L’▶Europe détient ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀l’▶avenir, mais a-t-elle ◀la▶ volonté ◀de▶ vivre ? (13 juin 1962)l
Tout pronostic relatif à ◀l’▶Europe7 doit se baser sur ◀l’▶examen ◀de▶ trois facteurs déterminants pour ses chances ◀d’▶avenir : sa vitalité intrinsèque, sa volonté ◀de▶ vivre, enfin sa fonction dans ◀le▶ monde ou vocation.
◀La▶ situation géoéconomique ◀de▶ notre petit continent, au point présent ◀de▶ ◀l’▶évolution du monde est plus centrale que jamais, si bizarre que puisse apparaître ◀l’▶expression.
Voyons donc ◀les▶ faits mesurables.
Parmi ◀l’▶infinité des hémisphères qu’on peut tracer sur notre globe, il en existe un — et un seul ! — qui se trouve contenir à la fois ◀le▶ 94 % ◀de▶ ◀l’▶humanité actuelle et ◀le▶ 98 % ◀de▶ ◀la▶ production totale du monde. ◀De▶ là ◀le▶ nom ◀d’▶hémisphère privilégié que lui ont donné ◀les▶ géographes. L’autre moitié du globe, ainsi déterminée, ne contient donc que 6 % des habitants et 2 % ◀de▶ ◀la▶ production du monde, n’étant guère occupée que par ◀les▶ océans, ◀le▶ continent antarctique, ◀la▶ Patagonie et ◀l’▶Australie méridionale. Or voici ◀le▶ fait qui me frappe : c’est que ◀le▶ pôle ◀de▶ cet hémisphère tombe en Europe, exactement au sud ◀de▶ Nantes.
Ainsi, ◀d’▶un point choisi au zénith ◀de▶ Nantes, assez loin de ◀la▶ Terre pour qu’avec ◀l’▶aide ◀d’▶un télescope ◀le▶ regard embrasse tout ◀l’▶hémisphère privilégié, on pourrait observer pratiquement ◀les▶ 19/20e ◀de▶ ◀l’▶humanité, tandis que du point de vue correspondant aux antipodes, on ne verrait que ◀de▶ ◀l’▶eau et des déserts, et seulement sur ◀les▶ bords, des traces ◀de▶ ◀l’▶œuvre humaine.
Voici donc un fait mesurable qui ne dépend ni ◀de▶ notre orgueil ni ◀de▶ notre humilité ◀d’▶Européens, un fait aisément vérifiable et dont ◀les▶ données objectives se lisent sur nos mappemondes et cartes économiques, en attendant ◀d’▶être photographiées par quelque satellite artificiel :
◀L’▶Europe est bel et bien ◀le▶ centre du monde humain, ◀le▶ lieu géométrique, ◀le▶ carrefour naturel des grandes voies ◀de▶ communication maritimes et surtout aériennes qui ont permis au genre humain ◀de▶ vérifier son unité concrète, et ◀d’▶en prendre une conscience utile, opérative.
Au cœur ◀de▶ ◀l’▶hémisphère privilégié apparaît donc clairement, comme en graphique, ◀la▶ fonction mondiale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et voilà qui est déterminant, pour qui suppute ◀les▶ chances futures ◀de▶ ◀l’▶Occident et ◀de▶ ◀l’▶esprit européen, constater que ◀l’▶Europe actuelle, amputée des plaines russes, tiendrait près de neuf fois dans ◀l’▶Asie, et six fois dans ◀l’▶Afrique. En revanche, ce plus petit continent est ◀le▶ plus complexe ◀de▶ tous : ◀le▶ plus profondément découpé par ◀les▶ mers et ◀le▶ plus richement cloisonné par des plis montagneux ◀de▶ moyenne altitude et des fleuves aisément traversables. En proportion ◀de▶ sa surface, n’oublions pas que ◀l’▶Europe a ◀les▶ plus longues côtes (7 000 km de plus que ◀l’▶Afrique), ◀les▶ ports ◀les▶ plus nombreux, ◀le▶ plus riche réseau ◀de▶ voies ◀d’▶eau (fleuves et canaux), ◀la▶ plus grande densité ◀de▶ villes et ◀de▶ villages, et ◀le▶ peuplement ◀le▶ plus égal : c’est ◀le▶ seul continent qui n’ait point ◀de▶ déserts.
Plaines conquises sur ◀la▶ mer, fleuves aux méandres simplifiés par des canaux, tunnels routiers et ferroviaires, innombrables ponts et chaussées, travail infini des campagnes. Regardez à ◀la▶ loupe cette photo ◀d’▶une région qui peut être allemande, française, luxembourgeoise, belge ou suisse : vous y distinguez des villages, des petites villes et des fermes isolées, des châteaux et des usines, des routes, des voies ferrées et des canaux, des forêts et des champs quadrillés — partout ◀les▶ traces ◀de▶ ◀l’▶homme et du travail humain, et nulle part aussi concentrées.
Anciens villages et villes ◀d’▶Europe, vous n’en trouverez pas deux dont ◀les▶ plans soient superposables. S’ils se ressemblent, c’est par leur complication ou par leur manière ◀d’▶être différents : première formule ◀de▶ ◀l’▶unité paradoxale qui permettra ◀de▶ définir ◀l’▶Europe. Une unité non point faite ◀d’▶uniformité, mais au contraire de variété des formes, ◀de▶ complexité des structures. En Amérique, ◀les▶ villages naissent comme au hasard, le long des routes frayées par ◀les▶ pionniers : ils ne sont guère enracinés, ils sont en marche. Ces maisons boisées, espacées, bordant une route, on dirait ◀les▶ wagons couverts des pionniers arrêtés un soir, à ◀l’▶étape, et qui auraient décidé ◀d’▶en rester là. En Asie, ◀les▶ maisons s’assemblent en essaims. En Afrique, ◀les▶ huttes se groupent en rond dans ◀les▶ clairières ou s’égrènent le long de ◀la▶ berge ◀d’▶un fleuve.
◀L’▶Europe seule présente un réseau ◀de▶ communautés bien ancrées, bien nettement individuelles et pourtant richement reliées et régionalement fédérées.
Et voici que tout se résume en un coup d’œil. Car autour de ◀la▶ place ◀d’▶un simple village ◀d’▶Europe vous trouvez ◀l’▶église et ◀la▶ mairie, souvent ◀l’▶école et ◀les▶ cafés, et ◀le▶ marché et ◀la▶ circulation. À partir de cette place, banale et donc typique, un savant débarqué ◀de▶ Mars ou ◀de▶ Vénus pourrait reconstituer sans trop ◀d’▶erreurs ◀les▶ structures essentielles ◀de▶ notre civilisation.
Un service religieux, une séance du conseil municipal, une heure ◀de▶ classe, ◀les▶ discussions autour ◀d’▶une table ◀de▶ bistrot ou ◀d’▶un étalage ◀de▶ marché lui permettraient ◀de▶ trouver quelques-uns des secrets (pour nous trop évidents) du dynamisme européen. C’est-à-dire : ◀la▶ communauté spirituelle, ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ loi, ◀le▶ respect général et tacite des institutions, ◀l’▶éducation publique, ◀l’▶échange des opinions individuelles (◀de▶ préférence contradictoires et subversives) et ◀l’▶échange des produits du travail — toute une vitalité librement ordonnée, faite ◀de▶ tensions multiples, entrecroisées.
Esquissons ce portrait ◀de▶ ◀l’▶Europe telle que chacun ◀de▶ nous peut ◀la▶ voir, ce portrait composé non point à partir de définitions et ◀d’▶analyses intellectuelles ◀de▶ principes et ◀de▶ doctrines — dont il serait toujours facile ◀de▶ dire qu’elles n’ont guère été mises en pratique et qu’il s’agit ◀d’▶une Europe idéale, qu’on refuse ◀de▶ reconnaître, qui est celle des autres, ◀de▶ l’autre école ou ◀de▶ l’autre parti — mais à partir des réalités visibles et tangibles, qui sont ◀le▶ cadre ◀de▶ nos vies. Europe présentée non point par sa philosophie mais bien par sa morphologie. ◀La▶ tentative est assez nouvelle, et ne nous dissimulons pas ses risques, mais il se peut qu’elle donne quelques idées fécondes à ◀de▶ jeunes sociologues qui ◀la▶ pousseraient plus loin, et qu’elle suggère une méthode inédite ◀d’▶un enseignement ◀de▶ notre vie civique, basée sur ◀la▶ photo et sur ◀le▶ film, et permettant beaucoup de comparaisons révélatrices avec ◀la▶ réalité des autres continents. Essayons donc ◀de▶ reconstruire ◀l’▶Europe en partant ◀de▶ ◀la▶ place communale.
Nos villes et nos villages ne sont pas nés autour de places préalablement dessinées, mais bien plutôt autour ◀d’▶une citadelle, ◀d’▶un Burg, défendant un lieu stratégique ; toutefois, c’est bien ◀la▶ création organique ◀de▶ ◀la▶ Place dans ◀les▶ faubourgs — fori burgus, lieux hors du bourg originel et défensif — qui a marqué et manifesté ◀l’▶accession des Européens à ◀la▶ réalité communautaire, fondement ◀de▶ notre civilisation. On sent bien que ce ne sont pas des masses informes, ni des masses militarisées — ◀la▶ populace ni ◀le▶ despote — qui ont aménagé au cours des siècles ces espaces mesurés par ◀l’▶usage. ◀Les▶ dictatures ne font que ◀de▶ ◀la▶ géométrie, alignent des façades bureaucratiques autour ◀d’▶un cercle vide ou ◀d’▶un quadrilatère évoquant ◀de▶ lourdes parades. Tout au contraire : ◀la▶ Place centrale ◀de▶ nos villes et villages est rarement régulière, hors des périodes ◀de▶ relâchement civique, précisément, c’est-à-dire ◀d’▶étatisme au cordeau, ◀de▶ tyrannie. ◀Le▶ square anglais, malgré son nom, répugne autant à ◀l’▶angle droit que ◀le▶ Palio de Sienne, ◀la▶ Piazza Signioria ou ◀le▶ forum romain lui-même, ancêtre commun ◀de▶ nos places, Platze, plazas, praças, piazze, ou Pleins selon ◀le▶ pays. Quant à ◀l’▶ancêtre du forum lui-même, c’est ◀l’▶agora des Grecs, où naquit ◀le▶ civisme occidental.
Que ◀la▶ mairie (◀l’▶hôtel de ville, ◀le▶ municipio, ◀le▶ Rathaus) soit ou non bâtie sur ◀la▶ place — et il se trouve qu’elle ◀l’▶est en général — c’est bien ◀de▶ là qu’elle tire son sens originel. ◀Les▶ partis qui décident ◀de▶ ◀la▶ composition des conseils ◀de▶ ◀la▶ cité, se forment tout d’abord sur ◀l’▶agora, sur ◀le▶ forum ◀de▶ ◀la▶ Rome républicaine, puis sur ◀la▶ place des communes médiévales.
Il n’est pas ◀de▶ démocratie, au sens européen du terme, qui ne repose sur ◀la▶ libre discussion, sur ◀le▶ libre jeu des partis, et sur ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶opposition, majorité possible ◀de▶ demain… Or ◀les▶ partis et ◀l’▶opinion, et ◀l’▶opposition notamment, se manifestent par ◀la▶ Presse, dans ◀l’▶ère moderne ◀de▶ ◀l’▶Europe ; et ◀la▶ presse, dès ◀le▶ début, fut étroitement liée à cet autre élément nécessaire ◀de▶ toute place digne du nom : ◀le▶ café. C’est là qu’elle se parle d’abord, s’écrit bien souvent, et se lit. C’est dans ◀les▶ cafés ◀de▶ Hollande que se réunissent ◀les▶ réfugiés qui créeront ◀les▶ fameuses gazettes françaises diffusées dans ◀l’▶Europe entière, en dépit des censures ◀de▶ ◀l’▶absolutisme, et qui préparent ◀le▶ siècle des Lumières et ◀la▶ Révolution française. C’est dans ◀les▶ tavernes anglaises que se lisent à haute voix ◀les▶ éditoriaux du journal que Daniel Defoe rédige seul, ◀de▶ 1704 à 1713. Et c’est encore dans ◀les▶ cafés que ◀le▶ Spectator d’Addison, un peu plus tard, a ◀l’▶ambition ◀de▶ faire pénétrer ◀la▶ philosophie, enfin sortie des cabinets ◀d’▶études et ◀de▶ ◀l’▶école. N’oublions donc pas, sur ◀la▶ place, ◀la▶ présence du kiosque à journaux, point ◀d’▶insertion ◀de▶ ◀la▶ rumeur du monde, entre ◀le▶ café et ◀le▶ marché.
Face à ◀l’▶hôtel de ville, ◀l’▶église. ◀Le▶ temple grec sur ◀l’▶agora, ◀l’▶autel romain sur ◀le▶ forum, enfin ◀l’▶église chrétienne ou ecclesia (qui veut dire assemblée et non plus temple), représentent l’autre pôle ◀de▶ ◀la▶ cité : celui ◀de▶ ◀l’▶unanimité fondamentale, qui doit transcender ◀les▶ partis, ◀les▶ ambitions et ◀les▶ doctrines en vogue. Si ◀l’▶on en juge seulement par ◀les▶ structures sensibles et visibles — comme j’entends ◀le▶ faire aujourd’hui — que se passe-t-il dans cette église, et que ◀l’▶Orient n’a jamais connu ? ◀Le▶ prêtre parle, entonne, et ◀le▶ peuple répond, et ◀le▶ chœur chanté, et dans ◀l’▶église, manifeste à son tour ◀la▶ structure essentiellement polyphonique et dialectique qui définit ◀l’▶Europe, sa grandeur et son drame.
Il serait tentant, partant ◀de▶ là, ◀de▶ reconstituer toute ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶individu à la fois autonome et engagé — engagé, dans ◀la▶ communauté… Mais cette démonstration sortirait ◀de▶ mon sujet. Je signale simplement qu’elle pourrait être faite presque aussi bien en partant ◀de▶ ◀l’▶école, autre bâtiment ◀de▶ ◀la▶ place.
◀L’▶école est issue ◀de▶ ◀l’▶Église, au Moyen Âge ; puis ◀de▶ ◀la▶ Réforme et des Ordres, à ◀la▶ Renaissance. Aujourd’hui, ses instituteurs, qui dépendent ◀de▶ ◀la▶ mairie, sont souvent plus sensibles aux débats du café qu’aux objurgations ◀de▶ ◀la▶ chaire. Voici donc une nouvelle tension qui s’institue. Mais ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶école est demeurée ◀la▶ même : elle doit d’une part communiquer ◀les▶ connaissances acquises et ◀le▶ respect des valeurs communes, et elle doit d’autre part éveiller ◀le▶ sens critique et ◀le▶ jugement individuel. Éduquer, c’est e-ducere, conduire dehors. Conduire ◀l’▶individu, mais ◀le▶ conduire à lui-même tout autant qu’aux grands lieux communs qui ont formé ◀la▶ cité, qui ◀la▶ maintiennent, et qu’il faut critiquer pour ◀les▶ garder vivants, mais au nom des principes qu’elle enseigne. ◀La▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶école dans ◀la▶ cité se résume donc par ◀les▶ deux termes ◀l’▶initiation et ◀l’▶initiative, qui marquent ◀les▶ deux pôles ◀de▶ notre éducation. (◀L’▶Orient et ◀les▶ cultures traditionnelles n’ont guère connu jusqu’à nos jours ◀d’▶autre forme ◀d’▶éducation qu’initiatique.)
Quant au marché, qui occupe ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ place, lieu ◀de▶ rencontre des produits ◀de▶ ◀la▶ campagne et des besoins ◀de▶ ◀la▶ ville, et en même temps figuration vivante ◀de▶ ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶offre et ◀de▶ ◀la▶ demande, il a fourni ◀la▶ désinence symbolique ◀de▶ toute ◀l’▶économie européenne jusqu’à nos jours. (Même après que ◀le▶ port eut pris plus ◀d’▶importance pour ◀le▶ commerce que ◀le▶ marché citadin-rural.) Ici se noue ◀le▶ jeu serré des intérêts contradictoires mais solidaires du producteur et du consommateur, des droits acquis et des règles ◀d’▶arbitrage, des initiatives et des coutumes, des conditions locales et des exigences collectives — en perpétuelle tension, lutte et conciliation, antinomique et pleinement valable. À cela s’ajoutent ◀les▶ multiples tensions, non seulement entre ◀les▶ institutions elles-mêmes, mais aussi entre ◀la▶ commune (née ◀de▶ leur composition locale) et ◀la▶ région, puis entre ◀la▶ région et ◀la▶ nation, ◀la▶ nation et ◀l’▶Europe, ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde ; tout se ramenant, en somme, à ◀la▶ tension entre ◀le▶ particulier sous toutes ses formes — fussent-elles nationales — et ◀l’▶universel dans toutes ses exigences — fussent-elles représentées par ◀la▶ révolte ◀d’▶un seul, ◀d’▶un génie ou ◀d’▶un saint contre toute une cité, au nom de ses principes indiscutés.
Voici donc définie par ses formes une Europe pluraliste et non pas unitaire dans son principe comme ◀le▶ furent ◀les▶ grandes civilisations traditionnelles et statiques ◀de▶ ◀l’▶Asie, et aussi ◀de▶ ◀l’▶Amérique précolombienne, et comme veulent ◀l’▶être ◀les▶ régimes totalitaires ◀de▶ notre temps.
Civilisation à base ◀d’▶antagonismes, ◀de▶ conflits toujours renouvelés ; civilisation ◀de▶ discussion et ◀de▶ contestation dont ◀la▶ passion maîtresse paraît bien être ◀la▶ remise en question permanente des données naturelles et des relations humaines, du Destin et du sens ◀de▶ vie.
Quand l’une des réalités antagonistes — ◀la▶ liberté ou ◀l’▶autorité, ◀l’▶autonomie locale ou ◀la▶ centralisation, ◀l’▶innovation ou ◀la▶ tradition, ◀l’▶individualisme ou ◀la▶ discipline sociale, etc.— prétend s’imposer seule et détruire l’autre au nom d’un ordre simplificateur ou ◀d’▶une doctrine prétendument totale et unitaire, il en résulte guerres, révolutions, massacres, explosions ◀d’▶anarchie suivies ◀de▶ dictatures — une histoire plus intense, violente et polémique que n’en relatent ◀les▶ chroniques ◀d’▶aucune autre région du monde.
Quand ◀les▶ antagonismes se composent en une conciliation pratique, gagée par une institution, ou assurée par une méthode qui ne supprime pas ◀la▶ tension mais ◀la▶ maîtrise, évitant à la fois ◀le▶ lugubre unisson et ◀la▶ cacophonie intolérable — alors paraissent ◀les▶ créations ◀les▶ plus typiques ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, non seulement dans ◀les▶ arts, mais dans ◀la▶ société. On ◀les▶ dirait formées sur ◀le▶ modèle du chœur, ◀de▶ ◀l’▶harmonie des sons complémentaires, voire ◀de▶ ◀la▶ dissonance calculée et dirigée vers une « résolution » future. Ainsi ◀de▶ ◀la▶ commune, ◀de▶ ◀la▶ fédération, du parlement et du régime bicaméral, des syndicats et des coopératives ; ainsi ◀de▶ ◀l’▶éducation elle-même et, finalement, ◀de▶ ◀l’▶idée du progrès.
Dans ◀la▶ mesure où cet immense complexe ◀de▶ tension n’est pas trop déprimé ou dévasté par ◀les▶ guerres, ◀les▶ dictatures et ◀les▶ nationalismes clos, qui représentent ses courts-circuits ; dans ◀la▶ mesure ou se développe, ne fût-ce qu’une part du potentiel accumulé par ces tensions, on conçoit qu’il fonctionne alors comme ◀le▶ foyer ◀d’▶une expansion énergétique irrésistible. Tel est ◀le▶ secret du dynamisme européen et des périodes ◀de▶ diastole planétaire ◀de▶ notre civilisation.
Sommes-nous au seuil ◀d’▶une telle période ? Ou au contraire, ◀l’▶état ◀de▶ santé ◀de▶ ◀l’▶Europe est-il aussi mauvais que ◀le▶ proclament une bonne partie ◀de▶ nos intellectuels ? Plus sérieusement : ◀la▶ technique triomphante ne va-t-elle pas rapidement effacer nos plus fécondes diversités et imposer au continent et à ses peuples un visage uniforme et anonyme, comparable au portrait-robot du producteur moyen russe ou américain ? ◀Les▶ éléments ◀d’▶une réponse motivée à cette question — trop souvent et trop facilement tranchée au nom de partis pris réactionnaires ou progressistes — pourraient être fournis par une auscultation des organes principaux ◀de▶ ◀la▶ cité, c’est-à-dire des institutions traditionnelles que concrétisent nos bâtiments — symboles réunis autour de ◀la▶ place. Comment s’adaptent-ils à ◀l’▶ère technique ?
◀Les▶ églises d’abord, par ordre ◀d’▶ancienneté. La plupart sont aux trois quarts vides dans nos villages, qui n’en possèdent pourtant qu’une seule ◀le▶ plus souvent, alors qu’en Amérique elles sont pleines chaque dimanche, et on en trouve en général quatre ou cinq pour une commune rurale moyenne ◀de▶ 2000 à 3000 habitants. ◀L’▶église, en Amérique, est restée mieux que chez nous ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ vie sociale ◀d’▶un village. Elle y joue un grand rôle politique et civique. Mais c’est peut-être aux dépens de ◀la▶ rigueur ◀d’▶une doctrine et ◀d’▶une vie spirituelle que ◀l’▶Europe a mieux su maintenir face à ◀l’▶État et face aux modes du jour. ◀Les▶ Américains ◀le▶ sentent bien, et c’est pourquoi leurs pasteurs et leurs prêtres s’inspirent de plus en plus ◀de▶ nos théologiens.
Prenons ensuite ◀l’▶école, ◀l’▶enseignement. On ◀les▶ disait très en retard sur ◀l’▶époque, trop attachées aux traditions, et cette critique demeure en partie justifiée. Mais, en Amérique, on redécouvre ◀les▶ vertus ◀de▶ ◀la▶ culture générale et des humanités, et ◀d’▶une pédagogie plus ferme, pour ne pas dire autoritaire, si bien que ◀l’▶Europe redevient ◀le▶ modèle ◀d’▶un meilleur équilibre, si relatif soit-il, entre ◀les▶ exigences immédiates ◀de▶ ◀l’▶instruction ◀de▶ techniciens et ◀la▶ stratégie à long terme ◀de▶ ◀la▶ formation des esprits. ◀L’▶URSS elle-même, qui avait tout sacrifié pendant ◀la▶ période stalinienne à ◀l’▶enseignement des techniques, revient aux études générales et se rapproche, dans cette mesure du moins, ◀de▶ nos formules européennes.
Passons à ◀la▶ mairie, symbole ◀de▶ ◀la▶ commune, qui est ◀le▶ cadre concret du civisme. Elle a survécu, tant bien que mal, à plus ◀d’▶un siècle ◀d’▶empiètements ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ centralisation systématique dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos pays. On pouvait croire que ◀l’▶ère technique, qui est celle des plans à grande échelle, allait lui porter ◀le▶ coup ◀de▶ grâce. Bien au contraire. ◀Le▶ bon usage et ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶économie technicienne, selon ses meilleurs spécialistes, veulent à la fois des regroupements industriels et une répartition plus décentralisée ◀de▶ ◀la▶ production, poussant à ◀la▶ mise en valeur, par ◀l’▶intermédiaire des communes, des régions défavorisées du territoire. Même dans ◀les▶ nations ◀les▶ plus centralisées, comme ◀la▶ France, ◀le▶ mouvement ◀de▶ restauration des compétences communales se prononce chaque année plus nettement. Au plan européen, ◀le▶ Conseil des communes ◀d’▶Europe, ◀l’▶Union des villes et des pouvoirs locaux, apparus depuis la dernière guerre, ne livrent pas un combat ◀d’▶arrière-garde contre ◀l’▶État, mais au contraire sont ◀les▶ pionniers ◀d’▶un renouveau ◀de▶ ◀l’▶autonomie municipale.
Quant au marché, qui occupe ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ place, on sait qu’il n’a jamais été plus prospère qu’aujourd’hui, et cela dans tous nos pays, qu’il s’agisse du Marché commun des Six, ou ◀de▶ ◀l’▶économie des pays neutres.
Quant à ◀la▶ presse, enfin, et au café dont elle est née, je dirai que ◀la▶ prospérité ◀d’▶une presse libre et ◀le▶ prestige des cafés littéraires dans nos grandes villes, ces deux faits, inégaux ◀d’▶importance mais très typiques ◀de▶ notre Europe, restent des signes peu trompeurs ◀de▶ ◀la▶ vitalité ◀d’▶une culture moderne, mêlée à ◀l’▶existence sociale, capable ◀de▶ critique, donc ◀de▶ renouvellement.
Or ◀la▶ culture, au sens large du terme : ◀l’▶apport ◀de▶ ◀l’▶homme à ◀la▶ nature, résume ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀L’▶Europe sans sa culture n’est qu’un cap de l’Asie, assez pauvre en richesses naturelles, et moins peuplé, je ◀le▶ répète, que ◀l’▶Inde ou que ◀la▶ Chine. Mais ce cap et ses habitants, longuement travaillés, tourmentés, fécondés par une doctrine et une inquiétude religieuses, par des formes ◀de▶ pensée philosophique, et par une volonté ◀d’▶aventure rationnelle ◀d’▶où sont issues ◀la▶ science et ◀la▶ technique, et des arts florissants, et des institutions, et des formes ◀d’▶existence sociale, et une puissance économique sans précédent, c’est cela ◀l’▶Europe, c’est cela qui a fait ◀le▶ monde. ◀L’▶Europe, c’est très peu de choses plus une culture.
Cette définition simple me rappelle ◀l’▶équation ◀la▶ plus célèbre du siècle, qu’est celle ◀d’▶Einstein : E = mc2, ou E signifie ◀l’▶énergie, m ◀la▶ masse, c ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ lumière. Je ◀la▶ transpose terme à terme en désignant naturellement ◀l’▶Europe par E, sa petite masse physique par m, et sa culture par c. E = mc2 se lit alors comme suit : Europe égal cap de l’Asie multiplié par culture intensive (c au carré).
(Je précise bien — on ne sait jamais… — qu’il ne s’agit pas là ◀d’▶une démonstration faussement mathématique, mais seulement ◀d’▶une illustration…)
C’est grâce à cette densité remarquable ◀d’▶institutions pluralistes en tension, et à cette lutte toujours ouverte entre tradition et innovation, que ◀l’▶Europe s’est montrée capable ◀d’▶intégrer un peu mieux que d’autres ◀la▶ technique.
Ailleurs, en Amérique et en Russie, sur des grandes plaines, peu peuplées, voire des déserts, ◀la▶ civilisation technologique a pu développer ses effets sans résistances sérieuses, et comme sur table rase. En Europe, elle est née dans un contexte serré ◀de▶ principes vénérés et ◀de▶ droits garantis, dans un fouillis ◀de▶ coutumes séculaires, artisanales et paysannes, ◀de▶ chicanes légales ou fiscales, ◀de▶ fronde populaire et ◀de▶ revendications, qui ◀l’▶ont freinée dans son élan et ◀l’▶ont contrainte peu à peu à tenir compte du milieu humain, à ne pas se comporter comme ◀l’▶éléphant dans ◀le▶ magasin ◀de▶ porcelaine ou ◀le▶ bulldozer dans un verger. Certes, ◀les▶ freins et ◀les▶ écluses n’ont pas toujours joué à temps, et ◀la▶ conscience sociale a été lente à s’éveiller dans ◀les▶ élites responsables. La première révolution industrielle, celle qui tirait son énergie du charbon, n’a pas seulement créé ◀le▶ décor sale et sans âme des faubourgs ◀de▶ nos capitales, elle a créé ◀le▶ prolétariat, elle a soumis toute une classe ◀d’▶hommes à ◀la▶ machine encore très imparfaite, faisant ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, comme ◀l’▶a dit Marx, « ◀le▶ complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort », et ◀l’▶obligeant à travailler quinze heures par jour, dans des conditions inhumaines du point de vue ◀de▶ ◀l’▶hygiène autant que ◀de▶ ◀la▶ morale. Cette première explosion ◀de▶ ◀la▶ technique a fait beaucoup plus ◀de▶ mal à notre espèce que ◀les▶ explosions nucléaires qui nous épouvantent aujourd’hui. (Seulement, ◀la▶ presse n’en parlait pas, et ses effets se sont étalés sur un siècle.) Mais en développant ◀la▶ technique par ◀la▶ science, en humanisant son emploi par ◀les▶ lois sociales, en passant ◀de▶ ◀l’▶époque noire du charbon, ◀de▶ ◀la▶ mine et des fabriques enfumées, à ◀l’▶époque blanche et propre ◀de▶ ◀l’▶électricité, ◀de▶ ◀l’▶aviation, et ◀de▶ ◀l’▶usine transparente entourée ◀de▶ verdure, ◀l’▶Europe n’a pas seulement rapproché ◀la▶ technique ◀de▶ sa vraie fin, qui est ◀de▶ libérer ◀l’▶homme du travail servile, elle a pris conscience la première des problèmes sociaux et moraux, éducatifs et spirituels qu’une technique et une science, nées ◀de▶ ses œuvres, posent désormais à tous ◀les▶ hommes. Elle a formulé, la première par ses meilleurs esprits, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶équilibre indispensable entre ◀la▶ tradition et ◀l’▶innovation, et c’est ◀le▶ problème fondamental ◀de▶ notre temps. Or elle est seule à disposer, pour ◀le▶ résoudre, ◀d’▶une expérience séculaire.
Si ◀l’▶on ausculte ◀les▶ organes du patient nommé Europe l’un après l’autre, et si ◀l’▶on détermine son métabolisme, il y a toutes ◀les▶ raisons objectives ◀de▶ penser qu’il se portera beaucoup mieux qu’on ne ◀le▶ dit, et que souvent il ne ◀le▶ pense lui-même.
Mais veut-il vivre ? Saura-t-il rassembler à temps ses forces vives, pour faire face non seulement à ses problèmes — éducatifs, sociaux et politiques — mais aussi aux nouvelles tâches mondiales que lui impose ◀la▶ diffusion ◀de▶ sa propre civilisation et ◀de▶ ses propres idéaux ?
Saura-t-il, enfin, prévenir ces affreux accidents ◀de▶ sa santé mentale et ◀de▶ son existence physique que symbolise, sur ◀la▶ place du village, un monument qui réintroduit dans ◀le▶ tableau toute ◀l’▶absurdité ◀de▶ ◀l’▶Histoire en même temps que ◀la▶ notion ◀d’▶un sacré national et non chrétien, dans beaucoup de pays voisins du nôtre — ◀le▶ monument aux morts des dernières guerres ?