauver son passé, l’Afrique noire doit le découvrir. (« Nous allons être obligés ◀de▶ trouver son Histoire ! », disait récemment un jeune Sénégalais.)
Une des premières conditions du dialogue, tel que nous l’espérons, serait ◀d’▶inciter chaque région culturelle à formuler, en perspective mondiale, non tant ses revendications que ses besoins, ses motifs propres ◀de▶ poursuivre le dialogue, les bénéfices qu’elle en attend, et enfin les apports qu’elle peut y faire.
III. État présent des contacts et des échanges
Dans quelle mesure les besoins ainsi définis peuvent-ils être satisfaits à l’aide des moyens existants ?
Rien de plus difficile que ◀de▶ recenser, ◀d’▶analyser et surtout ◀d’▶évaluer les efforts actuels dans le domaine des échanges et des études comparatistes. Répartis dans le monde entier, ils dépendent ◀d’▶innombrables initiatives indépendantes les unes des autres. Aucun plan ◀d’▶ensemble ne les guide, et aucune centrale ◀d’▶information n’existe encore, à notre connaissance, dans ce domaine. Nous nous bornerons donc à citer quelques exemples pris dans chaque catégorie ◀d’▶activités, et donnant une idée ◀de▶ la variété des efforts existants.
1. a) Institutions permanentes générales (par leur objet)
Unesco : « Projet majeur » Orient-Occident. Plan ◀de▶ dix ans, dès 1956, pour promouvoir une meilleure compréhension mutuelle entre les cultures ◀de▶ l’Est et ◀de▶ l’Ouest. Ses activités sont recensées dans le bulletin bimestriel « Orient-Occident ». Congrès, recherches, bourses, publications, bibliographies.
Asia Foundation, San Francisco. (Favorise les relations culturelles, éducatives et civiques entre Asie et États-Unis. Bourses, subventions aux recherches, envois ◀d’▶experts.)
Deutsche Stiftung für Entwicklungsländer, Berlin. (Recherches et publications, dir. Dr Dankwortt).
Institut international des civilisations différentes, Bruxelles. (Huit congrès ◀de▶ 1949 à 1960, et publication des travaux en forts volumes. A édité en 1955 un très utile Répertoire international des centres ◀d’▶études des civilisations et ◀de▶ leurs publications, qui devrait être mis à jour.)
Société internationale pour les études comparées des civilisations, Salzbourg. (Premier congrès en 1961.)
En Inde : l’International Centre, New Dehli, 1958, a entrepris l’étude des cultures différentes, en s’inspirant des travaux du Centre international ◀de▶ Tokyo.
1 b) Institutions permanentes spécialisées
Dans la plupart des pays ◀d’▶Europe et aux États-Unis : instituts ◀d’▶études indianistes, africanistes, arabisantes, etc. En France, on compte au moins vingt instituts ◀de▶ ce genre, en Grande-Bretagne une quinzaine, aux États-Unis une trentaine. En Inde, quelques instituts se spécialisent dans l’étude ◀de▶ l’Iran, ◀de▶ l’islam, ◀de▶ l’Afrique, ou d’autres cultures orientales. Ces instituts sont presque tous rattachés à une université, et répartissent leurs activités en recherches, enseignement, publications.
D’autre part, les instituts nationaux ◀de▶ culture du type British Council, Pro Helvetia, Alliance française, Indian Council for Cultural Relations, et les Relations culturelles des ministères des Affaires étrangères contribuent aux échanges dans la mesure où ils peuvent répondre à des demandes venant d’autres pays ou régions, mais leur mission principale reste ◀de▶ diffuser leur culture nationale.
2. Publications
Il existe quelques revues générales, telles que Phylon (Atlanta Univ., États-Unis), East and West (Prof. G. Tucci, Rome), Orient-Occident (Unesco), Civilisations (INCIDI, Bruxelles), consacrées à l’étude des relations culturelles multilatérales.
D’autres se limitent à un domaine particulier des relations culturelles : Philosophy East and West (Univ. of Hawaii), Folk-Lore, Journal of African History (Londres), et ◀de▶ nombreuses revues scientifiques, pédagogiques, économiques, etc. La plupart des publications (revues ou volumes) des instituts nationaux universitaires sont en général consacrées à l’étude ◀d’▶une seule culture.
Une autre catégorie est celle des revues publiées en Occident et consacrées à un groupe ◀de▶ cultures ◀d’▶outre-mer, du type France-Asie (Paris) publiée par des Français, ou du type Présence africaine (Paris), publiées par des Africains en Europe. (Nous ne connaissons pas ◀de▶ revues sur l’Europe publiées en Asie ou en Afrique.)
Signalons aussi les nombreux numéros spéciaux ◀de▶ revues littéraires ou générales consacrés à une culture différente : numéros ◀de▶ Comprendre (Venise) sur l’Afrique, la Chine, l’Inde ; des Cahiers du Sud (Marseille) sur l’islam ; ◀de▶ Cuadernos (Paris) sur l’Amérique latine, ◀de▶ Dokumente (Cologne) sur l’Afrique et l’Europe, etc., etc.
Le grand public, même cultivé, ignore les publications savantes. En revanche, on lui offre des centaines ◀de▶ volumes ◀de▶ vulgarisation ou ◀de▶ voyages, consacrés à la description plus ou moins pittoresque ou polémique ◀d’▶un pays ◀d’▶outre-mer, ◀d’▶un continent, ◀d’▶une religion, ou ◀d’▶une situation politico-sociale. Leur succès et leur nombre prouvent l’immense curiosité des Occidentaux pour les autres régions ◀de▶ la planète, mais il serait imprudent ◀d’▶affirmer que ces ouvrages, dans l’ensemble, répandent plus ◀de▶ connaissances exactes que ◀d’▶erreurs et ◀de▶ préjugés.
En revanche, des livres tels que ceux ◀de▶ Keyserling sur l’Inde et sur l’Amérique latine ; ◀de▶ H. Zimmer, ◀de▶ F. Maraini, Alexandra David-Neel, Ed. Shils, Raja Rao, A. Koestler, sur le Japon, l’Inde, le Tibet ; ◀de▶ L. Massignon, H. H. Schaeder, Jacques Berque sur les Arabes ; ◀de▶ L. S. Senghor ou ◀de▶ J. Jahn sur l’Afrique noire, pour ne citer que quelques-uns des plus connus, initient le dialogue nécessaire, parce qu’ils prennent pour sujet réel la confrontation des cultures, considérées dans leur ensemble, et la discussion (souvent passionnée) ◀de▶ leurs présuppositions fondamentales.
3. Congrès, colloques
Les sessions générales ◀de▶ l’Unesco, plus administratives que culturelles, habituent des hommes ◀de▶ culture ◀de▶ toutes les régions à confronter leurs manières ◀de▶ discuter.
Dans le cadre du projet majeur Est-Ouest, plusieurs vastes congrès ont été organisés ; citons : Manille, sur le thème « Present impact of the great religions of the world upon the lives of the people in the Orient and Occident » ; Bombay, sur l’Éducation ; Bursa (Turquie), sur les « textbooks » en Inde et en Europe.
Les instituts des civilisations comparées ◀de▶ Bruxelles et ◀de▶ Salzbourg tiennent des congrès annuels sur des thèmes définis, traités par des professeurs ◀de▶ diverses régions.
Le Congrès pour la liberté ◀de▶ la culture a réuni deux vastes conférences sur « L’Avenir ◀de▶ la liberté » (Milan, 1955), et sur « Progrès et liberté » (Berlin, 1960), groupant des intellectuels, artistes, savants et publicistes du monde entier. Le Congrès a organisé ◀de▶ nombreux séminaires sur des sujets plus spécialisés, à Bombay, Calcutta, Karachi, Rangoon, Tokyo, Rhodes, Bâle, Beyrouth, Chiraz, Le Caire, Ibadan, Khartoum, Tunis, etc., qui ont tous permis ◀de▶ confronter les vues ◀d’▶intellectuels venus de tous les continents. Il entretient des centres culturels en Afrique.
La Fondation européenne ◀de▶ la culture a pris pour thème ◀de▶ son congrès annuel ◀de▶ 1959, à Vienne, la formation européenne des assistants techniques et l’accueil aux étudiants ◀d’▶outre-mer.
La Société européenne ◀de▶ culture (Venise) a organisé un congrès Europe-Afrique à Rome en 1960, et prépare, en liaison avec la Société africaine ◀de▶ culture, une seconde rencontre pour 1963 en Afrique.
Enfin, ◀de▶ très nombreux colloques organisés par des universités, collèges, associations professionnelles, estudiantines, syndicales, religieuses, politiques, etc. permettent des échanges ◀d’▶idées entre régions.
IV. Trois grandes lacunes à combler
Des quelques exemples qu’on vient de donner, on serait tenté ◀de▶ conclure à une surproduction plutôt qu’à une disette, dans le domaine des échanges culturels.
Les spécialistes ◀d’▶une culture différente n’ont pas à se plaindre (en Occident du moins) : instituts, fondations, revues, éditeurs, bourses ◀d’▶études, colloques, suffisent en général pour la demande existante, et l’excèdent parfois.
Les sources ◀de▶ documentation, bibliographies et bibliothèques sont si riches que le problème est moins ◀de▶ les multiplier que ◀d’▶arriver à les utiliser.
Enfin, les occasions ◀de▶ rencontres — congrès, colloques, séminaires, etc. — sont si nombreuses qu’il devient difficile ◀de▶ trouver assez ◀d’▶hommes qui aient encore le temps ◀d’▶y participer.
En admettant que ces activités soient suffisantes dans leur domaine et soient menées ◀d’▶une manière satisfaisante — ce qui est généralement le cas — nous constatons cependant que peu d’entre elles répondent aux conditions ◀d’▶un vrai Dialogue des cultures, et ceci pour deux raisons principales :
1. Une addition ◀de▶ spécialités ne fait pas une culture vivante et ne la représente pas. (L’addition ◀de▶ vingt nationalismes ne représente pas non plus l’Europe, comme unité ◀de▶ culture et ◀de▶ civilisation.)
Tous les dialogues savants que peuvent tenir entre eux linguistes, folkloristes, archéologues, numismates, juristes, agronomes, historiens ◀de▶ la philosophie, ◀de▶ l’art ou ◀de▶ la religion, etc., même s’ils épuisent chacun leur sujet spécial, ne font pas un Dialogue des cultures. Ils peuvent se multiplier à la satisfaction générale, sans qu’aucun des problèmes ◀de▶ fonds et ◀d’▶ensemble soit touché.
Le Dialogue des cultures doit s’établir entre des ensembles, et porter sur des problèmes vivants : attitudes fondamentales, conflits actuels, besoins organiques, « clearing » et planification des échanges ◀de▶ région à région.
2. Entre les travaux indispensables des spécialistes, les publications savantes, les colloques et congrès, d’une part — et d’autre part les responsables des relations politiques, économiques, techniques, il y a aujourd’hui un grand vide. Il n’y a pas ◀de▶ relais utiles.
Pour préparer des hommes d’État, des diplomates, des chargés ◀de▶ mission ◀d’▶une région à négocier avec leurs homologues ◀d’▶une autre région, les travaux ◀de▶ spécialistes sont ◀de▶ peu de secours : le temps manque pour les étudier, et ils ne sont pas assez actuels ou synthétiques.
Pour préparer des aides techniques, on manque ◀d’▶écoles, ◀de▶ centres ◀de▶ formation.
L’aide aux pays en voie ◀de▶ développement dépend des décisions ◀de▶ nations isolées (qui ont en vue des buts politiques d’abord) ; ou ◀d’▶organismes purement économiques (qui négligent les aspects spirituels et psychologiques des problèmes) ; ou ◀de▶ firmes privées (qui envoient les représentants qu’elles ont la chance ◀de▶ trouver, préparés ou non…).
Enfin, une troisième lacune nous frappe, dans un tout autre ordre, qui est celui des faits plus que des méthodes.
3. Les relations culturelles entre l’Occident et les autres régions ont déjà fait l’objet ◀d’▶innombrables études, mais les relations entre l’Afrique et l’Inde, le monde arabe et l’Afrique noire, par exemple ; ou encore, les relations entre la Chine nouvelle et toutes les autres régions non européennes, posent des problèmes non moins urgents et importants, quoique beaucoup moins étudiés jusqu’ici, ou mal connus.
Ici se manifeste l’insuffisance des moyens ◀d’▶information ◀de▶ base qui permettraient un dialogue multilatéral des cultures.
La situation ainsi décrite — possibilités, besoins, lacunes —, ce qu’il nous reste à faire apparaît plus clairement.
V. Méthodes ◀de▶ dialogue
1. Organiser le Dialogue des cultures sur la base des ensembles culturels, ou régions
Est et Ouest, Occident et Orient, sont des catégories trop vastes. Elles ne correspondent pas à des réalités culturelles suffisamment définies ou homogènes pour pouvoir dialoguer utilement.
Le terme ◀d’▶Occident recouvre quatre ensembles distincts : Europe, Amérique du Nord, Amérique latine, Russie. Éléments communs : race blanche dominante, tradition chrétienne, origine culturelle européenne. Mais il est clair que dans le dialogue avec l’Afrique noire, ou l’Inde, ou la Chine, ces quatre ensembles adopteront des attitudes très différentes, parfois opposées. La Russie s’est séparée politiquement ◀de▶ l’Occident, mais elle en exagère certains traits au-delà ◀de▶ toute mesure, privés ◀de▶ leurs contreparties traditionnelles, ainsi : culte ◀de▶ la technique sans freins humanistes ou coutumiers, doctrine marxiste unique imposée sans discussion, parti unique sans opposition, impérialisme sans mauvaise conscience, etc. Les États-Unis sont à la fois plus matérialistes et plus idéalistes-moralistes que l’Europe et que l’Amérique latine. Cette dernière ne connaît pas ◀de▶ problème des races, mais des problèmes ◀de▶ développement industriel et éducatif, ◀d’▶inégalité sociale, et contrairement à l’Europe, elle regorge ◀de▶ richesses potentielles en matières premières et en espace. Enfin l’Europe, ancêtre culturelle des trois autres, n’a pas encore pu surmonter ses divisions nationales, qui ont failli la ruiner par deux fois, et n’a donc pas encore ◀de▶ politique commune, répondant à sa vocation, à l’égard des régions différentes ◀de▶ la planète.
L’Asie est un concept européen, et ne possède pas ◀d’▶autre unité certaine, en dehors des traditions religieuses issues ◀de▶ l’Inde et qui ont marqué ◀d’▶empreintes inégalement profondes le Centre, le Sud-Est et l’Est du continent. Il est difficile ◀de▶ trouver un dénominateur commun aux problèmes ◀de▶ l’Inde et à ceux du Japon, par exemple, ou ◀de▶ la Chine.
Au surplus, la problématique Est-Ouest, chère à Hegel et aux philosophes ◀de▶ la culture du xixe siècle, survole le monde arabe actuel et néglige complètement l’Afrique noire, c’est-à-dire ne correspond plus aux réalités du xxe siècle.
Les régions culturelles qui constituent ◀de▶ nos jours des « champs ◀d’▶étude intelligibles » (Toynbee) sont à la fois moins vastes et moins vagues que le binôme Orient-Occident ; mais plus vastes et plus réelles (du point de vue culturel) que les États-nations constitués partout sur un modèle emprunté au xixe siècle européen.
Pratiquement, nous pouvons distinguer une douzaine ◀de▶ régions culturelles assez bien définies :
- Amérique latine (espagnole et portugaise)
- Amérique du Nord (États-Unis et Canada)
- Europe
- URSS
- monde arabe (Maghreb et Proche-Orient)
- Afrique noire (francophone et anglophone)
- Iran-Pakistan-Afghanistan
- Inde
- Sud-Est de l’Asie bouddhiste
- Indonésie
- Chine
- Japon
Zones intermédiaires : les pays européens actuellement satellites ◀de▶ l’URSS, et les pays bouddhistes situés entre l’Inde, la Chine et l’Indonésie.
C’est entre ces régions bien distinctes, et non pas entre continents trop vastes ou entre nations trop petites, que le dialogue peut s’instituer.
2. « Présenter » (expliquer et enseigner) ces régions et leurs principes ◀de▶ cohérence culturelle, tant à leurs habitants qu’aux autres régions.
On se comprend mieux soi-même en s’expliquant aux autres ; et pour répondre aux questions ◀d’▶étrangers, on est amené à mieux se connaître, parfois même à se découvrir.
Le problème n’existe guère pour des ensembles comme l’URSS et les USA, qui sont fortement intégrés soit par l’unification doctrinale qu’impose le Parti à des peuples très divers, soit par le brassage continuel ◀d’▶une population ◀d’▶origines variées, ainsi rendue conforme à l’American way of life. La culture ◀de▶ ces deux ensembles est facile à « présenter », parce qu’elle s’est constituée en somme selon les principes ◀de▶ la propagande éducative — celle-ci pouvant être la même vers l’intérieur que vers l’extérieur.
Il n’en va pas de même pour l’Europe, où l’on s’est efforcé depuis un siècle ◀de▶ former vingt « consciences nationales », mais pas ◀de▶ European way of life ; où l’on entretient vingt organismes ◀de▶ « relations culturelles nationales » mais pas ◀de▶ « relations culturelles européennes » ; et ◀d’▶où sortent des centaines ◀d’▶attachés culturels nationaux, mais pas un seul qui soit chargé ◀de▶ représenter l’Europe.
Un morcellement comparable risque ◀de▶ se créer en Afrique noire, et dans le monde arabe, comme conséquence ◀de▶ la création ◀de▶ nations nouvelles, avides ◀de▶ s’affirmer aussi sur le plan culturel. Le moyen le plus facile et le plus tentant ◀de▶ s’affirmer, c’est ◀de▶ s’opposer à l’extérieur, c’est-à-dire d’abord à la culture européenne et à « l’américanisme », en l’occurrence, puis à la culture des États voisins ou rivaux. Pendant ce temps, le communisme répand sa version schématique et autoritaire ◀d’▶un occidentalisme technicien — chez ceux qui entendent lutter contre l’Occident.
Réveiller la notion et la conscience des ensembles culturels réels permettrait ◀de▶ combattre les aspects les plus nocifs du nationalisme, ◀de▶ soustraire la vie culturelle à l’emprise stérilisante des propagandes politiques, et ◀de▶ faire face avec des moyens plus amples aux vrais problèmes du siècle : éducation des masses ; lutte contre le matérialisme que peut répandre la technique ; adaptation ◀de▶ la technique aux valeurs humaines (et non l’inverse) ; transfert des bénéfices ◀de▶ l’automation non pas au chômage mais aux loisirs créateurs ; solidarité économique et culturelle du genre humain.
3. Trouver, ou former, des interlocuteurs responsables dans les diverses régions culturelles.
Ceci suppose la création :
a) ◀d’▶écoles ou stages ◀de▶ formation ◀de▶ responsables, où l’on rendrait une élite ◀de▶ jeunes hommes conscients des valeurs ◀de▶ leur propre culture et ◀de▶ ce qui la distingue des autres, mais aussi des possibilités complémentaires des diverses cultures ;
b) ◀d’▶institutions équipées pour organiser le dialogue, et pour permettre aux interlocuteurs responsables ◀de▶ s’informer, ◀de▶ se connaître, et ◀d’▶entreprendre des tâches communes.
VI. Vers la création ◀de▶ centres culturels régionaux
Les considérations que l’on vient de résumer nous amènent à une conclusion pratique qu’il nous importe ◀de▶ soumettre à l’examen ◀de▶ représentants qualifiés d’autres cultures.
Il s’agit ◀d’▶une « simple » question ◀d’▶organisation, que beaucoup ◀d’▶intellectuels jugeront sans doute étrangère à leurs soucis ou à leurs talents. Et pourtant, même si l’on est persuadé que le vrai dialogue s’institue au niveau des expériences spirituelles, il reste que les âmes ne communiquent pas encore sans que les hommes se rencontrent, et que les rencontres souhaitables demandent à être organisées.
Nous sommes arrivés à la conviction que la création ◀de▶ centres analogues au CEC dans les diverses régions culturelles énumérées plus haut, permettrait ◀de▶ combler certaines lacunes foncières dans le régime actuel des échanges, et donnerait une efficacité toute nouvelle au dialogue sincère et fécond des cultures.
La mission ◀de▶ ces centres régionaux serait triple :
— réunir une documentation bien sélectionnée et ◀de▶ consultation aisée sur la vie culturelle ◀de▶ chaque région (activités, œuvres créées, institutions, tendances et problèmes) ;
— contribuer à définir et à mettre en lumière les valeurs communes propres à toute une région, étudier les problèmes spécifiques ◀de▶ cette région ; offrir un lieu ◀de▶ rencontre et ◀de▶ coopération aux hommes qui peuvent résoudre ces problèmes ; puis placer les résultats ◀de▶ ces travaux à la disposition des responsables ◀de▶ l’éducation, ◀de▶ la politique et ◀de▶ l’économie ;
— servir enfin ◀d’▶instruments efficaces pour animer et nourrir le Dialogue des cultures.
Pratiquement, on pourrait attendre ◀de▶ tels centres les services suivants :
1. Documentation
— Bibliographies critiques des livres et articles traitant des problèmes ◀de▶ la région. (Exemple : le CEC a publié une première bibliographie ◀de▶ cent ouvrages sur l’Europe, et en prépare une autre, systématique et complète de plus ◀de▶ 2000 titres. Il peut ainsi répondre aux demandes ◀de▶ chercheurs et ◀d’▶instituts ◀d’▶outre-mer, qui ne disposaient jusqu’ici que ◀de▶ sources ◀d’▶informations nationales) ;
— Fichiers détaillés sur les institutions culturelles, universités, associations, fondations, maisons ◀d’▶édition, revues, etc. ◀de▶ tous les pays ◀de▶ la région ;
— Documentation sur l’état ◀de▶ l’enseignement, des recherches scientifiques, des arts (écoles, tendances, débats, œuvres nouvelles), ◀de▶ l’historiographie, ◀de▶ la sociologie, ◀de▶ l’urbanisme, etc. ;
— Renseignements sur les personnalités culturelles marquantes, leurs œuvres, leur action régionale, l’intérêt qu’elles portent à d’autres cultures, leurs qualifications et leur disponibilité éventuelle pour tel ou tel congrès, stage, séminaire, voyage ◀d’▶études.
N.B. Plutôt que ◀de▶ rassembler au Centre même des archives encombrantes et coûteuses, et difficiles à consulter, il suffit le plus souvent que le Centre sache où sont les sources existantes ◀de▶ renseignements sur un sujet donné et puisse y faire appel quand besoin est. (À titre ◀d’▶exemple : le CEC est en mesure ◀de▶ répondre aux questions qu’on lui adresse sur les organisations européennes officielles, parce qu’il est en relations constantes avec leurs services ◀d’▶information. En revanche, il a constitué ses propres archives sur vingt-cinq instituts ◀d’▶études européennes, vingt-trois festivals ◀de▶ musique, et sur les foyers ◀d’▶éducation populaire, les fondations, les maisons ◀d’▶édition, les congrès et stages ◀d’▶études européennes, etc., etc.).
2. Contribution à la prise de conscience, dans une région donnée, ◀de▶ son unité et des valeurs propres ◀de▶ sa culture
— Séminaires sur les problèmes communs à tous les pays ◀de▶ la région : intégration économique ou politique ; manuels et enseignement ◀de▶ l’histoire et du civisme ; formation technique et adaptation ◀de▶ la technique aux mœurs et aux croyances religieuses ; évolution des arts, etc. ;
— Publication des résultats ◀de▶ ces travaux ;
— Préparation ◀d’▶ouvrages « présentant » la culture ◀de▶ la région, et dégageant les caractères communs à tous ses peuples ou pays. Ces ouvrages seraient ensuite traduits dans les autres régions, par l’intermédiaire de leur centre culturel. Ils seraient conçus en vue de l’information des éducateurs, publicistes, assistants techniques, industriels, hommes politiques, etc. Ils combleraient une des lacunes les plus frappantes que nous ayons rencontrées jusqu’ici ;
— Accueil aux étudiants, professeurs, chercheurs et enquêteurs, facilitant leurs contacts et leur connaissance des réalités humaines et des problèmes ◀de▶ la région.
3. Relais, « clearing houses », points ◀d’▶appui pour l’organisation mondiale et pour l’animation du Dialogue des cultures
Dès que ◀de▶ tels centres fonctionneraient, on saurait où l’on peut s’adresser pour recueillir des informations utiles ◀de▶ tous ordres, sur une région donnée. (Aujourd’hui, on doit se renseigner dans une douzaine ◀de▶ capitales, auprès de services officiels qui ne sont pas toujours en contact avec la culture vivante, et sont mal équipés pour répondre à des demandes personnelles ou à des questions portant sur l’ensemble ◀de▶ leur région).
Les centres ne seraient pas nécessairement eux-mêmes les « interlocuteurs responsables » dont on a vu la nécessité, mais ils seraient en tout cas les moyens ◀de▶ détecter ces interlocuteurs (parfois ◀de▶ les former) et ◀d’▶entrer en contact avec eux.
Une fois constitués, les divers centres régionaux établiraient entre eux des liens multilatéraux ◀de▶ collaboration pratique, et formeraient ainsi les points ◀d’▶appui ◀d’▶un réseau mondial ◀d’▶échanges ◀d’▶hommes, ◀d’▶idées et ◀d’▶informations.
La création ◀de▶ centres régionaux selon la formule que l’on vient ◀d’▶esquisser pose évidemment des problèmes ◀de▶ personnel, ◀de▶ financement et ◀de▶ statut juridique, qui varient considérablement ◀d’▶une région à l’autre. La question du siège des centres (dans quel pays et dans quelle ville ?) se poserait également pour chaque région. Il ne nous appartient pas ◀de▶ discuter ces problèmes dans le présent papier, qui ne veut qu’introduire le sujet. Le colloque ◀de▶ Genève doit permettre aux représentants des diverses régions ◀de▶ donner leur opinion sur le principe même ◀de▶ la proposition, et ◀d’▶informer leurs collègues sur les possibilités et difficultés existant dans leur région, ainsi que sur les projets analogues qui auraient déjà fait l’objet ◀de▶ leurs préoccupations.
Soulignons le fait que dans certaines régions (en Inde par exemple) des institutions déjà existantes pourraient éventuellement servir ◀de▶ maisons-mères aux centres à créer, et faciliter leur équipement initial (personnel, documentation, locaux, financement).
L’expérience acquise par le CEC (résultats obtenus, difficultés rencontrées, méthodes ◀de▶ travail, types ◀de▶ publications, documentation, statut, etc.) fournit un précédent qui peut être instructif pour d’autres régions, mutatis mutandis.
◀De▶ toute manière, il nous semble que la discussion ◀de▶ notre proposition, même si elle n’aboutit pas à des résultats immédiats dans toutes les régions représentées, peut contribuer à maintenir dans les débats ◀de▶ Genève, consacrés aux principes et aux méthodes du Dialogue des cultures, la préoccupation ◀de▶ l’efficacité, c’est-à-dire des moyens ◀de▶ développer ce dialogue, en temps utile, avant que l’on vienne nous dire : — Il est trop tard, la sagesse a perdu la partie pour avoir négligé les conditions modestes et concrètes ◀de▶ tout succès.
Genève, août 1961.